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Article de revue

Publier pour exister

Le livre politique, un média pour accéder aux médias

Pages 55 à 77

Notes

  • [1]
    Vision dont on trouve par exemple une rigoureuse présentation dans Gaxie, 1992.
  • [2]
    Sur la symbolique de l’écriture et son ajustement au rôle présidentiel, voir, à propos de François Mitterrand : Lehingue et Pudal (1991) et Hourmant (2010).
  • [3]
    A contrario, cela oblige les candidats classiquement portés par les appareils partisans à publier, ce qu’ils font désormais tous, y compris les plus réticents (Jacques Chirac en 1995).
  • [4]
    On retrouve ici une variante du fameux « two-step flow of communication » de Katz et Lazarsfelf, les journalistes jouant le rôle de leaders d’opinion.
  • [5]
    Bruno Le Maire est aussi familier des émissions télévisées de Laurent Ruquier, ce qui pose évidemment la question des publics visés : celui de France Culture n’est pas celui des talk-shows…
  • [6]
    Notons le paradoxe : cette posture de dévoilement distancié s’est historiquement construite contre le journalisme de simple relais qui prévalait encore après-guerre (retranscription des débats, reprise des déclarations officielles…) (Kaciaf, 2013) ; mais dans le cas présent le journaliste ne fait justement que relayer le travail d’écriture du politique. Ainsi lorsque les médias reproduisent « les bonnes pages » (entendons celles qui dévoilent les coulisses de la vie politique) des livres politiques à paraître.
  • [7]
    Outre Bruno Le Maire lui-même (Sans mémoire, le présent se vide, 2010 ; Musique absolue, 2011), citons Dominique de Villepin, Laurent Fabius, Lionel Jospin, parmi les personnalités ayant publié chez Gallimard. À comparer au choix (?) par Nicolas Sarkozy d’un éditeur peu légitime (XO éditions).
  • [8]
    Sur le discours de presse et la question de l’énonciation journalistique, voir Ringoot, 2014.
  • [9]
    La pratique de l’autofinancement existe, qui permet, ici comme ailleurs, de compenser une faible notoriété, et de forcer la porte des maisons d’édition.
  • [10]
    Observons malgré tout que la notoriété préalable à toute ambition éditoriale demeure très indexée sur le capital politique et sur les positions institutionnelles (un simple conseiller général ne publiera pas chez un éditeur national avec l’espoir d’être cité dans la presse nationale). En ce sens, il serait absurde de penser que la logique médiatique s’est substituée à la logique institutionnelle. Ce ne sont pas les médias qui font, à eux seuls, les personnalités politiques.
  • [11]
    Voir les exemples du général de Gaulle, et plus près de nous d’Alain Juppé exilé au Québec, de François Léotard renonçant à la politique…
  • [12]
    « Lu quasiment d’une traite les mille pages d’Autant en emporte le vent » (La tentation de Venise, p. 209).
  • [13]
    Voir les travaux de Jamil Dakhlia (2012), Christian Delporte (2007), Pierre Leroux et Philippe Riutort (2013).
  • [14]
    Hervé Mariton moquera sur LCI les pages érotiques du roman de Bruno Le Maire paru en 2004 (Le Ministre).
  • [15]
    Cela commence par une balade, Plon, 2003.
  • [16]
    « On voit ainsi se dessiner l’opposition entre des modes d’action politiques “anciens” (et condamnés), ceux des appareils, du système politique, et des institutions, et “nouveaux” (et valorisés) tels les cris d’alarme, les coups de gueule et les coups d’éclat » (Leroux et Riutort, 2013, p. 205).

1 À rebours de la vision sociologique classique privilégiant l’autonomie et la clôture du champ politique sur lui-même [1], nombre d’observateurs font désormais l’hypothèse d’une dépendance croissante des politiques aux médias. La thèse de l’autonomie relative du champ politique s’appuyait sur des arguments forts : la démocratie représentative établit une coupure entre profanes et professionnels de la politique, ceux-ci parvenant à stabiliser leurs positions (cumul des mandats, prime aux sortants, cooptation partisane…) et à construire le jeu politique comme spécifique et nécessitant de ce fait des joueurs déjà initiés. Cette thèse est aujourd’hui contestée au regard de la puissance des logiques médiatiques venant troubler (peut-être même bouleverser) le jeu politique, en particulier pour ceux des professionnels de ce secteur qui exercent des fonctions exposées au regard insistant des médias. Faut-il (sous réserve d’une définition précise de ces deux termes) envisager le « capital médiatique » comme une composante à part entière du « capital politique » ? Un exemple souvent fourni est celui de la désignation des candidats aux élections présidentielles. Prévalaient jadis les logiques d’appareil, face auxquelles la popularité ne constituait qu’une ressource secondaire (voir la rivalité Mitterrand-Rocard), et qui pouvaient apparaître opaques aux simples profanes ; domine aujourd’hui la logique d’opinion ou la logique médiatique, la popularité devenant une ressource décisive pour contourner l’appareil ou pour s’imposer à lui (Ségolène Royal au PS en 2007). C’est là une lecture possible du dispositif des primaires tel qu’il s’impose en France depuis peu (Lefebvre, 2011).

2 Il semble difficile de contester la contribution des médias à la fabrication de ce qu’on appelle désormais « les personnalités politiques » (Le Bart, 2013). La notion de visibilité, travaillée par exemple par Nathalie Heinich (2012), se révèle particulièrement pertinente si l’on veut comprendre la production médiatique de ces personnalités, et plus précisément pour rendre compte des stratégies qu’elles développent pour se rendre visibles bien au-delà des scènes politiques et institutionnelles classiques. Les travaux sur la présence des politiques dans les talk-shows (Leroux et Riutort, 2013) ou dans la presse people (Vera Zambrano, 2013) témoignent d’un souci de visibilité qui amène à s’interroger sur la part résiduelle des logiques politiques classiques.

3 Nous proposons ici d’étudier un cas singulier, celui de Bruno Le Maire. Rappelons que ce normalien né en 1969, agrégé de lettres et énarque, fut directeur de cabinet de Dominique de Villepin, qu’il est député de l’Eure depuis 2007, qu’il fut secrétaire d’État aux Affaires européennes puis ministre de l’Agriculture dans le gouvernement Fillon. Ce parcours frappe par sa relative rapidité. Bruno Le Maire fait incontestablement partie de la génération montante à droite, comme le montrent ses candidatures à la présidence de l’UMP en 2014 (30 % des voix) et aux primaires de la droite en 2016. Il a précocement acquis le statut de présidentiable, au point de s’imposer comme challenger de Sarkozy et Juppé en 2017. On peut certes lire cette carrière au regard des critères classiques du cursus politique : excellence scolaire, intégration d’un cabinet ministériel permettant une relation de proximité avec une personnalité de premier plan (Dominique de Villepin), puis nomination à un poste ministériel et parachutage dans l’Eure, enfin stratégie de conquête d’un parti politique et affichage d’une ambition présidentielle. Malgré son apparente fluidité, cet enchaînement (classique sous la Ve République) laisse peut-être pourtant échapper l’essentiel : Bruno Le Maire est aussi l’auteur de livres appréciés, voire encensés par la presse, ce qui lui vaut une audience médiatique supérieure à ce que ses positions institutionnelles lui permettraient d’escompter.

4 L’objectif de cet article est de montrer comment un acteur politique peut accroître sa notoriété (et brûler les étapes) par une stratégie de médiatisation distinctive car tout autant ajustée aux exigences du rôle politique qu’aux attentes des médias. On utilisera ici comme matériau principal les articles de presse ayant accompagné la sortie, en 2013, de l’ouvrage Jours de pouvoir. Avec ce témoignage sur la présidence Sarkozy, Bruno Le Maire n’en était pas à son coup d’essai. Il avait déjà publié en 2008 un très remarqué Des hommes d’État (prix Edgar Faure), ainsi qu’un très distingué Musique absolue : une répétition avec Carlos Kleiber (2012). Et il a publié depuis : À nos enfants (Gallimard, 2014), puis, dans le cadre de la campagne pour les primaires à droite, Ne vous résignez pas (Albin Michel, 2016).

5 Le cas de Bruno Le Maire est idéal-typique d’une stratégie de montée en visibilité fondée pour partie sur la publication. L’augmentation manifeste du nombre de livres politiques publiés (on est passé d’une douzaine à une quarantaine de publications annuelles) semble attester de la banalité de cette stratégie, mais elle en démontre aussi la dimension aléatoire : si toutes les personnalités politiques ou presque publient, rares sont celles qui parviennent à retenir l’attention (les chiffres de vente sont très inégaux). Il y a longtemps que le livre ne suffit plus, au sein de la classe politique, à distinguer. Et l’habileté des professionnels du marketing politique et de l’édition à planifier les sorties en librairie et à monter d’habiles plans de communication peut se révéler contre-productive : les journalistes se font un plaisir de déconstruire et de déjouer ces stratégies, façon pour eux de montrer qu’ils n’en sont pas dupes (Le Bart, 2012). Le cas Le Maire est donc au final banal par l’ambition dont il témoigne (publier pour exister), mais exceptionnel par le succès obtenu : les gros tirages, selon une logique quasi mécanique, sont en général le fait des personnalités les plus haut placées. Bruno Le Maire a inversé cette logique en partant d’une position modeste. Ses livres ont été des succès de librairie (classements dans les meilleures ventes pendant plusieurs semaines, reprise en collection de poche), ils ont été primés, et cela bien avant que leur auteur ne soit perçu comme une personnalité politique de premier plan.

La publication, une communication à la fois directe et indirecte

6 Parmi les multiples moyens dont disposent les professionnels de la politique pour faire entendre leur voix, le livre occupe une place à part. À la différence des médias audiovisuels et même de la presse écrite, il constitue une forme particulièrement distinctive de communication. En rupture avec le temps accéléré des médias ordinaires, l’écriture d’un livre s’inscrit dans une temporalité lente. L’auteur est supposé avoir passé de longues heures à écrire, il est aussi supposé avoir pris du recul par rapport aux événements qui font l’ordinaire de la vie politique [2]. Le livre politique emprunte par ailleurs forcément un peu à la sacralité littéraire, dont on sait qu’elle demeure vivace dans la culture française. L’acte de publication est-il donc à placer au rang de ce que Jean-Luc Parodi (1991) appelait des « actes lourds », ceux qui font exister une personnalité politique par leur seule force auprès de l’opinion publique ? Ce diagnostic vaut évidemment pour quelques ouvrages qui ont marqué de leur empreinte l’histoire de la Ve République. On se souvient des Mémoires de guerre du général de Gaulle (1954, 1956, 1959), du Coup d’État permanent de François Mitterrand (1964), du Démocratie Française de Valéry Giscard d’Estaing (1976), pour ne citer que quelques exemples « présidentiels ». Mais que dire des dizaines de livres aujourd’hui publiés par les personnalités politiques de tous bords ?

7 Le livre politique s’inscrit dans une forme de communication que l’on pourrait qualifier de directe. L’auteur s’adresse directement à la communauté nationale des électeurs, il veut les convaincre. Ce contact direct entre un auteur et une communauté nationale emprunte beaucoup à la symbolique présidentielle définie (et imposée) par le général de Gaulle. Ce n’est donc pas un hasard si les présidents successifs ont tous eu recours à ce moyen de communication. De même, les campagnes présidentielles sont-elles toutes aujourd’hui scandées par la publication d’ouvrages signés des candidats. En recourant à des éditeurs nationaux qui leur confèrent une audience nationale, ces derniers peuvent espérer toucher un vaste public. Selon cette logique de communication directe (un homme – un peuple), les performances éditoriales anticipent les performances électorales. Le succès en librairie des Mémoires de Guerre a précédé le retour au pouvoir du général de Gaulle. Toutes proportions gardées, le succès du livre de Jean-Luc Mélenchon Qu’ils s’en aillent tous ! (2010) a certainement précipité sa démarche de candidature en 2012 et lui a permis de s’imposer à son partenaire communiste. La performance éditoriale est à la fois cause et indice de « présidentiabilité » [3].

8 Réduire les livres politiques à cette communication directe constitue pourtant, selon nous, une erreur. C’est oublier que les livres existent aussi, au plan politique, par la résonance que leur offrent les médias classiques. D’où notre hypothèse de recherche : le livre vaut moins comme média permettant de toucher un vaste public de lecteurs que comme outil permettant d’accéder aux médias qui comptent (presse écrite, radio, télévision). Et si, autrement dit, les journalistes étaient les vrais destinataires des livres politiques ? Publier un livre permet sans doute de toucher des lecteurs ; mais c’est surtout un excellent moyen de susciter des interviews, des articles de presse, des invitations dans les talk-shows. Le livre vaut alors moins comme média que comme moyen d’accéder aux médias [4].

9 Si l’on observe froidement les chiffres, cette hypothèse semble fondée. Un livre politique est un succès lorsqu’il touche plus de 10 000 lecteurs. On a parlé de best-seller pour Jean-Luc Mélenchon pour des chiffres de vente évalués à 50 000 exemplaires la première année. Ces chiffres sont très faibles au regard de l’audience dont peuvent se prévaloir les grands médias. Quantitativement, le lectorat pèse d’un poids négligeable à l’échelle d’une campagne présidentielle. Mais l’effet boule-de-neige rendu possible par le livre est en revanche considérable. Et c’est sur celui-ci que nous voudrions ici centrer l’analyse.

10 L’effet de reprise dans les médias n’a pourtant rien, on l’a dit, de mécanique. Si elle est difficile à quantifier, la médiatisation du livre de Bruno Le Maire est incontestable : longs papiers dans Libération (2 février), dans La Montagne (10 février), dans Le Figaro (11 février), dans La Croix (14 février)… Interviews sur BFM-TV, invitation à la matinale de France culture[5] On peut dire que les médias accompagnent la sortie du livre : ils l’annoncent, ils en publient des extraits, ils en suivent la courbe des ventes (L’Express, 13 février). On manque d’éléments pour analyser plus finement les logiques de cette réception journalistique (alternativement complice, ironique, sélective, critique, complaisante…) mais il est clair que la presse écrite prend au sérieux cette production, quand bien même les journalistes éprouveraient des doutes sur l’auteur réel du texte publié. Qu’ils soient dupes ou non, les commentateurs doivent rendre compte des sorties en librairies comme autant d’événements politiques de nature à par exemple orienter la compétition électorale. Et cela, indépendamment des positionnements partisans, qui ne semblent pas forcément très pertinents ici (voir, dans les extraits cités, les articles du Figaro et de Libération).

11 Le livre suscite par exemple des commentaires liés à la réception dont il est l’objet. Selon une logique circulaire, la médiatisation de la réception contribue à encore davantage imposer le livre comme événement politique significatif. Ainsi s’agissant de l’accueil réservé au livre par celui qui en est le personnage principal, à savoir Nicolas Sarkozy lui-même :

12

Le Maire félicité par Sarkozy
Bruno Le Maire a reçu de Nicolas Sarkozy une « longue et chaleureuse » lettre, à propos de son dernier livre, Jours de pouvoir (Gallimard). L’ex-président félicite notamment son ancien ministre de l’Agriculture de poser « la question essentielle » : « L’homme politique peut-il encore agir sur la destinée d’un pays ? » « Je suis convaincu qu’avec de la volonté, du courage et la force des convictions, réformer notre pays est possible », ajoute Sarkozy, dans un style qui n’est pas sans rappeler celui de ses discours de candidat, en 2007 et 2012. De quoi alimenter les rumeurs sur ses envies de retour.
Le Figaro, 15/02/2013

13 La presse régionale fait aussi écho à cette publication, lorsqu’elle relaie les déplacements de l’ancien ministre à l’occasion de séances de dédicace. Celles-ci, souvent précédées de conférences, sont l’occasion pour le politique de se déplacer sur le terrain à la rencontre des vrais lecteurs-électeurs. Ainsi en Eure-et-Loire, à proximité donc de la circonscription de Bruno Le Maire :

14

Bruno Le Maire attendu dans le département, vendredi
Bruno Le Maire (UMP), député de l’Eure et ancien ministre de l’Agriculture du gouvernement de François Fillon, effectue une visite en Eure-et-Loir vendredi. Il se rendra, à 11 heures, à l’entreprise Parmentine (production de pommes de terre) à Voves, puis déjeunera, ensuite, avec les maires euréliens. Bruno le Maire ouvrira ensuite l’assemblée générale des jeunes agriculteurs, à la Chambre d’agriculture, à 14 h 30, à Chartres. Une séance de dédicace de son nouvel ouvrage, Jours de pouvoirs (Gallimard) aura lieu à 17 heures à la librairie L’Esperluète, 10, rue Noël-Ballay à Chartres. Sa journée eurélienne s’achèvera 18 h 45 par une réunion publique à la salle des fêtes de Bailleau-le-Pin, en présence des parlementaires d’Eure-et-Loir.
L’Écho républicain, 13/02/2013

15 De même Ouest-France :

16

Le 7 mars, Bruno Le Maire ira à la rencontre d’ostréiculteurs et de chefs d’entreprise de la circonscription d’Auray Port-Louis.
À 20 h 30, il animera une réunion publique à Pluvigner. Le lendemain, il rencontrera des chefs d’entreprise à Vannes. Il dédicacera ensuite son livre, Jours de pouvoir.
Ouest-France (éd. d’Auray), 12/02/2013

L’alignement sur les attentes des journalistes : excellence littéraire et dévoilement des coulisses politiques

17 Deux arguments sont mis en avant par les journalistes pour justifier l’attention prêtée à ce livre en particulier. Le premier mentionne son exceptionnelle qualité littéraire, le second l’exceptionnelle qualité du témoignage fourni par celui qui fut, en tant que ministre, un intime de Nicolas Sarkozy. Ces deux arguments renvoient en réalité à deux stratégies de distinction internes au champ politique. Dans le premier cas, il s’agit d’emprunter à une grandeur littéraire dont on sait qu’elle demeure, en France, un ingrédient de la grandeur politique ; dans l’autre, il s’agit de se prévaloir d’une position élevée au sein du champ politique, au plus près du pouvoir présidentiel. Dans les deux cas, Bruno Le Maire revendique un positionnement singulier et mobilise des ressources éminemment individuelles (le talent littéraire, la position institutionnelle). Mais dans les deux cas également, on est confronté à des types de ressources qui font particulièrement sens pour les journalistes. L’excellence littéraire esquisse une solidarité entre gens de plumes : à la différence des mauvais livres que les politiques n’écrivent même pas eux-mêmes et qui s’apparentent à des tentatives grossières pour forcer la porte des rédactions, les vrais livres parlent aux journalistes. Ces derniers, eux-mêmes producteurs de livres politiques (Mots, 2014), ne sont sans doute pas insensibles à l’ambition littéraire et au respect pour l’activité d’écriture dont témoignent les meilleures publications. De même, la dimension de dévoilement des coulisses de la vie politique parle aux journalistes. N’ont-ils pas fait leur cette posture de dévoilement depuis longtemps ? Les livres politiques leur permettent alors, à moindre coût, de reprendre à leur compte cette posture de dévoilement distancié [6].

18 Reprenons ces deux points. Les commentateurs de Jours de pouvoir se disent d’abord volontiers impressionnés par l’effet « collection blanche de chez Gallimard ». Sans être exceptionnel, ce positionnement éditorial suffit à distinguer ce livre de la production politique d’ensemble [7]. Tous saluent la plume de l’ancien normalien agrégé de lettres : celui-ci serait en réalité autant écrivain que politique (il écrirait lui-même ses livres), ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser question quant à sa capacité à s’imposer dans le champ politique :

19

La plupart des hommes politiques ont publié, publient ou publieront des livres. Quelques-uns (si peu) lisent. Un seul écrit. Vraiment. Bruno Le Maire. Il n’est d’ailleurs pas l’un de ces nombreux politiques prétendument convertis à la grâce de la littérature, mais plus sûrement un écrivain saisi par le démon du politique… D’une certaine façon, l’ancien élève de l’École normale supérieure, sorti premier de l’agrégation de lettres modernes, auteur sous la direction de Jean-Yves Tadié d’un mémoire remarqué sur « la statuaire dans l’œuvre de Proust », a mal tourné : il est devenu ministre […].
Bruno Le Maire est un homme dont l’ambition n’est pas le moindre des péchés mignons. Il devrait se méfier ; il n’est pas sûr que la classe politique lui pardonne longtemps le miroir que lui renvoie ce très grand livre.
Sud-Ouest, 10/02/2013

20

L’ancien ministre de l’Agriculture se rêve autant homme politique qu’écrivain. En réalité, Bruno Le Maire est un peintre. Par petites touches impressionnistes, il construit un livre qui ne ressemble à aucun autre et qui en contient mille.
Les Échos

21

Ainsi va Jours de pouvoir (Gallimard), récit de Bruno Le Maire. Journal d’un ministre de l’Agriculture, c’est aussi l’œuvre d’un écrivain qui donne à voir le pouvoir tel qu’il est : hésitant et obstiné, parfois comique, souvent impuissant. Aussi ambitieux – prétentieux, disent certains qui trouveront là de quoi nourrir leurs préventions – en littérature qu’en politique, Le Maire ne veut pas être confondu avec ces politiciens qui font des livres. Agrégé de lettres avant d’être énarque, il est fier de ses amitiés littéraires. En toutes circonstances, les conseillers en charge de son agenda doivent libérer, pour l’écriture, au moins une heure par jour.
Libération, 02/02/2013

22 Les journalistes de presse écrite sont d’autant plus volontiers disposés à valoriser l’écriture qu’ils sont eux-mêmes des professionnels de cette activité, socialisés à reconnaître, sur un mode plus ou moins nostalgique, la grandeur d’un style. Et de même qu’ils sont prompts à relayer les investigations qui permettraient de confondre les faussaires usurpant le titre d’auteur, ils acceptent volontiers de reconnaître le talent des écrivains authentiques.

23 De même s’agissant du second argument : les journalistes sont d’autant plus volontiers disposés à indexer la valeur du livre sur la richesse des informations recueillies qu’ils retrouvent ici un des principes fondateurs du journalisme contemporain, l’investigation réaliste des coulisses (Neveu, 2001). Ils soulignent avec gourmandise l’extrême proximité entre l’ancien ministre et le président, gage de fiabilité des informations diffusées. Sur cette base, on ne sera pas surpris de les voir privilégier ce qui donne au spectacle politique sa saveur narrative : anecdotes, bons mots, tout ce qui dévoile les coulisses de la vie politique, tout ce que les apparences institutionnelles masquent et qui, selon cette logique, constitue la vérité ultime du politique :

24

L’exercice, qui prend la forme d’un journal de bord, comporte son lot d’anecdotes croquignolettes mettant en scène un Nicolas Sarkozy cru et spontané.
Ouest-France, 14/02/2013

25 Les journalistes résistent mal au plaisir de livrer les bons mots qui sont le sel de la vie politique :

26

Tout de même, on se délectera ici et là de son art du portrait à la pointe sèche, parfois un rien vachard : NKM rhabillée pour l’hiver en bottes Hermès ; Juppé, ministre de la Défense, qui, à l’issue d’un déjeuner, lui remet un ouvrage sur l’hôtel de Brienne, « comme à un électeur de sa circonscription qui voudrait garder un souvenir des splendeurs de Paris » ; Giscard qui s’enquiert : « Vous avez fait quoi comme études ? Juste l’ENA ou autre chose ? »
Sud-Ouest, 10/02/2013

27 Les mêmes journalistes sélectionnent les propos rapportés qui dévoilent au naturel les personnalités politiques (et les relations qu’elles entretiennent). Nicolas Sarkozy est évidemment au cœur de cette entreprise de dévoilement :

28

L’ancien ministre nous prête son œil et nous emmène en sous-marin explorer les eaux profondes de la politique. Il ne donne pas à comprendre, mais à ressentir. Extraits.
Nicolas Sarkozy dans le texte. « Les Français, ils veulent me voir souffrir ; ils me mettent en cohabitation : avec les journalistes, avec les sondages ; je me suis toujours construit comme ça, dans la difficulté. Mais je peux faire la rupture avec moi, ils le savent ; le deuxième mandat, le dernier, je le construis autrement ; je renouvelle ; je suis le président apaisé. »… « Tu as mis tes bottes Hermès, Nathalie (Kosciusko-Morizet) ? Elles sont magnifiques. Hermès c’est cher, mais c’est magnifique. »… « Flaubert, c’était un obsessionnel, comme moi. Mais, à un certain niveau, on réussit que comme ça : il faut être obsessionnel. »… « La vérité, c’est que je n’ai plus très envie d’y aller. »… « 2007, c’était l’Empereur ; 2012, ce sera Survivor. »… « Vous savez, je suis la poutre. Quelles que soient vos qualités autour de la table, si je tombe, tout tombe. »

29 Certaines de ces anecdotes sont livrées avant même la sortie du livre :

30

Dans son livre à paraître le 31 janvier, Jours de pouvoir (Gallimard), l’ancien ministre de l’Agriculture raconte une réunion des ténors de l’UMP le 7 mai dernier, soit le lendemain de la défaite de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle. Il décrit Édouard Balladur couvert d’hommages par les parlementaires et les ministres présents au siège du parti. Et l’ancien candidat de 1995 feignant de s’étonner : « Vous voyez, cher ami, ce qu’il y a de bien quand on n’est plus rien, c’est qu’on est très gentil avec vous. C’est à se demander pourquoi on veut absolument devenir quelque chose… »
Le Figaro, 28/01/2013

31 L’envers du décor est révélé : Libération s’attarde sur ces pages où Nicolas Sarkozy appelle Angela Merkel « Mamie », où Jacques Chirac prête un peu trop d’attention à la jeune femme qui accompagne Bruno Le Maire… Voilà le lecteur embarqué dans le Falcon présidentiel :

32

Ce vendredi 8 mars 2011, le chef de l’État vole vers le Morbihan. Dans le Falcon 7X, avion d’affaires haut de gamme de la maison Dassault, il a invité le maire de Nancy, André Rossinot, et deux de ses ministres, Philippe Richert et Bruno Le Maire. Nicolas Sarkozy sait-il qu’un écrivain est du voyage ? Deux ans après, un livre paraît. Et nous voilà, lecteurs, dans le Falcon présidentiel.
Libération, 02/02/2013

33 La sélection d’extraits opérée par les journalistes témoigne d’une fascination à l’égard de la « comédie du pouvoir » que sans doute les journalistes eux-mêmes éprouvent et qu’ils projettent volontiers sur leur lectorat. Mais les auteurs (ici Bruno Le Maire) anticipent fortement cette curiosité en ajustant leur production à de tels cadres. Les journalistes sont ainsi confrontés (pour une fois) à un matériau idéal : non seulement il est facile d’accès mais il est parfaitement ajusté aux supposées attentes de l’électorat.

La construction de l’auteur par le livre et la production d’une personnalité politique

34 Le talent prêté à Bruno Le Maire réside dans sa capacité à conjuguer excellence littéraire et fiabilité du témoignage (le livre ici évoqué sera couronné du Prix du Livre politique en 2013). Mais la posture de témoin ne fait pas disparaître l’auteur, bien au contraire. À rebours d’une prétention à l’objectivité qui pourrait s’afficher aux dépens de l’observateur, celui-ci s’effaçant pour n’être plus que le graphiste notant ce qui se passe sous ses yeux, le livre offre un point de vue sur les choses. L’affirmation de celui-ci participe évidemment de la construction de l’auteur comme personnalité politique plus encore que comme homme de plume. À partir de là, le livre appelle de la part des journalistes un travail qui dépasse la simple restitution : il ne s’agit plus de reproduire les bonnes pages pour révéler le vrai Sarkozy, il s’agit de risquer une exégèse qui permettra de dire qui est le vrai Bruno Le Maire. Les journalistes, d’abord tentés de s’effacer devant le talent d’un vrai écrivain et devant la vérité d’un témoignage fiable et donc reproductible tel quel, reprennent ici le dessus. Quand Bruno Le Maire dévoile la vérité de Nicolas Sarkozy, eux prétendront dévoiler la vérité de Bruno Le Maire [8].

35 L’intérêt du livre tient alors peut-être moins, sur ce second terrain, au talent littéraire de l’auteur qu’à sa (relative) jeunesse. Bruno Le Maire (l’« encore jeune ministre » écrit La Croix le 14 février) intéresse parce qu’il n’est pas rompu à la langue de bois qui caractérise ordinairement les politiques. L’écrivain semble chez lui l’emporter sur le politique, et l’audace sur la prudence. Pour cette raison, le livre est reçu comme doublement fiable : les scènes qu’il raconte sont supposées vraies, la subjectivité qu’il exprime est supposée sincère. Il constitue donc une source aussi féconde pour qui veut connaître le vrai Sarkozy que pour qui veut connaître le vrai Le Maire. Les commentateurs vont sur ce terrain déployer tout leur talent pour faire glisser le regard de ce qui est l’objet apparent du livre (Sarkozy) vers ce qui en est finalement l’objet réel, Bruno Le Maire lui-même. Celui-ci est aussi une personnalité politique qui cherche à exister en se positionnant en écrivain. Le Figaro note la transformation ainsi opérée par et dans l’écriture : le jeune diplomate ministre « lisse » se métamorphose en écrivain acerbe, voire en politique ambitieux. C’est alors au journaliste de décoder la stratégie politique qui inspire la publication :

36

Cinquante nuances de gris. Si le titre n’était pas celui d’un roman de gare érotique, il s’appliquerait parfaitement… à Bruno Le Maire, bientôt 44 ans. Ses cheveux coupés courts couvrent la palette grisée d’un ciel normand. Ils encadrent un visage rose et lisse, presque sans rides d’expression, d’où se détache cet œil bleu clair scrutateur. Un bleu nordique et, qu’il le veuille ou non, un bleu de premier communiant. « On aura toujours l’impression qu’il préside l’association diocésaine de Saint-Nicolas-du-Chardonnet », ironise l’une de ses connaissances.
Nuances de gris : Bruno Le Maire est élancé, souple, élégant. Diplomate, il a perfectionné ce sens inné de la mesure et de l’équilibre qu’on cultive au Quai d’Orsay. Et pourtant, il s’est élevé en politique dans l’orbite de deux hommes qui ont choisi de ne pas faire dans la dentelle : Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy. Et il a réussi le tour de force de glisser insensiblement, l’air de rien, de l’un à l’autre, sans donner l’impression de renier l’un en faisant l’éloge de l’autre. Aujourd’hui, il publie son cinquième livre, Jours de pouvoir […]
Loin des lambris, le normalien-énarque continuera d’écrire, dans une autre veine. « Il n’est ni Juppé, ni Fabius, auxquels on le compare si souvent, aucun des deux n’a été capable d’écrire un bon livre ! », complimente son ami Philippe Labro. « Il a une plume, il a un sens aigu de l’observation, c’est un écrivain grand reporter », ajoute-t-il. Ce compliment vaut-il plus qu’un maroquin ? L’ancien ministre rosit du plaisir d’être complimenté par un Bernard-Henri Lévy un petit matin au café de Flore. Et il se dilate du bonheur d’être l’un des auteurs de la NRF. Mais quelle notoriété a-t-il au-delà du périph ? « Il ne passe pas le mur du son médiatique », concède l’un de ses amis. « J’ai parfaitement conscience du travail que j’ai à faire sur moi-même », confie Le Maire. Il lui faut donc changer de dimension.
Son combat contre le cumul des mandats, sa démission de la fonction publique déclenchent quelques sourires chez ses amis du gouvernement. « Démissionner ? C’est indolore pour quelqu’un qui vit de sa plume ! », glisse l’un d’eux, avant de trancher que ces sujets « ne sont pas des marqueurs forts dans l’opinion ». […]
À la vérité, Bruno Le Maire rêverait d’être l’homme par qui sera fait l’inventaire de dix ans de droite au pouvoir. Il s’y essaye, dans les dernières pages de son livre. Le vrai thème de Bruno Le Maire, c’est « la fin du modèle français ». Ou comment accomplir la rupture que Sarkozy avait promise et à peine commencée… « Je fais le pari qu’on est à un moment historique d’effondrement, et que ce discours peut être entendu », explique-t-il, en établissant un parallèle avec « Margaret Thatcher qui a forcé le Parti conservateur à faire son aggiornamento ». […]
À force de nuances, le non-alignement le guette : pas d’engagement contre le mariage pour tous. Idem avec la guerre des chefs. Il a pourtant eu raison de se tenir à distance de son « ami » Copé et de Fillon. Va-t-il briguer la présidence du parti en septembre ? Des proches de Jean-François Copé commencent déjà « leurs manœuvres d’intimidation », notent les amis de Le Maire. « S’il y va, il faudra qu’il ait le courage d’assumer d’être le candidat du “tout sauf Copé” », conclut un ami. De quoi décoiffer un peu le premier communiant…
Le Figaro, 11/02/2013

37 Même dualité du personnage pour le journal La Montagne : le discret et impeccable ministre cache une forte personnalité politique à laquelle on n’hésitera pas à prêter les plus hautes ambitions :

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Bruno Le Maire raconte dans Jours de pouvoir (Gallimard) sa vie de ministre de l’Agriculture auprès de Nicolas Sarkozy. Le député de l’Eure n’exclut pas de se porter candidat à la présidence de l’UMP.
« L’homme est double et le plus vrai est l’autre », écrit le poète Jorge Luis Borgès. Bruno Le Maire savoure la formule, en agrégé de lettres, en écrivain, et en homme politique.
Neuilly, cursus scolaire et universitaire aux bonnes adresses, ENA, Quai d’Orsay, Matignon, député, secrétaire d’État aux Affaires européennes, ministre de l’Agriculture de Nicolas Sarkozy Bref, un destin qui s’écoulerait comme un fleuve tranquille
« Mais non, ce n’est pas le vrai Le Maire, affirme le quadra. Cet homme lisse n’est qu’une apparence. Derrière ce personnage auquel certains me renvoient, il y a un homme de convictions. Je dis mes vérités et je me bats pour elles. »
Bruno Le Maire invite à lire son « autre » lui-même dans ses choix depuis une dizaine d’années. L’écriture d’abord, une aventure. « Les gens lisses n’écrivent pas. Pour toucher le lecteur, il faut de la conviction, du cœur, de la sensibilité, sinon ça ne marche pas », affirme l’auteur.
Succès déjà assuré pour son cinquième ouvrage. Il nous livre les coulisses du pouvoir, nous entraîne dans sa course ministérielle effrénée et nous restitue avec drôlerie un Nicolas Sarkozy, dans son sabir spécial ! Fasciné par l’énergie de l’ex-président, mélange détonant d’assurance et de doutes, Bruno Le Maire pose surtout la vraie question du pouvoir. […]
L’autre Le Maire ? Plutôt qu’ambassadeur, il est allé conquérir un territoire rural, il s’est battu contre la guerre en Irak, au temps de Chirac et de Villepin, contre le débat biaisé sur l’identité nationale, contre ses amis de l’UMP qui ont « dézingué » son projet trop transgressif.
Sorti de sa chrysalide, le papillon entend désormais assumer ses propres positions, « sans masque car je crois à la sincérité », quitte à « sortir du moule ». Il s’abstiendra sur le mariage gay et votera, sans esprit partisan, pour la loi sur la sécurisation du travail. Il est décidé à livrer tous les combats pour ses opinions : « À quelle ambition cela me mènera-t-il ? Je verrai ».
Candidat à la présidence de l’UMP ? Il s’y prépare, alternant travail parlementaire, circonscription, tournées auprès des militants. Sans négliger la vie de famille et ses quatre garçons âgés de 16 mois à 13 ans.
La Montagne, 10/02/2013

39 En jouant sur deux tableaux à la fois, le littéraire et le politique, Bruno Le Maire s’expose doublement. Mais les ressources dont il dispose font de lui un auteur crédible (compétence d’écriture présumée par un parcours d’excellence) et un témoin fiable (position de ministre au plus près de Nicolas Sarkozy). Il peut ainsi doublement se distinguer de ceux de ses confrères qui publient, et retenir l’attention des médias sans paraître l’avoir sollicitée. Cette double recevabilité (littéraire et politique) place pour quelques semaines le livre et son auteur au centre du jeu politique, parce qu’elle est constitutive de « l’énigme Le Maire » : est-on en présence d’un politique ou d’un écrivain ? L’élucidation de ce mystère justifie la posture exégétique des journalistes.

40

« La politique nourrit mon écriture et elle la bride. La littérature tend son miroir à mon action politique et elle la juge », écrit l’élu de l’Eure. Où commence la politique, où finit la littérature ? Il s’avoue « incapable » de trancher. Il espère juste ne pas devoir choisir. À l’entendre, ce livre serait une entreprise démocratique : les Français ont « le droit de savoir comment ça se passe » et il se trouve que l’écrivain est « celui qui capte le mieux la réalité du pouvoir ». De fait, le lecteur ne boude pas ce portrait saisissant d’un Sarkozy colérique et séducteur, toujours en quête de réconfort et d’assentiment.
Le monde politique supportera-t-il longtemps ce mélange inédit des genres ? Pas sûr. Le Maire lui-même y mettra peut-être fin, lui qui ne met pas de limite à son ambition politique. Un verre de Bourgogne à la main, son ami Dominique de Villepin lui recommande de se « blinder » : « Vous devez apprendre le masque. Le masque, en politique, c’est ce qui compte. Plus on vous frappe, plus vous souriez. » Le conseil pourrait être utile.
Libération, 02/02/2013

L’individualisation du champ politique : le retour des entreprises individuelles ?

41 En concédant une place significative aux livres politiques, ou au moins à certains d’entre eux, les journalistes nourrissent l’individualisation du champ politique. Ils prêtent attention à des stratégies de présentation de soi fortement individualisées. Individualisation ne signifie pas, ici, que le politique agit seul : le service après-vente de l’ouvrage est un travail collectif qui mobilise l’éditeur, les collaborateurs directs de l’auteur, sans rien dire évidemment des collaborations qui se situent encore en amont (la plupart des politiques n’écrivent pas les livres qu’ils signent, et la stratégie de publication prend souvent place dans un plan de communication collectivement pensé). Si on parle d’individualisation, c’est pour insister sur le fait que les médias, en consacrant un auteur, consacrent avant tout un individu doté de ressources individuelles. Cette consécration s’inscrit dans un contexte de crise de la parole institutionnelle et de défiance à l’égard de tout ce qui s’apparente à la langue de bois. Les journalistes ne cessent de privilégier le modèle de l’individu détaché pouvant librement s’exprimer et parler sincèrement. De ce point de vue, le politique publiant offre un profil idéal. Il revendique, dans l’acte d’écriture même, la distance nécessaire à l’objectivité et à la sincérité. À la différence du porte-parole institutionnel, il peut surprendre, il n’est pas complètement prévisible, il n’est pas complètement l’homme d’un clan ou d’une organisation. Voilà pourquoi les journalistes (et plus généralement les médias) aiment les politiques jouant de la plume.

42 Le politique publiant est d’abord individualisé par le processus-même de l’écriture. Celle-ci, à travers le livre tout particulièrement, construit socialement la figure très stabilisée de l’auteur. Lorsqu’ils étaient en position de force, les partis politiques surveillaient avec inquiétude la prétention des politiques à s’ériger en auteurs. Chez les gaullistes, seul le général se voyait concéder le droit de publier avec quelque ambition littéraire. Les autres pouvaient au mieux raconter, témoigner, encore devaient-ils attendre d’être en retraite pour publier leurs mémoires. Au PCF, le parti contrôlait très précisément l’expression de ses cadres (Pennetier, Pudal, 2014). Même du côté de la gauche socialiste, l’auctorialité politique trouvait sa limite dans l’affirmation des collectifs encadrant la prise de parole, le statut d’auteur étant au fond aussi problématique que celui de président de la République.

43 Les partis politiques ont perdu ce pouvoir de contrôle. N’importe quelle personnalité politique peut désormais faire entendre sa petite musique le temps d’un livre-programme, d’un livre-témoignage, ou d’un livre-autobiographie. L’interlocuteur à convaincre est désormais l’éditeur [9] (ce qui suppose certes un capital initial de notoriété), pas le parti. S’il est mené à bien, le livre renforce et stabilise la notoriété de l’auteur. Par l’intermédiaire de la photographie qui, sauf rare exception, illustre la couverture, celui-ci gagne aussi en visibilité au sens que Nathalie Heinich (2012) donne à cette expression [10].

44 À rebours de la figure classique du politique toujours adossé à un rôle et donc à des dispositifs institutionnels, l’auteur publiant se donne à voir comme singulier. Le droit de parole du politique est traditionnellement fondé sur ce qu’il représente, ce au nom de quoi il s’exprime : un parti, un gouvernement, un territoire, une circonscription elle-même reliée à la nation tout entière… Ces légitimités institutionnelles confèrent un pouvoir conséquent, mais elles obligent son bénéficiaire à s’inscrire dans l’exemplarité la plus rigide. Il faut être à la hauteur du rôle, ce qui suppose de s’effacer en tant qu’individu (Bourdieu, 1984). En se positionnant comme auteur, le politique change de registre : il prétend à une singularité qui ne peut se développer qu’aux dépens des dispositifs institutionnels. Ce n’est de ce point de vue pas un hasard si le temps de l’écriture et de la publication est plus souvent celui de l’opposition (voire de la traversée du désert) que celui des fonctions institutionnelles.

45 L’abandon, volontaire ou non, des positions de pouvoir est sans doute toujours douloureux pour les professionnels de la politique : mais il nourrit une rhétorique de la libération qui trouve dans l’écriture son plus parfait prolongement [11]. Il ne faudrait cependant pas croire que les stratégies de publication sont le fait des seuls défaits du suffrage universel renvoyés dans l’opposition et condamnés à faire revivre le passé (livre-témoignage) ou à préparer l’avenir (livre-programme). Les politiques écrivent de plus en plus depuis des positions de pouvoir. Ils affichent alors une volonté systématique de s’affranchir, le temps de l’écriture, des rôles qu’ils occupent. Alain Juppé a ainsi rédigé et publié La tentation de Venise (1993) alors qu’il était ministre du budget (le livre couvre la période 1987-1992), et Entre nous (1996) alors qu’il était premier ministre. Si l’écriture porte la marque des contraintes de rôle auxquelles est tenu l’auteur (il ne peut guère faire plus que tenir par intermittence un journal souvent rédigé à la hâte, et de format bref), elle témoigne aussi de l’ambition de s’affranchir, le temps de l’écriture, de ces contraintes. Arraché aux institutions, le temps de l’écriture est un temps de liberté, de spontanéité, de distance au rôle. La publication est ainsi prétexte à une présentation de soi évidemment très stratégique, dans laquelle la personnalité l’emporte sur le rôle, en tout cas en déborde. Alain Juppé n’est pas seulement ce jeune premier ministre brillant dont la compétence est saluée par tous ; il est aussi le lecteur frénétique d’Autant en emporte le vent [12].

L’individualisation dans le champ politique : l’exhibition d’une singularité

46 Ce dernier exemple suggère une seconde forme d’individualisation, celle qui repose sur l’exhibition d’une individualité irréductible à la professionnalisation politique. Par l’intermédiaire du livre, les politiques développent une présentation de soi qui participe de la peopolisation politique entendue comme dévoilement de la personne privée, au-delà donc des rôles institutionnels [13]. Bruno Le Maire raconte dans Jours de pouvoir l’accouchement de sa femme. L’événement est mis en scène au même titre qu’un conseil des ministres. Légitimé par l’ambition de s’inscrire dans le champ littéraire autant que dans le champ politique, le refus de la séparation entre vie publique et vie privée apparaît plus recevable que lorsqu’elle s’adosse à des médias peu légitimes (Paris-Match ou presse people, talk-shows plus ou moins racoleurs…). Sublimée au prétexte d’authenticité littéraire, la rupture est pourtant forte (et risquée [14]).

47 On se souvient de Laurent Fabius offrant un autoportrait pour le moins improbable (goût de la moto, des carottes râpées, de la Star Academy…) [15] ; mais d’autres politiques ont depuis développé des stratégies identiques : il s’agit de donner à voir un individu authentique habité par des goûts singuliers qui débordent la culture légitime attendue des élites de la République (littérature populaire, télévision…), des émotions qui ne sont pas forcément compatibles avec les rôles politiques (larmes, fous rires, colères…) [16], et même des logiques d’action qui mettent à mal l’idéologie de l’engagement désintéressé (ambition carriériste, ou au contraire lassitude et envie de renoncer). En avouant ne pas toujours être à la hauteur (des rôles auxquels ils prétendent), les politiques ne s’inscrivent évidemment pas dans une logique de relâchement ou de renoncement. Ils empruntent au contraire, et de façon très stratégique, à une forme alternative de légitimité : non plus la légitimité politique classique, celle qui tient aux rôles endossés et à la mise en scène de l’exemplarité, mais une légitimité liée à l’empathie et à la proximité, celle que l’on est prêt à accorder à une personnalité politique proche, humaine en dépit de ses faiblesses (ou à cause d’elles), et qui s’est honnêtement livrée à l’exercice censément risqué de la confession. L’aveu de faiblesse est bien une stratégie d’auto-légitimation qui vise à construire la personnalité politique.

48 On observera enfin que ces stratégies de publication sont pour les politiques l’occasion de se mettre en scène comme entrepreneurs politiques autonomes. Contre la parole institutionnelle là encore, ils se plaisent particulièrement à brouiller les cartes politiques. Quand les institutions s’efforcent de construire des lignes de clivages à peu près claires et prévisibles (droite vs. gauche, majorité vs. opposition), les auteurs de livres politiques prennent un malin plaisir à reconstruire un paysage politique tissé de relations personnelles singulières. L’amitié peut réunir d’irréductibles adversaires politiques, et l’inimitié n’est jamais aussi tenace qu’au sein d’une même famille politique. C’est cette géopolitique individualisée et instable que le livre politique dévoile en livrant des anecdotes, des propos assassins, des coups bas… Il en résulte une vision très individualisée des milieux politiques, chacun étant toujours en compétition contre tous. Cette vision darwinienne, qui finit par nourrir bien des lieux communs sur l’envers de la politique (jalousie, ambition, arrivisme…), est particulièrement apparente lorsque les politiques prennent la plume pour régler leurs comptes aux dépens de leur propre camp. Les stratégies de publication apparaissent alors comme des stratégies de contournement pour ceux qui, victimes d’un rapport de force institutionnel défavorable, ne sont pas parvenus à s’imposer.

49 Être seul est évidemment un handicap insurmontable à l’échelle d’une organisation ; mais ce handicap est réversible si l’on glisse vers le registre de l’écriture et de la singularité auctoriale. C’est par exemple Roselyne Bachelot écartée par l’équipe de campagne de Nicolas Sarkozy et qui reprend en quelque sorte la main en publiant en 2012 À feu et à sang : carnets secrets dune présidentielle de tous les dangers. L’ouvrage conforte sa visibilité, sinon sa position politique. Parce qu’il s’adosse à l’idéologie de l’auteur singulier et non à celle du collectif agissant via ses porte-parole, le livre offre aux personnalités politiques objectivement dépourvues en ressources institutionnelles et partisanes la possibilité de faire illusion et de continuer à exister dans le champ politique. Ainsi de tous ces petits entrepreneurs politiques ayant rompu avec leur parti d’origine (Dominique de Villepin, Philippe de Villiers) ou demeurant marginaux au sein de celui-ci (Manuel Valls avant 2012 ou Ségolène Royal au PS) : tous sont très présents en librairie, car la publication (et la médiatisation en général) est le meilleur moyen de conforter leur visibilité. D’une façon générale, les médias accordent beaucoup d’attention à ces personnalités « libres », « francs-tireurs » ou « électrons libres », socialistes convertis au sarkozysme, personnalités de droite favorables au mariage homosexuel, ministre du gouvernement faisant entendre leur petite musique…

50 Au final, les livres politiques mobilisent volontiers l’attention des médias pour toute une série de raisons qui s’additionnent : ils valorisent une pratique (l’écriture) que les journalistes (au moins de presse écrite) sont eux-mêmes disposés à valoriser ; ils prétendent opérer un dévoilement des coulisses de la vie politique qui est en phase avec la conception que les journalistes développent aujourd’hui de leur propre activité ; ils mettent en scène des personnalités (auteur et personnages) selon une logique d’individualisation et de personnalisation de la vie politique qui là encore correspond au format privilégié par les médias. Ce faisant, ils participent d’une coproduction des personnalités politiques (Darras, 2008) qui donne à voir ces dernières comme tiraillées entre la nécessité d’investir les institutions et les rôles et la tentation de jouer la carte médiatique.

Bibliographie

  • Bourdieu P., « La délégation et le fétichisme politique » (1984), Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001.
  • Dakhlia J., Les politiques sont-ils des people comme les autres ?, Breal, 2012.
  • Darras E., « La co-production des grands hommes : remarques sur les métamorphoses du regard politique », Le Temps des médias, 2008, n° 10.
  • Delporte C., La France dans les yeux : une histoire de la communication politique de 1930 à nos jours, Flammarion, 2007.
  • Gaxie D., La Démocratie représentative, Montchrestien, 1996.
  • Heinich N., De la visibilité, Gallimard, 2012.
  • Hourmant F., François Mitterrand, le pouvoir et la plume : portrait d’un président en écrivain, PUF, 2010.
  • Kaciaf N., Les pages « politiques » : Histoire du journalisme politique dans la presse française (1945-2006), PUR, 2013.
  • Le Bart C., La politique en librairie : les stratégies de publication des professionnels de la politique, A. Colin, 2012.
  • Le Bart C., L’égo-politique, A. Colin, 2013.
  • Lefebvre R., Les primaires socialistes, la fin du parti militant, Raisons d’agir, 2011.
  • Lehingue P., Pudal B., « Retour(s) à l’expéditeur : éléments d’analyse pour la déconstruction d’un “coup” : la “lettre à tous les Français” de François Mitterrand », La communication politique, Curapp, PUF, 1991.
  • Leroux P, Riutort Ph., La politique sur un plateau, PUF, 2013.
  • Mots, Les livres de journalistes politiques, ENS éd., mars 2014, n° 104.
  • Neveu E., Sociologie du journalisme, La Découverte, 2001.
  • Parodi J.-L., « Ce que tu es parle si fort qu’on n’entend plus ce que tu dis : réflexions sur l’équilibre réel entre l’action politique et le marketing de l’apparence dans la décision électorale », Hermès, 1991, n° 4.
  • Pennetier C., Pudal B., (dir.), Le sujet communiste, PUR, 2014.
  • Ringoot R., Analyser le discours de presse, A. Colin, 2014.
  • Vera Zambrano S., L’emprise du journalisme échotier ?, éd. Varennes, 2013.

Mots-clés éditeurs : peopolisation politique, livres-politiques, communication politique, médiatisation politique, individualisation politique, journalistes politiques

Date de mise en ligne : 06/01/2017

https://doi.org/10.3917/pdc.007.0055

Notes

  • [1]
    Vision dont on trouve par exemple une rigoureuse présentation dans Gaxie, 1992.
  • [2]
    Sur la symbolique de l’écriture et son ajustement au rôle présidentiel, voir, à propos de François Mitterrand : Lehingue et Pudal (1991) et Hourmant (2010).
  • [3]
    A contrario, cela oblige les candidats classiquement portés par les appareils partisans à publier, ce qu’ils font désormais tous, y compris les plus réticents (Jacques Chirac en 1995).
  • [4]
    On retrouve ici une variante du fameux « two-step flow of communication » de Katz et Lazarsfelf, les journalistes jouant le rôle de leaders d’opinion.
  • [5]
    Bruno Le Maire est aussi familier des émissions télévisées de Laurent Ruquier, ce qui pose évidemment la question des publics visés : celui de France Culture n’est pas celui des talk-shows…
  • [6]
    Notons le paradoxe : cette posture de dévoilement distancié s’est historiquement construite contre le journalisme de simple relais qui prévalait encore après-guerre (retranscription des débats, reprise des déclarations officielles…) (Kaciaf, 2013) ; mais dans le cas présent le journaliste ne fait justement que relayer le travail d’écriture du politique. Ainsi lorsque les médias reproduisent « les bonnes pages » (entendons celles qui dévoilent les coulisses de la vie politique) des livres politiques à paraître.
  • [7]
    Outre Bruno Le Maire lui-même (Sans mémoire, le présent se vide, 2010 ; Musique absolue, 2011), citons Dominique de Villepin, Laurent Fabius, Lionel Jospin, parmi les personnalités ayant publié chez Gallimard. À comparer au choix (?) par Nicolas Sarkozy d’un éditeur peu légitime (XO éditions).
  • [8]
    Sur le discours de presse et la question de l’énonciation journalistique, voir Ringoot, 2014.
  • [9]
    La pratique de l’autofinancement existe, qui permet, ici comme ailleurs, de compenser une faible notoriété, et de forcer la porte des maisons d’édition.
  • [10]
    Observons malgré tout que la notoriété préalable à toute ambition éditoriale demeure très indexée sur le capital politique et sur les positions institutionnelles (un simple conseiller général ne publiera pas chez un éditeur national avec l’espoir d’être cité dans la presse nationale). En ce sens, il serait absurde de penser que la logique médiatique s’est substituée à la logique institutionnelle. Ce ne sont pas les médias qui font, à eux seuls, les personnalités politiques.
  • [11]
    Voir les exemples du général de Gaulle, et plus près de nous d’Alain Juppé exilé au Québec, de François Léotard renonçant à la politique…
  • [12]
    « Lu quasiment d’une traite les mille pages d’Autant en emporte le vent » (La tentation de Venise, p. 209).
  • [13]
    Voir les travaux de Jamil Dakhlia (2012), Christian Delporte (2007), Pierre Leroux et Philippe Riutort (2013).
  • [14]
    Hervé Mariton moquera sur LCI les pages érotiques du roman de Bruno Le Maire paru en 2004 (Le Ministre).
  • [15]
    Cela commence par une balade, Plon, 2003.
  • [16]
    « On voit ainsi se dessiner l’opposition entre des modes d’action politiques “anciens” (et condamnés), ceux des appareils, du système politique, et des institutions, et “nouveaux” (et valorisés) tels les cris d’alarme, les coups de gueule et les coups d’éclat » (Leroux et Riutort, 2013, p. 205).

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