1 Existe-t-il seulement un argument constitutionnel des spin doctors du petit écran ? Après tout, les séries télévisées, même lorsqu’elles portent sur des questions politiques, ont peut-être d’autres préoccupations : l’ordre constitutionnel pourrait ne pas être leur principal objet de mise en scène ; le discours constitutionnel pourrait ne pas être leur principal ressort narratif ; l’interrogation constitutionnelle pourrait ne pas être leur principal centre d’intérêt. Et pourtant…
2 Qu’ils citent un article de la Constitution, qu’ils évoquent un mécanisme institutionnel ou qu’ils fassent référence à la jurisprudence d’une Cour suprême, les spin doctors des séries politiques parlent de la Constitution : ils utilisent l’argument constitutionnel.
3 Cet « argument » doit ici être compris au sens le plus large dès lors que la fiction fait appel dans ce qu’elle dit et dans ce qu’elle montre à ce qui attrait au droit constitutionnel, à la Constitution qui, intimement liée au pouvoir politique, « est un “instrument de gouvernement” autant qu’une charte des libertés, et […] à ce titre inséparable du jeu des forces qui en conditionnent l’application » (Avril, 2010, p. 126). C’est, donc, de ce point de vue – celui du juriste, du constitutionnaliste – que l’on voudrait se placer pour formuler quelques observations quant à « l’argument constitutionnel » suggéré, invoqué voire déployé par les fictions politiques. Il s’agit ainsi d’examiner la représentation donnée par les séries télévisées politiques d’un discours d’ordre constitutionnel, d’apprécier ce que cela nous permet de comprendre de la réalité du texte fondamental et d’analyser comment cette mise en scène participe à la construction d’un imaginaire constitutionnel.
4 L’objet de l’étude est alors d’observer comment le droit constitutionnel est intégré au scénario d’une fiction politique, de quelle manière, pour les spin doctors (entendus comme les conseillers en communication politique mais plus largement encore comme les conseillers politiques spéciaux et les collaborateurs des acteurs de la vie politique), il devient un argument et quel type d’argument.
5 Allant de la description à la prescription, de la proposition à l’affirmation, de la pédagogie institutionnelle à la stratégie politique, l’argument constitutionnel des spin doctors se révèle particulièrement riche au regard des formes qu’il revêt, des fonctions qu’il remplit et du rôle qu’il permet, à celui qui l’utilise, d’assurer et d’assumer. Il apparaît alors comme un élément important, voire essentiel, des séries politiques qu’il convient, également, pour les juristes en général et les constitutionnalistes en particulier, d’interroger. Cet argument constitutionnel fait – peut-être – partie, pour reprendre Michel Foucault, de ces « récits majeurs qu’on raconte, qu’on répète et qu’on fait varier ; des formules, des textes, des ensembles ritualisés de discours qu’on récite, selon des circonstances bien déterminées ; des choses dites une fois et que l’on conserve, parce qu’on y soupçonne quelque chose comme un secret ou une richesse » (Foucault, 1971, p. 23-24).
6 Cependant, la place accordée à l’argument constitutionnel dans le discours des spin doctors des séries télévisées est aussi fonction de divers facteurs parmi lesquels, sans doute, la culture politique et institutionnelle. L’argument apparaît comme un révélateur. Si les références à la Constitution sont très fréquentes dans les séries venant des États-Unis (en particulier dans The West Wing, Scandal ou House of Cards), elles sont beaucoup moins présentes dans les fictions danoises Borgen ou 1864 et quasiment absentes des séries télévisées françaises comme Les Hommes de l’ombre. Cet élément, à rapporter non seulement avec le type de régime que la série met en scène mais aussi avec la vision idéaliste ou sombre qu’elle propose de la vie politique et institutionnelle, mérite d’être analysé car il constitue un élément de compréhension et d’explication supplémentaire de la manière dont la Constitution est appréhendée par les différents acteurs – fictifs et réels – du système politique.
7 Dans cette perspective, examinons la place et la fonction assignées à l’argument constitutionnel dans les fictions politiques, comparons cette représentation avec la réalité et tentons de comprendre comment elle participe à la fabrication d’images et d’idées relatives à ce que sont – ou devraient être – la Constitution et la vie institutionnelle. « Le “vrai” Droit, objectif, se construit aussi avec des représentations, “fausses” ou pas. Nous avons donc besoin de comprendre ces dernières (et les modalités de leur construction sociale) si nous voulons saisir pleinement la réalité du Droit dont elles font leur objet » (Béchillon, 1997, p. 152). Pour cela, et sans prétendre à l’exhaustivité, observons que l’argument constitutionnel des spin doctors du petit écran peut être un argument symbolique (I), stratégique (II) ou militant (III).
Un argument symbolique
8 Pris dans sa dimension symbolique, l’argument constitutionnel renvoie à l’idée « qu’une Constitution est d’abord une sorte de totem, marqueur ou emblème de la nécessité qui conduit une communauté à se donner à voir comme telle en proclamant ce qui l’unit et ce qui la sépare des autres » (François, 1996, p. 59).
9 Des différences apparaissent alors quant au recours à cet argument par les spin doctors du petit écran. Comme on l’a dit, cet aspect de l’argument constitutionnel est très présent dans les séries venant des États-Unis. Pour s’en convaincre, un exemple suffit. Scandal va jusqu’à mettre en scène la dimension symbolique de la Constitution en montrant l’objet qu’est le texte original de la Constitution (« Happy birthday Mr President », épisode 8 de la saison 2). Plus précisément, le président Grant et Olivia Pope s’approchent du texte, dont le spectateur peut lire les premiers mots, jusqu’à le toucher. Olivia hésite mais le président insiste. Elle passe alors sa main sur le texte et la mise en scène souligne toute la considération du personnage de Kerry Washington pour le document fondateur (voir également l’épisode 12 de la saison 1 de The West Wing, « He shall from time to time… », dont le titre est lui-même un extrait de l’Article 2, Section 3 de la Constitution des États-Unis et à la fin duquel le président Bartlet se voit offrir une traduction en latin du texte constitutionnel). Mais, de manière plus générale encore, les séries télévisées américaines révèlent une forme de culture de la Constitution. Cette dernière est évoquée non pas simplement comme un texte fondamental mais également comme un « moment » fondateur – « une constitution est une origine à partir de laquelle, explicitement ou implicitement, est racontée une histoire » (Lacroix, 1984, p. 194) – et comme un élément d’unité du Peuple et de la Nation, ainsi que le soulignait Bastien François.
10 À l’inverse, l’argument constitutionnel en tant que symbole est beaucoup plus rare dans les séries politiques européennes. Dans la série danoise Borgen, par exemple, les questions d’ordre constitutionnel ne sont pas absentes, bien au contraire. Elles sont d’ailleurs mises en scène qu’elles fassent l’objet de dialogues – c’est, notamment, le cas lorsque, après sa victoire électorale, Birgitte Nyborg accompagné de Bent Serjø, attend d’être reçue par la Reine pour être désignée par elle en vue de former le futur gouvernement du Danemark – ou qu’elles soient simplement mises en images, comme lorsque le spectateur peut observer les ministres participer au vote du Parlement ce qui, ordinaire dans un régime parlementaire, montre que les membres du Parlement nommés au gouvernement restent parlementaires et exercent en même temps leurs fonctions de membre du Parlement et de membre du gouvernement. Mais, il est vrai que la dimension symbolique de la Constitution est plus rarement évoquée et les spin doctors de la série, tel Kasper Juul, ne l’abordent que peu.
11 Cette dimension de l’argument constitutionnel est même absente d’une série télévisée française comme Les Hommes de l’ombre. Alors pourtant qu’elle met en scène des questions qui présentent un fort versant institutionnel, le thème de la Constitution qui « s’appuie ainsi sur un ensemble de croyances, qu’elle contribue à activer en permanence » (Chevallier, 2006, p. 297) n’est jamais évoqué. Or, redisons-le, dans sa première saison par exemple, la série porte à l’écran une thématique éminemment constitutionnelle puisque l’assassinat du président de la République implique une présidence par intérim, l’organisation anticipée des élections présidentielles et toute une série de difficultés et de mécanismes d’ordre constitutionnel que la série occulte alors même que l’intrigue repose, en partie, sur eux.
12 L’argument constitutionnel des spin doctors des séries politiques – ou son absence – pris dans sa dimension symbolique apparaît ainsi comme un révélateur de la culture de la Constitution d’une société. C. J. Friedrich observe, aux États-Unis, que la « Constitution tend à devenir un symbole et ses dispositions deviennent à leur tour autant de symboles [et] c’est cette fonction symbolique des mots qui fait de la Constitution une force politique » (Friedrich, 1958, p. 94). Ce qui explique, plus largement, une référence plus fréquente au texte constitutionnel. À l’inverse, en France notamment, cette puissance symbolique n’est guère dévolue à la Constitution et on peut penser que cette fonction revient plutôt à l’idée de République (Ponthoreau, 2010, p. 270-275), ce que l’on retrouve, en effet, bien davantage dans les fictions françaises.
13 En recourant à un argument constitutionnel de ce type, les séries télévisées font écho à une culture institutionnelle et politique. Or, « la fiction représente un monde en même temps qu’elle le crée » (Esquenazi, 2009, p. 65) de sorte que « l’opération représentationnelle caractéristique de la fiction consiste en l’ajustement d’une imitation et d’une invention : elle s’efforce d’imiter un monde réel qui est sa “base” et d’y insérer une narration inventée “saillante” » (ibid., p. 111). Entrecroisant fiction et réalité et par la mise en scène qu’elles en proposent, les séries politiques participent d’une « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée […] concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1997, p. 53). Autrement dit, pour ce qui nous intéresse, elles participent à la construction de représentations sociales quant à ce qu’est la Constitution et le droit constitutionnel. Mais elles participent à la construction de représentations sociales portant elles-mêmes sur un objet qui a aussi – non pas uniquement mais également – « statut de représentation collective » (Lacroix, 1984, p. 189). De ce point de vue, le recours à l’argument constitutionnel en tant qu’argument symbolique revêt une signification particulière.
14 Surtout que cette participation à la fabrication de l’imaginaire constitutionnel peut être d’autant plus forte que, Jean-Pierre Esquenazi le montre par ailleurs, la série s’inscrit dans une « ritualité familiale » (Esquenazi, 2010, p. 24-25) qui saisit son public dans le cadre d’un « spectacle domestique : il va chercher ses publics dans un lieu où ces derniers privilégient des comportements caractéristiques de ce que l’on appelle la vie privée » (ibid., p. 29).
15 L’argument constitutionnel auquel font parfois appel les spin doctors du petit écran met ainsi en évidence l’une des fonctions de la Constitution : sa fonction symbolique, elle-même multiple en ce qu’elle renvoie aussi bien à son caractère fondateur, qui en fait une forme nouvelle de mythologie, qu’au réceptacle des valeurs et aspirations d’une société qu’elle constitue ou qu’à la force de légitimation de l’action politique qu’elle procure. Mais l’argument symbolique des conseillers en communication des séries politiques joue également un autre rôle : celui de placer ces dernières dans la position de participer au « récit constitutionnel » (Ackerman, 1998) ; les séries télévisées – à travers leurs personnages ou leur mise en scène – apparaissent parmi les conteurs de la Constitution, ceux qui racontent, au sens fort du terme, ce récit commun et fondateur d’une société, d’un État.
Un argument stratégique
16 Lorsqu’il en est usé à des fins stratégiques, l’argument constitutionnel des spin doctors met en évidence que la Constitution n’est pas seulement une règle à respecter mais aussi une règle à utiliser. L’argument est alors un argument interne à la narration, qui s’adresse principalement aux personnages de l’intrigue.
17 Bien sûr, la Constitution s’impose aux divers acteurs institutionnels que les séries politiques mettent en scène et, à l’écran, les spin doctors ne manquent jamais de le souligner. Cela ne les empêche d’ailleurs pas toujours de tenter de s’y soustraire – Olivia Pope, dans Scandal, exprime ainsi à de nombreuses reprises ses regrets d’avoir transgressé les lois et de n’avoir pas respecté le texte constitutionnel.
18 À l’occasion d’un échange amusant pour le spectateur, Leo McGary, le Chief of staff de la Maison Blanche de The West Wing rappelle à son assistante, Margaret, cette exigence de respect des dispositions constitutionnelles (« In the Shadow of Two Gunmen, Part II », épisode 2 de la saison 2). À la fin de la première saison, le président Bartlet est la cible d’un attentat. Touché par balle, il doit subir une opération et être anesthésié. Certains s’interrogent alors sur une éventuelle vacance du pouvoir, et sur la signature par le président d’une déclaration écrite qui, en application du xxve Amendement lui aurait permis de manifester son incapacité temporaire d’exercer ses fonctions et sa volonté de confier au vice-président les pouvoirs qui lui sont, en principe, dévolus – « Whenever the President transmits to the President pro tempore of the Senate and the Speaker of the House of Representatives his written declaration that he is unable to discharge the powers and duties of his office, and until he transmits to them a written declaration to the contrary, such powers and duties shall be discharged by the Vice President as Acting President » (xxve Amendement, Section 3). Margaret propose donc son aide en indiquant qu’elle sait parfaitement imiter la signature du président. Surpris, Leo McGary reformule : « Vous pouvez imiter la signature du président ? Sur un document lui retirant le pouvoir et le confiant à quelqu’un d’autre ? ». Se ravisant, Margaret comprend que son idée n’est peut-être pas la meilleure… Leo affirme que cela serait même très certainement considéré comme un « coup d’État » avant d’évoquer la séparation des pouvoirs et le système de checks & balances.
19 Surtout, les spin doctors peuvent se servir de l’argument constitutionnel pour convaincre celui ou celle qu’ils conseillent d’agir dans un sens donné. Dans ce cas, la Constitution devient, aussi, une règle que l’on peut utiliser, une règle sur laquelle on peut s’appuyer, une « ressource » sur laquelle on peut compter (Commaille, 2015, p. 65 et s.).
20 Lorsque, dans House of Cards, Frank Underwood, devenu vice-président des États-Unis, organise à marche forcée un vote du Sénat sur un texte défendu par la Maison Blanche, son « arme » est un argument constitutionnel. Le personnage interprété par Kevin Spacey veut montrer au président que ce dernier peut compter sur lui ; il se mue (en apparence, du moins) en collaborateur zélé et conseiller dévoué. Mais c’est véritablement la Constitution qui lui donne les moyens de sa stratégie car il ne peut organiser le vote du Sénat que parce que la Constitution le lui permet. En effet, le texte lui confère en tant que vice-président, la qualité de président de la Chambre haute : aux termes de l’Article I Section 3 de la Constitution de 1787, « le vice-président des États-Unis préside le Sénat sans droit au vote, sauf en cas de partage égal des voix ». Pour cette raison, dans la série, le spectateur voit que Frank Underwood ne vote pas sur le texte mais organise simplement le vote en faisant procéder, le plus rapidement possible pour tenter de les piéger, à l’appel des sénateurs. Underwood se fait alors lui-même, non pas peut-être spin doctor mais du moins, conseiller du président, et la stratégie qu’il propose repose sur un argument constitutionnel qui lui permet, précisément, de faire la preuve de sa diligence et la démonstration de sa puissance.
21 Dans un contexte différent, mais en application des mêmes dispositions constitutionnelles, au cours de la première saison de la série Veep, la vice-présidente Meyer, elle, participe à un vote du Sénat et se prononce contre le texte examiné par l’assemblée (« Nicknames », épisode 5 de la saison 1). Or, si le personnage de Julia Louis-Dreyfus vote au cours de cet épisode, c’est bien parce que le résultat du scrutin est alors de 50 voix pour et 50 voix contre (50 yeas contre 50 nays, dans le langage parlementaire américain) comme elle l’explique elle-même à la tribune. L’argument constitutionnel est une nouvelle fois mis en scène à l’écran. Même dans cette comédie, les conseillers de la vice-présidente discutent de la position à adopter, la règle constitutionnelle est convoquée et invoquée et l’argument constitutionnel est très nettement utilisé dans un sens stratégique.
22 L’argument constitutionnel se révèle utile en ce qu’il permet d’agir. Les spin doctors peuvent donc y prendre appui pour développer la stratégie qu’ils envisagent puisque l’argument constitutionnel pourra être l’instrument de la mise en œuvre de cette dernière. Les stratégies diffèrent d’ailleurs d’une série à l’autre et la vision de la politique qu’elles entendent mettre en scène compte pour beaucoup. Si, dans House of Cards, l’argument constitutionnel est un moyen pour Frank Underwood d’imposer sa puissance, dans The West Wing, il est avant tout envisagé comme le moyen du « bon gouvernement ».
23 Un épisode de la série le montre particulièrement : The Lame Duck Congress, l’épisode 6 de la saison 2. L’un des enjeux de l’épisode est de savoir si le président tente de réunir une session post-électorale du Congrès afin de procéder à un vote sur le Traité d’interdiction des essais nucléaires. Ses conseillers s’interrogent mais plaident en ce sens auprès de lui. Si les membres du Congrès des États-Unis sont élus au mois de novembre, les nouveaux sénateurs et représentants ne prennent leurs fonctions qu’au mois de janvier. Par conséquent, durant cette période qui sépare les élections de l’installation des nouveaux élus (entre novembre et janvier), des élus sortants siègent au sein des Chambres ; des élus dont le mandat n’a – pour certains – pas été renouvelé, qu’ils aient préalablement renoncé à se représenter ou qu’ils aient été battus lors des élections. Cette session parlementaire est une lame-duck session, la session des « canards boiteux », une session post-électorale (Connil, 2013, p. 152).
24 L’argument constitutionnel est alors au cœur de l’intrigue et est utilisé au service de l’action politique du président. D’après les conseillers de Jed Bartlet, il serait plus facile d’obtenir un vote positif de la part du Congrès des sortants que de la part du Congrès à venir. La question d’une session post-électorale se pose donc. Outre les perspectives de victoire sur le vote, les conseillers évoquent aussi l’attente internationale quant à la ratification rapide du Traité par les États-Unis. À l’argument constitutionnel – la possibilité d’une session post-électorale – s’ajoute un argument politique pour encourager l’action et la mise en œuvre de la prérogative constitutionnelle qui la permettrait. Le spectateur assiste aux vifs débats des conseillers, aux arguments en faveur d’une session post-électorale sont opposés des arguments contraires. Ainsi, le vote du Congrès pourrait, malgré tout, être défavorable. En représailles, le Sénat pourrait retarder certaines nominations. Et, surtout, un contre-argument lui-même d’ordre constitutionnel est avancé par C. J. Gregg : la situation ne relève pas de l’exigence de « situation particulière » expressément affirmée à l’Article II Section 3 pour permettre au président de réunir les chambres (« He may, on extraordinary occasions, convene both Houses, or either of them »). Un échange sur le sens à donner à cette formule a alors lieu. Sam Seaborn, le directeur adjoint de la communication de la Maison Blanche affirmant qu’une situation particulière « est ce que le président désigne comme telle ». L’argument constitutionnel et même sa discussion, y compris dans sa dimension technique, se trouvent au cœur de la narration.
25 La série télévisée met ainsi en scène, en prime time, l’argument constitutionnel comme un argument stratégique et la règle constitutionnelle comme un instrument de l’action politique.
26 La force des séries télévisées est, en outre, de pouvoir divertir le spectateur à partir de cela. À propos de la série Urgences, Sabine Chalvon-Demersay a parfaitement observé une représentation exagérée de la médecine d’urgence tout en soulignant « la précision technique de tout ce qui renvoie à la partie proprement médicale » (Chalvon-Demersay, 1999, spécialement p. 255-257). Il en va de même pour l’argument constitutionnel des séries politiques. Entremêlant fiction et réalité, ce qui renforce « l’effet de réel » (Barthes, 1968, p. 84), elles font alors entrer dans la vie quotidienne des spectateurs une représentation de la Constitution et du droit constitutionnel.
27 Du point de vue constitutionnel, les sessions post-électorales du Congrès suscitent un certain nombre d’interrogations parmi lesquelles la question du caractère représentatif des parlementaires ainsi réunis. Cela renvoie, plus encore, à la notion même de représentation et d’élection. Sans entrer dans des détails qui dépasseraient le cadre de la série télévisée, l’épisode de The West Wing évoque néanmoins ces questions. Au cours de la dernière scène et alors que l’exécutif abandonne finalement l’idée de réunir une lame-duck session, le président Bartlet a cette réplique : « nous oublions parfois que nous sommes […] une République. Le peuple ne prend pas les décisions, il choisit ceux qui les prendront ».
28 Les séries politiques offrent ainsi une véritable mise en images et en mouvement de mécanismes constitutionnels, de situations constitutionnelles, de questions constitutionnelles et permettent, bien souvent, d’en saisir les enjeux et les modalités. L’argument constitutionnel est donc régulièrement invoqué et ce dernier ne montre pas seulement une règle devant être respectée mais aussi un « instrument de gouvernement », autrement dit le cadre et un moyen de l’action politique.
Un argument militant
29 L’argument constitutionnel peut, enfin, ne plus simplement s’adresser aux autres personnages de la série mais plus largement aussi au public qui la regarde ; en ce cas, l’argument revêt, parfois, une dimension militante.
30 The West Wing en offre certainement la meilleure illustration. Trois exemples tirés de la série permettent de le comprendre.
31 Tout d’abord, lors de la première saison, au moment pour le président Bartlet de désigner un nouveau membre de la Cour suprême, les scénaristes insistent sur le rôle de la Cour suprême dans la protection constitutionnelle des droits et libertés (« The Short List », épisode 9 de la saison 1). Au cours d’une discussion avec le candidat pressenti de la Maison Blanche, Sam Seaborn en met en évidence les enjeux : « il ne s’agit pas seulement de l’avortement. Il s’agit des vingt prochaines années. Les années 1920 et les années 1930 ont été celles du rôle du gouvernement. Les années 1950 et 1960 furent celles des droits civiques. Les vingt prochaines années seront celles du droit à l’intimité. Je parle d’Internet. Je parle des téléphones portables. Je parle des données médicales et de qui est homosexuel ou de qui ne l’est pas. Et, dans un pays né sur la volonté d’être libre, que pourrait-il y avoir de plus fondamental que cela ? »
32 La série se place alors au cœur d’un débat qui anime les constitutionnalistes américains quant au rôle de la Cour suprême dans la protection des droits fondamentaux, entre original intent et living interpretation (Dworkin, 1991, p. 5 ; Vlachogiannis, 2014). L’opposition entre les deux protagonistes est claire : le juge Harrison soutient que le droit à l’intimité ne figure pas, en tant que tel, dans la Constitution de sorte qu’un juge ne pourrait en assurer le respect au nom d’une disposition constitutionnelle tandis que Sam estime que le droit à l’intimité est un droit que la Constitution doit protéger et dont certains éléments sont, selon lui, présents et intégrés au sein de plusieurs amendements (il cite particulièrement les IIIe, IVe et Ve Amendements). À l’issue de la discussion, le choix du président Bartlet est tout aussi clair. Le juge Harrison est écarté au profit d’un autre candidat, le juge Mendoza.
33 L’argument constitutionnel est merveilleusement présenté au spectateur. L’une des grandes qualités de la série est sa dimension pédagogique. Parmi les procédés explicatifs récurrents, Martin Winckler observe que « chacun [des personnages] a, à son tour, l’occasion de se faire la voix du spectateur (du citoyen) pour dire qu’il ne comprend pas ce qui se passe, et obtenir ainsi qu’on nous/qu’on le lui explique » (Winckler, 2003). Ici, ce n’est pas tout à fait le cas, mais le spectateur assiste à un échange serré entre les deux personnages de sorte qu’il participe de cette manière à la discussion. En mettant en scène ce que le citoyen ne peut, en principe, pas voir et en lui permettant d’assister à ce à quoi il ne peut, en principe, pas assister, la série montre « ce que l’on voit rarement : l’amont de la décision politique, les délibérations, les alternatives et les négociations qui donneront ensuite naissance à ces mesures dont le spectateur-citoyen est le destinataire final » (Saint Maurice, 2011, p. 78).
34 Au cours de la première saison, également, le discours sur l’état de l’Union du président Bartlet est porté à l’écran (« He shall from time to time… », épisode 12 de la saison 1 ; sur la représentation dans The West Wing du discours sur l’état de l’Union, v. D. Connil, 2014, p. 151). Là encore, l’argument constitutionnel comme argument militant se retrouve. Quelques heures avant de prononcer son discours devant le Congrès, le président le répète devant ses conseillers. Mêlant fiction et réalité, ce sont alors les mots prononcés par le président Clinton (cf. Barthes ci-dessus), en 1999, dans son propre discours sur l’état de l’Union que le spectateur entend. Mais surtout, une autre phrase – elle aussi prononcée par le président Clinton dans l’un de ses discours sur l’état de l’Union, en 1996 – retient particulièrement l’attention des scénaristes qui l’utilisent pour la discuter : « the era of big governement is over ». Dans la série, cette phrase est même retirée du discours du président Bartlet. Pour Toby Ziegler, le directeur de la communication de la Maison Blanche, ce serait même l’inverse qu’il faudrait affirmer : que « le gouvernement, quelles que soient ses erreurs passées et ses erreurs à venir, dire que le gouvernement peut être l’espace où le Peuple se réunit et où personne n’est laissé à la traîne » (« Government, no matter what its failures in the past and in times to come for that matter, government can be a place where people come together and where no one gets left behind »).
35 Pour les créateurs de la série, The West Wing est une façon de dépasser la réalité. Marjolaine Boutet l’observe parfaitement. « Aaron Sorkin, démocrate convaincu, a en effet créé un président à la fois idéal et profondément humain jusque dans ses contradictions : prix Nobel d’Économie, érudit mais non coupé des réalités quotidiennes, […] animé d’un fort désir d’améliorer le sort des défavorisés et en même temps capable de se montrer ferme sur la scène internationale, autoritaire mais ouvert au dialogue, charismatique mais pas manipulateur. Jed Bartlet donne envie de croire que la politique peut changer le monde » (Boutet, 2008, p. 158). Plus loin, elle souligne que « les premiers épisodes de The West Wing se présentent très clairement aux Américains comme ce qu’aurait pu être la politique des démocrates au pouvoir à la fin des années 1990, sans le parfum de scandale et la force d’opposition d’un Congrès républicain » (ibid., p. 158).
36 Enfin, lorsque le président Bartlet a encore la possibilité, au cours de la saison 5, de nommer un nouveau juge à la Cour suprême, ses conseillers imaginent un scénario original (« The Supremes », épisode 17 de la saison 5). Un juge conservateur de la Cour, Brady, décède de sorte que le président doit nommer un nouveau membre. Le choix de la Maison Blanche se porte alors sur un candidat modéré afin que les républicains acceptent de confirmer sa nomination. Mais, au cours de l’épisode, Josh Lyman imagine une autre possibilité. Le président de la Cour suprême, Ashland, est un libéral convaincu (au sens américain du terme) qui, bien que très âgé, refuse de quitter ses fonctions dans la mesure où le président ne sera pas en mesure de nommer à sa place un autre « liberal lion ». Or, le juge qui vient de mourir était un juge très conservateur. Josh propose alors la chose suivante : plutôt que nommer un modéré dont la nomination pourra effectivement être acceptée par les démocrates comme par les républicains mais qui, en réalité, ne satisfera personne, pourquoi ne pas demander au Chief Justice Ashland de démissionner en vue de nommer à sa place Evelyn Lang, nettement libérale, et laisser aux républicains le choix du remplaçant du juge conservateur ? Après quelques réactions de surprises, d’incrédulité voire de désaccord, l’idée fait son chemin et l’épisode The Supremes est l’occasion d’échanges passionnés avec et entre l’un et l’autre de ces deux candidats à la Cour suprême.
37 L’argument constitutionnel est encore une fois placé au cœur de la série : la jurisprudence de la Cour est citée, le fonctionnement de la Cour est évoqué, la pratique de la Cour est discutée. Mais cet argument est bien un argument militant parce que c’est, avant tout, « la force du débat public que célèbre l’utopie sorkinienne, en renouant avec l’idéal des Pères fondateurs. C’est la délibération publique, et non une opinion partisane particulière, fût-elle celle du président, qui doit guider la Nation américaine […] » (Girard, 2010, §58). L’argument constitutionnel des spin doctors du petit écran apparaît donc comme un élément de la délibération, un des éléments versés au débat.
38 L’argument constitutionnel participe alors de cette « arène d’interpellation de l’espace public » (Perreur, 2011, p. 94) que sont notamment devenues les séries politiques. Leurs épisodes sont un « support de conversation et de débat » au point que « parfois indécis, ambivalents, ou au contraire trop fermes dans leurs certitudes ou préjugés, [les] personnages apprennent au gré des situations auxquelles ils sont confrontés, impliquant le téléspectateur dans leur parcours réflexif » (ibid., p. 96).
39 L’engagement des créateurs de The West Wing se retrouve ainsi dans le discours des conseillers du président y compris lorsque l’argument constitutionnel est discuté. Cela illustre l’« idéologie prime time » dont parle Mathieu de Wasseige, « une idéologie claire, parfois même preuve d’un engagement politique marqué, mais toujours contrebalancé dans une certaine mesure par des personnages, des histoires ou des pratiques contraires à cette ligne claire » (Wasseige, 2015, p. 174).
40 Il n’en demeure pas moins que le discours des spin doctors cherche – peut-être – tout autant à convaincre les protagonistes de la série que les spectateurs eux-mêmes. L’argument constitutionnel devient un argument militant, au service d’une idée ou, du moins, pour ce qui est de The West Wing, au service d’une volonté, celle d’élever le débat public. Le Chief of staff de la Maison Blanche du président Bartlet le dit lui-même : « nous allons élever le débat public de ce pays et ce sera notre héritage » (« Let Bartlet Be Bartlet », épisode 19 de la saison 1). Le recours à l’argument constitutionnel par les scénaristes le confirme.
41 Les séries télévisées donnent donc à voir, en ce qu’elles la mettent en scène, la vie institutionnelle et politique. L’argument constitutionnel apparaît alors comme un élément important de ces séries. Il peut revêtir diverses formes – argument symbolique, stratégique, militant, pour celles que nous avons ici tenté d’identifier – et s’adresser directement ou indirectement à différents destinataires. Reste que les séries télévisées constituent l’un de ces matériaux empiriques dont disposent les individus pour appréhender la Constitution. De sorte que l’argument constitutionnel des spin doctors, à l’écran, participe aussi à la fabrication d’un certain nombre d’images et d’idées, plus ou moins précises et plus ou moins exactes, quant à ce qu’est la Constitution, ce pour quoi elle est faite et ce à quoi elle sert. En mettant en scène un discours d’ordre constitutionnel, les séries télévisées offrent un reflet de la réalité, mais un reflet nécessairement déformé et déformant. Ainsi passe-t-on, selon les mots d’Edgar Morin, « de l’image à l’imaginaire » (E. Morin, 1965, p. 65).
Bibliographie
Bibliographie
- Ackerman B., Au nom du peuple, Calmann-Lévy, 1998.
- Avril P., « Une « survivance » : le droit constitution non écrit ? », Mélanges Ph. Ardant, LGDJ, 1999, p. 3, repris in Écrits de théorie constitutionnelle et de droit politique, Ed. Panthéon-Assas, 2010.
- Barthes R., « L’effet de réel », Communications, 1968, vol. 11, n° 1.
- Bechillon D. de, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Ed. Odile Jacob, 1997.
- Boutet M., « Le Président des États-Unis, héros de série télévisée. La figure présidentielle dans les séries américaines », Le Temps des Médias, 2008, n° 10.
- Chalvon-Demersay S., « La confusion des conditions, Une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux 1999, n° 95.
- Chevallier J., « Pour une sociologie du droit constitutionnel », Mélanges M. Troper, Economica, 2006.
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