Couverture de PCP_018

Article de revue

Fantasmes œdipiens et inhibition défensive dans l'anorexie mentale à l'adolescence

Pages 83 à 125

Notes

  • [*]
    Sarah Vibert, maître de conférences en psychologie clinique, Laboratoire de Psychologie Clinique et de Psychopathologie (lpcp ea 4056), université Paris-Descartes, Sorbonne Paris Cité, Institut de Psychologie, Paris, France. Psychologue clinicienne, Département de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte, Service du Pr M. Corcos, Institut Mutualiste Montsouris, université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité.
  • [1]
    Observations réalisées dans le cadre de psychothérapies et bilans psychologiques (Rorschach/tat) dans le service de la consultation du Pr Corcos. Institut Mutualiste Montsouris, Paris 14e.
  • [2]
    Nous renvoyons le lecteur à l’article complet de notre étude : S. Vibert et C. Chabert, « Anorexie mentale : une traversée mélancolique de l’adolescence ? Étude clinique et projective des processus identificatoires dans les troubles des conduites alimentaires », La psychiatrie de l’enfant, LII, 2, 2009, p. 339-372.

1La prévalence actuelle des troubles des conduites alimentaires dans les pays occidentaux chez les adolescentes et jeunes adultes est préoccupante. Les études épidémiologiques rapportent que celle de l’anorexie est estimée à 0,3 % en moyenne et celle de la boulimie à 1 % (Hoek et van Hoeken, 2003). De nombreuses études empiriques s’attachent à souligner l’implication de facteurs génétiques, physiologiques, familiaux, psychologiques et culturels dans l’avènement de ces symptômes (Fairburn et Harrisson, 2003). Si un consensus semble désormais établi sur la nature pluridimensionnelle et polyfactorielle des processus engagés dans ces troubles, la diversité des conceptions et théorisations étiopathogéniques, parfois contradictoires, rend compte de leur complexité (Rothschild, Lacoua, Eshel, Stein, 2008).

2Les syndromes d’anorexie mentale et de boulimie sont clairement définis par les systèmes de classification en vigueur. Le manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux (dsm-iv ; American Psychiatric Association, 4e éd. 1994) distingue deux types de troubles alimentaires : l’anorexie, d’une part, comprenant une forme restrictive et une autre avec crises de boulimie/vomissements ou prise de purgatifs ; la boulimie, d’autre part, incluant le type avec vomissements ou prise de purgatifs et celui sans vomissements ni prise de purgatifs. Bien que nettement décrits et individualisés dans les systèmes nosographiques actuels, ces syndromes ne préjugent pas pour autant d’une organisation de la personnalité obligée. Ils apparaissent au contraire sous-tendus par des fonctionnements variés au plan psychopathologique allant de la névrose à la psychose même s’ils restent associés de façon privilégiée aux fonctionnements limites (Kestemberg et coll., 1972 ; Jeammet, 1989 ; Corcos, 2000 ; Chabert 2003).

3Au-delà même de toute référence nosographique, fût-ce celle de la psychopathologie psychanalytique, force est de constater à la faveur de nos observations cliniques [1] que les mécanismes de défenses comme l’expression des problématiques psychiques sont extrêmement variés et loin d’apparaître aussi stéréotypés que les manifestations comportementales qui les sous-tendent (Fabbri, 2000 ; Brechon, 2003 ; Vibert 2008).

4Il apparaît nettement, en particulier au regard des épreuves projectives de ces patientes, que les modalités de fonctionnement sous-jacentes aux deux types d’anorexie – auxquels nous nous intéresserons plus spécifiquement ici – tels que définis par le dsm-iv sont très diversifiées selon que la conduite associe ou non des crises de boulimie au comportement restrictif, et ce tant du point de vue de l’expression fantasmatique que des modalités défensives et de la dynamique transférentielle. Deux grands types de fonctionnements limites, très opposés sur le plan de leurs traductions dans les protocoles projectifs, se distinguent généralement : l’un, plus caractéristique des patientes anorexiques restrictives, marqué par l’inhibition défensive et la pauvreté associative ; l’autre, davantage retrouvé chez les patientes anorexiques boulimiques, par la massivité de la projection et l’effervescence des productions. Ces contrastes entre, d’un côté, le vide manifeste, pulsionnel et idéationnel et, de l’autre, l’excès de production fantasmatique, loin de se faire l’écho du caractère pourtant stéréotypé des comportements anorexiques/boulimiques, invitent à mieux définir les spécificités défensives communément hébergées par la catégorie des organisations limites majoritairement associées à ces symptômes.

5Un autre constat clinique, étayé sur les réflexions de certains auteurs au sujet des pathologies marquées par la dépendance, nous amène à interroger les rapports entre sexualité et fragilités du narcissisme dans les troubles des conduites alimentaires. La confrontation à la différence des sexes entraîne, on le sait, une régression vertigineuse à des modalités de fonctionnement pré-génitales témoignant d’une défectuosité dans la constitution des auto-érotismes et l’édification même du moi (Kestemberg et coll., 1972, p. 163). Mais si les fragilités narcissiques majeures qui s’actualisent à l’adolescence à travers l’expression d’une dépendance du moi à l’objet (Jeammet, 1989) révèlent une angoisse de perte prévalente, elle semble s’articuler aux données du conflit œdipien. C. Chabert rappelle que « la tendance est forte aujourd’hui qui tend à rabattre les conduites de dépendance essentiellement du côté des représentations de relations fusionnelles, immanquablement associées aux avatars des relations précoces entre mère et enfant. Sans négliger l’importance de ces traces, il nous paraît néanmoins important de mettre en évidence […] comment se tissent, après-coup, certaines particularités probablement attachées à ces formes primitives, avec d’autres traces, davantage marquées par les éléments de la sexualité œdipienne, qu’elle soit structurante ou non » (2009 p. 196). Si les fonctionnements limites sont en effet mobilisés par l’œdipe de façon singulière, les transformations pubertaires confèrent aux fantasmes œdipiens une potentialité de réalisation d’autant plus traumatique que le moi se révèle dépendant des ses objets. On peut dès lors se demander si l’inhibition retrouvée dans certains protocoles de patientes anorexiques ne constitue pas un aménagement défensif précieux destiné à lutter contre la proximité des fantasmes incestueux et parricides dont l’expression apparaît transparente dans d’autres.

6Nous nous proposons, dans le cadre de cet article, d’illustrer ces constats à la lueur de l’étude approfondie du bilan projectif de deux cas cliniques issus de l’échantillon de notre recherche [2], l’un présentant une anorexie restrictive et l’autre une anorexie avec crises de boulimie et vomissements. Nous les avons choisis car l’un et l’autre sont particulièrement exemplaires des deux grands types de fonctionnement évoqués plus haut et leur mise en écho nous semble pertinente pour souligner, d’une part, l’impact et le poids du sexuel dans des pathologies addictives alimentaires marquées pourtant par la centralité de la problématique de perte d’objet et, d’autre part, interroger la fonction que l’inhibition peut revêtir dans certains cas. Nous reviendrons préalablement sur un certain nombre de travaux susceptibles d’éclairer et enrichir les réflexions théorico-cliniques qui suivront.

7Au-delà de nos affinités pour la théorie psychanalytique, il nous semble que l’intérêt qu’elle présente pour la démarche épistémologique réside dans le fait qu’un certain nombre de ses modèles, de grande valeur heuristique, peuvent servir de supports pour soutenir l’étude de la compréhension du fonctionnement psychique de ces patients en permettant de se dégager de la référence à un système classificatoire trop réducteur. Parmi eux, les modèles freudiens de la psychosexualité féminine, du masochisme et de la mélancolie servent de toile de fond aux travaux que nous allons présenter pour penser les singularités du traitement de la perte et de la sexualité dans ces pathologies majoritairement féminine survenant à l’adolescence.

Anorexie et féminin mélancolique : un détour par la littérature

Féminité, perte et sexualité : liaisons dangereuses ?

8Les études épidémiologiques montrent la prédominance féminine des pathologies dépressives (Lanouzière, 2009, p. 291) d’une part et des conduites auto-agressives (sacrifications, anorexie, boulimie, ts) d’autre part, aussi bien à l’adolescence qu’à l’âge adulte. Ces phénomènes sont classiquement attribués par la psychiatrie à des facteurs biologiques, psychoaffectifs et sociaux. Freud soulignait également en son temps l’impact des organisations sociales assignant à la femme un rôle passif et lui dictant la répression de son agressivité « constitutionnellement prescrite et socialement imposée », favorisant « le développement de fortes motions masochistes » (1932, p. 155). L’attaque du corps propre et l’importance des manifestations dépressives dans les pathologies anorexiques/boulimiques se font l’écho bruyant de ces constats, associant particulièrement le féminin à la perte et au masochisme.

9Il revient à la psychanalyse d’interroger les causes de cette plus forte vulnérabilité de la femme aux situations de perte et de déperdition narcissique en questionnant les particularités de sa psychosexualité. L’idée d’un roc de l’anatomie et d’une évolution psychique différente de l’homme et de la femme court tout au long de l’œuvre de Freud, rappelle J. Lanouzière (2009, p. 276). L’évolution psychosexuelle de la fille est marquée dès le début de la phase phallique par une blessure narcissique engendrée par le constat de la différence anatomique des sexes et de son infériorité constitutionnelle. Condamnée à la déception et l’attente, la petite fille rentre dans l’œdipe comme dans un port. Le surmoi féminin est faible, selon Freud, car les motifs de renoncement aux attaches infantiles sont insuffisants : déjà châtrée, la petite fille n’a plus rien ni à perdre, ni à redouter. J. André fait remarquer que la voie suivie par elle apparaît ici quasiment pathologique. L’envie du pénis, réactionnelle à la blessure narcissique, s’apparente au fantasme fétichique (André, 2009, p. 10). Freud découvrira néanmoins plus tard, et en deçà de la situation œdipienne, l’importance des premiers liens à la figure maternelle et leur rôle déterminant dans l’étiologie des dépressions féminines (1932). Le changement d’objet (de la mère au père) constituant l’une des deux tâches de la féminité noue en effet particulièrement chez la fille la sexualité et la perte. L’investissement du père et la réalisation des désirs œdipiens l’expose à une angoisse concomitante de perte d’amour de la rivale maternelle, que Freud considèrera plus tard dans son œuvre comme l’équivalent féminin de l’angoisse de castration masculine (1933, p. 119). Les successeurs de Freud dont Mélanie Klein, Hélène Deutsch et pour les plus contemporains J. André, C. Chabert, J. Cosiner et J. Shaeffer, entre autres, ont depuis largement prolongé et nuancé ces conceptions en soulignant la complexité de l’œdipe féminin et plus largement de la psychosexualité féminine.

Adolescence féminine et séparation : potentialité dépressive, potentialité mélancolique

10C’est à l’adolescence que la potentialité dépressive de la séparation avec la mère va ainsi s’actualiser pour la fille. Les identifications premières, fondatrices de l’identité et du narcissisme, vont être particulièrement mises à l’épreuve de ce passage épineux. L’issue de cette séparation et, notamment, les modalités d’investissement de la figure du père puis de l’objet sexuel, sont pour une large part dépendantes de la qualité de différenciation avec la figure maternelle d’une part et, d’autre part, d’une liaison suffisante entre les mouvements d’amour et de haine. En effet, lorsque la part libidinale se révèle insuffisante pour assurer la liaison de la haine nécessaire à la séparation, le moi comme l’objet sont fortement menacés. Un surmoi cruel et répressif, dont la fille craint de perdre l’amour, est parfois susceptible de s’instaurer, s’alimentant de la prédisposition masochiste de la femme socialement et constitutionnellement prescrite. Le traitement de la culpabilité œdipienne sera ainsi intimement fonction de la façon dont s’opère ce changement d’objet et de ses aléas.

11L’association de la mélancolie à la féminité, aussi bien dans les descriptions médicales, la poésie et la littérature, semble ainsi trouver le plus fort de ses motifs dans cette tâche inhérente à la psychosexualité féminine, celle qui la différencie de l’homme, à savoir la séparation d’avec un objet à la fois passionnément aimé, garant inaugural de la sécurité narcissique et socle des premières identifications, mais également puissamment décevant et haï, devenant objet de rivalité. Lorsque les investissements narcissiques sont prévalents, le traitement de la perte est parfois susceptible de s’engager dans une trajectoire mélancolique à l’adolescence. Si nos patientes ne présentent pas de mélancolie au sens psychiatrique du terme, les modalités d’investissement du moi et de l’objet comme les particularités du maniement pulsionnel ne sont pas sans rappeler certains aspects du processus mélancolique décrit par Freud en 1915.

12Revenons brièvement sur son déroulement. À la suite d’une déception de la part de la personne aimée, écrit Freud, l’investissement d’objet, peu résistant, est ramené sur le moi, manifestant sa nature originellement narcissique. Cette identification mortifère et régressive du moi avec l’objet perdu fait que la perte de l’objet se transforme en perte du moi. Le bénéfice de l’opération est que, malgré le conflit avec la personne aimée, la relation d’amour n’a pas à être abandonnée, moyennant la modification d’une partie du moi. « L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet délaissé » (Freud, 1915, p. 158). Les reproches et les critiques qui s’adressaient en réalité à l’objet, s’acharnent désormais, dans un retournement sadique, contre le moi lui-même.

13Le modèle psychanalytique de la mélancolie nous apparaît ainsi fort éclairant pour penser les modalités de traitement de la perte et le destin de la haine dans certaines organisations sous-jacentes aux conduites auto-agressives dominées par les investissements narcissiques. C’est bien à l’adolescence, dans un contexte de séparation d’avec les objets d’amour et de reviviscence des mouvements conflictuels œdipiens, que les troubles alimentaires surviennent : l’intensité des attaques visant le corps propre de façon répétée n’est pas sans rappeler celle avec laquelle la haine s’acharne contre le moi dans la mélancolie. La violence de cette auto-attaque destructrice n’est-elle ainsi pas à la mesure de la violence des revendications pulsionnelles à l’égard des objets d’amour ? En apparence, le moi est attaqué mais le coup est double et atteint tout autant l’objet du fait de la prégnance narcissique des identifications.

Anorexie mentale : refus du féminin et lutte contre la passivité

14En s’appuyant sur les constats cliniques tirés de sa pratique analytique, C. Chabert montre le traitement singulier de la perte et la sexualité dans ces pathologies. Elle repère une dérive mélancolique du fantasme de séduction hystérique chez des patientes présentant des troubles des conduites alimentaires, caractérisée par l’impossible confrontation à la passivité et sous-tendue par la culpabilité inconsciente. La proximité des fantasmes incestueux et meurtriers empêcherait ainsi le recours possible à la fiction de la scène de séduction impliquant une passivation insupportable pour le narcissisme. « Le masochisme moral s’ancre, dans la resexualisation œdipienne, à une conviction incestueuse déterminant une angoisse majeure de perte d’amour et un retournement haineux contre le moi, des attaques destructrices visant l’objet. C’est l’impossible mise en scène de la rivalité avec la mère certes, mais surtout l’impossible confrontation à la passivité qui engage la version mélancolique du fantasme de séduction : la fille, coupable de séduire le père, devient la cible privilégiée de l’accusation de transgression et du châtiment que l’accusée se charge d’assurer elle-même. Au-delà de l’expiation mortifiante à laquelle elle se soumet, c’est sa mère qui est visée et atteinte du fait de la prévalence narcissique des identifications » (Chabert, 2003, p. 45).

15À travers les attaques boulimiques et anorexiques, le corps incessamment mortifié peut alors aller lui-même jusqu’à la désobjectalisation (en référence aux travaux d’A. Green), processus englobant le désinvestissement objectal et narcissique : ni objet ni agent de la séduction, il devient le lieu de désaveu des fantasmes originaires. Assignant au sujet une position passive, ces fantasmes, particulièrement réactualisés à l’adolescence, apparaissent en effet porteurs d’une excitation débordante et d’une violence particulière que la conduite compulsive tente d’expier lorsque le refoulement fait défaut.

16Parmi eux, le fantasme de fustigation décrit par Freud dans le texte « Un enfant est battu » (1919) constitue à la fois le paradigme des fantasmes originaires et la traduction par excellence des fantasmes de séduction, condensant satisfaction incestueuse et conscience de culpabilité. Si la phase incestueuse de ce fantasme – celle où son auteur est battu par le père – est une construction habituellement inconsciente et apparaît comme un produit de l’analyse, la clinique des troubles alimentaires en montre le caractère insuffisamment refoulé à travers l’écho qu’il trouve dans la réalité matérielle de ces patientes. La construction hystérique de ce scénario bascule chez elles dans une version mélancolique. S’impose très vite, résume F. Neau, la figure non pas de la victime battue, mais du père excité, avec sous-jacent un fantasme de séduction incestueuse active : la fille se sent coupable d’exciter le père au point de l’entraîner à la battre, à déchaîner sur elle une violence inattendue et sidérante. C’est cette position très active du sujet et le débordement sexuel infantile, avec le châtiment que cette excitation impose, qui seraient rejoués pour ces patientes (Neau, 2009, p. 109). « Les sacrifices et les conduites parfois compulsives qui l’actualisent offrent un recours possible à l’expiation d’une sexualité marquée par le masochisme et ses triomphes » (Chabert, 1999, p. 1459). Une telle activité séductrice, comme cette activité masochiste qui s’efforce de la punir, viendrait en contre-investissement d’une passivité sexuelle originaire insupportable. À cet égard, R. Roussillon souligne que « la revendication d’avoir séduit évite ainsi d’être confronté à la douleur et à l’impuissance d’avoir été passif dans cette relation à l’objet » (1999, p. 1668).

17Le mouvement mélancolique à l’œuvre dans les troubles des conduites alimentaires, susceptible de s’exprimer également au cours de la vie comme au cours de toute cure, opère ainsi, d’après C. Chabert, un mouvement de recentrement narcissique dans une lutte défensive contre la passivité, contre l’empreinte de l’autre en soi, plus généralement contre la passivité originaire qui fonde le sexuel et marque de son empreinte la constitution du psychisme dans la voie tracée dans l’Hilflsigkeit, figure de l’impuissance première (Chabert, 2003). Le refus de la passivité semble directement engager ces adolescentes dans la voie de l’autopunition, seul recours pour éteindre le feu de l’excitation et se soustraire à la détresse et à la dépendance.

De la passivité originaire à la passivité sexuelle : aléas pathologiques du narcissisme et du féminin à l’adolescence

18Tout un courant de travaux montrent ainsi comment la puberté confère dans une logique d’après-coup aux expériences premières de dépendance et de passivité leur signification traumatique et potentialise leurs effets pathogènes. D’après J. André, la continuité entre le nourrisson, dont la première expérience est naturellement passive, et la position féminine produit son effet sur le terrain du narcissisme (André, 1995, p. 151). L’irruption pulsionnelle de la puberté constituerait un second temps traumatique pour les jeunes filles anorexiques/boulimiques, ravivant les expériences précoces d’effraction, communes aux deux sexes, ayant affecté l’édification du moi en position de passivité. En outre, le but pulsionnel féminin passif à l’adolescence constituerait une menace pour l’intégrité corporelle et psychique lorsque les assises narcissiques s’avèrent défectueuses dans leur constitution. Dans ce cas, dit-il, « la problématique de l’intrusion, en rapport à la réceptivité orale, serait en coalescence avec la problématique de pénétration génitale » (p. 151). Dans le même sens, J. Shaeffer souligne que ces jeunes filles anorexiques/boulimiques seraient soumises du fait des changements pubertaires à des « angoisses de féminin » singulières liées à une confusion entre les angoisses génitales spécifiquement féminines de pénétration et les effractions nourricières premières n’ayant pas pu être suffisamment élaborées lors des premières transactions mère/enfant. Le travail du féminin suppose, on le sait, l’intégration du masochisme féminin et l’acceptation de désirs passifs. Or, les jeunes filles anorexiques et/ou boulimiques luttant activement contre la poussée pulsionnelle libidinale effractante dont elles subissent l’assaut passivement, marquent le refus d’être envahies/pénétrées corporellement et psychiquement par l’afflux d’excitation pulsionnelle mais également par l’objet qui en est le médiateur (Shaeffer 2002). L’irruption sexuelle de la puberté va réaliser un deuxième temps traumatique dans le sens où la menace de pénétration sexuelle renvoie à la non-élaboration de l’effracteur-nourricier et aux carences d’intériorisation de bons objets.

Anorexie restrictive, anorexie-boulimie : étude comparative de deux cas

19Rappelons brièvement les objectifs de l’étude : à l’appui de nos observations cliniques et des réflexions formulées par un certain nombre d’auteurs, nous nous proposons, dans le cadre de cet article, de nous intéresser à l’impact du sexuel dans les troubles des conduites alimentaires malgré ou compte tenu de la prégnance manifeste de la problématique de perte. Nous proposerons le bilan projectif de deux patientes, l’une présentant une symptomatologie anorexique restrictive, l’autre une symptomatologie anorexique associant des crises de boulimie. Il nous semble que la mise en écho de ces deux cas dont les procédures défensives sont fort différentes voire opposées permet de saisir avec davantage d’acuité les problématiques sous-jacentes aux symptômes anorexiques/boulimiques et, notamment, la fonction que l’inhibition est susceptible de revêtir au sein de certaines organisations sous-tendant ces conduites.

20Nous proposons, au regard des réflexions précédentes, deux axes de travail qui structureront la présentation des données obtenues au Rorschach et au tat : narcissisme, qualité des limites dedans/dehors et modalités de traitement de la perte d’objet d’une part, sexualité œdipienne et fantasmes originaires d’autre part.

21Le premier axe a pour objectif d’évaluer aussi bien au Rorschach et au tat la qualité du narcissisme à travers l’investissement des limites dedans/dehors, la qualité de la représentation de soi mais également le registre des positions identificatoires. Les articulations entre pensée et procédures défensives privilégiées seront également considérées au sein de cet axe car elles sont susceptibles de traduire la qualité d’adaptation de la pensée au réel d’une part et, d’autre part, des modalités d’investissement de celle-ci. Nous considérons ce dernier aspect comme un indice du processus de différenciation et d’investissement du moi. Les processus de pensée au Rorschach et l’étude des modalités défensives à travers le repérage des procédés d’élaboration du discours au tat seront ainsi explorés ici.

22Le deuxième axe visera exclusivement au tat à évaluer les effets de la pathologie du narcissisme et de dépendance, si tant est qu’elle soit repérable, sur le traitement de la problématique œdipienne. Une attention particulière sera portée à l’existence de configuration singulière des fantasmes de séduction conformément aux hypothèses formulées par C. Chabert.

Le cas de Victoria, présentant une anorexie-boulimie

Rencontre clinique : séduction narcissique et avidité transférentielle

23Victoria est une jeune fille de 19 ans, hospitalisée pour des troubles des conduites alimentaires de type anorexiques, auxquels s’associent depuis peu des crises de boulimie avec vomissements. Lors du premier entretien, la jeune fille manifeste un vif intérêt pour la passation tout en nous interpellant sur un mode très familier (« Je vous imaginais moins jeune, vous êtes jeune pour être psychologue, ça m’intéresse »). D’emblée, cette attitude avide et les mouvements d’idéalisation qui l’accompagnent, apparaissent comme une tentative de négation des différences et d’annihilation de l’asymétrie de nos positions dans cette situation. La difficulté à clore les entretiens est à noter. La lutte contre la séparation et la perte, la négation du temps et de l’espace apparaissent constantes dans cet hyper-investissement des passations de tests comme des temps d’échange : à plusieurs reprises, la rapidité du débit qui, en dépit de ma demande de modération, empêche la retranscription des réponses, rend compte des difficultés d’accordage de Victoria et l’impossibilité pour elle de percevoir les besoins de l’autre.

24L’investissement massif de la passation se traduit ainsi par une certaine avidité vis-à-vis du matériel comme du clinicien (abondance de la productivité, excitabilité du fonctionnement psychique à travers la surenchère de réponses au Rorschach et des récits florides au tat, appels au clinicien). Ces tentatives d’extinction de toute distance (peu de place au silence) entre soi et l’objet (test et/ou clinicien) témoignent de la forte dépendance à l’extérieur. Je me sens parfois phagocytée par cette attitude, envahie par le foisonnement de réponses et la surenchère productive laissant peu de place, contre-transférentiellement, à l’association et à la pensée. Il est à noter que les difficultés de séparation tout comme l’appétence objectale ne sont pas sans rappeler la dépendance à l’objet nourriture. Malgré l’apparente labilité et l’envergure dramatique des propos restitués, le climat général est alourdi par la détresse sous-jacente.

25Cependant, il faut souligner qu’elle investit le cadre de manière positive et semble y trouver un espace privilégié pour s’exprimer. Le plaisir pris à « se raconter » est de bon augure et témoigne, à plusieurs reprises, de l’intérêt porté par la jeune fille à son monde interne. L’attitude séductrice qu’elle adopte à mon égard et l’investissement massif des entretiens et des passations de tests constituent des indices en faveur de l’investissement d’un lien objectal qui confère une dimension extrêmement mobilisable à la relation, même si celui-ci est encore insuffisamment inscrit dans l’altérité.

Axe 1 : Narcissisme, limites dedans/dehors, modalités de traitement de la perte

Rorschach

26Le protocole de Victoria se caractérise essentiellement par des productions dont la dimension très projective confère à l’ensemble un caractère éminemment personnel au détriment de réponses plus courantes et adaptatives attendues (F+% = 50%, inférieur aux normes). Les séquences associatives véhiculent régulièrement une fantasmatique débridée, débordant les capacités de contenance psychique. Cet emballement des processus de pensée (participation kinesthésique très importante) paraît mis au service d’une lutte contre la reconnaissance de la perte sous-tendue par un défaut narcissique fondamental que la quête phallique vient ponctuellement panser. Les affects de tristesse, exprimés de façon récurrente tout au long de la passation, donnent à l’ensemble une tonalité dysphorique et révèlent l’existence d’une problématique dépressive majeure alliée à une mésestime de soi patente. Si Victoria se montre prolixe face au matériel, les nombreuses craquées verbales traduisent la désorganisation de la pensée sous le poids de la massivité des fantasmatiques convoquées.

27À la planche V, la banalité attendue n’est pas délivrée de façon habituelle. Si l’évidence perceptive est reconnue, la force projective de la réponse est telle qu’elle compromet le maintien d’une distanciation suffisante avec la réalité externe :

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Planche V : « Je dirais un papillon qui s’est mal développé, les ailes tombantes, qui n’est pas devenu ce qu’il avait envie de devenir. Un visage trop rustre, antennes trop épaisses, attristé et qui fait fuir les autres par sa laideur, qui effraie les autres, qui est soumis à son apparence sans le vouloir. On lui a imposé son apparence qu’elle n’aime pas elle-même. »

29La forte sollicitation identitaire de la planche suscite le déploiement d’une réponse marquée par l’intensité des problématiques narcissique et mélancolique. Si la pensée peut se mobiliser ponctuellement de façon à la fois créative et adaptée, attestant des ressources imaginatives certaines du fonctionnement, elle se trouve régulièrement effractée par la convocation d’une fantasmatique véhiculant une problématique d’indifférenciation moi/objet, malgré les tentatives régulières d’assurer un repérage identitaire par l’appui sur le percept.

30C’est à la planche I que la problématique identitaire apparaît la plus manifeste : d’emblée, la présentation du matériel mobilise massivement les processus de pensée mais la confusion moi/objet qui domine la représentation livrée ne leur permet pas de demeurer opérants. La réponse rend compte de la tentative précaire de différenciation avec une imago maternelle archaïque, persécutrice dont l’emprise est patente :

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Planche I : « Une sorte de démon à deux têtes qui essaie de s’emparer de quelque chose, avec des ailes… qui essaie d’agripper quelque chose, qui essaie d’atteindre quelque chose, de s’accaparer, comme s’il était divisé en deux. Un duo qui possède, qui sont complices en corps, mais pas en âme et qui essaie d’atteindre quelque chose avec des ailes. »

32De nombreuses représentations apparaissent ainsi imprécises du point de vue des contours formels en écho à une instabilité des frontières susceptibles de délimiter un espace interne et un espace externe (planche III : « quelque chose qui tombe du ciel […] »). Si la facture bilatérale de certaines planches favorise la prise en compte des représentations (animales ou humaines) et de leurs répliques perceptives, la quête d’étayage pas toujours efficace et l’utilisation arbitraire d’éléments perceptifs pour justifier les mouvements internes montrent l’interpénétrabilité du dedans et du dehors. La source de la pulsion reste ainsi difficile à localiser (planche VIII : […] deux personnages qui ont la même attitude […] ils se posent. Ils ont une once d’espoir, on dit que le vert c’est l’espoir. Avec le rose de la base, eux-mêmes sont remplis de plein d’espoir »).

33Des tentatives d’isolations perceptives sont conjointement mises à mal par des tentatives itératives de mises en rapport arbitraires d’éléments, qui pourraient pourtant être différenciés perceptivement car découpés sur le plan manifeste :

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Planche III : « Alors là c’est deux personnes, en fait ils sont dans une position et ils sont tous les deux comme ça… penchés (se lève et mime la position). Ils gardent cette distance. Entre eux, il y a quelque chose qui est en train de naître, un papillon naissant. Il y a quelque chose qui tombe du ciel, qui les empêche de se rapprocher davantage et qui leur rappelle le poids de la vie quotidienne ».

35Ici, l’isolation perceptive du détail courant (papillon), permet de livrer la banalité, mais au sein d’une réponse pathologique rendant compte d’un fantasme d’engendrement hybride (« Entre eux, il y a quelque chose qui en train de naître, un papillon naissant »). La menace de confusion inhérente à l’investissement relationnel est contre-investie par un détail. L’externe est mis en lieu et place de l’interne. Le danger relationnel apparaît dans l’évocation de la distance entre les deux représentations humaines lors de la réponse précédente (« ils gardent cette distance »). La dernière réponse de la planche III met en scène un élément non identifié qui vient symboliser arbitrairement le conflit relationnel entre les deux représentations humaines mais qui ne peut s’exprimer de façon duelle.

36Les mécanismes de secondarisation sont mis à mal par la mobilisation pulsionnelle lorsqu’une mise en relation est projetée. À la planche II, la dimension pulsionnelle agressive suscitée par la perception du rouge effracte les représentations humaines, faute de pouvoir être symbolisée et intégrée à une mise en scène conflictualisée :

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Planche II : « Le point de leur point de contact, c’est comme une éclaboussure de rouge, pour moi c’est comme une éclaboussure de sang. Ils ont la tête sombre, triste. Ils ont du mal mais ils essaient de se comprendre et de s’accepter. »

38Toutefois, on remarquera que si l’utilisation de l’étayage et l’investissement de défenses narcissiques (aménagement narcissiques/phalliques, relations spéculaires, réponses peaux) traduisent la lutte contre l’incomplétude, les fragilités narcissiques et les dangers de la rencontre pulsionnelle, ils permettent néanmoins de préserver ponctuellement mais de façon insuffisamment trophique l’intégrité des représentations humaines. À la planche III (« deux personnes de même sexe, féminin, je vois leurs talons aiguilles »), comme à la planche VII (« Alors là c’est toujours deux personnes avec, euh, deux filles avec leurs queues de cheval levées en l’air […], et qui sont toutes les deux posées […] Elles sont posées sur deux terres […] »), l’investissement de l’identification féminine est ici concomitant de l’investissement d’attributs phalliques. À la planche IX : (« […], de ce côté là, j’ai l’impression que c’est une fille assez ronde et qui est sur un scooter, a la roue levée de son vélo et essaie de monter une pente. […] Il y a de l’eau et on voit son reflet […] »), l’aménagement spéculaire a pour effet d’inhiber le conflit pulsionnel et de préserver les frontières corporelles.

39La plupart du temps, les défenses narcissiques ne sont pas suffisamment opérantes pour geler les mouvements pulsionnels effractants, garantir l’étanchéité des limites et préserver de la confusion entre intérieur et extérieur. La réponse qui suit la très belle séquence élaborée à la planche IX en témoigne (« Mais, il y a quelque chose qui lui tire la langue pour la pousser à l’aider à grimper »).

40L’analyse du protocole de Victoria met ainsi en évidence une vulnérabilité narcissique patente. La supériorité du H% sur le A% témoigne de la nécessité d’identifier des représentations humaines afin d’assurer un repérage identitaire en écho à une représentation de soi défaillante (planche VIII, les animaux – banalité habituelle – sont perçus comme des « personnages ») peu assurée. La précarité des mécanismes de déplacement sur des contenus animaux s’exprime par le biais de glissements au sein de certaines réponses vers des représentations anthropomorphiques marquant l’instabilité de la représentation de soi (planche V : « je dirais un papillon […] on lui a imposé son apparence qu’elle n’aime pas elle-même »).

41L’insistance, à plusieurs reprises sur les proportions corporelles des représentations humaines trahit les fortes préoccupations narcissiques (planche IV : « […] deux petits êtres chétif […] » ; planche IX : « […] une fille assez ronde […] ». Fragilités qui transparaissent également à travers celles mettant en exergue la malformation (planche II : « […] des êtres paranormaux […] »), l’atteinte (planche II : « Là c’est deux personnes qui se touchent la main comme ça […] Le point de leur point de contact, c’est comme une éclaboussure de rouge, pour moi c’est comme une éclaboussure de sang […] ») ou l’incomplétude (planche IX : « il y a quelque chose qui lui tire la langue pour la pousser à l’aider à grimper »).

42Mais c’est à travers la fréquence de contenus animaux et humains mythiques ou hybrides que la fragilité identitaire se révèle de façon majeure. L’investissement relationnel désorganise les représentations corporelles, les représentations humaines mutant de façon itérative en représentations composites. La planche X en offre un exemple flagrant :

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Planche X : « Phase positive : c’est l’union de deux êtres habillés de rouge. Ont les mains bleues […] Et leur visage foncé, ils essaient de s’embrasser. Ils ont le bout du visage un peu plus sombre, ont des antennes comme des papillons au bout. Au niveau de leurs lèvres une sorte de petite statue. Ils tiennent la statue avec leurs lèvres, bien dessinées. Cette statue porte un long chapeau. Ils ont tous les deux une sorte de balai […] ».

44Les limites corporelles s’avèrent ainsi friables dès lors que les mouvements pulsionnels sont mobilisés au sein de représentations de relations, très sollicitantes, ou suscités par les stimulations chromatiques. L’hyperréactivité aux caractéristiques sensorielles met à mal le contrôle formel et l’intégrité des représentations humaines ou animales révélant la porosité des enveloppes psychiques et la défaillance du pare-excitation. La réactivité immédiate aux différentes couleurs est frappante : la couleur noire engage des mouvements dépressifs dont la tonalité mélancolique s’avère parfois saisissante (planche II : « […] Ils ont la tête sombre, triste […] » ; planche V : « Je dirais un papillon […] attristé […] »). Le rouge entraîne des émergences pulsionnelles crues altérant la qualité formelle des représentations tandis que les couleurs pastels accentuent l’indifférenciation entre dedans et dehors dans des équivalences parfois arbitraires entre couleurs et état interne (planche VIII : […] il y a deux personnages Ils se posent. Ils ont une once d’espoir. On dit que le vert c’est l’espoir. Avec le rose de la base, eux-mêmes sont remplis de plein d’espoir »).

45La problématique narcissique infiltre inévitablement le traitement des planches sexuelles (planches II, III, IV et VI) ne donnant pas lieu à des réponses symbolisées témoignant des possibilités de déplacement et montrant le jeu possible entre les identifications sexuelles féminines et masculines mais à des représentations atteintes, partielles, parfois dévitalisées ou encore indéterminées (planche III : « il y a quelque chose qui tombe du ciel, qui les empêche de se rapprocher davantage ») témoignant de la problématique identitaire à travers la difficulté à se représenter un corps entier. La sensibilité à la différence des sexes se télescope avec une problématique de différenciation moi/objet : les symbolismes arbitraires médiatisant les représentations de relations au sein de pseudo triangulations ont pour but de contre-investir la menace de confusion entre le moi et l’objet dans un impossible aménagement du conflit relationnel (planche IV : « je vois deux personnages, deux petits êtres chétifs, un peu paranormaux. Ils ont l’air apeuré […] Il y a un cœur un peu plus bas qui est le symbole de leur union. L’amour les lie. Ici, on voit le point d’origine qui montre leur provenance »).

46La dimension phallique est très investie, pas toujours efficacement, pour pallier les défaillances narcissiques. S’il est un objet de convoitise certain, le phallique peut s’avérer également menaçant car renvoyant au manque, à l’incomplétude et à la différence, redoutables pour Victoria compte tenu de fragilités narcissiques majeures. L’angoisse de castration ne trouve ainsi pas à se symboliser et la perte menace l’identité. L’association systématique des représentations féminines à des aménagements narcissiques/phalliques signale le danger lié à l’investissement du féminin passif. L’emprise de l’imago maternelle archaïque et persécutive détermine une angoisse de passivation dont elle tente de se dégager par le clivage.

tat

47Le protocole de tat, à l’image de celui du Rorschach, se montre très fourni sur le plan de la productivité. L’extrême dramatisation des récits confère une dimension indéniablement labile à l’ensemble, si ce n’est que les problématiques réactivées par les planches rendent compte, à plusieurs reprises, d’une proximité des fantasmes dont la massivité désorganise le discours. L’appui sur la dimension figurative des images permet à Victoria d’appréhender des problématiques bien moins lisibles au Rorschach, notamment dans le registre œdipien. On y retrouve néanmoins des modalités de fonctionnement qui s’inscrivent dans la continuité de celles repérées au Rorschach et, notamment, le recours à des défenses narcissiques visant à garantir une différenciation entre le moi et l’objet, menacés perpétuellement de confusion, et masquer, via l’idéalisation, la mésestime profonde de soi :

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« Au premier plan, une jeune fille, habillée de façon modeste mais mieux habillée que ses parents » (planche 2), « Malgré ses efforts pour rester mince et faire attention à son apparence, elle n’arrive pas à attirer son attention » (planche 4), « Elle se dénude, sa maigreur c’est par esprit de contradiction, elle fait ça comme un appel au secours, malgré qu’elle se sente à l’aise dans son nouveau corps bien fait » (planche 16), « Avec moi, vous allez en utiliser des feuilles ! »
(planche 12BG)

49La verbalisation importante, témoin d’une fantaisie débordante, et l’emballement associatif relèvent d’une grande excitation, source d’émergences projectives intenses qui mettent alors au défi le principe de réalité. L’ensemble du protocole se caractérise ainsi par de nombreux contrastes car plusieurs niveaux de fonctionnement « hétéroclites » semblent co-exister.

50Toutes les séries de procédés du discours sont en effet représentées, ce qui témoigne d’une part, de la richesse du fonctionnement psychique et, d’autre part, de son hétérogénéité. Le passage d’un type de procédés à l’autre reflète la fragilité de l’organisation défensive car peu d’entre eux s’avèrent aptes à prendre en charge et traiter une conflictualité psychique. Les procédés prévalents demeurent ceux du registre de l’évitement du conflit.

51La forte représentation des procédés labiles ne témoigne ainsi pas pour autant de l’existence d’une conflictualité intra-psychique. L’importance de l’investissement relationnel au sein des récits confère une allure dramatique à la dynamique narrative mais la conflictualité interne demeure peu mobilisée. Si les mises en scène inter-personnelles régulières témoignent de l’importance de l’investissement objectal, les procédés narcissiques prennent systématiquement le relais pour juguler l’intensité des mouvements pulsionnels et assurer un repérage identitaire. La centration narcissique récurrente sur un personnage répond à la tentative d’inhiber le déploiement des conflits et préserver de la confusion avec l’objet :

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Planche 2 : « […] Au premier plan, une jeune fille, qui est sûrement la fille, habillée de façon modeste mais mieux habillée que ses parents, qui tient un bouquin dans ses mains, qui est pensive face à ce paradoxe, face à ses parents qui font un travail assez dur, et elle, qui doit se trouver pour pouvoir évoluer parce que ses parents lui ont imposé d’aller travailler, de faire des études […] ».

53L’investissement de détails narcissiques et l’idéalisation de la représentation de soi et/ou de l’objet saturent le protocole et ont également pour but d’assurer une distance suffisante entre les personnages, voire une différenciation. On note dans ce sens la présence de procédés témoignant de l’instabilité des limites par l’appui sur les contours et les qualités sensorielles. Ces procédés essentiellement narcissiques montrant la difficulté voire l’impossibilité de mettre en scène des conflits interpersonnels au sein desquels des désirs contradictoires pourraient s’affronter, sont régulièrement entravés par l’intensité des charges projectives (planche 13B : « […] L’intérieur de la grange est assez obscur. La lumière va sur lui, ce qui montre qu’il est en totale rétrospection avec lui-même […] »). Malgré le recours à des procédés descriptifs témoins d’une prise en compte minimale de la réalité externe, les mécanismes secondaires sont en effet régulièrement mis à mal par des émergences primaires. La dramatisation qui se révèle également par l’expression d’affects forts et l’érotisation des relations est souvent relayée par des procédés très projectifs et, notamment, l’expression d’affects et de représentations massifs traduisant la précarité du refoulement et la proximité des fantasmes incestueux et parricides (planche 13MF : « […] Elle n’a pas de honte à montrer son corps devant son père […] »). La convocation de ces fantasmatiques accentuent la menace de confusion moi/objet et désorganise ponctuellement le discours.

Axe 2 : Sexualité et fantasmes originaires

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54Dans un contexte où la problématique de perte semble prévalente, l’angoisse de castration, non structurante, a une forte résonance dépressive et narcissique. L’impuissance à satisfaire les exigences d’un surmoi confondu avec un idéal tyrannique, peu intériorisé, la plonge dans des mouvements dépressifs et une détresse narcissique sévères dont elle ne peut se dégager par l’investissement d’un projet identificatoire qui serait salvateur car porteur de perspective de réalisations et de satisfactions ultérieurs :

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Planche 1 : « C’est un petit garçon dont ses parents l’obligent à étudier la musique. Il aime pas vraiment ça. Il souffre. Ses parents doivent être musiciens et voudraient qu’il fasse quelque chose de prometteur. Lui, il reste sans inspiration devant son piano, devant sa partition, il n’aime pas ça. Il se déprime, on exige trop de lui, et ça lui met la pression. »

56Ici, l’usage de l’objet dont elle ne peut jouir car il l’exposerait au risque de perdre l’amour est annexé par des figures parentales idéalisées dont l’emprise narcissique est patente.

57Malgré le recours itératif à des procédés d’idéalisation narcissique et d’évitement du conflit tout au long du protocole, ceux qui rendent compte de la détresse massive sous-jacente à la perte d’objet et de la difficulté majeure de lier l’amour et la haine en montrent les limites.

58La déception des attentes parentales entraîne une culpabilité dépressive et une atteinte narcissique qui montrent d’un côté l’emprise exercée par les objet œdipiens et l’impuissance à s’en dégager et, de l’autre, le manque de fiabilité des liens à ces objets. La continuité associative entre les planches 2 et 3BM est à cet égard intéressante : la tentative de se différencier des objets œdipiens, la culpabilité dépressive de décevoir leurs attentes et la crainte de perdre leur amour évoqués à la planche 2 entraînent à la planche 3BM la mise en scène d’une atteinte narcissique dans un contexte où l’objet est dénoncé dans sa défaillance et son absence :

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Planche 2 : « […] Au premier plan, une jeune fille, qui est sûrement la fille, habillée de façon modeste mais mieux habillée que ses parents, qui tient un bouquin dans ses mains, qui est pensive face à ce paradoxe, face à ses parents qui font un travail assez dur, et elle, qui doit se trouver pour pouvoir évoluer parce que ses parents lui ont imposé d’aller travailler, de faire des études. Elle reste dans le doute, se sent mal par rapport à ses parents qui comptent sur elle parce qu’ils n’ont pas fait d’études, voilà. »

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Planche 3BM : « C’est une jeune fille qui est dans sa chambre, elle est exaspérée par la vie, par le monde, qui souffre énormément. Elle est appuyée sur son lit, la tête enfouie sous son matelas. Elle est désespérée, elle veut en finir. Elle voudrait que quelqu’un vienne à son secours, mais personne ne vient. Les nuits se passent, les jours se passent, et le lendemain, elle fait comme si de rien n’était. Elle cache sa souffrance, éperdument, aux autres. »

61L’attaque du moi à la planche 3BM peut apparaître à la fois comme le prolongement mélancolique de la culpabilité dépressive liée au conflit œdipien de la planche 2, faute de pouvoir s’appuyer sur un objet interne secourable, mais également comme sous-tendue par un défaut d’ambivalence dans la relation à des objets d’amour narcissiquement investis. C’est le moi lui-même qui est atteint et haï et non l’objet englué dans le moi qui est désigné comme décevant à l’instar du processus mélancolique décrit par Freud (1915, 1923). Dans l’ensemble, le traitement de la perte s’avère très fragile compte tenu de l’impossibilité d’appui sur des objets internes fiables et de la vigueur des mouvements pulsionnels s’exprimant contre le moi.

62La fragilité du traitement de la perte sous-tendu par une très grande vulnérabilité narcissique impacte inévitablement le traitement de la problématique œdipienne plus saisissable ici qu’au Rorschach. Celle-ci frappe par la transparence des fantasmes incestueux et parricides et la violence des mouvements d’amour et de haine qui s’y déploient sans véritable possibilité d’accès à l’ambivalence.

63Les planches sollicitant les relations à l’imago maternelle rendent compte de l’impossible élaboration des conflits de rivalité. Elles mettent en scène une relation d’emprise narcissique exercée de façon privilégiée par une imago maternelle vécue comme intrusive et persécutrice, ce qui confirme les analyses de Rorschach :

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À la planche 5, l’imago maternelle incarne un surmoi narcissique et peu bienveillant : « […] La petite fille est dans cette chambre, ornée, meublée. Il y a sa maman qui l’interpelle pour voir ce qu’elle est en train de faire. Elle est toujours en train de la surveiller, voir si elle ne fait pas de bêtises. La petite fille, justement, n’est pas en train de travailler, elle vient constamment surveiller ce qu’elle fait. La petite fille agit de façon contradictoire à la volonté de sa mère ». Le récit de la planche 7GF reprend cette thématique : « […] Elle a l’air ailleurs, et elle en vient à détester sa mère de l’empêcher de pouvoir vivre sa vie d’enfant. Elle a de la colère et de la haine vis-à-vis de sa mère, de lui imposer des choses qu’elle n’a pas envie de faire ». Comme celui de la planche 9GF : « […] La mère espionne sa fille, qui est en jupe, bien habillée, bien maquillée. »

65La haine et l’opposition caractérielle qui apparaissent comme des moyens précaires pour se dégager de l’emprise ont tendance néanmoins à se retourner contre le moi peu différencié de l’objet. Compte tenu de la prévalence narcissique des investissements, les possibilités identificatoires sont barrées.

66La confusion entre le moi et l’objet est accentuée aux planches qui mettent en scène le rapproché œdipien avec la figure paternelle, apparaissant aussi incestuelle que l’imago maternelle est persécutrice et haïe. Le défaut de refoulement des mouvements de désirs à l’égard de l’imago paternelle infiltre le récit de la planche 6GF et est particulièrement patent à la planche 13MF. Le lapsus réalisé dans le récit de la planche 6GF où « le père » devient « le mari » traduit la transparence des désirs incestueux mais également l’absence, au niveau fantasmatique, d’une triangulation effective où les objets seraient clairement différenciés :

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Planche 6GF : « C’est un couple marié depuis longtemps, très bien habillé, sûrement un couple qui en a fait beaucoup pour en arriver là. Il y a le père derrière qui arrive avec son cigare, symbole de la postérité, non, symbole de nouveaux riches. C’est quelqu’un de très réfléchi, très pensif. La fille devant, elle est très bien habillée, coiffée. Son mari a l’air de lui dire, de lui faire prendre conscience de quelque chose de grave. Et elle est perplexe et apeurée. Ils se posent des questions sur leur enfant qui va mal et qui n’est pas dans la pièce. »

68La superposition du couple père/fille, mari/femme témoigne ici de l’équivalence des objets et de leur insuffisante différenciation au sein d’une pseudo triangulation. La distance physique/géographique avec l’objet (« l’enfant […] qui n’est pas dans la pièce ») apparaît comme une condition pour assurer une différenciation au plan psychique.

69Le défaut de refoulement des désirs incestueux et leur proximité barrent ainsi l’accès à une construction fantasmatique qui permettrait la préservation de l’innocence par l’investissement d’une position de passivité salvatrice. À la planche 13MF, la figure paternelle est l’objet d’une séduction « active » qui passe par la valorisation externe de l’enveloppe et l’exhibition des attributs sexuels féminins :

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Planche 13MF : « La, c’est une fille nue, qui est dans sa chambre, dénudée, les seins à l’air, assez mince. Elle est épuisée sur son lit. Elle est là, la poitrine en avant. Le père se lamente sur son sort. Il est désappointé par rapport à sa fille qui est malade. Elle tourne la tête vers le mur pour éviter la confrontation avec le regard de son père. Le père ne peut que partir se lamenter sur son sort. Elle n’a pas de honte à montrer son corps devant son père. Elle se dénude, sa maigreur c’est par esprit de contradiction, elle fait ça comme un appel au secours, malgré qu’elle se sente à l’aise dans son nouveau corps bien fait. Le père, désespéré, s’en va. »

71Le recours à l’agir intervient en lieu et place du refoulement des vœux incestueux (« Elle tourne la tête pour éviter la confrontation avec le regard de son père ») et montre l’impasse de l’élaboration des conflits sur une scène interne (« sa maigreur, c’est pas esprit de contradiction »). L’investissement de l’enveloppe externe, corporelle apparaît plus comme une tentative de délimitation des frontières entre le moi et l’objet pour lutter contre le risque d’indifférenciation psychique, ici accentuée par le rapproché incestueux, que comme des détails à valeur de séduction dans un registre objectal. Sa propre détresse est attribuée à l’objet sans nuance (« le père se lamente sur son sort »). La séduction incestueuse se condense avec la sanction à travers l’exhibition d’une position masochiste signant l’insuffisante élaboration psychique de la culpabilité (« elle est épuisée […] est malade »). L’attaque du moi qui sous-tend ce scénario masochiste révèle, d’une part, la défaillance du masochisme féminin dans ses fonctions de liaisons pulsionnelles basculant ici dans un masochisme plus moral et, d’autre part, la part cruelle et insuffisamment protectrice du surmoi. Le châtiment auto-infligé, s’il signale l’impossible investissement de la passivité, illustre ici magistralement la formulation de Freud au sujet de la réaction thérapeutique négative des patients aux prises avec un sentiment de culpabilité inconscient : « Ce sentiment de culpabilité est muet pour le malade, il ne lui dit pas qu’il est coupable : le patient ne se sent pas coupable mais malade » (Freud, 1923, p. 264).

72Lorsque Victoria ne peut plus s’appuyer sur un support externe figuratif, les défenses narcissiques visant à délimiter un espace intérieur et un espace extérieur ne sont plus opérantes, rappelant les dérapages du Rorschach. La désorganisation du discours met au jour le brouillage des limites entre dedans et dehors, contenant et contenu ainsi que le défaut d’étayage de l’objet :

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Planche 13B : « L’intérieur de la grange est assez obscur. La lumière va sur lui, ce qui montre qu’il est en totale rétrospection avec lui-même. Il se demande ce qu’il va devenir, comment évoluer face à ses parents, comment sortir de cette grange » ; planche 19 : « Dans chacune des bulles, encerclées par un air assez obscur, malsain, il y a des choses qui se passent, il y une avancée d’une vie de famille. Cette ondée houleuse les fait évoluer petit à petit par rapport au reste du panorama, qui les fait évoluer progressivement. Cette planche ne m’inspire pas ».

74Dans l’ensemble, l’analyse du tat confirme celle du Rorschach : la perméabilité des frontières intérieur/extérieur, sujet/objet dénonce le défaut de constitution d’une scène intra-psychique. Les fragilités narcissiques voire identitaires déterminent tantôt une angoisse de perte majeure tantôt celle de tomber sous l’emprise menaçante de l’objet. Cette difficulté à gérer la distance aux objets impacte fortement le traitement de la problématique œdipienne. L’accès à l’ambivalence est compromis par la violence des mouvements d’amour et de haine à l’égard d’imagos somme toute peu intériorisées, tantôt persécutrices et tyranniques, tantôt incestueuses et confusionnantes. La crudité avec laquelle les fantasmes incestueux et parricide s’expriment révèle ainsi un défaut de refoulement inquiétant qui barre l’élaboration des conflits et l’inscription dans un projet identificatoire dégageant.

Le cas de Mathilde, présentant une anorexique mentale restrictive

Rencontre clinique : inhibition relationnelle et gel fantasmatique

75Mathilde est une jeune fille de 18 ans, hospitalisée en psychiatrie depuis un an pour troubles du comportement alimentaire de type anorexiques restrictifs.

76Lors de la première rencontre, je suis immédiatement interpellée par l’apparence de la jeune femme. Malgré son âge, son extrême maigreur et sa candeur juvénile lui donnent une allure presque infantile qui m’apparaît d’emblée comme un défi lancé au temps. Si elle ne présente absolument aucune forme féminine, elle est malgré tout apprêtée de façon très soignée et semble investir la féminité dans ses attributs extérieurs (maquillage, vêtements, bijoux). Son visage lisse, d’une incroyable beauté, et sa frêle silhouette lui donnent un aspect presque irréel et évanescent. Lorsque je lui expose les modalités de déroulement des passations, la jeune fille acquiesce docilement chacun de mes propos sans poser de question ni montrer la moindre implication, comme si elle se sentait peu concernée par son engagement. Le discours demeure plaqué et livré froidement, sans affects. Il est ponctué par de longs silences, nécessitant de nombreuses relances qui échouent dans leur tentative d’étayer l’échange. Malgré mes interventions, elle reste très peu impliquée et demeure en superficie des thèmes abordés. Cette attitude est manifestement destinée à maintenir une distance avec l’interlocuteur qui peut avoir le sentiment de devenir menaçant (car intrusif ?) s’il s’avise de la solliciter davantage. L’impression d’une inhibition et restriction majeure de la vie pulsionnelle va être confirmée aux épreuves projectives. La menace d’envahissement par l’objet « test » mobilise régulièrement des mouvements de « fermeture » associative rappelant le système autarcique qu’elle met en place par le biais de ses symptômes. Au-delà de la pauvreté manifeste des capacités de traitement intra-psychique, les échanges sont réduits à portion congrue et le matériel même du test est presque « ignoré », en tout cas peu investi. L’ensemble du fonctionnement semble entièrement ramassé dans une lutte sévère contre toute forme d’engagement subjectif, par le biais de réponses très conformistes. Loin d’être une source de plaisir partagé, la situation projective semble plutôt mobiliser un certain malaise verbalisé directement ou traduit par une attitude vigilante dominée par la retenue. La lutte contre toute forme de laisser-aller associatif et la maîtrise des sollicitations latentes par le contrôle quasi exclusivement formel au Rorschach viennent contre-investir l’hyper dépendance à l’environnement, traduite par la réactivité immédiate aux planches pastels et l’émergence ponctuelle de dérapages formels inquiétants. La lutte patente contre la régression aussi bien au Rorschach qu’au tat semble faire écho à la lutte drastique menée contre une passivité susceptible d’être vécue comme une dépendance aliénante à l’autre.

Axe 1 : Narcissisme, limites dedans/dehors, modalités de traitement de la perte

Rorschach

77Le protocole de Mathilde se caractérise par une forte inhibition repérable à travers une productivité restrictive (seulement 10 réponses), l’absence de kinesthésie humaine (K), la présence itérative de remarques symétrie, le recours massif au mécanisme d’isolation et les tendances refus. À première lecture, l’ensemble de ces éléments est susceptible d’évoquer une abrasion fantasmatique. Toutefois, la présence de kinesthésies mineures (kan, kob, kp) traduit l’existence d’une vie pulsionnelle et de potentialités représentationnelles, même si elles restent très contenues. Si l’abord formel domine, marquant un souci d’adaptation et de conformité avec le cadre perceptif, la sensibilité aux caractéristiques sensorielles est néanmoins à souligner à travers la présence d’une réponse estompage et de tendances C et C’ : l’abrasion affective n’est ainsi pas totale. Le privilège accordé à l’abord formel témoigne d’une nécessité patente de donner un contour aux formes perçues. L’insistance à plusieurs reprises sur la symétrie des taches et certaines caractéristiques objectives et évidentes du matériel semble viser la négation du mouvement projectif, répondant à la nécessité de maîtrise pulsionnelle mais également de contrôle de l’environnement et de ses sollicitations fantasmatiques (planche I : « Une chauve souris, comme les taches d’encre, on plie la feuille, c’est tout » ; planche IV : « Alors là à part une tache grise, comme si on avait mis de la peinture quelque part et que ça avait coulé »). La forte contention des mouvements pulsionnels par l’inhibition et les défenses narcissiques peinent toutefois à maintenir un rapport au réel suffisant (F% = 40%, nuancé par le F% élargi et les 5 banalités).

78Le recours aux aménagements narcissiques vise à garantir l’étanchéité des limites intérieur/extérieur en gelant les mouvements pulsionnels. Si ceux-ci apparaissent ponctuellement efficaces, l’assèchement affectif et pulsionnel qui en résulte est en contrepartie parfois inquiétant :

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Planche II : « Ça pourrait être un personnage qui se regarde dans un miroir, qui serait habillé en noir avec un chapeau rouge, c’est tout ». Enquête : « Le truc en noir (D noirs) ça me fait penser au nain de jardin, avec les chapeaux pointus et rouge. Le miroir par rapport à la main qui serait plaquée. »

80L’unique représentation humaine du protocole est donnée ici dans le cadre d’une relation spéculaire. La référence aux « nains de jardin », représentation dévitalisée et disqualifiée, traduit d’une part la fragilité narcissique et, d’autre part, la lutte engagée pour dénier la source interne de la pulsion. Si la projection de la duplication du « même » a pour effet d’inhiber toute expression pulsionnelle, elle vise à nier également la reconnaissance de la différence et donc de l’existence de l’objet, peut-être du fait de la dépendance qu’il est susceptible de réveiller ou de la menace d’effraction que la rencontre pulsionnelle pourrait engager.

81La levée ponctuelle de ces défenses donne à voir des dérapages formels inquiétants dont les contenus très projectifs trahissent une problématique identitaire majeure. Ils apparaissent d’autant plus préoccupants qu’ils se situent en contraste absolu avec les réponses hyperadaptatives dominées par l’inhibition. La vulnérabilité narcissique apparaît notamment à travers des réponses hybrides ou mal délimitées et parcellaires montrant la difficulté d’accès à une représentation de l’objet total (planches III et VII) :

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Planche VII : « Je ne vois pas du tout (tendance refus). Un tête, genre un animal mythique avec une tête de singe, des oreilles de lapin, c’est tout. » Enquête : « Là des plumes ou des grandes oreilles. Après au niveau du corps, c’était plus l’idée de donner un corps sans vraiment une forme. »

83Le caractère hybride de la représentation et l’imprécision de ses contours formels rendent compte de la fragilité identitaire. L’investissement de détails phalliques s’avère inefficace pour colmater la béance narcissique actualisée par la confrontation à la symbolique féminine/maternelle en creux. La problématique s’inscrit ainsi dans un registre plus identitaire que génital. Le manque ne peut être symbolisé et engage une menace identitaire majeure : la représentation n’est pas intègre et traduit la difficulté de Mathilde à se représenter un corps entier.

84L’absence de toute représentation sexuée ou symbolisme sexuel au cours du protocole montre ainsi que la problématique majeure est identitaire et non pas identificatoire. Seules peut-être les sollicitations sexuelles de la planche VI semblent engager des réponses se situant davantage en écho avec les sollicitations latentes mais dont le contenu demeure néanmoins insuffisamment symbolisé, comme en témoigne la référence crue à la mutilation (« Un tapis de sol d’un animal qu’on aurait découpé, genre tigre ou… c’est tout. En haut la tête avec les moustaches, le corps. Les gens qui vont à la chasse, les peaux »).

85L’absence manifeste de sensibilité à la différence des sexes semble se télescoper avec celle, prévalente, de lutte contre toute différence au prix à la fois d’une négation de la source interne de la pulsion et d’une absence de prise en compte de l’objet à travers, entre autres, le non-investissement de la bilatéralité (planche III : « On dirait une tête d’oiseau avec le bec, un espèce de corps assez bizarre, c’est tout. Là la tête. (?) On dirait un corps mais la position penchée me paraissait instable, penchée comme ça »).

86Aucune représentation de relation ne peut être en effet évoquée par Mathilde et la bilatéralité des planches n’est aucunement investie : aménagement spéculaire (planche II) et mise en place de mécanismes d’isolation coûteux (planches III, VIII…) interviennent en lieu et place du déploiement du conflit pulsionnel sexuel et/ou agressif. La non-prise en compte voir le déni de la réplique perceptive des représentations projetées apparaît comme une procédure défensive mobilisée contre la reconnaissance même de l’objet et les dangers de la rencontre pulsionnelle. Peut-on en déduire la menace d’effraction ou de confusion que cette dernière comporte ? La question du désinvestissement de l’objet au profit de la mise en place d’un système autarcique se pose avec acuité. La référence à la vigilance de la représentation animale de la planche VIII donne la mesure des dangers représentés par l’environnement et la rencontre objectale (« Je verrai un animal qui est sur des rochers, qui guette quelque chose qui est plus bas. L’animal sur le côté, avec ses quatre pattes »).

87D’autre part, l’hyperréactivité pulsionnelle aux planches pastels traduit la forte dépendance à l’extérieur combattue, par ailleurs, par une restriction pulsionnelle dominante, les aménagements narcissiques et l’isolation :

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Planche VIII : « Ah bah, c’est déjà plus coloré, un peu plus gai » ; planche IX : « Des algues dans la mer, avec le courant qui les fait remonter comme ça. Le corail en rose, comme un récif, les algues le reste des couleurs » ; planche X : « Un feu d’artifice (rire). Couleurs éclatées, ça fait penser au 14 Juillet quand il y a un feu d’artifice, c’est gai. »

89Ces réponses écartent ainsi l’hypothèse d’une dévitalisation radicale du fonctionnement psychique. Les couleurs pastel suscitent, en effet, l’expression d’affects contrastant avec l’aridité dominante. On peut se demander si l’inhibition et le contrôle ne s’érigent pas ainsi contre une forte dépendance voire soumission à l’extérieur et ses sollicitations, traduites ici par une réactivité immédiate aux caractéristiques sensorielles.

90En résumé, le poids de la défense par l’inhibition constitue une entrave au déploiement des fantasmes comme des mouvements pulsionnels dans leur dynamique interne et leurs modalités de représentation. L’inhibition rigide prévaut mais apparaît ponctuellement percée par des émergences en processus primaires dans un contexte où le clivage constitue une procédure défensive certaine (alternance de moment hyperadaptatifs et hyerprojectifs).

tat

91L’inhibition qui caractérise l’ensemble des récits du tat s’inscrit dans la continuité de celle du Rorschach. Malgré certaines tentatives d’amorce, la conflictualité peine à se déployer compte tenu des divers processus défensifs de contrôle utilisés. Ce protocole, d’allure globalement inhibée, est constitué de récits de plus en plus restrictifs jusqu’à n’occuper qu’une seule ligne à la planche 16, où se dit directement l’incapacité d’associer. La planche 16 du tat est en effet l’objet d’un refus. Se dévoile l’impossible recours à des objets internes suffisamment fiables dès lors qu’il n’y a plus d’étayage possible sur la réalité externe (« Je vois rien du tout. Encore là avant il y avait un support mais là… »). À travers ce refus d’engagement dans une histoire, se lit toute la détresse de la jeune fille qui, à l’orée de la séparation, met en œuvre une répression drastique contre des éléments potentiellement anxiogènes qui ne peuvent être pris en charge par une activité représentationnelle, créative ou dramatisée, paraissant ici totalement abrasée voire inexistante.

92Le recours à la réalité externe sert de contre-investissement à une réalité interne refusée car potentiellement angoissante, comme en témoignent les brefs moments davantage projectifs, nous y reviendrons.

93Ce protocole est ainsi saturé par des procédés relevant de l’inhibition [silence (CI-1) ; anonymat des personnages, imprécision des motifs du conflit, banalisation (CI-2)] qui, associés à des procédés rigides [précaution verbale, remâchage (A3-1) et descriptions importantes (A1-1)], concourent à restreindre l’expression fantasmatique :

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Planche 3BM : « Une petite fille qui s’est endormie, euh je ne sais pas là… Je sais pas, elle s’est installée là pour s’amuser et a été surprise par le sommeil. C’est tout. »

95Mathilde ne semble pas du tout en contact avec ses affects du fait de l’intensité de la répression pulsionnelle. L’absence d’évocation d’affects dépressifs et de représentation de perte sous le poids du contrôle défensif montre que la problématique de perte d’objet est soigneusement évitée ici. Si la référence au sommeil peut être éventuellement entendue comme un équivalent dépressif, celui-ci n’en reste pas moins agi sur le plan comportemental et non traduit en terme de représentations et d’affects qui témoigneraient de capacités de traitement psychique.

96Le contrôle et l’inhibition s’avèrent si drastiques qu’on ne décèle quasiment pas d’émergences en processus primaires. L’économie défensive, dont la caractéristique première est l’inhibition du déploiement des conflits, ne relève ainsi pas du registre névrotique. À certaines planches dont les sollicitations fantasmatiques sont puissantes, un registre de fonctionnement opératoire est susceptible de supplanter l’inhibition à travers le surinvestissement de la réalité externe. Les descriptions sont parfois relayées par l’accent porté sur le quotidien, le factuel, le faire et la référence à la réalité externe [procédés CF (surtout CF-1)]. Le recours à l’agir ou la référence à un quotidien banalisé, qui semblent régulièrement pallier l’absence de fantaisie fantasmatique, évoquent une désertion du monde interne et une précarité des mécanismes d’intériorisation.

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Planche 13MF : « Un matin, l’homme doit aller travailler, donc il s’est levé, il s’est habillé mais il a du mal à émerger. Sa femme continue, elle, à dormir car elle commence le travail plus tard, donc elle a le droit à du sommeil en plus. »

98Malgré la reconnaissance du lien du couple, le conflit pulsionnel est évité aussi bien dans sa dimension libidinale qu’agressive au profit de l’investissement du quotidien factuel.

99Les procédés narcissiques – plus particulièrement le recours à l’idéalisation dans sa valence aussi bien positive que négative (CN-2 + et –) – marquent une difficulté majeure à aménager le conflit pulsionnel et traduisent une tentative de différenciation entre le moi et l’objet.

100Le protocole de tat comporte cependant davantage de mises en relations et engage parfois des mouvements de dramatisation qui font défaut au test du Rorschach. La présence de procédés labiles est à relever car elle témoigne du maintien des investissements objectaux. Les mises en relation régulières et l’introduction de personnages non figurant sur l’image comme l’expression d’affects permettent, à certaines planches, une expression a minima des conflits, même si l’insuffisante inscription dans une conflictualité intra psychique est constante. Bien que la présence de ces procédés permette un relatif assouplissement des défenses par l’inhibition et modère ainsi l’hypothèse d’un vide fantasmatique, leur portée est limitée par l’importance de celles concourant à l’évitement de la prise en charge des conflits.

Axe 2 : Sexualité et fantasmes originaires

tat

101La problématique narcissique semble au premier plan. À plusieurs reprises, la relation à l’objet est dominée par une contrainte parentale externe exerçant une emprise tyrannique. Le narcissisme semble écrasé sous la pression d’exigences idéales majeures dont on peut interroger le retentissement dépressif (« Il n’a pas la volonté de s’y mettre ») jamais traduit en terme d’affects mais d’éprouvés corporels. L’angoisse de castration ne semble pas structurante. En témoigne à la planche 1, d’une part, la non-reconnaissance de l’immaturité fonctionnelle et, d’autre part, du désir pour l’objet :

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Planche 1 : « C’est un petit homme, ses parents l’ont inscrit à des cours de violon, mais lui il n’aime pas du tout ça. Quand il doit rentrer chez lui, il doit travailler son violon. Il n’a pas la volonté de s’y mettre, c’est une corvée pour lui. »

103Lorsqu’il est évoqué, le lien aux parents (planche 1) ou à la figure maternelle (planche 7GF) est ainsi exclusivement pris dans une relation de contrainte ou d’opposition qui évacue le déploiement d’une conflictualité interne dans le registre du désir ou de la rivalité. La conflictualité œdipienne apparaît ainsi insuffisamment structurante. Le scotome des figures parentales à la planche 2, bien que levé par une question du clinicien, ne débouche pas sur un conflit œdipien triangulé au sein duquel les mouvements de désir et de rivalité seraient susceptibles de s’exprimer, mais sur un aménagement narcissique en traduisant l’impasse : la jeune fille du premier plan se trouve isolée par rapport aux objets parentaux indifférenciés et disqualifiés. Une problématique de différenciation entre le moi et l’objet semble prévalente.

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Planche 2 : « Déjà, ça se passe dans le passé. Une jeune fille de bonne famille, qui rentre des cours, qui devrait aller travailler, mais a le regard un peu perdu, voit les landes. Elle aimerait bien aller se balader, et étant une jeune fille de bonne famille, ça se fait pas d’aller gambader comme ça dans les landes. (?) Derrière, ça serait les domestiques, l’homme serait en train de labourer les champs. La femme vient de terminer quelque chose et elle est venue discuter avec son mari. Les enfants joueraient dans la lande là où le regard de la jeune fille se porte. »

105À plusieurs reprises, le recours à l’agir intervient en lieu et place du traitement intra-psychique des conflits. L’investissement du regard et de l’agir corporel au sein même des récits semble pallier le difficile aménagement de la distance aux objets internes (planche 7GF : « elle a le regard ailleurs, loin de ce que lui dit la préceptrice »). À cet égard, l’impossible investissement d’un contenant sécurisant à la planche 19 apparaît à l’image de sa difficulté à investir son intériorité tout comme un corps qu’elle ne semble pas habiter (« Une maison prise dans une tempête de neige avec des rafales de vent… Je sais pas (rires) »).

106La difficulté notamment à se différencier de la figure maternelle est patent comme en témoigne le récit de la planche 7GF :

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Planche 7GF : « Alors ce serait une préceptrice avec son élève. C’est un cours, donc la préceptrice lui lit le livre qui va servir pour la leçon. La petite fille est là avec sa poupée dans les bras, elle a le regard ailleurs, loin de ce que lui dit la préceptrice. Elle pense qu’à une chose, que le cours se finisse pour qu’elle puisse aller jouer avec ses amis. »

108Malgré l’inhibition, les conflits de rivalité lorsqu’ils s’expriment mobilisent ainsi une dimension discrètement persécutrice comme à la planche 9GF :

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Planche 9GF : « […] deux sœurs qui se ressemblent et qui ont décidé d’aller s’installer au bord de la rivière pour lire ou faire de la broderie. Y’en a une, sa feuille s’est envolée, donc elle court après pour la rattraper. L’autre la regarde, ne fait rien pour l’aider à attraper sa feuille, elle se moque un peu d’elle. »

110Dans ce contexte, l’investissement désirant de la figure paternelle comme la possibilité de se penser comme objet du désir de l’autre semblent barrés, si l’on s’en tient aux interdits sévères et puissants mobilisés. L’impossibilité d’investir une position de passivité et l’auto-accusation masochiste de transgression vis-à-vis d’une figure paternelle très surmoïque à la planche 6GF interrogent la valeur défensive de l’inhibition. N’aurait-elle pas une fonction d’extinction de l’excitation pulsionnelle générée par la proximité des fantasmes incestueux ?

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Planche 6GF : « Lui c’est un policier et il a découvert le crime qu’elle avait commis et là il est en train de lui révéler les résultats de son enquête, que c’est elle la coupable. Elle, elle est à la fois surprise et apeurée parce qu’il a découvert son crime. (?) Un vol. »

112La configuration fantasmatique singulière dont ce récit rend compte semble en effet illustrer les formulations de C. Chabert au sujet de la version mélancolique du fantasme de séduction dans les troubles des conduites alimentaires. La jeune fille du récit n’est pas victime mais criminelle. L’investissement d’une position passive, sous-tendue par le refoulement des désirs sexuels et garante de la préservation de l’innocence, est ainsi barrée. L’accusation de transgression témoignant d’un traitement masochiste de la culpabilité peut apparaître à la fois comme une auto-application des représailles maternelles fantasmatiquement redoutées, mais également comme une mesure de protection offerte à la rivale ou une façon détournée de l’attaquer compte tenu de la prévalence narcissique des identifications et de l’impossible mise en scène de la rivalité avec elle.

113L’angoisse de perte d’amour de la part de l’objet qui semble prévalente est repérable, d’une part, à travers la mise en scène à plusieurs reprises de retrouvailles suite à des séparations (planche 11 : « il traverse le pont qui le mène au château, là il va retrouver sa famille » ; planche 13B : « Un petit garçon qui attend avec impatience le retour de son papa qui va rentrer de sa journée de travail ») et, d’autre part, l’investissement d’objets d’étayage dans le cadre de relations anaclitiques. Si la dimension sexuelle est relayée à l’arrière plan, elle demeure néanmoins présente en filigrane. Certains récits laissent en effet deviner la proximité de la fantasmatique incestueuse :

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Planche 10 : « Un homme qui vient d’avoir un coup dur et qui est parti chercher du réconfort auprès de sa maman. Elle le réconforte et elle lui fait un câlin et un gros bisou sur le front et lui se couche dans ses bras comme s’il était encore un enfant. »

115Le tat de Mathilde montre ainsi l’échec du traitement des conflits sur une scène interne. L’inhibition dominante ne vise t’elle pas à pallier l’insuffisance du refoulement des fantasmes œdipiens comme en témoignent les brèves émergences plus projectives ? Si la problématique de séparation semble majeure et l’objet d’étayage insuffisamment intériorisé, la dépendance aux objets externe confère aux fantasmes une potentialité de réalisation dangereuse qui en commande la répression.

Conclusion

116Les cas de Mathilde et Victoria, en dépit d’une symptomatologie proche, apparaissent vivement contrastés à bien des égards. Le fonctionnement psychique de Mathilde, anorexique restrictive, semble ainsi relativement figé et la sévérité de l’inhibition porte aussi bien sur les mouvements pulsionnels que sur l’investissement de l’objet. Les aménagements narcissiques sont chez elle toutefois plus efficaces que chez Victoria, anorexique-boulimique, pour garantir l’étanchéité des limites intérieur/extérieur et préserver l’intégrité identitaire. À l’inverse, dans le cas de Victoria, la moindre inhibition défensive va de pair avec un plus fort investissement de l’objet mais dont la menace d’envahissement apparaît plus clairement, comme l’atteinte concomitante du narcissisme. Difficile de dire ainsi, en l’absence du suivi de ces patientes à plus long terme, quelle réponse défensive (inhibition vs massivité de la projection) constitue une facteur de meilleur pronostic. Si la possibilité d’expression de fantasmes témoigne d’une certaine vitalité du fonctionnement psychique, leur crudité entraîne de nombreux dérapages liés aux débordements d’excitation (Victoria). L’inhibition apparaît, à certains égards, trophique pour le narcissisme mais au prix du désinvestissement des relations objectales et de l’appauvrissement du fonctionnement mental dans son ensemble (Mathilde).

117Les protocoles projectifs des patientes anorexiques mettent ainsi très souvent en évidence le défaut de constitution d’une scène interne bien différenciée car l’enveloppe externe est particulièrement investie pour délimiter les frontières entre le moi et l’objet dont l’instabilité, parfois la défaillance, sont communes aux patientes anorexiques et anorexiques-boulimiques : si l’anorexique y parvient au prix d’un déni de toute dépendance à l’objet dans un système défensif qui confine au repli autarcique (Mathilde), l’anorexique-boulimique en montre l’échec à travers l’effraction des limites corporelles et psychiques corrélée à l’investissement pulsionnel de l’objet (Victoria).

118Le vide interne évoqué par plusieurs auteurs au sujet des conduites anorexiques/boulimiques renvoie certes, on le voit avec les cas de Victoria et Mathilde, aux entraves dans les mécanismes d’intériorisation et la maturation normale des phénomènes transitionnels à l’instar d’autres conduites addictives compulsives, mais notre expérience clinique avec ce type de patients et notre étude approfondie de leurs protocoles projectifs montrent toutefois que sa dimension défensive, souvent réactionnelle contre le trop plein de fantasmes suscités par la réactivation du conflit œdipien, ne doit pas être négligée. On suppose, au regard de l’analyse du cas de Victoria, que l’extrême inhibition retrouvée dans le protocole de Mathilde pourrait avoir ainsi une fonction de répression de ces excès fantasmatiques visant à pallier les défaillances du refoulement et protéger de la confusion avec les objets d’amour auxquels ils exposent. Le passage fréquent chez une même patiente d’une symptomatologie à l’autre, de l’anorexie restrictive à l’anorexie-boulimie voire à la boulimie, pourrait en attester.

119L’écoute clinique a bien souvent tendance à se laisser happer par la détresse narcissique sous-jacente à l’exhibition du vécu d’incomplétude de la boulimique ou au combat drastique mené contre toute forme de dépendance de l’anorexique. Le piège transférentiel ainsi tendu met à l’arrière plan la violence des mouvements pulsionnels, la prégnance des fantasmes œdipiens, intraitables sur une scène interne car porteurs du danger de la perte et de la confusion incestueuse. L’identification aux objets d’amour n’apparaît pas pour Victoria comme voie de dégagement et de dédommagement par rapport au renoncement œdipien mais comme un équivalent de réalisation incestueuse ou parricide où le moi lui-même serait menacé de mort par un surmoi cruel compte tenu de la prévalence des identifications narcissiques. Aussi, l’attaque corporelle et l’investissement de la douleur dans les troubles des conduites alimentaires ne témoigneraient pas nécessairement d’un déficit de l’activité représentationnelle mais davantage, comme le souligne C. Chabert (1999), d’un transfert du psychique au corporel, celui-ci ayant pour fonction de détourner ou d’effacer les représentations insoutenables, dont le protocole de Victoria fournit une illustration édifiante. L’auteure se réfère ainsi aux travaux d’A. Green (1980) au sujet de la mère morte, montrant bien la fonction de colmatage par le surinvestissement des fantasmes du trou du désinvestissement maternel que l’enfant doit subir, soudainement, abruptement. Le surinvestissement de l’activité de représentation, l’effervescence psychique ne constituent-ils pas un mode de traitement visant essentiellement à contre-investir la passivité inhérente à la situation d’abandon ? (Chabert, 1999, p. 1463).

120La méthodologie projective, l’analyse du cas de Victoria en témoigne, permet dans certains cas, et c’est là tout son intérêt dans le domaine de la psychopathologique psychanalytique, de mieux identifier les conduites psychiques sous-jacentes aux symptômes ne se laissant pas circonscrire par la simple écoute clinique.


Victoria (19 ans) : Rorschach

tableau im1
– 50’’ (rit) 1) Ça va être dur hein ! + Je sais pas. Une sorte de démon à deux têtes qui essaie de s’emparer de quelque chose, avec des ailes… qui essaie d’agripper quelque chose, qui essaie d’atteindre quelque chose, de s’accaparer, comme s’il était divisé en deux. Un duo qui possède, qui sont complices en corps, mais pas en âme et qui essaie d’atteindre quelque chose avec des ailes. (L’ensemble) (Têtes et mains dans le D médian supérieur. Les ailes dans les D latéraux) G K-(H) II – Imm. 2) Là c’est deux personnes qui se touchent la main comme ça (mime avec ses mains), habillés d’habits sombres… 3) Le point de leur point de contact, c’est comme une éclaboussure de rouge, pour moi c’est comme une éclaboussure de sang. Ils ont la tête sombre, triste. Ils ont du mal mais ils essaient de se comprendre et de s’accepter. (L’ensemble) (D rouge inf.) D/G KC’ H/Scène D Ckob Sg III – Imm. 4) Alors là c’est deux personnes, en fait ils sont dans une position et ils sont tous les deux comme ça… penchés (se lève et mime la position). Ils gardent cette distance. 5) Entre eux, il y a quelque chose qui est en train de naître, un papillon naissant. 6) Il y a quelque chose qui tombe du ciel, qui les empêche de se rapprocher davantage et qui leur rappelle le poids de la vie quotidienne. (L’ensemble) Deux personnes de même sexe, féminin, je vois leurs talons aiguilles (rit). (D rouge médian) (D rouge sup.) G K+ H Ban D kan+ A Ban D kob± Divers IV – Imm. 7) [V] Ici, je vois deux personnages, deux petits êtres chétifs, un peu paranormaux. Ils ont l’air apeuré. 8) En bas, il y a une colline, quelque chose d’obscur. 9) Il y a un cœur un peu plus bas qui est le symbole de leur union. L’amour les lie. Ici, on voit le point d’origine qui montre leur provenance. (Petit Dd du D médian inf.) (Dd lat. clair du D médian inf.) (Dd médian clair du D médian inf.) Dd F-(H)?kp Dd EF Pays. Dd F-Symb/Abst V – 6’’ 10) Je dirais un papillon qui s’est mal développé, les ailes tombantes, qui n’est pas devenu ce qu’il avait envie de devenir. Un visage trop rustre, antennes trop épaisses, attristé et qui fait fuir les autres par sa laideur, qui effraie les autres, qui est soumis à son apparence sans le vouloir. On lui a imposé son apparence qu’elle n’aime pas elle-même. (L’ensemble) G F+ A ? Ban
tableau im2
VI – 3’’ 11) Je dirais une sorte d’homme, avec un air très impartial, avec les bras tendus dans le vent, et qui est piqué sur une terre d’origine. 12) Une sorte de totem, euh, voilà. (L’ensemble) (D médian sup.) D/G K- H/Elmt D F+ Embl. VII – 7’’ 13) Alors là c’est toujours deux personnes avec, euh, deux filles avec leurs queues de cheval levées en l’air (rire très appuyé), et qui sont toutes les deux posées, avec leurs mains, posées. Elles ont envie d’aller l’une vers l’autre. Elles sont posées sur deux terres. Il y en a une qui a la bouche plus ressortissante et qui a décidé d’aller parler à l’autre mais qui sent que l’autre n’est pas encore prête. Elles se ressemblent énormément. (L’ensemble) D/G K+ H/Scène VIII – 8’’ 14) Alors, au milieu il y a quelque chose de vert. Alors euh il y a, j’sais pas comment expliquer. Alors il y a deux personnages qui ont la même attitude, qui essaient d’escalader quelque chose, qui en altitude prend une couleur vert foncé et qui se dégrade. Au milieu il y a toujours cette frontière qui divise leur parcours malgré que chaque étape à grimper soit pratiquement identique. Ils ont tous les deux une main vers le rocher, comme s’ils avaient réussi à s’accrocher. Ils se posent. Ils ont une once d’espoir. On dit que le vert c’est l’espoir. Avec le rose de la base, eux-mêmes sont remplis de plein d’espoir. Deux animaux. (D rose latéraux) (Axe médian) Remarque C D/G kanC H/A/Scène ? Ban IX – 17’’ 15) [<] C’est bizarre, de ce côté là, j’ai l’impression que c’est une fille assez ronde et qui est sur un scooter. A la roue levée de son vélo et essaie de monter une pente. Elle est toute verte. Il y a de l’eau et on voit son reflet et son évolution et elle a l’air très déterminée à monter cette colline. 16) Mais, il y a quelque chose qui lui tire la langue pour la pousser à l’aider à grimper. [>] (D vert. La pente en orange) (D quart latéral du rose) D KC+ H/Scène/Reflet D kp-Divers X – 4’’ C’est bizarre. [?] À l’endroit je vois quelque chose de très positif. [?] À l’envers très négative. 17) [?] Phase positive : c’est l’union de deux êtres habillés de rouge. Ont les mains bleues. 18) Le bleu, ça fait comme un crabe. Êtres (D gris sup.), habits (D roses), mains (D bleu médian) (D bleu lat.) D FC-H/Abstr. D F+ A Ban
tableau im3
X – 4’’ (suite) 19) Et leur visage foncé, ils essaient de s’embrasser. Ils ont le bout du visage un peu plus sombre, ont des antennes comme des papillons au bout. 20) Au niveau de leurs lèvres une sorte de petite statue. Ils tiennent la statue avec leurs lèvres, bien dessinées. Cette statue porte un long chapeau. Ils ont tous les deux une sorte de balai. 21) Entre eux, il y a un animal mystique qui a la tête d’un lapin avec des ailes. 22) [?] À l’envers, le lapin je le vois plus comme quelque chose qui essaie de prendre son envol. 23) Je vois l’union de deux sortes de démons avec des yeux oranges, habits rouges, unis par une main bleue avec un cristal au milieu. 24) Non c’est plutôt deux sorciers avec un diadème. Ils ont le nez crochu. Ils sont posés par leur pointe des pieds. 25) Une statue allongée avec les ailes noires. Têtes et antennes (D gris sup. lat.) Essaient de s’embrasser. (Dd gris axe médian sup.) (D médian vert) (D médian vert) Démons (D rose), yeux (D médian jaune), main et cristal (D bleu méd.) Sorciers (D rose) Diadème (D jaune méd.) (D gris sup.) D K+ (H)/Ad/A/ Scène Dd F± Art/Vêt. D F-(A) ? Ban D kob Divers D KC-(H)/ Scène D K-(H) D FC’± Art
Choix + : X, IX
Choix - : V, II

Psychogramme

tableau im4
R 25 Tps total 25’ Tps/réponse 1’ Tps lat moyen 10” TA G D Dd TRI 9K/3,5 ? C FC 6k/1 ? E RC% 48% G 7 28% D 14 56% Dd 4 16% F 7 (3F+, 1F±, 3F-) K 8 kan 2 kob 3 kp 1 (1?) FC 5 CF 1 EF 1 A 3 (A) 1 H/A/Scène 1 H 1 H/Embl 1 H/Scène 2 H/Abst. 1 H/Scène/Reflet 1 (H) 3 (H)Scène 1 (H)/Ad/Scène 1 Sang 1 Embl. 1 Pays. 1 Symb./Abst. 1 Art 1 Art/Vêt. 1 Divers 3 F% : 28% F+% : 50% F% él : 76% F+%él : 55% A% : 12%-16% H% : 28%-48% Ban 3 (+ 3 ? Ban)

Psychogramme

Victoria (19 ans) : tat

1211. 4” C’est un petit garçon dont ses parents l’obligent à étudier la musique. Il aime pas vraiment ça. Il souffre. Ses parents doivent être musiciens et voudraient qu’il fasse quelque chose de prometteur. Lui, il reste sans inspiration devant son piano, devant sa partition, il n’aime pas ça. Il se déprime, on exige trop de lui, et ça lui met la pression.

1222. Alors, c’est une sorte de famille venant d’un milieu assez paysan. La mère est très pensive, elle a les mains croisées sur son ventre, elle doit être enceinte. L’homme pousse le cheval et travaille dans les champs. Il est très robuste, il a dû beaucoup travailler. Au premier plan, une jeune fille, qui est sûrement la fille, habillée de façon modeste mais mieux habillée que ses parents, qui tient un bouquin dans ses mains, qui est pensive face à ce paradoxe, face à ses parents qui font un travail assez dur, et elle qui doit se trouver pour pouvoir évoluer parce que ses parents lui ont imposé d’aller travailler, de faire des études. Elle reste dans le doute, se sent mal par rapport à ses parents qui comptent sur elle parce qu’ils n’ont pas fait d’études, voilà.

1233BM. C’est une jeune fille qui est dans sa chambre, elle est exaspérée par la vie, par le monde, qui souffre énormément. Elle est appuyée sur son lit, la tête enfouie sous son matelas. Elle est désespérée, elle veut en finir. Elle voudrait que quelqu’un vienne à son secours, mais personne ne vient. Les nuits se passent, les jours se passent, et le lendemain, elle fait comme si de rien n’était. Elle cache sa souffrance, éperdument, aux autres.

1244. Alors, c’est un couple, ils sont dans un café. Un homme très beau, très attirant, mystérieux. Une femme très sulfureuse, très fine, elle essaie d’attirer son attention, mais lui, il est trop fier, il a trop d’idées en tête. Malgré ses efforts pour rester mince et faire attention à son apparence, elle n’arrive pas à attirer son attention. Elle finit par douter d’elle, de ses vraies valeurs. Aujourd’hui je vois tout négativement, j’aurais pu inventer une toute autre histoire avec une fin heureuse, là c’est triste hein ce que je raconte ?

1255. C’est une petite fille dans un salon, mais il y a un grand paradoxe. Le salon est très bien orné, meublé. C’est une famille qui a dû beaucoup travailler pour avoir ça. La petite fille est dans cette chambre, ornée, meublée. Il y a sa maman qui l’interpelle pour voir ce qu’elle est en train de faire. Elle est toujours en train de la surveiller, voir si elle ne fait pas de bêtises. La petite fille, justement, n’est pas en train de travailler, elle vient constamment surveiller ce qu’elle fait. La petite fille agit de façon contradictoire à la volonté de sa mère.

1266GF. C’est un couple marié depuis longtemps, très bien habillé, sûrement un couple qui en a fait beaucoup pour en arriver là. Il y a le père derrière qui arrive avec son cigare, symbole de la postérité, non, symbole de nouveaux riches. C’est quelqu’un de très réfléchi, très pensif. La fille devant, elle est très bien habillée, coiffée. Son mari a l’air de lui dire, de lui faire prendre conscience de quelque chose de grave. Et elle est perplexe et apeurée. Ils se posent des questions sur leur enfant qui va mal et qui n’est pas dans la pièce.

1277GF. Alors, c’est une petite fille avec sa maman sur un joli sofa. Sa mère essaie de lui enseigner quelque chose en lui lisant quelque chose. La petite fille, qui tient un poupon, n’a pas l’air désintéressé, aurait préféré jouer avec ses amies plutôt que d’écouter toutes ces phrases. Elle a l’air ailleurs, et elle en vient à détester sa mère de l’empêcher de pouvoir vivre sa vie d’enfant. Elle a de la colère et de la haine vis-à-vis de sa mère, de lui imposer des choses qu’elle n’a pas envie de faire.

1289GF. 3” Alors, c’est une mère qui est cachée derrière un arbre. L’histoire se passe dans une forêt, dans un paysage montagneux, ou à la plage. La mère espionne sa fille, qui est en jupe, bien habillée, bien maquillée. Elle est anxieuse et a un objectif en tête, elle se hâte. La mère, qui tient un livre à la main, l’observe. La fille ne se rend pas compte, elle continue à avancer avec cette idée en tête.

12910. Alors là, c’est un vieux couple assez âgé, et ils sont dans l’obscurité, ils sont désespérés tous les deux. La femme est appuyée sur le torse de l’homme, qui l’embrasse sur le front, pour oublier l’angoisse qui les oppresse. Leur enfant va mal, ils ne trouvent pas de solution. Ce rapprochement est le seul moyen de faire face à ces obstacles. On sent qu’auparavant, ils n’étaient pas aussi proches. Depuis que ces malheurs leurs sont tombés dessus, ils se sont rapprochés l’un vers l’autre, pour affronter tout ce qui arrive, ils n’ont pas encore trouvé de solution pour aider leur proche.

13011. 4” Alors là, c’est un chemin en pierre au milieu de la montagne, avec un ciel obscur qui a l’air de se jeter dans l’éclaboussure de la cascade, qui jaillit de la montagne. Rien ne s’y passe. On voit une sorte de dragon s’envoler en l’air dans le ciel obscur, un monstre, une sorte de démon. C’est l’image d’un rêve qu’une personne est en train de faire, un cauchemar. C’est une personne qui rêve de ses propres angoisses, de son mauvais côté qui lui fait peur, donc elle en rêve inconsciemment. Elle rêve du gouffre dans lequel elle ne veut pas tomber.

13112BG. Avec moi, vous allez en utiliser des feuilles ! Alors, c’est un champ, dans un panorama assez forestier avec un cerisier, une barque. C’est la vue que deux personnes sont en train d’admirer, admirer ce panorama assez paisible, de stabilité. Une barque qu’ils ont utilisée pour faire une balade. Ils restent là assis sur l’herbe pour admirer le paysage, à profiter de ce moment paisible, en train d’admirer jusqu’à ce que la nuit tombe. C’est une façon d’oublier le mal, tout ce qui nous opprime, nous oppresse.

13213B. Alors là, c’est un petit garçon qui est assis à l’entrée de la porte d’une grange en bois. Il a l’air en pleine réflexion, se posant des questions sur son avenir. L’intérieur de la grange est assez obscur. La lumière va sur lui, ce qui montre qu’il est en totale rétrospection avec lui-même. Il se demande ce qu’il va devenir, comment évoluer face à ses parents, comment sortir de cette grange. Il reste là pensif des heures sans trouver de solution.

13313MF. La, c’est une fille nue, qui est dans sa chambre, dénudée, les seins à l’air, assez mince. Elle est épuisée sur son lit. Elle est là, la poitrine en avant. Le père se lamente sur son sort. Il est désappointé par rapport à sa fille qui est malade. Elle tourne la tête vers le mur pour éviter la confrontation avec le regard de son père. Le père ne peut que partir se lamenter sur son sort. Elle n’a pas de honte à montrer son corps devant son père. Elle se dénude, sa maigreur c’est par esprit de contradiction, elle fait ça comme un appel au secours, malgré qu’elle se sente à l’aise dans son nouveau corps bien fait. Le père, désespéré, s’en va.

13419. C’est un paysage assez abstrait avec un ciel, des silhouettes assez fuyantes, sombres, et on voit au loin une maison avec une cheminée, et au premier plan, on voit deux bulles posées sur une, comment dire, une sorte de mousse posée sur une matière houleuse qui a l’air d’emporter les bulles à l’horizon. Dans chacune des bulles, encerclées par un air assez obscur, malsain, il y a des choses qui se passent, il y une avancée d’une vie de famille. Cette ondée houleuse les fait évoluer petit à petit par rapport au reste du panorama, qui les fait évoluer progressivement. Cette planche ne m’inspire pas.

13516. Je vois une jeune femme qui a enfin réussi à devenir ce qu’elle est, admirée, intelligente. Les autres la rabaissaient parce qu’elle n’était pas bien physiquement. Maintenant, elle correspond à l’idéal de la société actuelle. Malgré que les garçons l’admirent, elle continue à se sentir mal. Le mal qu’on lui a fait dans son passé, fait qu’elle a un désir de vengeance. Elle doit avancer, se confronter, faire des efforts pour ne pas retomber dans le gouffre où elle était avant, toujours pour atteindre un petit point noir à l’horizon. Et elle avance, avance, avance en espérant pouvoir atteindre un jour cet équilibre et ce bonheur qu’elle recherche.

136(Durée de la passation : 45 minutes)

Mathilde (18 ans) : Rorschach

tableau im5
I – Imm. 1) Une chauve souris. Comme les tâches d’encre, on plie la feuille, c’est tout. L’ensemble avec les deux ailes là (D latéraux). G F+ A Ban ?C’ Remarque Symétrie II – Imm. 2) Ça pourrait être un personnage qui se regarde dans un miroir, qui serait habillé en noir avec un chapeau rouge, c’est tout. Le truc en noir (D noirs) ça me fait penser au nain de jardin, avec les chapeaux pointus et rouge. Le miroir par rapport à la main qui serait plaquée. G Kp H/reflet Ban ?C III – Ouh là… 3’’ Alors là je ne vois absolument pas. 3) On dirait une tête d’oiseau avec le bec, un espèce de corps assez bizarre, c’est tout. Là la tête. (?) On dirait un corps mais la position penchée me paraissait instable, penchée comme ça. ?refus D F-(A) IV – 10’’ 4) Alors là à part une tache grise, comme si on avait mis de la peinture quelque part et que ça avait coulé. Quand on met de la peinture et qu’on verse avec un verre et qu’après ça s’étale. C’est par rapport aux nuances de gris, si c’est plus ou moins dilué. G EF Tache V – Imm 5) Alors là, je verrais une chauve souris. C’est l’ensemble avec les ailes, les pattes, les oreilles. G F+ A Ban VI – 5’’ 6) Un tapis de sol d’un animal qu’on aurait découpé, genre tigre ou… c’est tout. En haut la tête avec les moustaches, le corps. Les gens qui vont à la chasse, les peaux. G FE+ A Ban VII – 14’’ Je ne vois pas du tout. 7) Un tête, genre un animal mythique avec une tête de singe, des oreilles de lapin, c’est tout. (D sup) Là des plumes ou des grandes oreilles. Après au niveau du corps, c’était plus l’idée de donner un corps sans vraiment une forme. ?refus D F-(Ad) VIII – [<] Ah bah, c’est déjà plus coloré, un peu plus gai. 8) 3’’ Je verrai un animal qui est sur des rochers, qui guette quelque chose qui est plus bas. L’animal sur le côté, avec ses quatre pattes. Remarque couleur D kan+ A Ban
tableau im6
IX – 7’’ 9) Des algues dans la mer, avec le courant qui les fait remonter comme ça. Le corail en rose, comme un récif, les algues le reste des couleurs. G Kob Algue ?C X – Imm 10) Un feu d’artifice (rire) Couleurs éclatées, ça fait penser au 14 Juillet quand il y a un feu d’artifice, c’est gai ! G kob Feu d’Artifice
Choix + : X et IX : Les paysages aquatiques, c’est assez apaisant.
Choix - : VI : Je suis contre la chasse et les manteaux en peau d’animaux.
IV : Ça fait glauque les couleurs, c’est sombre.

Psychogramme

tableau im7
R 10 G 7 70% F 4 (2F+, 2F-) A 4 F% : 40% ? Refus 2 D 3 30% kp 1 (A) 1 (Ad) 1 F+% : 50% Tps total 10’ kan 1 F% él : 60% Tps/réponse 1’ kob 2 H 1 F+%él : 75% Tps lat. moyen 4” Tache 1 EF 1 Algue 1 A% : 40%-60% TA G D FE 1 Explosion 1 H% : 10% TRI 0K/0 ? C FC 4k/1 ? E ? C 2 Ban 5 RC% 30% ? C’ 1

Psychogramme

Mathilde (18 ans) : tat

1371. Imm. C’est un petit homme, ses parents l’ont inscrit à des cours de violon, mais lui il n’aime pas du tout ça. Quand il doit rentrer chez lui, il doit travailler son violon. Il n’a pas la volonté de s’y mettre, c’est une corvée pour lui.

1382. 8’’ Déjà, ça se passe dans le passé. Une jeune fille de bonne famille, qui rentre des cours, qui devrait aller travailler, mais a le regard un peu perdu, voit les landes. Elle aimerait bien aller se balader, et étant une jeune fille de bonne famille, ça se fait pas d’aller gambader comme ça dans les landes. (?) Derrière, ça serait les domestiques, l’homme serait en train de labourer les champs. La femme vient de terminer quelque chose et elle est venue discuter avec son mari. Les enfants joueraient dans la lande là où le regard de la jeune fille se porte.

1393BM. 5’’ Une petite fille qui s’est endormie, euh je ne sais pas là… Je sais pas, elle s’est installée là pour s’amuser et a été surprise par le sommeil. C’est tout.

1404. Imm. Alors euh… un couple, la femme lui a annoncé que quelqu’un lui avait fait, dit, lui avait manqué de respect, et lui, en colère, est prêt à aller défendre sa fiancée, à aller se battre. Elle, elle lui dit que c’est pas la peine, qu’elle est au-dessus de ça, et qu’elle préfère qu’ils restent tous les deux passer un bon moment plutôt qu’aller régler des comptes.

1415. 36’’ Euh… une femme qui a entendu un bruit dans cette pièce et qui se demande ce qu’il se passe, elle monte et ouvre la porte, et regarde ce qui aurait pu provoquer autant de bruit. Elle se rend compte que c’est son chat qui joue avec une pelote de laine qu’il a déroulée et qu’elle avait laissé traîner. Il y en a un petit peu partout.

1426GF. 25’’ Lui c’est un policier et il a découvert le crime qu’elle avait commis et là il est en train de lui révéler les résultats de son enquête, que c’est elle la coupable. Elle, elle est à la fois surprise et apeurée parce qu’il a découvert son crime. (?) Un vol.

1437GF. 8’’ Alors ce serait une préceptrice avec son élève. C’est un cours, donc la préceptrice lui lit le livre qui va servir pour la leçon. La petite fille est là avec sa poupée dans les bras, elle a le regard ailleurs, loin de ce que lui dit la préceptrice. Elle pense qu’à une chose, que le cours se finisse pour qu’elle puisse aller jouer avec ses amis.

1449GF. 23’’ Euh… deux sœurs qui se ressemblent et qui ont décidé d’aller s’installer au bord de la rivière pour lire ou faire de la broderie. Y’en a une, sa feuille s’est envolée, donc elle court après pour la rattraper. L’autre la regarde, ne fait rien pour l’aider à attraper sa feuille, elle se moque un peu d’elle.

14510. 8’’ Un homme qui vient d’avoir un coup dur et qui est parti chercher du réconfort auprès de sa maman. Elle le réconforte et elle lui fait un câlin et un gros bisou sur le front et lui se couche dans ses bras comme s’il était encore un enfant.

14611. Merci. 34’’ Un jeune homme qui était parti en voyage et qui est sur le chemin du retour chez lui, et il a lancé les chevaux de la calèche au galop. Il est bientôt arrivé, il traverse le pont qui le mène au château, là il va retrouver sa famille.

14712BG. 2’’ Euh… un couple qui a décidé de se faire un petit pique-nique en amoureux, donc ils ont pris une barque pour aller sur une île, ils se sont installés là au bord de l’eau avec une nappe à carreaux et leur panier de pique-nique, avec la barque qui est arrimée là et qui se balance selon le vent.

14813B. 10’’ Un petit garçon qui attend avec impatience le retour de son papa qui va rentrer de sa journée de travail. C’est une habitude pour lui de se mettre à la porte pour guetter son père. Quand son père arrive il lui saute dans les bras, il est très proche de son père. Le week-end ils font du bricolage, construisent des maisons dans les arbres.

14913MF. 5’’ Un matin, l’homme doit aller travailler, donc il s’est levé, il s’est habillé mais il a du mal à émerger. Sa femme continue, elle, à dormir car elle commence le travail plus tard, donc elle a le droit à du sommeil en plus.

15019. 10’’ Une maison prise dans une tempête de neige avec des rafales de vent… Je sais pas (rires).

15116. 11’’ Je vois rien du tout. Encore là avant il y avait un support mais là.

152(Durée de la passation : 26 minutes)

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : mélancolie, boulimie, anorexie, inhibition, masochisme, passivité

Mise en ligne 28/02/2013

https://doi.org/10.3917/pcp.018.0083

Notes

  • [*]
    Sarah Vibert, maître de conférences en psychologie clinique, Laboratoire de Psychologie Clinique et de Psychopathologie (lpcp ea 4056), université Paris-Descartes, Sorbonne Paris Cité, Institut de Psychologie, Paris, France. Psychologue clinicienne, Département de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte, Service du Pr M. Corcos, Institut Mutualiste Montsouris, université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité.
  • [1]
    Observations réalisées dans le cadre de psychothérapies et bilans psychologiques (Rorschach/tat) dans le service de la consultation du Pr Corcos. Institut Mutualiste Montsouris, Paris 14e.
  • [2]
    Nous renvoyons le lecteur à l’article complet de notre étude : S. Vibert et C. Chabert, « Anorexie mentale : une traversée mélancolique de l’adolescence ? Étude clinique et projective des processus identificatoires dans les troubles des conduites alimentaires », La psychiatrie de l’enfant, LII, 2, 2009, p. 339-372.
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