Couverture de PCP_015

Article de revue

La conversion somatique à l'adolescence : un symptôme névrotique ? Contribution des épreuves projectives

Pages 103 à 118

Notes

  • [1.]
    Ce texte a fait l’objet d’une communication au Colloque d’Automne de la Société du Rorschach et des méthodes projectives de langue française « Maladies de l’âme, maladies du corps », Boulogne-Billancourt, 15 Novembre 2008.
  • [2.]
    Docteur en Psychologie, chargée de cours à l’Institut de Psychologie, Laboratoire de Psychologie clinique et de psychopathologie (LPCP EA 4056), Université Paris Descartes (Paris-5). Psychologue Clinicienne, CMPP du CEREP, Unité de psychiatrie Adulte, Hôpital Hôtel Dieu, Service du Pr. S. Consoli (Paris-6)
  • [3.]
    Conduite par le Dr. Lisa Ouss, Pédopsychiatre de liaison, Hôpital Necker-Enfants Malades.

PRÉSENTATION D’UNE RECHERCHE

1C’est à la croisée des deux univers, celui de l’enfance et celui des adultes, au moment de la traversée pubertaire, que la conversion somatique est le plus souvent retrouvée. Dans les services de neurologie pédiatrique de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul et de l’hôpital Necker, ses expressions symptomatiques les plus fréquentes sont les contractures musculaires, les troubles de la marche, les paralysies des membres inférieurs (troubles fonctionnels), les douleurs locales et les migraines (troubles de la sensibilité). Spectaculaires et parfois invalidantes, les conversions motivent l’accès aux soins médicaux, souvent en urgence, et donnent lieu soit à des consultations en ambulatoire, soit à une hospitalisation. Relativement méconnue, la conversion est pourtant fréquente, notamment dans ce type de service. Le trouble, et la plainte qui l’accompagne parfois, se situant dans un registre médical somatique, conduit le patient et sa famille en-dehors des dispositifs de soins psychologiques et psychiatriques classiques existant pour les enfants et les adolescents.

2Durant l’hospitalisation en service de neurologie, des observations et des examens sont pratiqués permettant d’écarter une étiologie organique, comme par exemple une lésion cérébrale à l’origine d’une épilepsie. L’originalité des symptômes, leur résistance à la compréhension selon une approche médicale scientifique, de même que le mystère de leur guérison (il arrive que la conversion s’amende spontanément ou au contraire persiste, et se déplace éventuellement sur une autre aire corporelle), laissent les soignants perplexes, intrigués dans certains cas, agacés dans d’autres. Si l’étiologie psychogène du trouble est décelée et prise en compte par les soignants, la rencontre entre l’enfant et le psychiatre de liaison et/ou le psychologue du service a lieu.

3Notre travail de recherche théorico-clinique répond au souhait de valider une approche psychodynamique dans la compréhension psychopathologique des troubles conversifs du sujet jeune, afin de compléter une approche critériologique qui nous apparaît insuffisante à rendre compte de la complexité des enjeux intrapsychiques et interpersonnels dans la survenue d’un tel phénomène. La définition que donne le DSM-IV-R du trouble conversif, dont l’approche est symptomatique et a-théorique, a constitué un point de départ pour le recrutement des sujets. La conversion est définie comme « un symptôme, ni produit intentionnellement, ni simulé. Il s’agit d’une perte ou d’une atteinte d’une fonction de la motricité volontaire ou de la sensorialité faisant évoquer une affection médicale générale ou neurologique mais ne pouvant pas être expliquée entièrement par une telle affection. On estime que des facteurs psychologiques sont associés au symptôme dans la mesure où l’on observe que la survenue des troubles est précédée par des conflits ou d’autres facteurs de stress » (American Psychiatric Association, tr. fr., 2004).

4Dans le cadre d’une recherche médico-psychologique plus vaste [], l’investigation des modalités de fonctionnement intrapsychique des patients à travers la passation d’épreuves projectives (Rorschach et TAT) a pour but de contribuer au développement des outils diagnostiques et accroître ainsi la portée thérapeutique des traitements préconisés.

5La découverte de l’hystérie de conversion par S. Freud, dont il livre les premières illustrations dans son ouvrage Etudes sur l’hystérie écrit avec J. Breuer en 1895, est intimement liée à la naissance de la psychanalyse. La conversion somatique se caractérise par sa signification symbolique : elle exprime, par le truchement du corps, le retour du refoulé. C’est dans le cas Dora que S. Freud (1905) livre la conception la plus aboutie de la conversion somatique hystérique : il la définit comme la transposition d’un conflit psychique et une tentative de résolution de celui-ci dans des symptômes somatiques, moteurs ou sensitifs. La conversion, depuis sa découverte, est conçue comme un destin pulsionnel : un certain quantum d’excitation, d’affect, est déchargé dans le corps, tandis que le complexe de représentations qui lui est associé, inacceptable pour le moi, est refoulé et maintenu inconscient.

6L’énigme que Freud soulève, celle du « saut mystérieux » dans le corporel, suppose l’existence d’un appareil psychique bien différencié, composé de différentes instances en rapports dynamique et conflictuel les unes avec les autres. La mise en place d’une instance moïque, distincte du moi-corps initial, permet la constitution d’un corps érogène, reflet d’une géographie sexuelle modelée par les fantasmes propres à chaque individu. Dans la conversion hystérique, c’est le corps érogène, et non pas le corps somatique qui est impliqué. La compréhension de la conversion repose donc sur une conception holistique de l’ensemble psyché/soma et interroge le rapport entre corps et fantasme.

7À travers l’étude d’une population « conversive » de 18 patients, filles et garçons, âgés de 10 à 16 ans, nous avons tenté de mettre à l’épreuve la définition psychanalytique de la conversion, notamment savoir si le symptôme relevait exclusivement d’un mécanisme de formation de compromis névrotique, et s’il devait être considéré comme systématiquement associé à des modalités de fonctionnement psychique névrotique et plus particulièrement hystérique. La préadolescence ainsi que l’adolescence, tranches d’âge dans lesquelles se situent nos patients, sont des périodes décisives pour la constitution du moi du sujet et mettent à l’épreuve sa capacité à endiguer et élaborer les motions pulsionnelles qui autrement génèrent de l’angoisse. Leurs poussées éprouvent la capacité qu’a le sujet à répondre à la quantité de travail psychique exigée par l’adolescence. Si les acquis des étapes précédentes ont été intégrés de manière suffisamment structurante, des remaniements seront possibles.

8À cette période de la vie, c’est le devenir de l’organisation œdipienne infantile qui est en jeu : en quoi la conversion nous renseigne-t-elle sur le processus d’entrée dans l’adolescence ? Quelle est la fonction économique de la conversion ? Si elle s’inscrit dans une problématique de désir, ces sujets peuvent-ils être considérés comme névrosés, compte tenu du stade de développement atteint ? Certains sont-ils hystériques, au sens où les psychanalystes d’enfant ont décrit cette pathologie ?

PRINCIPAUX RÉSULTATS

9Au terme de l’analyse des épreuves projectives, nous avons mis en évidence que le symptôme de conversion somatique pouvait être sous-tendu par des organisations psychopathologiques variées. Cependant, sur les 18 patients de notre échantillon, 16 présentent des modalités de fonctionnement névrotiques : en effet, les mouvements de va-et-vient entre le refoulement des motions de désir et l’émergence du retour du refoulé définissent l’existence d’un « théâtre privé » interne, peuplé d’objets investis libidinalement, sur lequel se jouent les conflits. À cela s’ajoute la dimension symbolique du discours et l’existence d’une réserve fantasmatique mobilisable à des fins de figuration psychique. Ce résultat signale le caractère structurant du complexe d’Œdipe et son assomption en tant que « système de référence symbolique », pour reprendre les termes de Paul Denis (1985, p 2145).

Conversion et fonctionnement psychique

10Si, parmi le 16 patients « névrotiques », la prévalence des aménagements respectivement labiles et rigides varie, nous avons relevé pour tous la centralité d’une problématique identificatoire et l’impact majeur de l’angoisse de castration. 12 patients présentent des aménagements névrotiques à dominante hystérique, dont 7 peuvent être considérés comme relevant d’une organisation hystérique infantile telle qu’elle a pu être décrite dans cette tranche d’âge. À partir des travaux de M. Boekholt (1995) et C. Eggers (1987), nous avons retenu plusieurs critères dont : l’utilisation défensive de l’érotisation pour combler le vécu du manque dans la relation à l’objet, la transparence du registre conflictuel sexuel œdipien, l’association entre identité sexuelle féminine et représentation de blessure corporelle, le repli vers des solutions auto-érotiques à valeur d’évitement conflictuel. C’est à la lumière des exemples offerts par la clinique projective que nous allons illustrer ces caractéristiques du fonctionnement psychique des patients conversifs présentant des modalités de fonctionnement névrotiques à prédominance labile.

Registre symbolique des conflits

11La grande richesse fantasmatique de ces patients a constitué pour nous une surprise, compte tenu des circonstances arides de nos rencontres. En effet, les patients sont hospitalisés pour un symptôme corporel dont on méconnaît souvent dans un premier temps la gravité, dans un service où l’on côtoie d’autres enfants, parfois atteints de maladies neurologiques gravissimes. La rencontre avec les patients conversifs contraste avec ce climat pesant : ils s’expriment avec aisance et déploient rapidement le large éventail de leur vie imaginaire. Peut-être sommes-nous parfois victime d’une association trop rapide et erronée entre les troubles somatiques d’origine psychogène et la notion de « pauvreté psychique », à l’instar des patients psychosomatiques dont le fonctionnement a longtemps été associé à la notion de pensée opératoire.

12Au regard de l’analyse des protocoles, nous avons dégagé le constat suivant : la conversion somatique se trouve toujours être prise, chez les sujets névrosés, dans un réseau fantasmatique extrêmement dense et prolifique. L’énonciation fréquente au sein des productions du patient de la partie du corps impliquée dans son symptôme, témoigne de la riche couverture préconsciente dont il bénéficie.

13À ce propos, l’énoncé du symptôme par le patient, ou son évocation au décours des récits qu’il imagine, indique souvent la dimension symbolique qu’inconsciemment il lui confère. Par exemple Jeanne, 15 ans, souffrant de douleurs au niveau du coccyx, nous dit : « J’ai une inflammation du nerf honteux, c’est comme des coups de couteau qui rentrent et qui sortent » ; ou Floriane, 13 ans, présentant des céphalées et des vertiges qui donne la réponse suivante à la planche X du Rorschach : « deux paons qui se font mal à la tête » ; ou encore Jules, 12 ans, invalidé par des douleurs au niveau du talon et des mollets, qui livre la représentation de relation suivante à la planche 4 du TAT : « la femme le suit, elle est sur les talons de l’homme ».

14Le récit donné par Martin, 12 ans, à la planche 4 du TAT, met au jour avec une grande transparence le conflit névrotique dans lequel s’insère la symptomatologie. Nous précisons qu’il présente une impotence des membres inférieurs et a présenté, il y a un an, une cécité psychogène :

15Planche 4 : « (...) Un jour l’homme ne voulait plus de sa femme, il ne l’aimait plus alors il voulut divorcer, alors il divorça avec sa femme et partit très loin. Alors un jour il rencontra une pauvre femme, pas qui est pauvre mais qui a pas de chance et il tomba amoureux alors il commença à sortir avec elle et ça ne marche pas, alors il partit loin, loin et rencontra une femme très riche, il l’invita à dîner mais elle ne voulut pas car elle était déjà mariée. Puis il repartit très loin, il était déjà en Russie, mais un jour il vit qu’il n’avait plus d’argent, mais il se rendit compte qu’il ne voyait pas très bien mais flou de plus en plus, mais ça n’était pas la vieillesse car il avait 43 ans et il voyait de moins en moins bien et il est devenu aveugle. Et depuis ce jour-là, il rode dans les parages et il se dit tout le temps : « pourquoi ai-je divorcé ? »

16Martin livre un récit très dramatisé et excessivement érotisé : les personnages n’ont de cesse de se marier, divorcer, se quitter et se retrouver. La présentation d’une planche le confrontant à une relation hétérosexuelle très excitante fait émerger une représentation d’atteinte corporelle (le personnage devient aveugle), évoquant inévitablement sa propre symptomatologie. Cette atteinte portant sur une fonction sensorielle peut être comprise comme la manifestation d’une retombée punitive consécutive à l’expression de désirs transgressifs. La figuration d’une relation hétérosexuelle réactive des fantasmes œdipiens incestueux qui mobilisent une forte charge pulsionnelle, se heurtent à une censure sévère et se soldent par la mise « hors service » de l’activité perceptive.

17Ce récit témoigne aussi de la manière dont l’érotisation des relations, à laquelle s’ajoute l’introduction de plusieurs personnages, permet de se défendre d’angoisses dépressives : en maintenant l’objet sous tension, l’érotisation permet son maintien dans une continuité et l’introduction de personnages protège de la confrontation à la solitude : les processus de pensées sont intensément mobilisés autour de la question de la séparation. À travers la dramatisation et l’érotisation excessives, c’est bien une problématique de perte que le sujet cherche à élaborer, de façon plutôt efficace étant donné ses capacités de conflictualisation.

Aménagements antidépressifs

18Pour la plupart des sujets névrotiques, les aménagements labiles revêtent une fonction antidépressive. Chez Amandine, 10 ans, les récits au TAT se caractérisent par une hyper-labilité identificatoire : la possibilité de s’identifier tour à tour à chaque protagoniste et d’occuper ainsi toutes les places à la fois, permet de contourner la confrontation à la frustration (comme celle de ne pas avoir les deux sexes, ou d’occuper une position infantile face au couple parental) et au manque qui en découle. Voici sa réponse à la planche 4 du TAT :

19Planche 4 : « Un nain enchanteur »... « S’il te plait Georges ! » « Non Lucie ! » « S’il te plait Georges ! » « Non ! » « Allez... » « Mais pourquoi tu ne veux pas m’inviter au restaurant ? Tu utilises toutes tes économies pour faire tes potions, et parfois j’ai l’impression que tu tiens plus à tes marmites qu’à moi ! » « Je te signale que ces marmites, comme tu insinues, aident les gens ! » « La dernière fois que tu as donné une potion à un dindon, il s’est retrouvé avec un gros nez, comme un bidon ! » « Ça, c’est un cas exceptionnel... mais pourquoi veux-tu que je t’invite au restaurant ? » « Parce que tu ne m’as pas invitée la nuit de notre noce... » « Bon d’accord je t’invite au restaurant, où est-ce que tu veux aller ? » « Si on allait à la Marmite Enchantée ? » Et là ils se regardèrent et... the end.

20Ce récit, à la facture intensément labile, signale l’intrication serrée entre oralité et sexualité génitale, soit l’infiltration du sexuel par le maintien d’investissements prégénitaux. Malgré la transparence du récit (« la dernière fois que tu as donné de la potion à un dindon, il s’est retrouvé avec un nez, gros comme un bidon ! »), un mouvement final de refoulement permet d’inhiber son déploiement (« et là ils se regardèrent et. the end »), témoignant de l’efficience de la censure inconsciente. Les conflits se déploient sur un mode interpersonnel où les personnages sont les porteurs de motions de désirs contradictoires, ce qui leur confère une facture intrapsychique.

Centralité de la problématique identificatoire

21On repère souvent l’existence d’une vulnérabilité de la représentation de soi en lien avec le traitement de la problématique identificatoire. Celle-ci génère une forte angoisse de castration qui retentit sur la qualité du narcissisme du sujet. C’est le cas pour Marine, 13 ans, qui donne à la planche II du Rorschach la réponse suivante :

22Planche III : « Ouh là ! ... je vois pas du tout ! ... ah si peut-être c’est un peu bizarre, c’est quelqu’un qui est sous une couverture toute noire avec une tache blanche au milieu, ça, ça me fait penser aux pieds avec la tête ...c’est un peu bizarre, ses chaussettes elles sont trouées. En fait pour moi la couverture c’est une couverture en peau, ça fait penser à une peau d’animal ». Enquête : « un personnage en dessous d’une couverture en peau, par exemple en peau de vache parce qu’il y a une tache blanche, les chaussettes sont trouées, à cause de la peinture, on voit légèrement ses chevilles et son pantalon bouffant » ; et à l’enquête aux limites : « deux petits ours qui se donnent la main, et le rouge se serait le sang parce qu’ils se sont combattus et finalement ils font la paix ».

23Marine livre ici une réponse condensée et originale, où se lit la mobilisation défensive face à l’impact narcissique de l’angoisse de castration ravivée par les qualités sensorielles du stimulus : elle contre-investit le manque par la projection d’une réponse peau (« couverture ») qui englobe la lacune blanche centrale et le contraste qu’elle forme avec le noir (« couverture en peau de vache »). Elle fournit un immense effort d’intégration des qualités chromatiques, témoignant bien de la double polarité du fonctionnement et sa souplesse (présence du pôle sensoriel et kinesthésique). Ce contre quoi elle était parvenue à se défendre resurgit à la réponse suivante : les « chaussettes trouées » dévoilent la sensibilité déniée à la lacune centrale (intégrée dans la réponse-peau : « peau de vache ») qui, associée à la blessure de la castration, porte atteinte au narcissisme.

24De même chez Floriane, 13 ans, l’association entre représentation de blessure et identité féminine témoigne de l’impact de l’angoisse de castration. À un moment de la passation où elle est très sollicitée sur un plan pulsionnel (planche II du Rorschach), Floriane évoque l’agression par un chien dont elle a été victime. Voici sa réponse :

25Planche II : « Un papillon, je sais pas vraiment mais. On dirait deux têtes de chiens. J’ai l’impression qu’il y a deux têtes de chien avec une flèche et des blessures... Au milieu on dirait un papillon de nuit » ; Enquête : « Et là il y a une fléchette, la pointe, la blessure, je m’y connais pas beaucoup en animaux, j’adore, tous sauf les bergers allemands (récit de son attaque par le chien), moi aussi j’ai eu des blessures ».

26La nécessité de se mettre en avant en rapportant une anecdote personnelle, au mépris du matériel et de la reconnaissance de l’objet, relève, selon nous, d’une lutte contre le débordement pulsionnel issu d’une défaillance dans la régulation de l’excitation, sous le poids d’un fantasme de séduction qu’elle livre certes sur un mode symbolisé et déplacé, mais de manière très transparente : un « berger allemand » (phonétiquement prononcé « Benjamin », le prénom de son petit ami) lui a « sauté dessus », elle s’est défendue, après un moment de lutte, en lui envoyant « un coup de pieds entre les jambes ». Elle se met en colère, hausse la voix : « j’aime pas la guerre, j’aime que l’amour, depuis mon instant avec le chien, je vois ce que c’est, j’en fais pas un plat, je vais pas dire au monde : regardez, je me suis faite agresser ! Les chiens, ils peuvent être dominants, te dominer à ta place ». « Moi aussi j’ai eu des blessures », conclut-elle. Le récit de cette agression est empreint d’une forte participation fantasmatique, où se lit, de manière à peine déguisée, un fantasme de scène primitive caractérisé par une conception sadique du coït.

Mise au-dehors de la conflictualité interne

27Une autre caractéristique des protocoles est l’utilisation d’une défense par projection au-dehors de ses propres désirs. Compte tenu de l’intensité de la conflictualité œdipienne chez ces patients et des interdits qui pèsent sur elle, ceux-ci sont contraints de maintenir inconscients les vœux œdipiens et les désirs d’appropriation qui s’y rapportent : la menace de castration, qui jusqu’ici restait abstraite, lointaine, acquiert une réalité nouvelle du fait de la reviviscence du conflit œdipien sous l’égide des transformations pubertaires qui dotent le sujet de forces d’agression et de séduction nouvelles. La réalité physiologique met à mal le refoulement lorsque s’intéresser, désirer être comme, se mêle subitement au risque de détruire l’autre, de le détrôner, humilier, assassiner, séduire, « coucher avec ». Ce dont les sujets se défendent, c’est de la part active qu’ils jouent dans l’expression de leurs propres désirs et nous ajouterons dans l’agencement de leurs propres fantasmes. En somme, c’est comme s’ils désertaient la mise en scène de leur théâtre interne. Les patients conversifs délèguent à d’autres la responsabilité de leurs conflits.

28La réponse planche 4 du TAT de Claire, 12 ans, en est illustrative :

29Planche 4 : « Je sais qu’il y a un monsieur et qu’il y a une dame ils sont assis je crois, dans un endroit spécial, peut-être un train, et.c’est tout.la.la dame peut-être qu’elle aime le monsieur et le monsieur il l’aime » ; « c’est pas moi la réalisatrice du film ! Je vais pas me mettre à la place de quelqu’un que j’ai pas envie ! », nous dit Claire, invitée à poursuivre son récit.

30Le phénomène de conversion paraît congruent avec ce mouvement de projection et d’appui rigide sur la réalité externe dans un but d’évitement de la confrontation à la réalité interne : le passage dans le corps correspondrait à la mise au dehors de certains scénarios fantasmatiques, dont le sujet dénie qu’ils lui appartiennent. En fin de passation, Claire insiste : « C’est pas moi, c’est mon corps, c’est lui qui souffre ! ».

Conversion et débordement pulsionnel

31Sous le poids de certains fantasmes, la symbolisation et le refoulement échouent ponctuellement et provoquent une désorganisation du moi. Nous avons remarqué que ces mouvements défensifs de mise au dehors s’observent surtout lors du surgissement d’un fantasme de séduction pour les filles, et lors de la réactivation d’un fantasme parricidaire pour les garçons. Dans les deux cas, la conversion opère un repli auto-érotique destiné à se protéger de la relation objectale lorsque celle-ci s’avère trop excitante.

32La succession des réponses au TAT aux planches 8BM et 10 de Matthieu, 11 ans, montre bien la mobilisation de ce procédé dans un contexte de gestion des aléas de l’agressivité dans le cadre de relations œdipiennes :

33Planche 8BM : « Hou là ! Le jeune Robert se demande s’il a bien fait d’obéir à ses pulsions vu qu’il a un fusil dans les mains et que derrière il y a une opération (sourit) voilà... (Qu’a-t-il fait ?) Il aurait tiré sur quelqu’un qu’il aimait pas, c’est plutôt à lui qu’il faut le demander ».

34Planche 10 : « (Haussement d’épaules) La barbe du colonel est décidément trop grande (montre le noir) c’est tout noir. C’est juste une image drôle.ou bien : rien à faire, mais une moumoute, ça se voit toujours ! (Qui parle ?) Lui, il pense rien et l’autre c’est celui qui pense que le colonel a une grande barbe ».

35La remarque planche 8BM (« c’est plutôt à lui qu’il faut demander ») contribue à nier le caractère personnel des projections : Matthieu évite de s’impliquer vis-à-vis du matériel. Cette opération se déclenche lorsque les pressions fantasmatiques œdipiennes sont trop fortes et les mouvements de refoulement inopérants. La projection au dehors permet alors une prise de distance. Pour Matthieu, comme dans le cas des patients les plus jeunes présentant des aménagements variés (surtout des garçons), la conversion semble répondre aux défaillances de l’instauration du surmoi. L’intériorisation fragile des interdits génère chez ces patients une quête de limites à l’emballement pulsionnel, quête soutenue notamment par le processus de conversion.

36Pour les patients relevant du pôle le plus « hystérique » (surtout des filles), la conversion se met en place face au débordement par l’excitation que le sujet crée lui-même tant la relation à l’autre est érotisée. La crise conversive qu’effectue Marine, 13 ans, au cours de la passation du Rorschach, en est la preuve la plus probante. Sa réponse nous a permis de comprendre dans quelle mesure la crise conversive soutenait le moi dans sa fonction de traitement de l’excitation, en lui offrant un moyen de régulation pulsionnelle par un retrait auto-érotique de la libido. Nous en restituons la séquence :

37Planche VIII : « Ah oui, moi, ça me fait penser à un pirate ! Je vais finir par me casser la figure ! (se déséquilibre sur son fauteuil). Avec une sorte de pull très court et un chapeau triangulaire, et c’est un pirate un peu bizarre parce qu’on dirait qu’il a une jupe, je sais pas pourquoi il a une jupe ou un semblant de jupe, on dirait aussi qu’il porte deux boucliers (elle commence à avoir quelques spasmes, ses bras se raidissent) c’est pas facile d’avoir des spasmes quand on n’a pas d’appui ! (tombe de son fauteuil vers l’avant) je vais me réguler, j’ai pas envie d’avoir encore plus mal là où j’ai déjà mal. Enquête : Un pirate, un peu féminisé, le nez un peu long, les yeux d’ailleurs il a des cernes, à force de piller des bateaux ennemis, il doit être fatigué ! (sourit), la côte de maille mais beaucoup plus court, la jupe, les boucliers roses, un pirate un peu chevaleresque ! »

38Au regard de l’analyse de cette séquence, nous avons pu observer comment la crise conversive survient lorsque ni les défenses par l’érotisation (hésitation sur l’identification sexuée du pirate) ni les défenses narcissiques convoquées dans un second temps (les boucliers) ne parviennent à endiguer la surcharge pulsionnelle, liée à un fantasme de séduction portée par la figure séductrice du pirate. L’excèdent pulsionnel se trouve alors converti dans le corps, devenu zone hystérogène excitable : « J’essaie de me réguler », dit Marine.

39La présence conjointe du refoulement et de la quête d’un appui pour consolider les assises narcissiques montre le continuum entre angoisse de castration et de perte d’amour de l’objet : lorsque le fantasme de castration ne parvient plus à contenir l’excitation, c’est une angoisse dépressive de perte d’objet qui émerge et nécessite un étayage externe faute pour le sujet de pouvoir utiliser ses ressources internes : « pas facile d’avoir des spasmes quand on n’a pas d’appui ! », dit Marine après sa crise.

40Les patients, dépassés par les mouvements de désirs œdipiens qui excèdent leurs capacités de traitement, recherchent des supports au refoulement : le préconscient est tellement dense que certaines pensées, images, scénarios, tendent à devenir conscients. Afin de se défendre et de pallier les risques de débordement, la conversion apparaît comme un moyen de régulation pulsionnelle : il s’agit d’un repli auto-érotique destiné à se protéger du trop-plein d’excitation suscité par l’investissement relationnel.

CONCLUSION

41Ainsi, il a été possible de dégager certaines caractéristiques de fonctionnement chez ces patients névrosés dits « labiles », qu’il convient d’articuler avec les particularités des conflits « développementaux » qu’ils sont en train de traverser. Le « trop-plein » imaginatif, dont l’excessive mobilisation participe paradoxalement des aménagements défensifs des patients, s’associe fréquemment à la présence chez les sujets d’excellentes capacités intellectuelles, objectivées par leur niveau scolaire (c’est le cas de Marine, Martin et Amandine), surtout chez les préadolescents. La vivacité cognitive s’ancre dans une intense curiosité sexuelle à l’égard des adultes : les patients ont tendance à « infiltrer » l’univers des grandes personnes, comme pour mieux en dénoncer les incohérences et les faiblesses. Cependant, les manœuvres de déplacement et de transformation de cette curiosité dans un registre secondarisé, voire sublimé, ne l’épuisent pas : la surcharge pulsionnelle sexuelle, notable au sein des épreuves projectives, ne trouve pas d’issue au sein de compromis stables à même de la contenir. C’est dans ce but « palliatif » que s’inscrit le phénomène de conversion. Au vu des deux aspects, économique et dynamique, il apparaît que le symptôme de conversion, bénéficiant d’une riche couverture préconsciente, permet de figurer dans le corps l’angoisse de castration et de circonscrire des angoisses de perte plus archaïques, en les rassemblant sous ce complexe « métaphorisant ». Françoise Brette (2000, p. 85) évoque la fonction métaphorique du scénario de la castration : « il devient fantasme originaire organisateur, en quelque sorte un drame pour penser, pour penser l’impensable des angoisses primaires et des traumatismes précoces ». Un après-coup se produit lorsque se conjuguent un fantasme lié à l’entendu de la menace et un autre lié au constat visuel de la différence des sexes. Dans le cas de la conversion somatique à l’adolescence, l’angoisse de castration traumatique qui préside à sa conception résulte d’un effet d’après-coup qui se produit lorsque s’ajoute à ces fantasmes la réalité de nouvelles potentialités corporelles et physiologiques.

42Pour conclure, nous avons constaté chez les patients la présence d’aménagements névrotiques pas toujours dégageants vis-à-vis du confit œdipien. Celui-ci se pose à eux de manière aiguë et ravive des fragilités plus anciennes, relatives à la constitution de leur économie narcissique. Ainsi, dans un moment où les défenses habituelles sont débordées, la « mémoire du corps » rappelle la pulsion à son ancrage somatique et le psychisme à son enracinement corporel. Les représentants psychiques régressent des représentations de mots aux représentations de choses et le conflit se figure à travers un langage corporel lié à l’histoire des interactions précoces du sujet avec son entourage, cette transposition corporelle offrant un refuge à ce que le psychisme ne parvient pas, pour le moment, à intégrer.

RÉFÉRENCES

  • American Pyschiatric Association (2004). Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, DSM IV-R, Masson, Paris, 2004.
  • Boekholt M. (1995). Genèse et finalité de l’hystérie, Psychologie Clinique et Projective, 2, 183-197.
  • Brette F. (2000). Hystérie et traumatisme, in « Hystérie », Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, pp. 81-106.
  • Breuer E, Freud S. (1895). Etudes sur l’hystérie, Paris, PUF, 1956.
  • Denis P. (1985). Pathologie à la période de latence, Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, vol 3, Quadriges, Paris, PUF, pp.2141-2170.
  • Eggers C. (1987). Symptômes et syndromes de l’hystérie de conversion chez l’enfant et l’adolescent, Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 35 (10), 461-468.
  • Freud S. (1905). Fragment d’analyse d’une hystérie (Dora), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1970, pp.1-91.

Mots-clés éditeurs : Épreuves projectives, Aménagements névrotiques., Adolescents, Préadolescents, Conversion somatique

Date de mise en ligne : 01/12/2010

https://doi.org/10.3917/pcp.015.0103

Notes

  • [1.]
    Ce texte a fait l’objet d’une communication au Colloque d’Automne de la Société du Rorschach et des méthodes projectives de langue française « Maladies de l’âme, maladies du corps », Boulogne-Billancourt, 15 Novembre 2008.
  • [2.]
    Docteur en Psychologie, chargée de cours à l’Institut de Psychologie, Laboratoire de Psychologie clinique et de psychopathologie (LPCP EA 4056), Université Paris Descartes (Paris-5). Psychologue Clinicienne, CMPP du CEREP, Unité de psychiatrie Adulte, Hôpital Hôtel Dieu, Service du Pr. S. Consoli (Paris-6)
  • [3.]
    Conduite par le Dr. Lisa Ouss, Pédopsychiatre de liaison, Hôpital Necker-Enfants Malades.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions