1Virginia Woolf, auteure phare de l’Angleterre des années 20 et 30 connue pour son génie littéraire et pour la folie de ses humeurs, s’est placée en rupture avec les formes classiques du roman réaliste victorien. Ainsi, elle emmène le lecteur dans un univers autarcique sans références spatiales ni temporelles fixes, sans continuité discursive. Son écriture faite de collages et de ruptures altère souvent la lisibilité du texte. Pour en décrire la facture, Lanone (2001) parle de “bruits de voix qui circulent et se désorbitent”.
2Vraisemblablement atteinte d’une psychose schizo-affective, elle connut tous les signes de la désagrégation schizophrénique et des oscillations dangereuses de l’humeur. Pendant les intervalles où la maladie lui laissa du répit, elle rédigea ses impressions et son manifeste littéraire moderniste avec une lucidité rare et un style novateur.
3Elle va, sur un mode expérimental, mettre en acte - au sens propre du terme - le flux anarchique de ses pensées et sensations. Son écriture singulière, prose poétique, élégiaque et insolite, préfigure le théâtre de l’absurde. Son univers littéraire, que l’on peut qualifier de paradoxal, résiste à l’analyse et la synthèse.
DISCONTINUITÉ FORMELLE ET CONTINUITÉ PHONIQUE
4La ligne disjonctive de l’écriture de Virginia Woolf, dans sa présentation fragmentée et la singularité de sa voix étrange, voire étrangère, laisse parfois le lecteur sur la rive, dans une oscillation entre ravissement et perplexité.
5Dans l’extrait ci-dessous de La promenade au phare (1927), la ponctuation inattendue de Woolf provoque un effet de discontinuité discursive :
6“Déférence / Chevalerie / Banque d’Angleterre / l’Inde Impériale / Les doigts ornés de bagues / Et la dentelle bien que /
7Pour elles toutes il y eut dans tout cela un élément d’essentielle beauté qui faisait monter à la surface la virilité contenue dans leurs cœurs de jeunes filles”
8Dans ce hoquettement de la langue suivi d’une coulée lexicale, le principe de discontinuité et de déliaison prévaut sur celui de cohérence.
9Cet écrivain, qui, en son temps, fustigea la fluidité narrative et l’exhaustivité descriptive des romans classiques, va tailler son écriture jusqu’au bord du silence : ainsi, des arrêts subits, impromptus dans le cours du texte, des points-virgules en nombre qui plissent la syntaxe, des crochets, tirets et autres parenthèses “sorte d’éclats de verre fichés dans la masse textuelle sur lesquels l’œil bute “(Lanone 1996).
10La résistance à la lecture que nous offrent les textes de Woolf est à la mesure de ce que fut pour elle la réalité : un mystère, une réalité qui échappe, une réalité avec sa doublure d’invisible.
11Dans le texte Les vagues (1931) qui expérimente son célèbre “courant de conscience”, tout l’effort est porté vers le rendu des sensations. Les héros, dont les voix s’enchevêtrent et se réverbèrent, sont interchangeables et confondus. Nous sommes là dans la fusion et l’indifférencié où les notions d’intrigue et de construction textuelle sont pulvérisées. Michel de Certeau (1990) parle de ce texte Les vagues, comme “d’un corps pluriel où circulent éphémères des rumeurs orales... Voilà ce que devient cette écriture défaite”.
12Si le sens du texte échappe chez Woolf, beaucoup est dit dans la musicalité des mots et dans le rythme. Les mots sont guidés par un réseau sonore qui les tient. Ecoutons lorsqu’elle parle de Mrs Ramsay :
13“Some wave of white went over the window pane...”
14L’allitération en “W “accentue l’idée de la fluidité, du passage furtif, de l’ombre. Le visible ici se résume au chatoiement de la couleur blanche où vibre la présence hallucinée du personnage. Le sonore chez Woolf charpente le texte : sonore allitératif, sonore répétitif qui introduit du continu.
15Abandonnant le mode narratif classique, Woolf invente un instrument formel narratif qui associe discontinuité formelle et continuité phonique. Les enchaînements sonores sont audacieux et poétiques. La poésie peut, pense-t-elle, mieux rendre le flux de la pensée, son mouvement.
16La saisie du réel la hante, mais plus encore la traduction sur la page du mouvement même de la pensée pour aboutir à cette saisie : dans des détours, des éclipses, des évanouissements, des insistances, des reprises, des vagabondages. D’où, la facture discontinue de sa syntaxe, témoin fidèle du mouvement sauvage imprévisible de la pensée. Cette expérimentation fera le style woolfien.
17Pour elle, “est écrivain, non pas celui qui exprime sa pensée mais celui qui pense des phrases”, et se voit penser des phrases, et qui s’écrit pensant des phrases. Pour cela, nous dirons que sa quête touchera tout autant “l’appareil à penser les pensées “dont parle Bion (1967), que les pensées elles-mêmes. La théorie moderniste de “l’éclatement des consciences”, appliquée à son style, porte en elle-même tout le questionnement psychotique sur le morcellement de l’être et l’énigme du point d’origine de la pensée.
BRISURE SYNTAXIQUE ET BRISURE IDENTITAIRE
18Woolf, face à sa “prolifération de Moi”, n’aura de cesse que de rassembler sur la page cet éparpillement identitaire : “Je ne suis pas une et simple mais multiple et complexe, je ne suis pas une mais beaucoup mais toutes”.
19Son écriture obsessive et ritualisée chaque jour de sa vie dans ses romans, journaux, articles et essais tentera de cristalliser son identité liquide, contradictoire car discordante. Elle se sent si souvent étrangère à elle-même, comme habitée d’une autre :
20“Ces yeux qui en ce moment regardent à travers moi, ces yeux qui voient mais moi ?...”.
21Enoncé superposable à d’autres énoncés schizophréniques entendus au Rorschach :
22Planche III : “J’ai une impression d’animal. Mes yeux le voient mais moi je ne sais pas si je le vois...”
23Planche VII : “Quand je force mes yeux, mes yeux pensent à Pâques mais je ne sais pas pourquoi. ”
24Lorsqu’elle écrivait Promenade au phare, son intérêt se portait déjà sur quelque chose dont “elle éprouvait la présence mais dont elle ne pouvait dire clairement ce que c’est “(Marret, 2001). On sait combien le schizophrène perd le sens de sa propre pensée et perception. Il vit le drame de l’inquiétante énigme de l’origine de la perception.
25Frith (1996), Hardy Bayle (1990) et Pachoud (1992) parlent de l’absence de méta-représentation de soi dans la schizophrénie. Woolf, tout au long de sa vie, oscilla entre une conscience de soi aiguë et douloureuse et des phases délirantes qui la mettaient “hors “d’elle-même. Chez cet écrivain, l’identité composite et fluctuante est cosmique, a-temporelle, où le sujet - morceau d’univers et morceau de lui-même - se confond avec l’infini, le grand TOUT.
26“Je suis la blanche écume qui lave et remplit jusqu’aux bords les creux des rochers. Je suis aussi une jeune fille debout dans cette chambre”
27“Cet homme que vous voyez, ce Louis est fait de cendres et de débris d’un être jadis sublime. J’ai été Prince en Arabie”
28Dans cet énoncé, une figure d’hypallage - où la troisième personne incarnée dans Louis devient sans transition le JE de l’auteur - trahit la confusion identitaire qui brouille les repères soi/autre.
29“Je me fais et me défais sans cesse”, “je pars à la recherche d’un visage”, dit-elle.
30Aux prises avec la paradoxalité schizophrénique et les variations de l’humeur, elle tente de concilier les antagonismes qui se heurtent en elle, traduits dans son écriture faite de collision des contraires. Nous citons quelques exemples de cette figure de rhétorique, antithétique :
31“Ces affreux vauriens si beaux”
32“Cette journée pleine de triomphes, ces honteux désastres”
33“Je me sens insignifiante, perdue, j’exulte”
34Certains énoncés schizophréniques au Rorschach sont de même facture et portent le poids de l’antagonisme :
35“Un cauchemar très agréable, tranquille”
36“Des formes solides, ça pèse, c’est aérien”
37“Une mutation donc impression de stabilité”
38“Enfin des couleurs ! Malheureusement”
39Cette juxtaposition sans transition de contraires narratifs - ou oxymore -avec la coexistence d’énoncés opposés sans conscience de leur antagonisme illustre ici clairement la dissociation schizophrénique.
40Chez Woolf, le démantèlement de l’écriture se conjugue avec les effets troublants de focalisation sur un détail, un “déport de vision “dit Catherine Bernard (2001). Comme chez les schizophrènes au Rorschach, l’énumération de détails infimes, de fragments fait dire à Delourme (2001) que “la dramaturgie de l’accumulation et de l’excès vient compenser le défaut de perception”.
UNE STYLISTIQUE DE LA FRAGMENTATION
41L’écriture woolfienne et les énoncés des schizophrènes au Rorschach présentent une stylistique de la fragmentation : ellipse du sujet, démantèlement de la forme, focalisation sur un détail, enchâssement des structures syntaxiques, homophonie des termes qui brouillent les repères.
42La citation de Hume par Wawrzyniak (2000) pourrait illustrer toute la problématique woolfienne à l’origine de sa stylistique fragmentaire : “L’identité personnelle est une fiction [...] Nous ne sommes qu’une suite de sensations, de perceptions. Mais à l’inverse du sujet normal qui fait sien le flux de ses perceptions, flux unifié par un soi durable, le sujet schizophrène vit une dislocation continuelle de son être au monde”. Warwzyniak parle du schizophrène comme d’un “Sisyphe de la durée vécue”. Dans le même esprit Woolf dit : “Je n’ai jamais eu le sens de ma continuité”.
43La brisure syntaxique exprime la brisure identitaire. Ces brisures ou ruptures dans l’enchaînement sur l’axe du langage sont appelées en linguistique “parataxe “et “anacoluthe “et ont force de diffraction. Prenons une séquence de Woolf pour illustrer une figure de parataxe :
44“Une femme pense
45Lui aussi
46Un orgue joue
47Elle écrit
48Ils disent
49Elle chante
50La nuit parle
51Echec”
52Et comparons-là à deux énoncés schizophréniques :
53“Un papillon, une araignée, un œuf fécond, une tache, quelque chose de tragique sur fond blanc”
54“Loup, papillon, diable, tache, noir, blanc, noir et blanc, noir ou blanc, fragment tragique, espoir”
55Chez Woolf et chez les schizophrènes, l’anacoluthe et la parataxe sont force de diffractions. L’écriture chez Woolf, dit Michèle Rivoire (2001), “sera une tentation de fixer un réel éminemment fragile, sujet à toutes sortes d’éclipses et de dangers mortels qui n’a de vocable que dans la langue”.
56L’hermétisme woolfien nous amène à considérer dans le paragraphe suivant la place et la fonction du destinataire-lecteur face à cette dérobade de l’écriture qui favorise les blocs d’énonciation errante et tout ce qui délie la syntaxe de son ancrage ontologique, tout ce qui s’oppose au sens partagé.
LA LANGUE SCHIZOPHRÉNIQUE ET SES TRADUCTIONS INFIDÈLES
57Le lecteur tout comme le “rorschachien “va vouloir introduire du sens dans l’insensé, du continu dans la déliaison, du lisible dans l’obscur. Nous sommes là au cœur des effets du contre-transfert.
58Cette idée m’est apparue dans la confrontation du texte original de Woolf avec la traduction célèbre du roman Les vagues par M. Yourcenar (1974). M. Yourcenar, aux prises avec les effets de cette langue singulière, dans l’incapacité de connaître les intentions de l’auteur derrière la forme et de s’ajuster à sa pensée source, va proposer une traduction comme “réécriture”. L’opération de scription qui va s’ensuivre consistera chez Yourcenar à redistribuer les éléments du texte et à les modifier pour plus de lisibilité.
59Lequel d’entre nous a échappé à cela face à un texte de Rorschach, à savoir la volonté de s’ajuster à la pensée de l’autre en y mettant un sens qu’il n’avait pas toujours, le désir de combler les lacunes de la langue en introduisant les mailles manquantes pour tisser du sens et du continu.
60Yourcenar sera prise au piège de son “contre-transfert littéraire”, oserons-nous dire. Elle va ainsi, entre autres choses, modifier la ponctuation. Elle transforme nombre de points d’exclamation en points de suspension. Le point d’exclamation, très caractéristique de la ponctuation woolfienne, est considéré semble-t-il par Yourcenar comme un débordement affectif inapproprié. Yourcenar va museler l’exclamation comme si elle voulait, dit Cliche (2000), “en atténuer le pouvoir émotif”, comme si elle voulait, dirons-nous, normaliser l’humeur de l’auteur, humeur discordante ou humeur excessive et fantasque.
61Dans le même esprit, le corps textuel de Woolf est défait, refait par l’interversion de l’ordre des phrases et des substantifs, pour plus de fluidité, parfois au risque de trahir l’effet et l’effort poétique :
62Woolf : “It stamps. It stamps. It stamps. It stamps”.
63Yourcenar : “Elle frappe continuellement la terre du pied”.
64La figure de répétition, très présente chez Woolf, joue comme un écho infini. Yourcenar fait le choix de l’adverbe temporel “continuellement “en lieu et place de la répétition, de la persévération. Par cette substitution, elle évacue quelque chose de la force de la présence de l’objet. Ainsi le sonore répétitif, performatif chez Woolf, vient marteler l’esprit et va agir au niveau de la langue comme le martèlement du pied de la bête citée, dans la réalité. L’émergence d’un éclat du réel dans le symbolique est ici expulsée par Yourcenar.
65Au delà de l’intérêt littéraire à confronter le texte original et la traduction, la question posée est celle de la place du contre-transfert dans la schizophrénie et de tout ce que nous, “Rorschachiens”, abrasons, négligeons ou transformons dans nos traductions en langue Rorschach.
66Ricœur (1990) parle “d’idemté “et Aulagnier (1975) de “mêmeté “pour dire la possibilité de se retrouver dans l’autre comme un semblable. Cette possibilité est perdue dans la communication schizophrénique, d’où vraisemblablement nos “contextualisations permanentes”, dit Trognon (1994), pour tenter un rapprochement et limiter ce que les théoriciens de la pragmatique nomment “la non-congruence dialogique”.
LA CALLIGRAHIE WOOLFIENNE COMME MARQUEUR DE DÉLIAISON
67Woolf délie la chaîne articulée et en module la vitesse. Elle accorde une place importante à la ponctuation, inscription du rythme sur la page. Woolf va défaire l’unité de la phrase, introduisant dans le texte des parenthèses, des crochets, des tirets, des espaces blancs vides. À la lecture, les signes de ponctuation innombrables saturent le texte et apparaissent comme des “chevilles placées à la charnière du visible et du lisible”, dit Delourme (2001). Cet auteur parle “d’espace sémaphore avec des occultations et des clignotements du texte”.
68La disposition typographique, les découpes des paragraphes, les blancs, la scansion visuelle des parenthèses conduisent la lecture. L’alternance dans le texte entre des blocs d’écriture compacts, des blancs et des zébrures place le lecteur à la fois dans une présence de texte et une absence de texte où la page met en avant “l’écume rythmique des mots “(Rivoire, 1996).
69La matérialité même du texte, sa calligraphie rendent invisibles les modes de liaison qui affectent la structure du récit. En lisant l’écriture woolfienne, on voit les blancs du silence, les noirs des mots et les ombrages grisés des parenthèses adjacentes, révélateurs des troubles du cours d’une pensée diffluente. Un rythme du phrasé s’impose dont le modulé variable par la ponctuation inscrit des vitesses de lecture.
70Chez Woolf, il y a à voir et à entendre, ce qui a fait dire aux critiques littéraires contemporains que Woolf, c’est “une oreille qui voit”. Par la ponctuation, elle cherche à capter et traduire le surgissement même de la sensation, de la pensée. Elle s’intéresse autant aux ligatures et aux syncopes du flux de la pensée qu’à ses contenus. Par une ponctuation très personnelle qui ne répond à aucun critère en usage, elle choisit de contracter ou dilater le phrasé pour rendre compte du temps vécu de la pensée et de la sensation. Son phrasé devient ainsi une scène performative, une mise en acte de la pensée.
LA SENSATION COMME LIEU IDENTITAIRE, OU “JE SENS DONC JE SUIS”
71Woolf est une “diamantaire du visible “(Delourme, 1996) qui débarrasse la langue de ses scories descriptives pour saisir l’essence, “atteindre la transcendance”, dit-elle. Dans son œuvre, comme dans les énoncés schizophréniques au Rorschach, voir est un mode d’être dans une genèse indéfiniment renouvelée.
72Le monde visible, sujet aux éclipses, est perçu comme un ensemble de formes vibratoires, de voiles superposés qu’il faut soulever, d’ondes incertaines et fugitives. Il n’y a pas de formes fixes, d’objets, seulement des apparitions, des surgissements, des événements.
73Le schizophrène, au Rorschach, va s’efforcer de penser ce qui se présente en quelque sorte malgré lui sous ses yeux. Serge Consoli (1979) dit que, pour le schizophrène, “le visible résulte d’une divination, d’une exhumation”, ce que Woolf appelle “ses visions”. “Ça y est, j’ai ma vision ! “dira-t-elle quand elle saisit une forme dans la masse des mots.
74Pour Woolf, le point de contact avec la matière du réel sera la sensation. Le chatoiement d’une couleur, par exemple, créera moins d’ambiguïté dans son appréhension qu’une forme toujours trop mouvante et instable. Le visible, chez Woolf est présent dans la sensation, l’éprouvé, le mouvement. La couleur est souvent première, anticipant la forme et disjointe de la forme :
“Les tables et les chaises montaient à la surface pareilles à des objets immergés recouverts d’une mince pellicule rouge orange et mauve [...]. Les formes assumèrent une densité de contour. Ici saillait une chaise.”
“L’horrible flaque grise et cadavérique de la cour”
“L’égouttement bleu du lustre”
“La couleur revient à la surface des choses. Le jour est une seule vague d’or”
75De même au Rorschach, chez les schizophrènes, le visible peut naître du chatoiement d’une couleur où vibre une présence hallucinée. Tout aspect figuratif est absent. Le chromatisme et une cinétique sans objet font qu’il y a quelque chose à sentir mais rien à voir :
76Planche IX : “J’ai l’impression d’une éclosion. Quelque chose qui vient d’en bas et va vers le haut. Quelque chose qui sort de la luminosité agréable.”
77Planche II : “De la couleur, la vie, le sang, y’a un mouvement, je n’aurais rien d’autre à dire qu’un mouvement.”
78Planche IX : “Des couleurs qui me font peur, rose violacé et ce vert tacheté qui se mélangent. C’est pas serein pour moi.”
79Planche II : “Un cri... La douleur barbouillée de rouge, l’impression de s’enfoncer dans quelque chose”.
80Les éprouvés immotivés et dissociés du sujet rappellent ce propos de Régis Debray (1992) : “Les premières images sont des images des processus sensori-affectivo-moteurs avant d’être des signes de ce qu’elles représentent”. Le fait marquant est la rupture entre la sensation et l’attribution d’une forme qui en donnerait les caractéristiques stables.
81Un schizophrène dit : “Je crois voir quelque chose mais je ne sais pas si c’est moi qui le vois. “Nous sommes dans “le moment phatique de la sensation non représentable “(Deleuze, 2002).
82Woolf nous dit : “Je ne sais pas si ce que je vois existe”. Nous traduisons ainsi, l’esprit de son propos : “Je ne sais pas si ce que je vois est le visible ou sa doublure, mais je sais ce que je sens. Je sens donc je suis.”
83La sensation est le seul lieu identitaire.
84Dans les énoncés schizophréniques, l’accordage entre des perceptions provenant simultanément par des canaux sensoriels différents, est brisé. On note la rupture entre perception visuelle et perception proprioceptive.
85Planche II : “Un craquement, je vois rien, ça se casse là.”
86Planche IV : “Un sentiment de guerre, de violence, on retrouve pas sur le dessin, je le sens”.
87Chez Woolf, quand le visible se dissout, reste dans son écriture la trace d’un écheveau sensoriel complexe où s’entrelacent scansions rythmiques et giclées de couleurs.
88Virginia Woolf va connaître cette alternance terrible propre à la schizophrénie affective, entre des moments d’être “extatiques”, dit-elle, lorsque la sensation pleine cristallise l’esquisse d’un sentiment de soi unifié, et d’autres moments où le monde, devenu tout à coup abstrait, géométrique et froid, la laisse dépersonnalisée.
89“On dirait que le monde entier est fait de flottantes lignes courbes”
90“Il n’y a plus rien d’assuré dans cet univers. Tout est mouvement, tout est danse.”
91“Quand il repose sur son genou, le coude de son bras est un triangle. Quand il se tient debout c’est une colonne.”
92Dans d’autres travaux (Rebourg-Roesler, 2005), nous avions illustré l’abstraction schizophrénique formelle présente dans les énoncés schizophréniques du Rorschach où l’on note le rien psychotique, l’absence d’allusion figurative, l’absence de toute trace de subjectivité. Il n’y a pas d’auteur, seulement des lignes et des couleurs élémentaires disposées géométriquement sur la surface.
93Planche X : “On a des couleurs primaires, on a du bleu, du jaune aussi.”
94Planche VI : “Je vois la symétrie, je vois du noir aussi.”
95Planche VII : “Beaucoup moins de matière, c’est tout.”
96Cette dissipation des formes entraîne le lecteur chez Woolf et le destinataire-psychologue au Rorschach dans une ascèse visuelle, dans l’inobjectif, un monde sans objet. Les phénoménologues parlent d’une incapacité à élaborer “une vision en images “(Minkowska 1956). L’abstraction progressive de la forme jusqu’à sa réduction à des composants formels et chromatiques élémentaires fait écho au démantèlement et à la désintégration schizophrénique.
97Planche II : “Le Christ avec la croix. On le voit très bien. Enfin non. On le voit pas. La tête juste. Non pas la tête. La croix. Deux lignes, une verticale et une horizontale je vois”.
CONCLUSION
98“Trente années vont s’écouler consacrées à la recherche du mot juste, de la métaphore la plus suggestive, du rythme le plus à même d’épouser ce flux de conscience qu’elle a entrepris de retranscrire”. (Lemasson, 2005).
99Le 28 mars 1941, la romancière exténuée décide de mettre fin à ses jours. Chaque livre fut un chemin de croix et sa vie, une lente agonie transfigurée par de rares moments de grâce. Dans une lettre calme et lucide, elle écrit à Léonard, son mari :
100“Je suis en train de devenir folle, j’en suis certaine. Nous ne pouvons revivre cette époque affreuse. Et cette fois, je ne guérirai pas. Je commence à entendre des voix et je n’arrive pas à me concentrer. Alors je fais ce qui me semble la meilleure chose à faire”.
101Virginia Woolf va se jeter dans les eaux glacées de l’Ouse, les poches lestées de pierres.
102Son esthétique littéraire fut en partie intentionnelle et en partie imposée par la désagrégation psychotique. Pour Woolf, l’écriture répond à une poussée intérieure, une nécessité absolue. Elle viendra comme une victoire sur la folie, ce qui lui fait dire un jour dans un rire : “la folie m’a sauvée”. Elle liait son don de création à sa maladie, ce qu’elle appellera “le versant mystique de sa maladie”.
103Woolf inventa une langue poétique traversée par le flux irrépressible du processus schizophrénique qui provoqua les éclats stylistiques que l’on connaît et qui un jour la noya. Ironie du sort pour celle qui sut si bien nous rendre sensible au flux de conscience, à la déferlante des impressions, à la vague, à l’identité liquide. Ironie du sort ou inscription inconsciente et prémonitoire de son geste fatal gravé en filigrane dans l’œuvre littéraire.
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Mots-clés éditeurs : Stylistique, Schizophrénie., Virginia Woolf, Rorschach, Estilìstica, Esquizofrenia.
Mise en ligne 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/pcp.013.0077