Notes
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[1]
Psychologue clinicienne.
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[2]
Maître de conférences à l’Université d’Istanbul, psychanalyste.
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[3]
Professeur agrégé, psychanalyste, Chef de Service de Psychiatrie de l’Enfant, CHU Cerrahpasa, Université d’Istanbul.
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[4]
Tous les prénoms sont ceux de garçons.
PROPOS INTRODUCTIFS
1Le concept de trouble hyperkinétique avec déficit de l’attention chez l’enfant continue d’être au centre d’une polémique depuis de nombreuses années. L’hyperactivité motrice associée à l’impulsivité et à un déficit attentionnel est définie dans le DSM-IV comme un syndrome individualisé. Certains auteurs considèrent que l’hyperactivité motrice est une notion mal définie et qu’elle ne peut être retenue comme une entité syndromique, mais uniquement comme symptôme révélateur d’un trouble psychopathologique sous-jacent (Golse, 1996 ; Mazet, 1996).
2Anzieu (1985), avec le concept de Moi-peau, considère le somatique comme la base d’étayage du psychisme. Dans le cas de l’agir, le corps serait l’outil-contenant d’un matériel psychique non pensé dont la qualité affective douloureuse serait déplacée sur les conduites agies. Selon Claudon (1998), le symptôme évoquerait la faiblesse des assises narcissiques, et plus précisément la difficulté du sujet à s’engager dans un processus différenciateur avec l’objet sans se sentir menacé dans son identité.
3L’agir corporel excessif a souvent été compris comme un processus maniaque (Diatkine, Denis, 1985), face à une dépression maternelle précoce ; la question de la dépression est alors intrinsèquement liée à celle de l’instabilité. Plusieurs auteurs ont fait directement référence au lien pathogène entre la mère et l’enfant qui est observable cliniquement dans de très nombreux cas (Mallarive et Bourgeois, 1976 ; Flavigny, 1988 ; Berger, 1999 ; Ménéchal, 1999 ; Claudon, 2001). D’après ces auteurs, l’agir instable naîtrait de relations conflictuelles entre la mère et l’enfant face à une problématique du type dépendance-autonomisation. Dans ces conditions, la motricité du corps serait l’outil-contenant d’un matériel psychique non pensé ou pas assez pensé, car conflictualisé dans la relation à l’objet maternel.
4Berger (1999) ne voit pas dans l’instabilité l’équivalent systématique d’une défense maniaque, mais plutôt une fragilité psychique montrant la faiblesse des intégrations narcissiques qui s’installe dans un contexte de dépendance intersubjective. Les affects dépressifs seraient liés à la problématique anaclitique qui tend à organiser la personnalité infantile. Effectivement, les travaux de Berger (1999), de Roman (2001) et de Claudon (2002) situent les enfants instables dans un trouble de développement plus global et altérant l’autonomisation identitaire. Dans une recherche récente, Claudon (2002) a montré chez ces enfants la difficulté à construire une représentation du corps propre continue et délimitée. D’après lui, cette difficulté spécifique touche tout le développement identitaire (psychomoteur, affectif et social) et elle est inhérente à une relation mère/enfant perturbée lors de la phase anale, où l’affirmation de l’individuation identitaire est difficile.
5Flavigny (1988) voit l’enfant instable dans le cadre des dysharmonies d’évolution, la structure de la personnalité étant le plus souvent de type « limite ». De même Cohen de Lara (1998), à partir de sa recherche menée sur une population d’enfants agités ou présentant des troubles du comportement, a situé la plupart de ces enfants dans la catégorie des fonctionnements limites.
6L’approche anglo-saxonne de l’hyperactivité semble être basée sur une compréhension psychophysiologique du trouble et elle seule ; elle ne propose donc pas d’explication en termes psychodynamiques. Un certain nombre de travaux français proposent, eux, une élaboration psychodynamique de l’instabilité psychomotrice (Flavigny, 1988 ; Claudon, 1998, 2001 ; Aline Cohen de Lara, 2000), mais le nombre de ces travaux menés à partir de ce point de vue restant encore réduit, il subsiste une réelle nécessité de mener des recherches qui approfondiraient la compréhension théorique et clinique de ce type de pathologie. La méthodologie projective nous a paru particulièrement apte à apporter de riches informations sur le fonctionnement intrapsychique de l’enfant, en particulier sur les conditions d’émergence de la pensée et ses avatars.
7Notre recherche s’inscrivant dans la perspective psychanalytique a eu pour principale orientation d’expliciter les catégories mentales de perception, d’évaluation et d’appréciation que les enfants instables engagent pour se représenter et pour donner signification au monde. Il s’agit de repérer comment s’organisent à la fois la représentation de soi et les représentations de relations.
8La représentation de soi se situant au carrefour des expériences corporelles et relationnelles, des investissements narcissiques et objectaux, englobe l’image du corps, l’identité et les identifications. Nina Rausch de Traubenberg (1990) l’a tout particulièrement analysée en repérant les facteurs Rorschach qui la traduiraient et Anne Andronikof-Sanglade (1990) a défini la représentation de soi comme un contenant fantasmatique du sujet, manifestation de son unité et de sa cohérence, reflet de son niveau de développement et de ses investissements narcissiques, et agent premier de la relation. Le Rorschach en permet, en effet, l’approche de façon privilégiée en tant qu’il met directement à l’épreuve l’image du corps, le fonctionnement du moi et la relation aux objets. La représentation de soi va se lire dans l’attitude perceptive, la capacité d’engagement kinesthésique, le monde relationnel assumé par le sujet, les contenus et les affects.
9Le Rorschach teste la présence d’une image du corps intégrée ; la facture des planches - formes, couleurs, oppositions blanc/noir, creux/plein et l’organisation symétrique autour d’un axe médian - permet une interprétation à deux niveaux :
- un premier niveau reflète l’incapacité à établir une limite entre soi/autre, de distinguer dedans/dehors, intérieur/extérieur, ce qui rejoint l’établissement ou le non-rétablissement de l’identité et, de ce fait, l’instauration ou non de relations objectales ;
- un deuxième niveau rend compte d’une capacité de rapports à l’autre plus évoluée où les choses se discutent en termes de niveaux de relation entre moi et l’autre, les limites étant acquises.
10C’est dans cette optique qu’on utilise le terme de représentation de soi traduisant la manière d’être au monde face à autrui et qui se trouve associée au type de relation d’objet. Chez l’enfant, la manière d’être au monde face à autrui est aussi très dépendante des relations avec les images parentales, son discours impliquera donc nécessairement une référence à ces images telles qu’il les fantasme (Boizou, Chabert et Rausch de Traubenberg, 1978).
POPULATION ET MÉTHODE
11Notre population a été constituée de 30 enfants turcs (26 garçons et 4 filles) âgés de 6 à 10 ans qui se sont présentés au Service de Psychiatrie de l’Enfant du CHU de Cerrahpasa. Les 30 sujets, non traités, constituant le groupe hyperactif, étaient diagnostiqués comme présentant un « Trouble de l’hyperactivité avec déficit de l’attention » (THDA) par les médecins du service, selon les critères du DSM-IV. Nous avons écarté les sujets du groupe ayant d’autres troubles psychiatriques ; seulement 5 sujets ont été diagnostiqués comme présentant des troubles oppositionnels, associés au THDA. Il n’a pas été possible d’examiner suffisamment de filles hyperactives pour constituer un échantillon comparable, ce qui est une conséquence de la répartition selon le sexe de cette affection.
12Le quotient intellectuel des enfants avec THDA a été évalué par le WISC-R. Nous avons éliminé de notre étude les sujets dont le QI était inférieur à 83. Le groupe témoin est constitué d’enfants ne présentant pas de psychopathologie apparente. Le groupe hyperactif et le groupe témoin sont équivalents en ce qui concerne l’âge, l’intelligence et la catégorie socioculturelle des parents.
13Nous avons utilisé le test de Rorschach qui permet une centration autour de tout ce qui se rapporte à la représentation de soi et à l’évocation de représentations de relations. Ainsi, le vaste domaine de la représentation de soi au sein de l’activité de symbolisation et les liens intersubjectifs intériorisés par l’enfant instable ont été évalués. Le test de Rorschach a été coté et interprété selon les principes de la méthode dite française (Anzieu et Chabert, 1983 ; Rausch de Traubenberg, 1970). Les comparaisons ont été faites selon une méthode non paramétrique, le U de Mann-Whitney. Parallèllement à l’évaluation quantitative, nous avons effectué une évaluation qualitative des données, une interprétation dite dynamique qui constitue le motif essentiel de cet article.
PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
14En ce qui concerne l’évaluation quantitative, un certain nombre de variables Rorschach distinguent les enfants hyperactifs des enfants témoins : les enfants appartenant au groupe THDA obtiennent un score plus élevé pour les variables F-, C’, C, ?C, Anat, H-, (H), K- et le refus. Ils obtiennent un score plus bas pour les variables F+, FC et Ban.
15En ce qui concerne l’évaluation qualitative, tout d’abord on constate d’emblée la variété des profils, aucun enfant ne présentant le même profil qu’un autre. Ceci va dans le sens de la variété des tableaux cliniques et de l’intérêt d’une approche au cas par cas. Les tendances présentes dans les protocoles nous ont permis cependant de dégager trois grandes configurations cliniques : la première de ces sous-catégories, la plus répandue, correspond à des tableaux cliniques relevant d’organisations limites ; la seconde regroupe les cas où on constate une proximité avec le registre névrotique ; et enfin la troisième, qui se manifeste plus rarement, distingue des enfants qui présentent un noyau de fonctionnement proche des organisations psychotiques. Ces trois groupes relèvent tous de fonctionnements limites, mais les secteurs qui coexistent ont des poids relatifs selon leur prédominance. La majorité des enfants présentent des protocoles assez restrictifs, avec de nombreux refus, où aucun conflit ne se déploie sur la scène psychique. Cependant, on constate la présence de protocoles plus labiles où les émergences en processus primaires apparaissent plus fréquentes.
16Nous avons abordé la question de la représentation de soi à partir de l’analyse des contenus des réponses au Rorschach et essentiellement des représentations humaines et animales.
L’identité
17L’analyse de l’ensemble des protocoles, notamment de la planche V, met en évidence la cohésion identitaire. Il ne nous est ainsi pas possible de parler de troubles de l’identité bien que dans quelques rares protocoles on note la proximité d’une problématique identitaire. En revanche, on constate un nombre significativement élevé de représentations para-humaines [(H)] dans la population des enfants hyperactifs. Ces représentations appartiennent au domaine de l’irréel, ce qui est fréquent chez l’enfant. Mais leur utilisation à l’excès ainsi que leur caractère menaçant les différencient des réponses para-humaines des enfants normaux :
18Planche I (Ahmet, 10 ans) [] : « C’est un fantôme terrible »
19Planche I (Emir, 8 ans) : « On dirait le diable »
20Planche I (Serkan, 8 ans) : « Il y a un monstre que j’ai vu à la télé. Je ne sais pas »
21Planche I (Can, 8 ans) : « Un vampire. Il a des ailes et une tête »
22Planche II (Kemal, 8 ans) : « C’est le monstre que l’on voit dans les films d’horreur, ici c’est son visage, ses ailes et son intérieur est vide »
23Planche VII (Ali, 8 ans) : « Un robot »
24Ces représentations « humaines » sont vécues comme toutes puissantes, dévitalisées, menaçantes ; elles appartiennent à un registre archaïque du fonctionnement et ne portent pas de mouvements libidinaux. On peut les relier aux difficultés à s’identifier à une représentation humaine et vivante. L’enfant instable se voit dans ces références para-humaines comme il y voit ses imagos parentales, ce qui nous interroge sur la qualité des identifications primaires. Le caractère étranger et menaçant des représentations humaines peut relever de failles ponctuelles dans les identifications primaires. Ce mode de représentation de relation est lié à la survivance d’un lien particulièrement étroit avec une imago maternelle très archaïque dans une confusion entre le sujet et l’objet. Le fait que les représentations humaines apparaissent de qualité médiocre et que les kinesthésies humaines soient reconnues comme tout à fait précaires (K-) va dans le sens d’une fragilité dans l’unification de l’image de corps ; l’intégrité corporelle est souvent vécue comme menacée.
25L’effraction des limites se manifeste aussi par l’augmentation et la mauvaise qualité des réponses anatomiques. Dans le groupe THDA, on constate plus fréquemment des réponses ayant trait aux viscères (« estomac », « foie », « rein », « l’intérieur humain », « l’intérieur animal ») alors que dans le groupe témoin, il s’agit plutôt de réponses ostéologiques (« squelette »). Une autre différence entre les deux groupes est la composante agressive qui est associée aux parties corporelles et la qualité souvent crue des réponses du groupe THDA : « les insectes mangent le foie de l’homme », « le sang gicle du foie humain », « un squelette sans bras ». On retrouve l’idée de Chabert (1988) qui note que « les failles profondes dans les capacités de symbolisation » apparaissent tout particulièrement au Rorschach, au travers de réponses anatomiques dépourvues de référent symbolique. Les réponses anatomiques apparaissent plus souvent aux planches II et III : l’effet intrusif de la couleur sur l’enfant instable semble le conduire à donner ces réponses, ce qui montre que le corps lui-même, comme métaphore de la psyché, est effracté. L’augmentation des réponses couleur met en évidence l’intensité des décharges affectives et la labilité émotive importante chez les enfants hyperactifs. Les couleurs donnent lieu à des associations directes, parfois crues là encore, montrant l’extrême réactivité aux stimulations externes et la fragilité des enveloppes psychiques qui s’effacent facilement quand l’excitation monte. Les barrières entre dedans et dehors semblent ainsi fragilisées par la pression des motions pulsionnelles.
26La difficulté à construire et à organiser le discours se manifeste dans les réponses à contenu animal :
27Planche V (Erol, 9 ans) : « Une aile. Puis là ses pattes, et ici c’est sa tête. Un animal en forme d’un oiseau »
28Planche VI (Seyit, 8 ans) : « Ses bras, ses pattes, sa tête. ( ?) Du taureau »
29Planche IX (Osman, 7 ans) : « Une queue. Et là on dirait la tête. ( ?) D’un animal »
30Ce sont des réponses qui ne se donnent pas d’emblée comme une entité constituée. Par ailleurs, elles sont très souvent ponctuées par « on dirait », « ça a l’air » qui témoignent d’une difficulté à construire une représentation. Par ailleurs, les dénégations qui apparaissent fréquemment mettent en évidence la difficulté à maintenir la représentation :
31Planche I (Mehmet, 10 ans) : « On dirait une araignée, mais elle est plus grosse. Tout ce qu’il y a autour je crois que ce sont ses pattes, mais elles sont un peu trop épaisses. Je le dis, mais je ne le dis pas. »
32Planche I (Cemal, 9 ans) : « Un masque. Non. C’est ou bien une chauve-souris ou bien une mouche »
33Planche II (garçon, 8 ans) : « Un oiseau, non, un robot, non plus, un corbeau.»
34Planche V (fille, 6 ans) : « J’ai l’impression que c’est une reine, mais de loin on dirait un roi. Oui, je suis sûre que c’est une reine. Est-ce une reine, non, non. Est-ce un roi ou un cerf, oui un roi. Non, une reine. Le roi vole, il a des pieds. »
35Planche VI (Ahmet, 8 ans) : « Ça ressemble à une route, je crois. Non ce n’est pas une route, c’est autre chose, mais je ne vois pas ce que c’est. Au milieu, on dirait que c’est une route. »
36Dans la plupart des productions, quand il ne s’agit pas de protocoles inhibés avec beaucoup de refus, on note ces éléments de discontinuité et d’instabilité de la représentation de soi : la production hachée, l’échec de la continuité et de l’inscription des représentations (la prédominance des expressions telles que « Je ne sais pas », « je ne me rappelle plus du nom » « j’ai oublié » etc.) témoignent d’une chaîne associative qui semble affectée par des trous. Cela va de pair avec les références au vide :
37Planche I (Ali, 8 ans) : « Un homme grand et gros, le vide au milieu ce sont ses battements du cœur, mais ça se voit pas »
38Planche II (Burak, 9 ans) : « Un endroit de vide, la partie blanche je l’ai fait ressembler au vide de l’intérieur du corps, je ne sais pas ce que c’est la partie rouge »
39Planche II (Can, 8 ans) : « C’est le monstre que l’on voit dans les films d’horreur, ici c’est son visage, ses ailes et son intérieur est vide »
40L’angoisse du vide, associée avec le nombre élevé de réponses C’, peut être rattachée à la dimension dépressive :
41Planche II (Cengiz, 6 ans) : « C’est le rein noir d’un crabe noir »
42Planche VI (Tamer, 6 ans) : « Ça ressemble à l’intestin d’un animal parce que c’est noir »
43Planche VI (Ali, 8 ans) : « C’est quelque chose noir »
44Planche III (Seyit, 8 ans) : « C’est quelque chose noir mais quoi ? On dirait un poumon noir qui donne un coup de poing »
45Planche IV (Hasan, 8 ans) : « C’est le Dinocurus. Un fantôme noir, un monstre qui boit le sang des gens »
46Enfin, la mort apparaît dans des images sous-tendues par des angoisses de décomposition, de déchirure, qui portent violemment atteinte au narcissisme :
47Planche IV (Kaan, 8 ans) : « Un monstre mais un monstre qui est fondu »
48Planche VII (Ibrahim, 8 ans) : « Un papillon brisé. Les ailes du papillon sont déchirées »
49Planche VII (Enis, 8 ans) : « Un truc tout en morceaux. L’œil d’un moustique, ses jambes, ses bras »
50Planche III (Arda, 8 ans) : « Là la glace est fondue et est devenu comme une épine »
51Planche IV (Serkan, 8 ans) : « Et ici fond et disparaît, on dirait son ombre »
52Planche III (Emir, 8 ans) : « C’est une araignée dont les os sont cassés »
53Planche III (Kemal, 8 ans) : « Ça ressemble à une araignée morte ou à une partie d’une souris morte ».
54Ces réponses mettent en évidence l’importance des mouvements de dévaluation et relèvent de la crainte d’une atteinte de l’image de soi qui met au jour la rage et la dépendance. Selon Chabert (1983/1997), « les réponses C’ ont à voir avec les relations précoces ». Leur association avec des thèmes d’hostilité met l’accent sur l’aspect précaire et insécure de ces modalités relationnelles. Le manque de permanence des représentations des objets externes à l’intérieur de la psyché et ces indices de dépression sous-jacente peuvent relever d’une angoisse de perte d’objet.
Les identifications
55Les deux groupes se différencient encore en ce qui concerne l’intégration de la différence des sexes : les réponses des enfants hyperactifs sont indifférenciées quant au sexe ; les identifications tendent vers l’indifférenciation et le maintien de la bisexualité. La projection des images parentales renvoie à des représentations archaïques et indifférenciées quant au sexe.
56Les caractéristiques des relations d’objet mettent en évidence la dépendance qui apparaît dans une forme d’attachement excessif à l’objet. Voici certaines représentations de relations :
57Planche IV (Orhan, 7 ans) : « Deux pingouins, ils sont unis »
58Planche V (fille, 10 ans) : « Un oiseau géant, et ces singes sont attachés à lui »
59Planche VII (Sinan, 8 ans) : « Deux petits animaux se battent, ce sont des animaux collés, la balle est passée par là et les a séparés, le fort bat le faible »
60Toutes ces images traduisent l’importance de la dépendance et la contrainte inéluctable de la recherche de support et d’étayage. Au-delà de ces représentations d’attachement fusionnel, se déploient dans un second temps des mouvements agressifs majeurs (« la balle ») qui montrent bien la haine nécessaire pour permettre la séparation.
61Les représentations de relations montrent ainsi une double polarité : l’une qui rend compte d’un attachement dépendant par rapport à l’objet et l’autre qui témoigne de manifestations agressives, pour parvenir à une différenciation et à une séparation d’avec l’autre. La projection de la haine sur l’autre est claire, à travers ces exemples de réponses kinesthésiques de mauvaise forme (K- et kan-) :
62Planche I (Koray, 6 ans) : « Les mouettes attaquent l’homme sans tête »
63Planche III (Deniz, 8 ans) : « Ici, ils se sont coupés entre eux alors qu’ils voulaient couper un clou »
64Planche IV (fille, 6 ans) : « C’est une personne très méchante qui mange les gens, boit leur sang »
65Planche VI (Demir, 8 ans) : « Cela ressemble à un vampire, ces vampires ont mangé une personne et même ils l’ont forcée à s’agenouiller »
66Planche VI (Niko, 7 ans) : « Un oiseau qui tue les enfants, quand il frappe l’enfant avec les lierres empoisonnés, celui-ci meurt »
67Planche VI (Kemal, 8 ans) : « C’est un chat, il mange les gens, l’immeuble est détruit à cause du tremblement de terre et le chat va le détruire complètement »
68Planche X (Nihat, 7 ans) : « L’insecte se frappe lui-même, maintenant on est foutu »
69Il semble que les mouvements pulsionnels haineux évitent le risque d’envahissement par l’objet dont la proximité peut devenir confusionante par la dépendance qu’il implique. L’hostilité vis-à-vis de l’objet, qui se retourne parfois sur le sujet lui-même dans un mouvement masochiste, masque en effet la peur de le perdre.
CONCLUSION
70L’ensemble de notre population présente donc des perturbations de la représentation de soi, signe de fragilité du sentiment de l’identité. La caractéristique essentielle de la représentation de soi relève d’une porosité des limites qui témoigne d’une différenciation partielle entre dedans et dehors : celles-ci existent certes, mais sont facilement effractées comme le montre l’hypersensibilité au matériel. La fonction d’individuation de soi est mal assurée, le flou des limites menaçant le sentiment d’identité. On retrouve des risques d’atteinte à l’intégrité de l’image de soi face à la puissance des mouvements pulsionnels.
71L’augmentation considérable des réponses couleur marque l’extrême réactivité de l’enfant instable et sa dépendance à l’environnement. L’excitation est dominante, montrant l’impossibilité d’élaborer la perte. La difficulté à temporaliser les excitations et l’absence de refoulement sont patents ; les émergences en processus primaires sont fréquentes, les capacités de contrôle débordées par le flux associatif. La sensibilité à la couleur noire (C’) rend compte de mouvements dépressifs latents qui montrent la difficulté à réaliser ce travail psychique : il s’agit d’une inélabolaration de la position dépressive où les défenses maniaques sont mises en place pour lutter contre l’angoisse de perte d’objet. La dépression sous-jacente rend compte du défaut d’investissement - caractéristique majeure de la dépression - des processus de pensée, d’où une distorsion cognitive importante et les irruptions des processus primaires (F+ bas ; peu de Ban).
72La question de la perte de l’objet et les problématiques de séparation sont massives. L’expression au Rorschach d’une angoisse archaïque dans la relation à l’imago maternelle reflète la vulnérabilité du processus de différentiation. Les défauts d’intériorisation des objets et les difficultés ainsi repérées dans la mise en place d’un espace psychique propre où puissent s’élaborer les processus de maturation entraînent une altération du fonctionnement psychique qui perturbe l’activité perceptive et cognitive, et donc les possibilités pour l’enfant d’aménager son rapport au réel.
73La carence dans l’intériorisation et la grande fragilité sur le plan des identifications se traduisent aussi par la multiplication de réponses alternatives et la fréquence de représentations vagues, mal constituées, et indifférenciées quant au sexe. La recherche d’un cadre contenant, solide et structurant face à des risques d’intrusion désorganisante, menaçant l’intégrité corporelle, est patente. Néanmoins, le caractère flou des représentations ne relève pas d’une confusion psychotique ou d’une indifférenciation entre soi et l’objet, mais plutôt d’une fragilité des limites.
74La sollicitation pulsionnelle amène des thèmes de violence morbide, de menace de mort et des thèmes sadiques : ces représentations d’actions de nature agressive dominante portent sur la destruction du lien à l’objet. Ainsi, l’instabilité apparaît comme une pathologie du lien et, du point de vue développemental, elle se construit comme un aménagement des angoisses dépressives anaclitiques. En effet, la comorbidité hyperactivité/troubles dépressifs est loin d’être systématique, elle va de 5 à 75 dans les recherches faites dans ce domaine, ce qui montre l’ambiguïté de situer les troubles dépressifs dans l’hyperactivité (Adrian, 2001). Notre recherche souligne cependant l’existence d’un lourd facteur de risque depressiogène chez ces enfants.
75D’après les résultats de notre étude, l’instabilité psychomotrice infantile ne constitue pas en soi une lutte anti-dépressive unique, mais elle est par nature liée à la problématique du lien de dépendance anaclitique et, par là, au risque dépressif. Ce constat nous permet de souligner un point important en ce qui concerne la clinique de ces enfants et les risques évolutifs.
RÉFÉRENCES
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Mots-clés éditeurs : Hyperactivité, Instabilité psychomotrice, Relations objectales, Représentation de soi, Rorschach.
Date de mise en ligne : 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/pcp.011.0307Notes
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[1]
Psychologue clinicienne.
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[2]
Maître de conférences à l’Université d’Istanbul, psychanalyste.
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[3]
Professeur agrégé, psychanalyste, Chef de Service de Psychiatrie de l’Enfant, CHU Cerrahpasa, Université d’Istanbul.
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Tous les prénoms sont ceux de garçons.