1L’engouement pour le risque, et sa médiation à travers le développement des activités sportives de l’extrême, est certainement l’une des données les plus troublantes et les plus ambiguës de la modernité. Le vide, la montagne et les fonds marins sont en effet devenus les stades contemporains du risque gratuit où « l’homme sans qualité » peut venir tutoyer la légende du héros dans une sorte de duel métaphorique avec la mort. Si l’expansion croissante et la médiatisation de telles prises de risque ont quelque peu contribué à les banaliser, elles n’en restent pas moins un sujet toujours actuel de débat et de polémique. Si certains rejettent ou condamnent violemment ces pratiques, d’autres admirent les protagonistes de telles prouesses. Nul ne sait finalement rester indifférent à ces individus qui, comme les parachutistes, jouent leur sécurité ou leur vie, au risque de la perdre, en pratiquant ces activités mettant en jeu périls et dangers éminemment mortels. La gratuité de l’acte interpelle d’autant plus que l’on comprend mal l’enjeu d’une telle entreprise. Certes, l’accomplissement et la réussite de l’exploit procurent sans doute un sentiment de toute-puissance, mais un enjeu si important peut-il se justifier uniquement dans une quête éperdue de valorisation ? Ou s’agit-il plutôt d’une recherche masochiste ou encore d’une entreprise suicidaire ? Ces émotions fortes tant recherchées par les adeptes du risque ne peuvent que mettre en jeu des éléments fondamentaux. C’est bien ce que, sur un plan psychanalytique, il faut alors supposer : les enjeux psychiques de telles prises de risque doivent relever de facteurs essentiels dans l’économie du sujet.
2Le concept de « risque », utilisé pour qualifier une pratique sportive, souligne avant tout un certain degré d’incertitude ; il marque l’éventualité, la probabilité qu’un accident vital se produise au cours de l’activité. La prise de risque relève avant tout dans ce contexte d’une confrontation active et volontaire du sujet à l’inconnu et à l’aléatoire. Elle est par essence un lieu de l’imaginaire, imaginaire d’un possible du vivre ou du mourir, et une épreuve de vérité, dans son ouverture sur un agir potentiellement traumatique. Le risque se joue d’abord sur la scène psychique comme un risque de soi, comme une possibilité d’être ou ne pas être ; il est donc incontestablement lié à l’angoisse. Aller face au risque et face au danger équivaut à s’exposer délibérément à l’émergence de l’angoisse, à produire en soi cette souffrance, cette rupture, ce moment de vacillation, dans lequel les limites du sujet se brouillent et menacent de s’estomper. Cependant, le sujet ne se trouve pas dans une situation de surprise et d’envahissement total par l’angoisse. En s’exposant délibérément à un danger, il l’a activement recherchée. La situation à risque pourrait alors être définie comme une situation expérimentale de l’angoisse, une situation où le sujet s’expérimente face à sa propre angoisse. Cette recherche semble à première vue paradoxale. Le paradoxe est d’autant plus prégnant que le sujet, loin de recourir à un comportement d’évitement, va opérer un transfert d’angoisse dans l’action, au risque du trauma. Nous rencontrons ici une dimension importante de la prise de risque en ce qu’elle est considérée d’abord comme un agir et que cet agir peut être sous-tendu par des mouvements divers. La présence en filigrane de la mort dans la pratique d’un sport à risque pose ainsi inévitablement la question du jeu de la liaison et de la déliaison des pulsions de vie et de mort dans leur rapport à l’action et au plaisir.
3Afin de mieux cerner la nature, les fondements et les enjeux psychiques de cet agir, et plus spécifiquement du saut dans le vide auquel s’adonnent les parachutistes, nous proposons de continuer cette discussion théorique en effectuant d’abord un détour par l’enfance.
4Dans L’Interprétation des Rêves, Freud (1900) analyse certains rêves typiques comme « celui de voler dans les airs avec sentiment de plaisir ou de chute, avec sentiment d’angoisse » (p.236). La description que Freud en fait est la suivante : « Ces rêves aussi ont trait à des impressions d’enfance, ils rappellent les jeux de mouvements si agréables aux enfants. Quel est l’oncle qui n’a pas fait voler un enfant, le transportant à bout de bras tendus et courant à travers la pièce, ou qui n’a pas joué à le laisser tomber en étendant brusquement les jambes, alors qu’il le balançait sur ses genoux ; ou qui n’a pas feint de le lâcher brusquement alors qu’il l’avait levé très haut ? Les enfants poussent des cris de joie, surtout quand le jeu comporte un peu de terreur et de vertige ; des années après, ils répéteront cela dans leur rêve mais ils oublieront les mains qui les ont portés, de sorte qu’ils voleront et tomberont librement. »(p.236). Par la description de ce jeu, Freud nous permet de voir que très tôt, l’enfant demande à s’exposer au risque du vide, à s’étourdir de cette griserie et panique voluptueuse propre aux jeux de vertige. Les cris de l’enfant expriment tout à la fois la joie et la terreur, un mélange d’émotions si exquis qu’il appelle, voire exige la répétition du jeu.
5Dans son ouvrage Le vertige, entre angoisse et plaisir, Quinodoz (1994) a repris le jeu de l’enfant lancé par son oncle. Selon cet auteur, le vécu somatique vertigineux que vit l’enfant est indissociable d’une expérience interne de vertige psychique, expérience fondamentale dans l’organisation de la psyché, faisant référence à l’angoisse de la chute et au sentiment de vide intérieur. Par ce jeu, l’enfant exprimerait corporellement, dans sa relation à son environnement externe, ce qui se passe dans ses relations avec ses objets internes. En ce sens, en accord avec Winnicott (1971), ce jeu aurait une place et un temps propres. Il ne se situerait pas au-dedans, ni au-dehors, mais dans cette « aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité psychique interne et la réalité externe »(p.9). L’expérience que vit l’enfant est alors à considérer comme un jeu fonctionnel, une mise en scène, dans la réalité extérieure, du scénario interne du vertige psychique : « Est-ce que l’objet sera là où je l’attends ou vais-je tomber dans le vide ? » L’appel à la répétition et la dialectique singulière de ce jeu entre terreur et plaisir peuvent alors s’entrevoir sous un nouvel éclairage.
6En 1920, pour introduire un « au-delà du principe de plaisir » sous la forme d’une compulsion de répétition, Freud (1920) interroge le mode de travail de l’appareil psychique dans le jeu du Fort-Da, en mettant au premier plan le point de vue économique : comment concilier avec le principe de plaisir le fait que l’enfant répète comme jeu une expérience pénible ? Cette expérience pénible que l’enfant reproduit dans le jeu avec la bobine était l’absence de la mère. Freud précise : « Dans le jeu des enfants, nous croyons saisir ceci : l’enfant répète l’expérience vécue même déplaisante pour la raison qu’il acquiert par son activité une maîtrise bien plus radicale de l’impression forte qu’il ne le pourrait en se bornant à l’éprouver passivement. Chaque répétition semble améliorer cette maîtrise vers laquelle tend l’enfant. » (p.78).
7Nous pouvons alors postuler que dans cette expérience précoce du risque de l’enfant, l’appel à la répétition procède d’une tentative de maîtrise de l’expérience vertigineuse angoissante. Par son jeu, l’enfant s’offre la possibilité de prendre une part active dans ce scénario angoissant sur lequel il n’avait à l’origine aucune prise. S’exposer au risque du vide est une manière pour l’enfant de revivre de façon active et par son corps, tout en prenant le risque de se confronter à l’angoisse, l’expérience interne du vertige psychique et de tenter alors de la maîtriser. Notons que ce jeu, par définition intersubjectif, a besoin pour se dérouler de la présence et d’une réponse active de l’objet-sujet (l’oncle chez Freud), qui ouvre ainsi le processus du jeu et permet, à travers l’alternance du lancer/rattraper, de construire une première représentation du lien. La relation au parent proche peut donc être considérée comme le pivot de cette expérience. Il faut supposer que sa qualité et son essence sont au fondement de la demande de répétition de l’enfant, mais peut-être aussi de sa capacité future à relancer le travail de symbolisation. L’héritage de ce type de jeu intersubjectif n’est en effet pas sans importance puisqu’il conditionne directement la capacité future de l’enfant à « utiliser la bobine ». Il produit la capacité d’absence à partir de la présence de l’objet, autrement dit, il est précurseur mais aussi déterminant des capacités de jeu autosubjectif. Aussi, lorsque Freud précise que les enfants répéteront bien des années plus tard cette expérience dans leurs rêves, il postule que les jeux autosubjectifs ont pu, à leur tour, suffisamment se déployer pour que l’enfant sache s’abstraire de la limitation que leur matérialité implique. Le rêve de l’enfant, troisième temps du travail de symbolisation primaire de l’expérience angoissante, réalise l’assimilation narcissique la plus complète dans la mesure où il s’affranchit complètement des objets animés et inanimés.
8*
9Voyons ce qui peut déterminer chez certains individus, comme les parachutistes, la persistance à s’exposer activement et délibérément à l’angoisse du vide sur la scène réelle au risque du trauma. L’hypothèse psychogénétique d’un traumatisme précoce, d’une angoisse infantile toujours agissante comme étant à l’origine même de la recherche du risque chez l’adulte, semble actuellement faire l’unanimité dans le champ psychanalytique. Divers auteurs proposent que la confrontation active et répétée à des dangers de mort sur la scène réelle procéderait d’une tentative d’élaboration psychique de cette angoisse traumatique.
10Ainsi, à partir du matériel recueilli lors d’entretiens avec des alpinistes, Assedo (1985) suggère qu’en se livrant à leur activité, les alpinistes rejouent la scène de leur origine, traumatique par excellence car marquée par la violence. Le fantasme de leur propre conception dans la violence se manifesterait dans le choix même d’un cadre rude, austère et hostile. La recherche de maîtrise de celui-ci correspondrait à une tentative d’élaboration psychique de cette violence traumatique. Le risque de mort s’avérerait dès lors être d’une réelle nécessité pour ces sujets, en tant qu’il est substitut du risque du trauma originaire et recherche désespérée et compulsive de l’élaborer. Citons encore Quinodoz (1994) qui, en s’étayant sur son matériel dans la cure, a pu mettre en évidence un « fond commun » chez les analysants qui risquent délibérément leur vie en pratiquant des jeux dangereux avec le vertige. Pour ces analysants, risquer un exploit dangereux semble être une manière de reproduire agressivement une terreur sans nom qu’ils ont éprouvée à un âge précoce et qui n’avait pas pu être élaborée par l’intermédiaire de la capacité de rêverie maternelle. Enfin, selon Fenichel (1939), l’attitude contraphobique qui consiste à s’exposer délibérément à une situation angoissante, notamment par la pratique d’une activité sportive, procède également d’une tentative de maîtrise d’une angoisse infantile toujours opérante. Dans sa tentative d’obtenir une dissipation de l’angoisse par la répétition, le contraphobique s’apparenterait aux personnes souffrant de névrose traumatique. Pris dans un processus de compulsion de répétition, il recherche ce qui a été un jour redouté pour le dominer. À cet égard, nous mentionnerons avec Freud (1920) que ce qui est essentiel dans le mécanisme de compulsion de répétition, c’est l’élément de contrainte qui s’exerce sur le psychisme et la subjectivité. La répétition ne résulte pas d’un choix délibéré du sujet, elle s’exerce malgré lui. Ce qui est engagé dans un au-delà du principe de plaisir l’est aussi dans un en deçà du choix subjectif. La prise de risque serait donc à entrevoir comme un agir relevant d’un processus incoercible et de nature inconsciente. Le sujet se placerait activement dans une situation dangereuse, répétant ainsi l’expérience traumatique ancienne, sans se souvenir du prototype et avec l’impression très vive qu’il s’agit de quelque chose qui est pleinement motivé par l’actuel. Le but « réel » serait une tentative de lier et d’abréagir cette angoisse première.
11À partir de ces propositions théoriques, nous avons émis l’hypothèse que la recherche active et répétée d’une confrontation à des dangers réels chez les adeptes du risque, en ce qu’elle relève du domaine de l’agir, pourrait constituer un mode particulier de gestion et d’élaboration de l’angoisse chez des individus qui n’auraient pas renoncé à la mise en scène dans la réalité externe des représentations hallucinées. Le privilège donné à l’extériorisation dans la chose, à l’agir dans la gestion et l’élaboration de l’angoisse, rendrait compte d’une relative inefficience de la mentalisation et de la nécessité pour le moi de recourir à une utilisation de la réalité externe pour renforcer ses défenses. Cette recherche du risque ne serait pas un trait unitaire, une disposition permanente de l’individu qui se généraliseraient à n’importe quelles situations susceptibles de le remettre en question. La réalité même de la situation à risque serait une variable signifiante en tant que trame symbolique qui sert de structure d’accueil au psychisme. Par ailleurs, angoisse et plaisir étant inévitablement présents dans les pratiques sportives à risque, nous supposons que si le risque offre sans nul doute de multiples satisfactions régies par le principe de plaisir, tout ce qu’il advient autour de l’angoisse et de sa maîtrise se trouve probablement au-delà de celui-ci. Nous supposons donc un lien entre angoisse et plaisir, qui trouverait une identification probante dans le plaisir fonctionnel.
12Dans notre recherche, nous avons choisi d’effectuer nos investigations cliniques sur une population d’individus pratiquant de manière régulière le parachutisme. Notre groupe de sujets est composé de 27 parachutistes s’adonnant en tant qu’amateurs à la pratique du saut. Nous avons exclu, dans la constitution de notre échantillon, les individus exerçant en tant que professionnels dans un cadre militaire ainsi que les sujets qui pratiquent le saut en compétition. Ces critères répondent au souci d’éviter, dans la perspective de déterminer les enjeux psychiques du saut, tout biais éventuel causé par un enjeu professionnel, financier ou compétitif. Les outils d’investigation que nous avons utilisés sont l’entretien semi directif, un questionnaire d’estimation du risque associé à des comportements de conduite automobile, un questionnaire estimant la propension à adopter ces mêmes conduites, un questionnaire d’évaluation de la peur et du plaisir au cours du saut et enfin un test projectif le Thematic Apperception Test en modifiant cependant quelque peu la consigne : nous avons demandé à nos sujets d’effectuer un véritable saut dans le vide au sens mental, à savoir « d’imaginer une histoire comportant un danger » à partir d’une certaine réalité figurée par les planches du TAT. L’induction du terme « danger » dans la consigne se voulait facilitateur, dans le processus de projection, à l’émergence de scénarios fantasmatiques confrontant le héros à des situations à risque. Une recherche antérieure de Sarkissiane (1978) utilisant une consigne humoristique avait souligné cet effet facilitateur sans remettre en question les fondements du processus narratif face au matériel TAT.
13*
14Discutons quelques résultats issus de notre recherche. L’angoisse semble bien au cœur de l’activité des parachutistes. Le tout premier saut, comme chaque nouveau défi lancé face au vide, est par définition un pari sur l’angoisse, une façon de s’exposer délibérément à son émergence et de la surmonter, de la dominer pour oser aller de l’avant dans une sorte d’acting cathartique. Le saut en parachute peut ainsi réellement être considéré comme une confrontation expérimentale du sujet à sa propre angoisse. Le parachutisme semble par ailleurs faire l’objet d’un investissement électif dans le champ des conduites à risque. La recherche de l’angoisse liée à la prise de risque n’est pas une disposition permanente chez les parachutistes, une tendance qui se généraliserait à d’autres situations que celle du saut. Les données concernant les types de loisirs de ces sujets, tout autant que celles reflétant leur propension à adopter des comportements de conduite automobile jugés plus ou moins dangereux par rapport à des individus tout venant, nous ont permis de mettre en évidence que le goût du risque chez les parachutistes n’est pas un trait psychologique unitaire. Leur attrait pour une situation potentiellement mortifère, et par là même angoissante, semble directement lié à la réalité même de la situation, à ses caractéristiques internes et à la possibilité d’avoir une emprise et une maîtrise sur ce fragment de réalité élu. Ainsi, le vide apparaît comme seul et unique terrain de confrontation active à l’angoisse liée à la prise de risque chez les parachutistes. Par ailleurs, ils investissent cette activité de manière intensive, sur un mode proche de la dépendance addictive. Le saut est en effet décrit comme un besoin, une drogue, comme un objet devenant peu à peu indispensable à l’équilibre psychique des parachutistes. Une telle dépendance à une situation par définition anxiogène nous laisserait supposer que ces sujets éprouvent le besoin perpétuel d’être angoissés. En s’exposant de manière délibérée et répétée au vide, ils recherchent continuellement cette souffrance, ce moment de rupture et de fracture dans le psychisme qu’est l’angoisse. Si l’on peut supposer qu’une libidinalisation du signal d’angoisse intervient dans la pratique du saut, le moteur d’une telle recherche semble relever d’éléments beaucoup plus fondamentaux.
15En comparant les données obtenues par les différents outils utilisés, nous constatons, au sein de notre échantillon, que la recherche intensive et délibérée d’une situation par essence anxiogène est liée à une relative inefficience du fonctionnement psychique à mentaliser l’angoisse. Sur l’ensemble des sujets, les protocoles du TAT rendent compte d’une difficulté du moi à prendre en charge les excitations et pressions internes réactivées par le matériel TAT, sous l’impératif de notre consigne. Sur un plan dynamique, nous constatons que les possibilités d’utiliser la projection et l’introjection dans la régulation de la relation à l’objet sont restreintes. Ces mécanismes sont présents, et même massivement présents, mais seulement au titre de mécanismes primaires constitutifs de l’organisation de base de la personnalité. Ils sont au fondement de la représentation de soi et du monde, mais sans grande possibilité de jeu et sans utilité fonctionnelle. D’un point de vue topique, on se trouve devant un préconscient qui assure mal sa fonction de liaison et un refoulement qui ne tient que très imparfaitement son rôle de pare-excitation et de redoublement de la frontière dedans/dehors. Cette fonction, c’est le contre-investissement de la réalité externe qui en a partiellement la charge. Le recours au perceptif permet de tenir à distance un monde interne dont les pressions sont difficilement négociables.
Planche 8 BM : « Bon, là on est en train de le saigner. Quelqu’un est indifférent devant. Il y a deux choses que je ne suis pas trop : les deux rayons là devant. C’est quoi ça ? Enfin, on passe à la suivante ».
Planche 1 : « Je dois raconter une histoire ? Pas évident ça. Il va passer un examen pour son violon et il a sûrement un problème avec son instrument. Il n’arrive pas à l’accorder. Il aime sûrement son violon puisqu’il le protège avec une espèce de loque sur la table. Oui, il l’aime son instrument, ça se voit. Et, d’après son air, il est sûrement angoissé par quelque chose. C’est son examen qui le tracasse ou alors, c’est un vieux violon qu’il a retrouvé, un violon de valeur, et il a peur de jouer avec. Il ose pas jouer avec peur de l’abîmer. Je ne sais plus rien dire d’autre. »
16On constate également dans ce sens la mise en place de procédés défensifs relevant principalement de l’inhibition (anonymat des personnages, motifs du conflit non précisés, placages, tendance au refus, banalisations). Ces défenses s’avèrent quant à elles peu souples ou peu aptes à endiguer l’émergence des mouvements pulsionnels agressifs qui font alors irruption de manière massive, dans l’évocation d’agirs destructeurs.
Planche 13MF : « Oh... on dirait qu’elle est vraiment fatiguée..., je ne sais pas... ou alors... ben on dirait qu’il vient de l’assassiner. Je ne sais pas. »
Planche 3 : « Ça, c’est ... euh... une pauvre fille qui, euh... est trop grosse et ça l’ennuie. Alors, elle a tenté de se suicider. Elle y est pas arrivée, malheureusement pour elle. Voilà. »
17La problématique se centre ainsi principalement au niveau du maniement difficile de l’agressivité en raison de la violence des mouvements pulsionnels sous-jacents. Les représentations de relations traduisent une tendance plus ou moins importante à la désintrication pulsionnelle : les possibilités précaires de lier libidinalement les mouvements tensionnels agressifs ne permettent pas d’établir la continuité de l’objet, la continuité narcissique, ni leurs accès à l’ambivalence dans la relation. Notons cependant que ces mouvements agressifs semblent être la charge principale de tous les fantasmes et le monde interne apparaît comme relativement appauvri. Dès lors, c’est la réalité externe qui a le rôle d’assurer aux sujets la provision de stimulations dont ils ont besoin, en se substituant à la relation d’objet dont les investissements sont difficiles à contrôler. La réalité externe a ainsi valeur d’ancrage mais aussi de contrôle des excitations internes. Ce déficit de mentalisation est flagrant, notamment face à la planche 16 qui pourrait apparaître comme une analogie parfaite du saut dans le vide au sens psychique. Dans un mouvement déjà sensiblement repérable à la planche 19, face à un matériel qui n’offre plus de support ou d’appui possible sur une réalité concrète à partir de laquelle nos sujets puissent fantasmer, penser, élaborer, près de la moitié des parachutistes se trouvent confrontés à un vide intérieur. D’autres (plus d’un sujet sur cinq) associent au vide l’idée de l’harmonie, du futur, d’une vie parfaite où tout est possible. On retrouve également des thèmes centrés sur la pratique du saut, dans des récits le plus souvent autobiographiques, ou encore construits autour d’une fantaisie personnelle. Le vide devient alors projection du vide, « espace de jeu ». L’accent est porté sur l’éprouvé subjectif et les qualités sensorielles et le dénouement « plaqué » est toujours positif.
18Tout ceci nous amène à penser que le saut dans le vide est utilisé comme un véritable support à l’angoisse de ces sujets, à l’instar d’une insuffisance de la mentalisation et du travail de la pensée, et cela, à travers diverses fonctions du saut lui-même. La confrontation à une situation par essence angoissante permet un travail de localisation et de fixation de l’angoisse sur un fragment de réalité externe. Le bénéfice de ce travail réside d’abord dans le fait que, loin de se retrouver dans une situation de surprise et d’envahissement total par l’angoisse, les sujets l’ont activement recherchée. Ils ont ainsi une certaine maîtrise sur ce qui généralement fait fracture et irruption violente dans le psychisme. Cela leur permet en outre de gérer l’angoisse de manière tout à fait singulière. Le fragment de réalité élu, investi, comporte des dangers de mort réels : aller se confronter au vide par le biais de l’action revient alors à aller confondre l’angoisse dans un phénomène de peur, référant à des objets concrets que les sujets peuvent ainsi connaître, définir, catégoriser, recenser. Pour oser aller au devant de cette peur, pour la gérer, ils vont pouvoir travailler au sens psychique du terme sur des dangers réels. Dès lors, dans la perspective de s’engager dans l’action, on constate la mise en œuvre d’un processus de minimisation, voire de déni partiel de ces dangers.
19Cette minimisation des dangers relève principalement d’une négation du concept de hasard, d’une sous-estimation des variables situationnelles dans la cause des accidents, d’une illusion de contrôle et de maîtrise des variables individuelles par l’acquisition d’un savoir protecteur. Le déni partiel des dangers réfère quant à lui à une nécessité de faire abstraction du danger, et ce, dans la perspective immédiate du saut. Il s’agit d’une tentative d’exclusion du fantasme, de se prémunir en vue de l’action de toute confusion entre le représenté et le perçu, d’éviter toute régression hallucinatoire, mais aussi de dénier certaines perceptions pouvant entraîner un surgissement de la peur. Nous ouvrirons ici une brève parenthèse pour souligner que cette tendance des parachutistes à minimiser, voire à dénier les dangers semble spécifique à la situation de saut. Nous avons en effet constaté que cette propension à la sous-estimation des dangers chez les parachutistes n’apparaît pas dans l’évaluation des risques associés à la conduite d’un véhicule automobile par exemple. Cette minimisation et ce déni des dangers doivent s’entrevoir non pas comme une défaillance générale du rapport à la réalité mais comme des mécanismes défensifs opérant dans la perspective même de gérer la peur inhérente à la pratique du saut. Ces mécanismes œuvrant, l’engagement dans l’action est possible. Celle-ci permet alors non seulement d’avoir une prise sur les excitations internes mais elle permet également un travail de gestion de l’angoisse dominé par le principe de réalité. Gérer la peur à travers l’action revient en effet à mettre les attentes et les scénarios imaginaires à l’origine de celle-ci à l’épreuve de la réalité, cette dernière venant alors contredire le fantasme. Comme en témoigne l’évolution des représentations associées au vide chez les parachutistes (appréhension d’une chute effrénée/ sensation de voler ; fantasme d’un vide-trou/ perception d’un vide-matelas), l’agir permet de confronter les fantasmes et les attentes concernant le saut à une réalité de perception, ce qui permet alors de construire de nouvelles représentations. La situation réelle de la chute, ressentie comme un vol, devient la réalité du sujet qui s’intègre ensuite à sa réalité interne. Ainsi, la réalité externe est mise au service de la réalité interne dans la gestion de la peur au travers d’un mécanisme de confrontation des représentations hallucinées à la réalité du saut. Rappelons ici que la peur devant des dangers réels serait elle-même substitut de l’angoisse liée à des représentations inconscientes qui, par un mécanisme de déplacement, s’associent à la situation du saut. Ce processus procéderait donc avant tout d’une gestion de l’angoisse à travers un travail sur la peur en tant que substitut de l’angoisse par la pratique même du saut.
20Le discours des parachutistes quant à l’objet de cette peur aux différents stades des sauts nous permet par ailleurs d’émettre quelques hypothèses quant à la nature de l’angoisse et la fonction du saut. Au stade du saut en automatique, la peur exprimée par les parachutistes quant à la bonne ouverture du parachute pourrait être interprétée comme un doute par rapport à la fiabilité de l’autre, puisque c’est de lui dont dépend le fonctionnement du matériel. Il s’agirait d’une mise en scène dans la réalité externe de l’angoisse d’être lâché par l’objet et de tomber alors dans le vide. Le saut serait ainsi à considérer comme un jeu fonctionnel, qui permet un travail de symbolisation primaire de l’expérience angoissante. La maîtrise sur l’angoisse progressivement acquise à ce stade serait déterminante des possibilités d’accéder au stade de la chute libre. En effet, il s’agit à ce stade de se faire confiance. Cette confiance en soi ne serait possible que si l’on peut faire confiance à l’autre, autrement dit, si on a pu introjecter un bon objet contenant, porteur et fiable.
21Le saut permettrait ainsi un travail de maîtrise et d’élaboration de l’angoisse dominé par l’épreuve de réalité, caractérisé par l’accomplissement « d’actes de symbolisation », via un nécessaire « passage par l’acte ». Notons que l’angoisse, bien que fortement atténuée, persiste tout au long de la progression des activités des parachutistes. La nécessité de relancer le travail de symbolisation primaire pourrait alors rendre compte du besoin de sauter chez ces sujets. Au-delà d’un automatisme de répétition qui tend à reproduire le négatif, le vide, l’effondrement propre à la relance compulsive d’un hypothétique traumatisme infantile, la répétition d’une séquence comportementale hautement organisée et enchaînée permet de s’approprier le vide en le « percevant » comme une forme d’objet/non objet. Le saut dans le vide correspondrait à un traitement psychique primaire présentant un caractère paradoxal : d’une part, maîtriser l’angoisse et la peur du vide par le passage par l’acte techniquement préparé et répété ; d’autre part, être pris dans la fascination de cette séquence comportementale, au risque de l’addiction. La coalition de cette interface paradoxale consistant finalement à oblitérer l’émergence d’une conflictualité relationnelle passée et/ou présente et à mettre en suspens un travail de mentalisation centré sur la représentation de l’objet conflictuel et du lien qui y relie. Cette activité de l’extrême représenterait une mise en acte d’un travail non psychisé qui, dès lors, aurait tendance à s’exprimer de manière privilégiée dans une répétition toujours contrôlée. De telles implications quant à la pratique du saut nous permettent alors de comprendre la nature massive et élective de l’investissement dont il fait l’objet.
22Ceci dit, le mode particulier de cet investissement, proche de la dépendance addictive, nous permet d’apporter un nouvel éclairage quant aux enjeux psychiques d’une telle prise de risque. La comparaison à la drogue pour signifier la nature et la violence du besoin de sauter chez les parachutistes nous a permis d’établir une certaine parenté entre la recherche du risque chez ces sujets et les conduites addictives : le vide est, tout comme la drogue, un objet/non objet choisi dans la réalité extérieure devenant indispensable pour nos sujets, une sensation commune d’ivresse et de griserie caractérise ces conduites (saut/prise du toxique) ; elles permettent d’accéder à un monde à part, de sortir de la réalité quotidienne. Des satisfactions de type auto-érotique sont de toute évidence présentes dans ces deux activités. Nous avons par ailleurs relevé qu’à travers la recherche toujours renouvelée d’une sensation de liberté totale, d’indépendance, voire de toute-puissance narcissique par le saut, le parachutiste exprime sa « passion d’indépendance » qui, tout comme chez l’individu dépendant d’une drogue, s’exprime paradoxalement par une dépendance à l’objet. Cette passion d’indépendance chez les parachutistes est corrélative des modalités particulières de la relation à l’objet que les données du TAT nous ont permis de clarifier. Nous avons mis en évidence que la plupart des parachutistes demeure « bloqués » dans leur évolution affective à une relation d’objet de type principalement anaclitique, relation de dépendance à l’objet qu’il s’agit de maîtriser et d’agresser. L’amour et la haine envers l’objet n’étant pas en conflit d’ambivalence mais indissociablement liés, vécus dans le même mouvement. La tentative manifeste de retrait, de fuite de tout investissement objectal chez ces sujets est tributaire d’une difficulté à accepter leur propre dépendance envers l’objet et à la dangerosité de leur propre désir, compte tenu d’une agressivité mal liée et de l’existence d’un surmoi archaïque. L’organisation défensive procède ainsi principalement d’une tentative d’inhibition de l’ambivalence dépendance/agression. Prodiguant un sentiment de liberté et d’autonomie, le saut dans le vide serait alors bien le lieu de l’illusion d’un narcissisme tout-puissant, dans le déni de tout besoin objectal. De plus, mentionnons que la pratique du saut est à la base d’un retrait des investissements relationnels, voire de ruptures amoureuses chez certains de ces sujets. Elle fait l’objet d’un investissement massif chez ces hommes qui, soulignons-le, sont en grande majorité célibataires ou divorcés. La dépendance au vide sur un mode addictif pourrait alors trouver une explication probante dans le fait que le vide, comme la drogue, pourrait alors être là en tant que pseudo-objet pour drainer les investissements destinés aux imagos inconscientes et permettre le progressif désinvestissement de ceux-ci. Pseudo-objet car, comme l’objet-drogue, il n’est pas là pour symboliser l’objet absent et investi inconsciemment, mais plutôt pour remplacer celui-ci dont il s’agirait d’effacer la représentation et de supprimer les investissements qui le visent, en somme, un pseudo-objet perceptible, matérialisable, sur lequel le sujet peut exercer une emprise, et qui viendrait prendre la place d’un objet vivant, autonome, ainsi que de sa représentation inconsciente qui serait massivement contre investie grâce au comportement du saut lui-même. Relevons que dans les deux cas – prise de risque et consommation de drogue – ce comportement relève de l’agir. Ceci vient souligner que la dimension de l’activité prime sur celle de la mise en scène d’un scénario fantasmatique. Cet agir, dans les conduites addictives ou toxicomaniaques, est sous-tendu par une désintrication pulsionnelle. L’aspect potentiellement mortifère du saut pose alors inévitablement la question de la liaison ou de la déliaison des pulsions de vie et des pulsions de mort dans leur rapport à l’action chez les parachutistes.
23La confrontation volontaire à des dangers de mort réels ne semble pas résulter chez nos sujets d’une désintrication pulsionnelle en ce que la pratique du saut est en quelque sorte structurée par un interdit portant sur la mort. La prégnance de cet interdit est décelable au travers du discours des parachutistes dans la condamnation virulente de toute violation des règles de sécurité. Il s’exprime dans leur activité même par la connaissance et la reconnaissance d’une limite de sécurité personnelle qui permet de définir un espace de jeu dans lequel le sujet va pouvoir évoluer. La nature même de ce jeu défini comme un perpétuel dépassement de soi nous permet de penser que la prise de risque serait plus proche de la transgression de l’interdit portant sur la mort que du passage à l’acte ou du défi pur et simple. Lorsque le parachutiste établit un seuil de sécurité, il se soumet à l’interdit. Dans la recherche toujours renouvelée de se dépasser, il repousse à chaque fois la limite qu’il a définie et lève dans le même temps l’interdit, pour directement le réinstaurer, c’est-à-dire redéfinir un nouveau seuil. La confrontation répétée à des risques de mort serait alors corrélative d’une incessante redéfinition de l’interdit portant sur la mort. Nous pouvons alors faire l’hypothèse qu’en cherchant ainsi à éprouver et à réaffirmer sans cesse l’interdit de mort, le parachutiste tenterait d’accéder au registre symbolique. Pour la plupart de nos sujets, nous avons en effet constaté au TAT que le conflit œdipien ne peut être intégré, en raison de la précarité des investissements libidinaux et du maniement difficile de l’agressivité lié à la violence des mouvements pulsionnels sous-jacents. Jouer avec les limites entraîne un intense sentiment de vivre que nous identifierons comme un renforcement de l’identité, corrélatif du sentiment d’avoir éprouvé l’interdit et donc d’avoir réaffirmé sa présence tout en le repoussant dans la réalité.
24Le plaisir éprouvé lors d’une telle expérience relèverait du domaine de la jouissance (Assedo, 1985). Si le saut offre de multiples satisfactions régies par le principe de plaisir (plaisir esthétique, auto-érotique,...), il nous faut considérer, à côté du plaisir fonctionnel indiscutablement présent dans l’expérience du saut, un au-delà du principe de plaisir dans un vécu de jouissance qui serait à considérer comme un devenir spécifique de l’angoisse. Lorsqu’ils se confrontent à l’interdit portant sur la mort, les parachutistes entrent dans un espace de déstabilisation où leurs limites se troublent et menacent de s’estomper. L’angoisse éprouvée se transformerait en jouissance dans le moment où s’opérerait une restauration de soi, mais aussi un renforcement des limites lié au fait d’avoir éprouvé, et par là réaffirmé l’interdit.
25La recherche de la jouissance du risque chez les parachutistes serait alors à considérer comme une véritable quête identitaire. Dans le but d’apporter une signification aux différents mouvements pulsionnels liés à la configuration œdipienne, les parachutistes créeraient eux-mêmes une loi, confirmant l’interdit de la mort comme substitut à l’interdit de l’inceste. Risquer sa vie en éprouvant et redéfinissant sans cesse cet interdit serait aussi un risque pour la vie, une quête effrénée d’accéder au statut de sujet désirant.
Bibliographie
RÉFÉRENCES
- Assedo Y (1985). Les conduites de risques dans les organisations contraphobiques, Thèse de doctorat, Paris, Université de Paris X-Nanterre.
- Fenichel 0.(1939). The counter-phobic attitude, International Journal of Psychanalysis, 20, july-october, p.263-274.
- Freud S. (1900). L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.
- Freud S.(1920). Au-delà du principe de plaisir, in Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967, pp. 7-82.
- Quinodoz D.(1994). Le vertige: entre angoisse et plaisir, Paris, PUF.
- Sarkissiane N (1978). Introduction de la consigne humoristique lors de la passation du TAT, Mémoire en Sciences psychologiques, ULB.
- Winnicott D.W. (1971). Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.