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Article de revue

Jeu et création, le risque de l'affect d'effondrement : Le joueur d'échecs de Stefan Zweig

Pages 265 à 283

Notes

  • [1]
    Psychologue clinicien, Maître de conférences, Centre de Recherche en Psychologie et Psychopathologie Clinique, Institut de psychologie, Université Lumière Lyon 2.
  • [2]
    Ce travail a été réalisé en consultant, outre les œuvres de Stefan Zweig, son journal et son autobiographie (Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Belfond, 1962) :
    • sa correspondance avec sa première femme, Frederike (L’amour inquiet, Éditions des femmes), avec S. Freud (Freud-Sweig, Correspondance, Éditions du Rivage 1991)
    • la riche biographie de Prater Donald.
    • des dossiers réalisés dans des revues : Stefan Zweig, Magasine Littéraire 245, 1987 ; Stefan Zweig (dir. Erika Tunner), Austriaca, Cahiers universitaires d’information sur l’Autriche, 34, juin 1992, Publications de l’Université de Rouen ; Stefan Zweig, Europe, 794-795, juin 1995, cette revue regroupe des communications prononcées à l’occasion du cinquantenaire de sa mort à Salzbourg.
  • [3]
    Son style est celui classique des nouvelles qui émergent au XIXe siècle, l’auteur dépouille son récit de tout élément superflu pour amener petit à petit le lecteur à prendre connaissance de sentiments cachés, ce que S. Freud appréciait beaucoup (voir leur Correspondance) : « Votre type est celui de l’observateur, de celui qui écoute et lutte de manière bienveillante et avec tendresse, afin d’avancer dans la compréhension de l’inquiétante immensité. » (lettre du 04-09-1926). « C’est le besoin, de vous dire […] à quel point j’admire l’art avec lequel votre langue épouse les pensées, tout comme les vêtements que l’on imagine transparents épousent le corps de certaines statues antiques… » (lettre du 28-11-1931).
  • [4]
    Sa dernière lettre à Frederike, sa première femme, du 18/02/42. Il aurait aimé « faire le tour du monde avant qu’il ne s’écroule. »
  • [5]
    Par exemple, quand il relate la mort de ses parents, c’est surtout l’actualité qui lui vient en association. Quinze jours après la mort de son père, il écrit à propos de sa mère qu’elle est « d’une dépendance inimaginable et d’une obstination inébranlable. Ni mon frère ni moi ne pouvons la prendre en charge avec nous car son angoisse engendre l’angoisse… Je me sens moralement très las… Nous sommes une génération vaincue, il nous manque l’élan d’un pays en plein essor, d’une époque en progrès. » (D. Prater, p. 175). Quand il évoque dans sa biographie les dernières heures de sa mère, il insiste sur le fait que son cousin sexagénaire ne put rester auprès d’elle avec la garde-malade car il était juif (p. 141).
  • [6]
    Par exemple, « Les trois maîtres » (Dostoïevski, Balzac, Dickens), « Combat avec le démon » (Nietzsche, Hölderling), « Trois poètes de leur vie » (Tolstoï, Casanova, Stendhal), « Erasme le dernier Européen », Calvin, Marie Stuart, Marie-Antoinette, S. Freud, etc. il a traduit en allemand Baudelaire, Rimbaud et Verharen qu’il fréquentera et fera connaître ; il a entretenu une correspondance avec R. Rolland qui lui dit de ne plus l’appeler maître et le « professeur » Freud ; Rilke a encouragé ses premiers poèmes, Schnitzler reste pour lui l’écrivain qui a du talent ; il a réalisé une riche collection d’autographes célèbres. Avant sa mort, il a repris le projet de rédiger celle de Balzac qu’il n’a pas terminée et il lit Montaigne, comme s’il cherchait auprès de lui la sérénité.
  • [7]
    Cf. le livre au titre évocateur de Jean-Jacques Lafaye, L’avenir de la nostalgie (édition Le Félin, 1991) ; voir aussi deux biographies D. Bona L’ami blessé, Plon, 1996) et dans une moindre mesure celle de Serge Niémetz, Stefan Zweig. Le voyageur et ses mondes, (Belfond, 1996).
  • [8]
    Pour Zweig, on pourrait dire qu’il n’y a pas de vrai désir de « retour » au pays comme dans la nostalgie (Bolzinger A., 1989). À l’instar d’une patiente de C. Chabert (1995, p. 391), on pourrait soutenir que Zweig ne pouvait se remémorer des souvenirs infantiles : « Le lien à l’enfance et à ses objets n’est nullement attaqué […]. C’est son statut de passé qui est nié, parce que le passé implique la perte et le déclenchement d’affects de douleur ». Son autobiographie, comme son journal, sont ainsi très pauvres en évocations de situations singulières de son enfance. Tout se passerait comme si l’absence ou la perte ne pouvait pas être vécue, éprouvée, par défaut d’une perception interne. En revanche, c’est avec une sorte d’hyperréalisme qu’il transmet et fait revivre les situations du monde extérieur : la réalité externe est utilisée pour masquer, suppléer ce vide intérieur. Zweig souffrirait d’une désillusion radicale face au monde. Ses créations avaient peut-être eu comme fonction de créer malgré tout une telle zone d’illusion partagée, pour lutter contre ce vide.
  • [9]
    Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, volume III, Paris, Gallimard.

1Le jeu et la création ont plus d’une affinité. Dans ce texte, nous partirons d’une fonction qu’ils ont en commun : pouvoir contenir les affects et les désirs d’un sujet. L’un et l’autre peuvent être considérés de ce point de vue comme issus d’un processus de symbolisation. Nous faisons l’hypothèse qu’un tel processus peut paradoxalement aboutir à déstabiliser le sujet car il pourrait à cette occasion éprouver des affects qui mettent en péril sa propre identité. Surgissent alors de nouvelles défenses qui plus tard pourront être levées lors d’un nouveau jeu ou d’une nouvelle création, etc.

2Nous partirons du jeu pour explorer ce problème et plus spécifiquement de l’affinité entre le jeu de l’enfant et la création littéraire. Nous essaierons de montrer qu’une première étape vers la symbolisation se réalise quand des affects jusqu’alors non reconnus peuvent être présentifiés par la figuration, la mise en scène, que réalise le jeu ou l’œuvre de l’artiste. Mais dans ces deux types de création, l’affect qui peut être éprouvé par le sujet risque alors de n’être pas suffisamment contenu, comme l’indiqueront nos deux illustrations. L’affect, condition de la création, semble en être aussi sa limite.

3S. Freud écrit dès 1908 : « Le poète fait comme l’enfant qui joue ; il se crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grandes quantités d’affects, tout en le distinguant nettement de la réalité » (souligné par mes soins). Dans le jeu comme dans la démarche de création, la différence entre soi et le monde extérieur, entre le dedans et le dehors est pour un temps suspendue, sans qu’elle soit niée comme lors du délire. Marion Milner (1952) a démontré l’importance de cette zone d’« illusion » : la frontière entre le monde interne et la réalité extérieure n’est pas une donnée en soi. Sa thèse repose sur une découverte : dans le jeu, l’enfant fait l’expérimentation d’une fusion, d’une union ou d’un chevauchement entre deux ordres de réalité, celle interne de sa réalité subjective, celle externe du monde objectif (Mellier D., 2000). Cette illusion suppose que l’environnement, au sens psychique du terme, accepte de devenir une partie de l’enfant, accepte de se laisser manipuler, répudier, utiliser, pour permettre le développement du jeu. D. W. Winnicott (1971) a admirablement théorisé cela en termes d’« espace transitionnel » et d’« utilisation de l’objet », l’objet doit survivre à la destruction du sujet, l’objet doit être suffisamment malléable.

4D. W. Winnicott poursuit ce rapprochement entre jeu et création : « C’est en jouant et peut-être seulement quand il joue que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif. » Dans un cas comme dans l’autre, le soi est en formation : « C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi. »

5À partir de deux exemples, nous étudierons un problème spécifique qui concerne plus la question de la symbolisation primaire, au sens de René Roussillon (1999). Sensibilisé aux anxiétés primitives par notre fréquentation des bébés, nous pensons que la symbolisation se fait au risque de ce que Winnicott appelait la crainte de l’effondrement (1974). Il la définit ainsi : c’est « la crainte d’un événement passé dont l’expérience n’a pas été éprouvée ». Il s’agit d’une crainte dont le sujet n’a pas conscience, car son éprouvé met en danger les limites même de contenance du moi, par effraction. Le processus de symbolisation rendu possible par le jeu ou la création aboutirait à un tel éprouvé.

6Deux exemples indiquent chacun à leur manière l’émergence de ce ressenti de l’affect d’effondrement : l’observation d’un jeune enfant révèle ses angoisses de séparation peu à peu contenues dans un jeu qui le mène alors à éprouver une anxiété paralysante ; la dernière nouvelle de Stefan Zweig met en scène un joueur d’échec qui risque de s’effondrer après avoir joué une partie. Ce qui est là métabolisé, dans et par la création, permettrait un ressenti, une résurgence d’un affect d’effondrement ; cet auteur mettra fin à ses jours peu après.

La limite d’un jeu conteneur d’affects

7Quelques indications méthodologiques sont nécessaires pour situer l’analyse de ce jeu d’un jeune enfant. Cette observation s’est déroulée selon l’esprit de l’approche psychanalytique de l’observation du nourrisson, plus connue sous le nom de la méthode d’Esther Bick (1964). L’observation peut avoir des effets contenants car elle s’inscrit dans un dispositif de travail qui différencie le temps d’attention sur le terrain, le temps de la notation et le temps d’interprétation en séminaire. Le matériel recueilli et son exploitation demanderaient beaucoup de place pour être restitués et travaillés, c’est pourquoi j’ai sélectionné une observation et dans celle-ci un passage qui me paraît significatif.

8La scène se déroule dans la cour d’une crèche où je viens régulièrement chaque semaine depuis six mois. Ce jour là, après mon arrivée, j’ai porté mon attention sur Cécile, une petite fille qui vient d’avoir deux ans (Renaud et Sandy ont sensiblement le même âge, Gaël et Clara sont plus jeunes de quatre mois environ). La cour a une forme rectangulaire avec une cabane et un toboggan à chaque bout.

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L’éducatrice entre dans la cour en apportant des jeux. Gaël sort les ballons d’un petit chariot. Clara s’assoit dedans, puis Renaud. Cécile s’arrête et vient tirer ce chariot. Le long du mur, puis derrière le toboggan où je ne les vois plus, encore en longeant le mur, puis derrière la cabane.
L’éducatrice les regarde aussi.
Cécile s’arrête une fois en levant sa jambe vers les autres enfants, comme pour monter dans le chariot.
Ça pleure derrière la cabane, l’éducatrice intervient. Clara a été remplacée par Sandy.
Cécile continue. Le chariot bute un peu contre une plaque du sol, elle tire, il passe. Elle tourne et s’arrête devant moi (je me suis assis sur la murette).
Renaud descend. Cécile enjambe, elle est dedans, sur le côté, ses pieds sont sous les jambes allongées de Sandy. Le chariot bascule très légèrement (il y a une deuxième roue, seulement d’un côté), Cécile se met à pleurer fortement, elle ne peut bouger ses pieds. Renaud tient le chariot. Elle est comme clouée. L’éducatrice s’est rapprochée, elle arrive, « Sandy tient tout le lit. Assis-toi », dit-elle. Elle l’aide finalement à descendre. Renaud se réinstalle et Cécile les tire quelques mètres encore.

10Dans cette séquence, nous voyons Cécile qui construit un jeu, celui du « chariot », jusqu’au moment où elle se met en situation d’éprouver un affect qui la paralyse. Le jeu s’arrêtera.

11Notons que Cécile est peu en relation individualisée avec les autres enfants, ils semblent plus constituer des acteurs qui permettent le déroulement d’un scénario : tirer avec peine un chariot qui contient des enfants.

12Cette séquence prend tout son sens dans l’ensemble du déroulement de l’observation. Dès son arrivée, on voit que la séparation ne va pas de soi. Cécile ne proteste pas quand sa mère part, mais elle reste songeuse, errant un peu dans la salle comme si elle cherchait petit à petit à reprendre pied dans cette crèche qu’elle connaît pourtant bien, dans ses contacts avec d’autres, elle est encore beaucoup dans son monde. Par exemple, j’avais noté qu’à la première marche du toboggan, son pied gauche bute un peu, elle garde aussi souvent son pouce en bouche. Au début de l’observation, on ne peut pas parler de jeu au sens de Winnicott, il n’y a pas chevauchement de deux aires de jeu, mais seulement une mise en contact, en relation entre réalité interne et réalité externe.

13Avec cet épisode du chariot apparaît un premier type de jeu. N’est-ce pas d’une certaine façon une mise en scène du travail difficile qu’elle fait : tirer un chariot très lourd pour elle, porter les autres comme elle pourrait être portée ? Ce jeu en ce sens contient ses anxiétés, amorce leur métabolisation. Mais il a sa limite. Voulant permuter en quelque sorte les rôles (devant l’observateur), elle a voulu s’installer dans le chariot. Il s’ensuit une réaction disproportionnée par rapport à ce qui lui est objectivement arrivé : le chariot un peu bancal a très légèrement bougé, Cécile s’est stoppée nette, comme paniquée. Il pourrait être excessif de parler ici de « crainte d’effondrement » en s’appuyant seulement sur l’analogie du mouvement, mais il faut reconnaître chez le tout-petit toute l’importance de ses réactions non-verbales et surtout remarquer que son comportement dénote l’émergence d’un affect déstabilisant qui n’apparaît qu’à cette occasion. Si les angoisses de séparations se traduisaient par une certaine anxiété présente dans son comportement initial, elles n’avaient pas un tel impact, effractant. Le jeu avait permis une certaine disparition de ces anxiétés, par maîtrise de la réalité, construction d’une nouvelle aire d’illusion. Nous avons ici un processus de jeu qui aboutit paradoxalement à une très grande déstabilisation d’un sujet.

14La suite de l’observation va dans ce sens. Cécile ensuite manifeste des comportements que l’on peut associer à des angoisses de type abandonnique (elle se met un seau autour du cou et va le cogner contre la murette), une éducatrice viendra la « secourir » puis elle reprendra un vélo pour tourner en rond… jusqu’à ce qu’elle participe à un autre jeu. Ceci se réalise sous l’initiative d’un autre enfant : il l’appelle dans la cabane et joue à « nourrir » une poupée, Cécile regarde puis va chercher des ballons qu’elle amène dans la cabane. Dans ce jeu, la mise en scène, la figuration, est plus élaborée que celle du chariot. On peut dire qu’il y a ici une sorte d’« interfantasmatisation » (D. Anzieu, 1981), à sa manière elle participe à la « nourriture » de la poupée. Le jeu devient symbole de ce qui assure sa continuité d’être ; avant, celui du chariot mettait seulement en acte la question de son sentiment d’identité, dans cette figuration la représentation proprement dite ne serait pas encore advenue.

15Dans mes précédentes observations, j’avais surtout noté que Cécile avait plutôt tendance à agir en ne rendant pas manifestes ses émotions (sauf par le biais des autres : en faisant pleurer les autres enfants ou en déclenchant la colère des adultes). Au fil de cette observation, par paliers successifs, elle est amenée à éprouver ses propres affects, elle peut alors mettre en scène de manière plus élaborée son lien à l’objet interne, à ce qui constitue son soi. Dans cet espace de l’observation qui devient contenant, le jeu permet une symbolisation, mais il amène aussi le ressenti d’une trop grande anxiété qui risque d’interrompre ce processus si l’enfant ne reçoit pas de l’aide.

Le risque du joueur d’échecs de Stefan Zweig

16Le joueur d’échec fut la dernière nouvelle que S. Zweig écrivit à la fin de l’année 1941. L’analyse clinique d’un texte littéraire résulte de la recherche de tout un faisceau d’indices. Suivant les indications d’André Green (1991), je m’intéresserai à un aspect de « la structure subjective » de cette nouvelle en prenant en considération aussi bien des facteurs endopoétiques, les caractéristiques formelles de l’œuvre et son propre contenu, que les facteurs exopoétiques, ceux de son contexte avec notamment la biographie de l’auteur [2].

17Quitte à paraître schématique et un peu long, je résumerai cette nouvelle pour montrer son scénario.

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Le narrateur embarque sur un transatlantique. Il apprend que le champion du monde des échecs sera de la traversée. On le lui décrit comme très rustre, inculte et cupide. Cela excite sa curiosité, il trouve un stratagème pour le voir en action, jouer. Le champion ne daigne même pas regarder ceux qui jouent ensemble contre lui. Ce mépris fait naître une rage chez son adversaire qui semble cependant gagner au cours de la partie, quant tout à coup un homme brusquement retient son geste : ils suivent ses explications. Le champion petit à petit les regarde, s’assoit devant eux, c’est l’exaltation, la partie est nulle ! Cet inconnu, troublé après une demande de rejouer, s’éclipse après avoir dit qu’il n’a pas vu un jeu d’échec depuis plus de vingt ans.
Cet inconnu raconte alors son histoire au narrateur : autrichien comme lui, il s’occupait d’une très importante étude d’avocats. Le jour précédant l’entrée d’Hitler dans Vienne, il est arrêté. Il est enfermé des mois dans une chambre d’hôtel, sans livre, sans crayon, sans voir personne et en étant régulièrement interrogé sur les transactions passées. À la peur de dévoiler des secrets qui mettraient en péril des vies humaines s’est ajoutée la lutte contre « le néant », l’isolement. Il finit par dérober à ses gardiens un livre ! C’est un livre rempli de parties d’échecs de différents champions. Il l’apprend puis joue sur son lit avec des miettes de pain. Il est pris par le défi de gagner et en vient à jouer mentalement jusqu’à une « schizophrénie artificielle ». Il se retrouve à l’hôpital, un visage humain est là, une infirmière, on lui raconte sa crise et on réussit à lui permettre de partir en exil. Maintenant il déclare qu’il veut juste savoir s’il est capable de jouer une « partie ordinaire », s’il peut réellement jouer aux échecs avec un partenaire autre.
Le lendemain, il commence un tournoi avec le champion. Il joue de manière de plus en plus fébrile avant de s’immobiliser en proclamant comme dans un autre monde : « Échec ! Échec au roi ! ». Personne ne voit comment cela peut être possible. Le narrateur le saisit par le bras, lui rappelle la consigne du docteur de ne pas rejouer et l’entraîne plus loin.

19Dans sa forme, cette nouvelle traduit une tension. Elle est constituée de l’enchâssement de deux récits, mais cet emboîtement est tel ici que le second récit, celui de l’histoire de cet autrichien à Vienne, prend à un moment le pas sur le premier ; on se trouve transposé dans un autre lieu, un autre cadre, un autre narrateur. Ce second récit tend à déborder, faire oublier le premier récit [3].

20Si on analyse le contenu de cet écrit, il apparaît que la peur de sombrer dans la folie est manifestement au centre de l’histoire, et ceci à deux niveaux différents.

21Cet inconnu a été prisonnier de la Gestapo. Il est maintenu en situation d’isolation sensorielle. Zweig le décrit à un moment comme complètement figé, tout entier dans la perception d’une goutte d’eau qui tombe d’un pardessus :

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« Ainsi j’avais des objets nouveaux à regarder, à examiner – enfin du nouveau – et mes yeux frustrés se cramponnaient avidement au moindre détail. Je considérais chaque pli de ces manteaux, et remarquai, par exemple, une goutte de pluie au bord d’un col mouillé. J’attendis avec une émotion insensée (cela va vous paraître ridicule) de voir si elle allait couler le long du pli ou se défendre encore contre la pesanteur et s’accrocher plus longtemps – oui je fixai, haletant, cette goutte pendant plusieurs minutes, comme si ma vie en dépendait. » (p.60).

23On a ici la description saisissante d’un processus d’agrippement, d’une défense de type autistique telle que la décrivent les auteurs post-kleiniens, suite à Esther Bick. Ce joueur a de même trouvé dans la grille formelle des échecs un soutien sensoriel, un point visuel sur lequel son identité s’est focalisée, agrippée, jusqu’à la déchirure d’un dédoublement interne :

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« Pour ce jeu mené dans un espace abstrait, imaginaire… pardonnez-moi de vous entraîner dans ces aberrations… mon cerveau se partageait, si je puis dire, en cerveau blanc et cerveau noir, pour y combiner à l’avance les quatre ou cinq coups qu’exigeait, dans les deux camps, la tactique. Et le plus dangereux de cette expérience abstruse n’était pas encore cette division de ma pensée à l’intérieur de moi-même, mais le fait que tout se passait en imagination : je risquais ainsi de perdre pied brusquement et de glisser dans l’abîme. » (p.71).

25On pourrait dire que face à l’anéantissement, à l’effondrement psychique, il se cramponne, développe des identifications adhésives au canevas même du jeu d’échec. Quand ensuite sur le bateau il rencontre un échiquier, cela réactive cette trace : « L’étonnement et l’effroi me clouèrent sur place, malgré moi » (p. 80-81). Il s’identifie complètement au jeu, cela devient pour lui un enjeu de vie ou de mort quand il voit que le joueur va faire une erreur :

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« Oubliant alors toute politesse, j’intervins maladroitement dans votre jeu. Mais l’erreur qu’allait commettre votre ami m’atteignit comme un coup au cœur. D’un geste instinctif, sans réfléchir, je le retins comme on retient un enfant qui se penche pardessus une balustrade. » (p.82).

27Et plus tard, quand il essaie de jouer « pour de vrai », il risque la déréalisation, la folie :

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« Regardant le vide d’un œil fixe et hagard, il marmonnait sans arrêt des mots incompréhensibles. » (p. 92)

29Il a des conduites bizarres, fébriles, avant qu’il ne soit pris par la confusion, il croit voir le roi en échec.

30Ce qui est perceptible pour cet inconnu est également présent dans les scènes de jeu avec le champion du monde. Ce professionnel paraît aussi complètement identifié à la logique du jeu, il est décrit comme un calculateur froid qui se serait depuis longtemps soustrait à toute expression de ses affects. Le jeu d’échec qui consiste simplement, comme le souligne l’auteur, à « acculer un roi de bois sur une planchette » (p. 24) transmet une idée de « concrétude ». Il devient le terrain d’une scène qui contraint les affects, qui essaie de les dompter pour se trouver in fine débordée par la violence sous-jacente aux joueurs.

31Ce jeu institué permet normalement des échanges entre les partenaires, mais ici il n’arrive pas à contenir la violence des affects, il s’agit au mieux d’une « contention ». La distinction entre blanc/noir, actif/passif est dépassée, la problématique de l’agrippement, de l’adhésivité, domine le tableau. Les deux joueurs cristallisent deux issues opposées face à de telles peurs d’effondrement : d’un côté, chez le champion, la défense réussie, le jeu, le game, devient le support d’un comportement mécanique ; de l’autre côté, chez l’Autrichien, la défense est en échec, il risque la folie. La nouvelle ne peut pas dramatiser ces deux figures, ils restent face à face, sans que l’une ait vraiment le dessus sur l’autre.

32Cette « Schachnovelle », « nouvelle-échecs », transmet au lecteur une impression de dureté, d’inéluctabilité : quelque chose ne pourra plus s’ouvrir, prendre chair. Coquille vide ou noyau enkysté, le jeu est une création figée, sans issue, rigidifiée par la crainte d’un effondrement qui pourrait avoir eu lieu ou qui va avoir lieu.

33Une autre lecture serait possible. On pourrait être tenté de mettre plus en valeur dans cette nouvelle l’opposition qui existe entre les caractères des deux joueurs. D’un côté l’homme civilisé, sensible ; de l’autre l’homme inculte, froid stratège. Cela renvoie manifestement à l’opposition entre culture et système nazi. Le jeu permettrait de mettre en scène une sorte de rapport sadomasochiste entre le vainqueur et le vaincu, le bourreau et sa victime (les héros de S. Zweig sont d’ailleurs souvent des vaincus). Mais ici il y a peu d’érotisation, à la différence du film qui s’inspire de cette nouvelle et qui tend à la « romancer ». Le scénariste introduit d’ailleurs une femme et développe une intrique amoureuse entre le prisonnier et son juge. La passion, présente dans les autres nouvelles de Zweig (comme La ruelle au clair de lune), a laissé la place à une « monomanie », une contrainte plus « froide ». Le thème du secret n’est plus ici l’enjeu de relations conflictuelles, passionnelles (comme dans Lettre d’une inconnue, Brûlant secret etc.), il est devenu un enjeu de vie et de mort. Hormis la curiosité du narrateur, le mépris d’un joueur, la problématique développée nous paraît plus archaïque, plus violente dans ses enjeux.

34La nouvelle montre comment le jeu d’échec mobilise des attaches de type adhésif, au sens des identifications adhésives mises en relief par Esther Bick. Sa « concrétude » compte plus que le rapport de force qu’il suscite, le jeu mène ainsi à un éprouvé d’effondrement, comme dans l’observation de l’enfant avec son chariot.

35Cette nouvelle s’inscrit dans le contexte biographique de cet auteur, elle porte la marque d’une problématique d’effondrement. Zweig a développé dans sa vie un rapport quasi identitaire entre lui, la culture et ses lecteurs. Cette nouvelle écrite dans la dernière période de sa vie porte la marque de ce rapport.

36Quand S. Zweig a créé cette nouvelle, il souffrait de l’exil au Brésil, il manquait de livres et des contacts d’autrefois. Il a envoyé en janvier le manuscrit à son éditeur, il s’est suicidé peu de temps après, en plein carnaval de Rio. Il venait d’apprendre la chute de Singapour. Son exil a accentué ses « humeurs noires », comme il l’indique dans sa correspondance : « Je continue de travailler avec le quart de mes forces, plus pour poursuivre une vieille habitude que pour créer quoique ce soit. On doit être convaincu pour convaincre, enthousiaste pour stimuler les autres, où trouver tout cela à présent. » [4].

37Ses livres avaient été brûlés par les nazis en 1933, ses pièces de théâtre et un opéra interdits de représentation. Il s’était exilé à Londres puis en Amérique après s’être séparé de sa femme et avoir épousé sa secrétaire. Depuis, son pessimisme s’était accru, il s’était identifié au « devenir du monde ». Dans son autobiographie rédigée peu avant, Le monde d’hier, il avait reconstruit sa vie selon la perspective des souvenirs d’un européen : en parlant du monde il parlait de lui, en parlant de lui il parlait du monde, de l’actualité [5]. Tout se passe comme si son identité arrivait à se confondre avec le devenir politique de sa culture, de son pays maternel.

38Nous pouvons avancer ainsi différentes hypothèses psychodynamiques sur cet auteur. De son enfance, nous savons peu de choses mais par la suite nous pouvons dire que S. Zweig a épousé sa culture tant du point de vue des images paternelles qu’il a vénérées que des femmes qui l’ont entouré. Il a beaucoup réalisé de biographies de personnages célèbres, comme il a correspondu avec plusieurs d’entre eux en les situant explicitement comme des maîtres [6]. Ces images tutélaires semblent l’avoir aidé à écrire et à créer. Dans cette nouvelle, les deux joueurs sont comme deux incarnations de maîtres, deux génies incompatibles, la cuirasse de l’un peut se comparer à la sensibilité à fleur de peau de l’autre, mais ici ils s’affrontent dans un duel impossible.

39S. Zweig a beaucoup aimé les femmes, il les recherchait mais il fuyait les relations stables trop proches, comme l’a compris sa première femme ; leur correspondance est ainsi publiée sous le titre évocateur de « L’amour inquiet ». Décrit comme un « chasseur d’âmes », il eut beaucoup de lectrices et la passion amoureuse alimente souvent ses nouvelles. Dans cette dernière nouvelle, l’objet d’amour est devenu inaccessible, la passion s’est réduite à une compulsion tandis qu’on entr’aperçoit fugitivement une figure maternelle (avec l’infirmière quand le prisonnier se réveille après sa crise).

40Issu d’une riche famille juive, S. Zweig s’est fondu dans les contours d’une Vienne libérale, son succès a été rapide et durable, il a été l’auteur le plus traduit de l’allemand dans les années trente. Ses relations mondaines le « portaient » alors que s’instituaient pour lui les images identificatoires de différents maîtres ainsi qu’une cour d’admiratrices. La montée du nazisme a menacé son identité, ses livres sont brûlés ou interdits, c’est une partie de lui dont on nie l’existence, quelque chose qui l’attaque au plus profond de lui, il a quitté l’Autriche, il s’est exilé. Il a noté dans son journal que quand il a dû demander un passeport en Angleterre, la mention d’Alien (« étranger », en anglais) a été un grand choc pour lui qui avait tant voyagé avant que ne se soit généralisée l’obligation de tels papiers administratifs.

41Avec la monté du nazisme, la figure d’Hitler a « cassé » ses repères identificatoires, elle est devenue une alternative aux différentes figures paternelles admirées. Son exil l’a atteint dans la fragilité de ses premiers liens. Le Brésil l’avait pourtant reçu avec beaucoup d’honneur, sa maison était dans un ancien quartier qui rappelle l’Europe, il y travaillait, son environnement matériel avait toutes les apparences de son monde passé, il n’avait par ailleurs aucun souci financier et pouvait continuer à écrire et à avoir du succès (à l’époque, un roman est notamment paru simultanément en français, en anglais et en allemand). Malgré tout cela, c’était un homme intérieurement « fissuré », comme s’il ne pouvait plus faire l’expérience d’une zone non conflictuelle entre lui et le monde, comme s’il ne pouvait plus sans risque abolir la frontière entre soi et non soi.

42Le joueur d’échec met en scène une perte radicale d’étais en développant une problématique d’attaches de type adhésif au monde. Il transmet au lecteur le sentiment d’une déchirure, d’un gouffre, entre un sujet et le monde. Cette nouvelle dit une menace d’effondrement et semble traduire la peur irrémédiable de perdre le cadre qui conditionne notre propre existence.

43Dernière nouvelle de Zweig, elle semble en complète résonance avec le contexte affectif d’un auteur profondément cassé par l’exil. C’est d’ailleurs la première fois qu’il rédige une nouvelle en prise directe sur l’actualité politique, comme s’il n’avait plus « de jeu » avec les événements externes. Précédemment, on peut penser que grâce à sa création Zweig avait pu maintenir une unité d’existence en recréant le monde selon sa propre croyance primitive. Le joueur d’échec serait une ultime tentative de symboliser par la création son état interne, mais la crainte de s’effondrer ainsi mise en relief n’était-elle pas trop forte pour continuer à être vécue ? N’a-t-il pas préféré mettre fin à ses jours plutôt que de ressentir cette peur ? C’est l’hypothèse que nous avançons.

44Une vision un peu nostalgique s’est développée sur cet auteur [7]. Ses dernières lignes écrites : « Je salue tous mes amis ! Puissent-ils voir encore les lueurs de l’aube après la nuit. Moi, je suis trop impatient, je les précède », participent à cette légende. Tout se passe comme s’il avait voulu transmettre à la postérité l’état d’esprit dans lequel il avait également rédigé son autobiographie Le monde d’hier. Nous serions ainsi tentés de le voir du même point de vue qu’il a reconstruit sa vie, nous devenons nostalgiques avec lui. Ce point de vue est trompeur, il participe à une reconstruction qui tente de colmater une désillusion plus profonde et radicale que celle du sentiment de nostalgie. Il est ici question de la rupture de l’aire intermédiaire d’expérience winnicottienne [8]. La nostalgie serait moins à comprendre comme le désir d’un retour au pays que comme la douleur vive de ne pouvoir faire «retour » dans une suffisante indistinction entre soi et non-soi, faire «retour » pour revivre cette «zone d’illusion partagée » où se fortifie la croyance en l’existence. La nostalgie n’était pas possible, le coma médicamenteux a pris cette place.

45Sur le sens du processus créateur et cette issue fatale, un rapprochement intéressant pourrait être fait avec un autre auteur qui a pris le thème des échecs, Vladimir Nabokov. Après son exil de Russie, il rédige en Allemagne en 1930 un roman La défense Loujine : son héros pourrait être l’histoire du champion de Zweig, mais sa monomanie des échecs prend un sens pour le lecteur (c’est sa tante, amante de son père, qui lui a appris en cachette les échecs quand il était petit). Complètement possédé par le jeu, le joueur finit tragiquement en se précipitant par la fenêtre, en voulant jouer pour de vrai la défense Loujine, celle qui porte le nom de son père. Nabokov est au début de sa carrière, il écrira d’autres romans dans sa langue maternelle, puis en anglais. Ici, Zweig met un point final à son œuvre alors que son dernier héros ne meurt pas. Si la création permet de repousser les frontières entre soi et le monde, on pourrait dire qu’il n’a pas pu, dans ce livre, faire mourir son héros comme dans une de ses plus fameuses nouvelles, Amok, où le héros se sacrifie pour sauver la mémoire de la passion d’une femme ! Paradoxe apparent, le héros sauve sa vie, le créateur met fin à la sienne, la création pourrait bien être une manière de vivre en «traitant » de manière non névrotique un devenir pulsionnel, selon l’hypothèse de Goldberg (1982).

46Si on s’accorde sur le sens de son suicide – plutôt mourir qu’éprouver une crainte d’effondrement –, il est difficile de trancher entre deux hypothèses : la première pose l’existence initiale d’une crainte d’effondrement, Le joueur d’échec est une tentative partielle de métabolisation de cette crainte, celle-ci perdure ; la seconde met surtout l’accent sur le fait que Le joueur d’échec a permis une certaine métabolisation de son vécu, de ses angoisses et désirs, en conséquence de quoi l’auteur a pu ressentir avec plus d’acuité une telle menace.

47Le jeu de Cécile nous montrait qu’en jouant elle élabore des éléments de la séparation mais crée de fait les conditions d’une épreuve trop intense pour elle. Dans cette optique, la seconde hypothèse paraîtrait la plus légitime. La biographie de S. Zweig nous engage plutôt sur la première, vu la perte progressive d’étais.

48Pour sortir de ce dilemme, il faudrait considérer la situation paradoxale de la crainte d’effondrement : l’éprouvé conscient de cet affect est toujours postérieur à l’expérience de l’effondrement, à son déroulement. Si la crainte d’effondrement a toujours existé pour le sujet, elle était diffuse et peu localisable : des défenses permettaient de la maintenir éloignée de la conscience, des productions, des créations permettaient de la circonscrire. En revanche, avec un ressenti direct de cet éprouvé, le sujet se sent en danger vital.

49Le joueur d’échec aurait une place paradoxale : issu d’un processus de création, il aurait permis de métaboliser les désirs et les angoisses de l’auteur ; espace de figuration, il aurait également mis au jour un éprouvé déstabilisant d’effondrement, que l’auteur n’a plus pu ensuite affronter.

Jeu, création, chaos et processus associatif

50André Haynal (1986) a montré que la création peut reposer sur la recherche d’un objet perdu ; pour S. Zweig, l’objet n’aurait jamais été vraiment perdu, sa création tendrait à le reconstruire comme senti, éprouvé, comme perdu. Didier Anzieu (1981) a souligné la phase initiale du chaos dans le processus créateur, en deçà d’un objet perdu, on peut penser que la crise touche la construction même de l’appareil psychique du créateur. Bernard Chouvier (1998) a relié le processus créateur à l’inquiétante étrangeté décrite par S. Freud : ce processus remettrait au travail les parties clivées du soi, antérieures à toute perception de l’objet comme différent. S. Zweig serait devenu trop «étranger » à lui-même pour maintenir une inspiration créatrice. Avec José Bleger (1966), on sait que cette partie indifférenciée fait cadre au fonctionnement névrotique de la psyché, le risque d’un retour de cette partie est du coup déstabilisant. Dans le jeu, comme dans la création, ce qui arrive à se mettre en forme, à se figurer, c’est ce qui n’appartient pas encore au soi. De proche en proche, le fil du jeu ou le travail de la création permettrait que ce « hors soi » puisse être hébergé, trouver un lien avec des parties du soi. Mais ce processus est dangereux, avec W. R. Bion (1970) on peut penser qu’il risque de remettre en cause ce qui a été établi, l’establishment. Nos deux exemples indiquent que la contenance que réalise le jeu ou l’œuvre littéraire peut être mise en défaut par l’affect d’effondrement qu’ils avaient alors pourtant permis d’éprouver.

51Dans ce processus, il pourrait être utile de mettre l’accent sur la qualité associative du matériel, car nous n’avons pas ici de pures associations verbales. Si le jeu comme la création sont la source d’une certaine magie esthétique, cela est certainement dû à cette qualité associative. S. Freud note dans les Minutes de 1911 que : « les possibilités d’association se révèlent être à la base de toute magie ; lorsqu’un individu arrive à ces associations, il produit nécessairement la même superstition que ses ancêtres" [9]. Ceci est particulièrement net pour l’enfant qui joue spontanément ; d’une activité à une autre, d’une situation à une autre il y a un enchaînement qui a permis par exemple à Cécile de se mettre à l’épreuve dans une situation pour laquelle elle n’était pas encore prête. Winnicott a développé un tel processus associatif quand il s’engageait dans les squiggles. On sait l’importance du jeu pour le psychodrame et plus généralement pour les activités expressives dans les groupes à médiation (ateliers d’écriture, de peinture, photolangage etc.) (Vacheret C., 1999). Marion Milner avait expérimenté pour elle-même cette déconstruction de la forme en « s’abandonnant » au dessin libre, il s’agit d’« une bataille pour l’association libre » pour reprendre les termes de la préface d’Anna Freud à la seconde édition de son livre (L’inconscient et la peinture en 1957).

52L’accès à l’inconscient passe par un chaos dû à la perte des repères de la pensée conventionnelle et des processus secondaires, mais ce chaos ne peut être approché que grâce à un processus associatif :

53

« Dès qu’il bougeait un jouet, en réponse à quelque désir ou à quelque fantasme, le jeu du village se modifiait, et la nouvelle perspective suscitait un nouvel ensemble de possibilités ; tout comme dans un dessin d’imagination libre, la vue d’une trace faite sur le papier provoque de nouvelles associations, la ligne donne en quelque sorte la réplique et fonctionne comme un type très primitif d’objet externe » (Milner M., 1952, p. 40).

54Marion Milner se sépare ici de Mélanie Klein en pointant que la valeur symboligène du jeu résiderait plus dans le processus associatif qu’il permet de réaliser que dans son contenu, dans les symboles qu’il utilise.

55En continuant le parallèle avec la création, on pourrait dire que les réalisations d’un auteur seraient comme des associations chaque fois répétées autour de ce qui le mobilise. L’artiste développerait son œuvre à travers une alternance de chaos et de contrôle (Desy Safan-Gerard, 1984, p. 484). En ce sens, un auteur produit toujours la même œuvre. Ne pourrait-on pas alors dire que parfois une création, une certaine association, devient impuissante à contenir tout ce qui l’a mue et fabrique même les conditions d’un éprouvé trop dangereux pour le créateur ?

Bibliographie

Références

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  • Bick E. (1964). « « Remarques sur l’observation de bébés dans la formation des analystes », tr. fr., Journal de la psychanalyse de l’enfant, 12, 14-35, 1992.
  • Bleger J. (1967). Symbiose et ambiguïté. Étude psychanalytique, Paris, PUF, 1981.
  • Bion W. R. (1970). L’attention et l’interprétation. Une approche scientifique de la compréhension intuitive en psychanalyse et dans les groupes, Paris, Payot, 1974.
  • Bolzinger A. (1989). « Jalons pour une histoire de la nostalgie », Bulletin de Psychologie, XLII, 389, 310-321.
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  • Freud A. (1957). « Préface », in Milner M. L’inconscient et la peinture, op. cit., 2e édition, Paris, PUF.
  • Freud S. (1908). « La création littéraire et le rêve éveillé », in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1971.
  • Goldberg J. (1982). « …alors “nous serions tous artistes” ? Formulations sur la créativité artistique », Psychanalyse à l’Université, 7,27, p. 407-490.
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  • Milner M. (1950). L’inconscient et la peinture, tr. fr., Paris, PUF, 2e édition, 1957.
  • Milner M. (1952). « Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole », tr. fr., in Chouvier B. (dir.), Matières à symbolisation. Art, création et psychanalyse, Lausanne, Suisse, Delachaux et Niestlé, 49-51, 2000.
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  • Winnicott D. W. (1974). « La crainte de l’effondrement », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1975, 11, 35-44.
  • Zweig S. (1943). Le joueur d’échec, tr. fr., Paris, Librairie générale française, Le livre de poche, 1991.
  • Zweig S. Romans et Nouvelles, tome I, Paris, Librairie générale française, 1991.
  • Zweig S. Romans, Nouvelles, Théâtre, tome II, Paris, Librairie générale française, 1995.

Mots-clés éditeurs : crainte de l'effondrement, S. Zweig, jeu, création, illusion partagée

Mise en ligne 02/04/2012

https://doi.org/10.3917/pcp.008.0265

Notes

  • [1]
    Psychologue clinicien, Maître de conférences, Centre de Recherche en Psychologie et Psychopathologie Clinique, Institut de psychologie, Université Lumière Lyon 2.
  • [2]
    Ce travail a été réalisé en consultant, outre les œuvres de Stefan Zweig, son journal et son autobiographie (Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Belfond, 1962) :
    • sa correspondance avec sa première femme, Frederike (L’amour inquiet, Éditions des femmes), avec S. Freud (Freud-Sweig, Correspondance, Éditions du Rivage 1991)
    • la riche biographie de Prater Donald.
    • des dossiers réalisés dans des revues : Stefan Zweig, Magasine Littéraire 245, 1987 ; Stefan Zweig (dir. Erika Tunner), Austriaca, Cahiers universitaires d’information sur l’Autriche, 34, juin 1992, Publications de l’Université de Rouen ; Stefan Zweig, Europe, 794-795, juin 1995, cette revue regroupe des communications prononcées à l’occasion du cinquantenaire de sa mort à Salzbourg.
  • [3]
    Son style est celui classique des nouvelles qui émergent au XIXe siècle, l’auteur dépouille son récit de tout élément superflu pour amener petit à petit le lecteur à prendre connaissance de sentiments cachés, ce que S. Freud appréciait beaucoup (voir leur Correspondance) : « Votre type est celui de l’observateur, de celui qui écoute et lutte de manière bienveillante et avec tendresse, afin d’avancer dans la compréhension de l’inquiétante immensité. » (lettre du 04-09-1926). « C’est le besoin, de vous dire […] à quel point j’admire l’art avec lequel votre langue épouse les pensées, tout comme les vêtements que l’on imagine transparents épousent le corps de certaines statues antiques… » (lettre du 28-11-1931).
  • [4]
    Sa dernière lettre à Frederike, sa première femme, du 18/02/42. Il aurait aimé « faire le tour du monde avant qu’il ne s’écroule. »
  • [5]
    Par exemple, quand il relate la mort de ses parents, c’est surtout l’actualité qui lui vient en association. Quinze jours après la mort de son père, il écrit à propos de sa mère qu’elle est « d’une dépendance inimaginable et d’une obstination inébranlable. Ni mon frère ni moi ne pouvons la prendre en charge avec nous car son angoisse engendre l’angoisse… Je me sens moralement très las… Nous sommes une génération vaincue, il nous manque l’élan d’un pays en plein essor, d’une époque en progrès. » (D. Prater, p. 175). Quand il évoque dans sa biographie les dernières heures de sa mère, il insiste sur le fait que son cousin sexagénaire ne put rester auprès d’elle avec la garde-malade car il était juif (p. 141).
  • [6]
    Par exemple, « Les trois maîtres » (Dostoïevski, Balzac, Dickens), « Combat avec le démon » (Nietzsche, Hölderling), « Trois poètes de leur vie » (Tolstoï, Casanova, Stendhal), « Erasme le dernier Européen », Calvin, Marie Stuart, Marie-Antoinette, S. Freud, etc. il a traduit en allemand Baudelaire, Rimbaud et Verharen qu’il fréquentera et fera connaître ; il a entretenu une correspondance avec R. Rolland qui lui dit de ne plus l’appeler maître et le « professeur » Freud ; Rilke a encouragé ses premiers poèmes, Schnitzler reste pour lui l’écrivain qui a du talent ; il a réalisé une riche collection d’autographes célèbres. Avant sa mort, il a repris le projet de rédiger celle de Balzac qu’il n’a pas terminée et il lit Montaigne, comme s’il cherchait auprès de lui la sérénité.
  • [7]
    Cf. le livre au titre évocateur de Jean-Jacques Lafaye, L’avenir de la nostalgie (édition Le Félin, 1991) ; voir aussi deux biographies D. Bona L’ami blessé, Plon, 1996) et dans une moindre mesure celle de Serge Niémetz, Stefan Zweig. Le voyageur et ses mondes, (Belfond, 1996).
  • [8]
    Pour Zweig, on pourrait dire qu’il n’y a pas de vrai désir de « retour » au pays comme dans la nostalgie (Bolzinger A., 1989). À l’instar d’une patiente de C. Chabert (1995, p. 391), on pourrait soutenir que Zweig ne pouvait se remémorer des souvenirs infantiles : « Le lien à l’enfance et à ses objets n’est nullement attaqué […]. C’est son statut de passé qui est nié, parce que le passé implique la perte et le déclenchement d’affects de douleur ». Son autobiographie, comme son journal, sont ainsi très pauvres en évocations de situations singulières de son enfance. Tout se passerait comme si l’absence ou la perte ne pouvait pas être vécue, éprouvée, par défaut d’une perception interne. En revanche, c’est avec une sorte d’hyperréalisme qu’il transmet et fait revivre les situations du monde extérieur : la réalité externe est utilisée pour masquer, suppléer ce vide intérieur. Zweig souffrirait d’une désillusion radicale face au monde. Ses créations avaient peut-être eu comme fonction de créer malgré tout une telle zone d’illusion partagée, pour lutter contre ce vide.
  • [9]
    Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, volume III, Paris, Gallimard.
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