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Article de revue

Le tirage au sort démocratise-t-il la démocratie ? Ou comment la démocratie délibérative a dépolitisé une proposition radicale

Pages 453 à 473

Notes

  • [1]
    Sur la distinction, et les liens, entre démocratie participative et démocratie délibérative, voir notamment Hayat, 2011.
  • [2]
    Quand bien même celle-ci est marquée par des erreurs d’interprétation et des anachronismes, cf. Girard, 2012.
  • [3]
    Cette citation, comme les suivantes, est traduite par l’auteur.
  • [4]
    Les créateurs de ces innovations démocratiques, tels Peter Dienel ou Ned Crosby, inscrivaient leurs projets dans une perspective politique et technocratique – permettre la participation des citoyens à des choix scientifiques et techniques complexes – sans faire directement référence à la conception délibérative de la démocratie (qui n’existait pas à proprement parler quand ils lancent leurs expérimentations.
  • [5]
    L’évolution des préférences est en général étudiée à partir de réponses à des questionnaires, puis traitée statistiquement. Pour une méthode un peu différente, qualitative, reposant sur l’usage de la Q-méthodologie, avant et après le mini-public, voir Niemeyer, 2011.
  • [6]
    Voir par exemple l’étude de Barbier, Bedu, Buclet (2009), sur l’instrumentalisation d’un jury citoyen en Bretagne, ou Freschi, Mete (2009) au sujet d’un 21st century town meeting en Toscane.
  • [7]
    Ce que conteste Chambers (2009), qui défend à l’inverse des formes de rhétorique délibérative à grande échelle.
  • [8]
    Comme c’est le cas avec les Citizen Initiative Review tirés au sort en Oregon pour fournir des informations équilibrées aux citoyens avant qu’ils ne se prononcent sur des propositions de référendum (Gastil, Richards, 2013).
  • [9]
    Cela soulève néanmoins d’autres difficultés, dans la mesure où il a été montré par ailleurs que l’émancipation des groupes subalternes pouvait nécessiter la constitution d’espaces d’entre-soi, cachés, pour construire leurs paroles et leurs intérêts (Scott, 2008 ; Talpin, 2017), ce qui entre en tension avec la logique inclusive, pluraliste et hétérogène que porte le tirage au sort.

1Le tirage au sort incarne un principe radical d’égalité absolue de tous les citoyens. Comme le rappellent de nombreuses contributions dans ce numéro de Participations, tout comme des travaux classiques (Finley, 1976 ; Rancière, 2005 ; Sintomer, 2007), le recours au tirage au sort en politique suppose de considérer si ce n’est que la compétence politique est universelle, du moins que chaque individu dispose de suffisamment de sens commun et de sens de l’intérêt général pour trancher des questions importantes. L’attrait contemporain pour ce mécanisme démocratique tient pour partie à cette radicalité : il vient rompre la naturalité de la délégation politique, déstabiliser une conception capacitaire de la démocratie et rappeler le principe cardinal d’égalité.

2Le tirage au sort a connu depuis 40 ans un retour inattendu en politique, pour des raisons sociales, techniques et politiques spécifiques (Stone, 2009 ; Sintomer, 2012). Ce renouveau tient pour partie à son appropriation par les théories de la démocratie délibérative à partir des années 1990, qui ont fait de dispositifs tirés au sort les espaces centraux de la délibération démocratique. La figure de James Fishkin, à la fois théoricien politique et créateur d’un dispositif délibératif tiré au sort qui va faire florès, le sondage délibératif, est ici centrale. Non seulement son entreprise académique – dans tous les sens du terme – va connaître un essor important, mais le succès du sondage délibératif va faire de ce type de dispositif très particulier le nouveau gold standard – pour reprendre l’expression de Jane Mansbridge (2010) – à partir duquel analyser la délibération et promouvoir le tirage au sort. Nous le verrons, cette appropriation du tirage au sort par les tenants de la délibération publique n’avait pourtant rien d’évident. Elle tient à la trajectoire scientifique de certains de ses promoteurs et à des évolutions parallèles au sein du champ politique. Elle n’en a pas moins eu des conséquences importantes sur les usages contemporains du tirage au sort.

3En dépit du vent de fraîcheur qu’il fait souffler sur un gouvernement représentatif à bout de souffle, sa promotion scientifique par les tenants d’une conception délibérative de la démocratie ne s’est pas nécessairement traduite par une démocratisation de la démocratie (Pateman, 2012). Les usages de dispositifs tirés au sort associés à la démocratie délibérative se sont en effet bien souvent avérés limités d’un point de vue politique, œuvrant certes à démontrer les capacités délibératives des citoyens ordinaires, mais sans nécessairement contribuer à accroître leur pouvoir dans les prises de décision. La focalisation des recherches sur l’analyse des dynamiques délibératives au sein des dispositifs tirés au sort a dès lors été attaquée par des théoriciens prônant un retour à l’inspiration habermasienne initiale d’une plus grande délibération dans l’espace public, et non au sein d’arènes microscopiques (voir en particulier Chambers, 2009). Ces critiques ont rapidement été entendues par les théoriciens de la délibération, qui ont opéré un tournant « systémique », s’intéressant aux conditions de la délibération dans différents espaces sociaux (Parkinson, Mansbridge, 2012). Ce virage théorique s’est néanmoins traduit par la marginalisation récente du tirage au sort au sein de la démocratie délibérative. Après avoir retracé ce cheminement intellectuel, nous voudrions esquisser quelques pistes de réflexion sur la façon dont le tirage au sort pourrait contribuer à ranimer la flamme critique de la théorie délibérative, qui s’est quelque peu émoussée ces dernières années.

L’appropriation du tirage au sort par la démocratie délibérative : une rencontre contingente

4Le recours au tirage au sort semble aujourd’hui faire partie intégrante de la boîte à outils opérationnelle de la démocratie délibérative, celle-ci étant fortement associée à l’organisation de dispositifs dits « mini-publics », où des citoyens tirés au sort délibèrent pour une période donnée sur un sujet d’intérêt public. La centralité qu’a prise le tirage au sort dans la théorie délibérative n’avait pourtant rien d’évident. Elle est liée à un ensemble de contingences théoriques et pratiques, le tirage au sort parvenant à répondre à certains des problèmes que se posent les théoriciens de la délibération à partir des années 1980. Le tirage au sort ne faisait pas originellement partie intégrante de l’arsenal théorique de la démocratie délibérative. Les premiers penseurs de celle-ci, Jürgen Habermas (1981), Bernard Manin (1985), Jon Elster (1986) ou Joshua Cohen (1989), n’en font pas directement mention. Leurs références historiques se situent davantage du côté des salons et des cafés des xviie et xviiie siècles, des délibérations dans les assemblées constituantes des révolutions américaines et françaises ou des town meetings de Nouvelle-Angleterre (Cossart, Felicetti, Kloppenberg, 2016). Jon Elster (1986), s’il fait directement référence à la cité athénienne – via la figure du « forum » –, évoque l’assemblée (l’Ecclésia), espace de délibération ouvert à tous les hommes, et non les autres institutions tirées au sort qui existaient à l’époque. Ce qui importait surtout à ses yeux – et à ceux des autres fondateurs de la théorie délibérative – était davantage la discussion et l’échange d’arguments dans l’espace public que la participation de citoyens ordinaires aux processus décisionnels via le recours au tirage au sort. Cette omission est d’autant plus surprenante qu’Elster est l’un des théoriciens qui a par ailleurs le plus fortement contribué au regain d’intérêt des sciences sociales pour le tirage au sort (voir par exemple Goodwin, 2011). Dans son ouvrage de 1989, Solomonic Judgements, il consacre ainsi de longues pages à décrire les procédures du tirage au sort à Athènes, Florence et Venise. Néanmoins, ce qui l’intéresse dans la sélection aléatoire des représentants est surtout le dépassement de certaines limites de la rationalité individuelle et collective. S’inscrivant dans un débat avec les tenants du choix rationnel, sa défense du tirage au sort – en politique et au-delà – cherche surtout à interroger les conditions de production de « bonnes décisions » quand la raison ne le permet pas. Ainsi le tirage au sort permettrait-il fréquemment de parvenir à des décisions « pareto-optimales » et éviterait-il la formation de minorités permanentes. Si ces réflexions sur la formation des préférences individuelles et sur les limites de leur agrégation par le vote (en termes de promotion du bien commun) vont jouer un rôle important dans le développement subséquent de la théorie délibérative (Elster, 1998), elles émergent en marge d’une conceptualisation proprement démocratique de la place du tirage au sort dans la délibération. Non pas que de telles réflexions n’existaient pas à l’époque évidemment. Benjamin Barber par exemple, dans son ouvrage Démocratie forte (1984, p. 290-293), évoque le recours au tirage au sort à Athènes. Mais cela ne constitue à ses yeux qu’une réforme institutionnelle parmi d’autres permettant d’approfondir la démocratie. Surtout, son projet théorique se situe en marge de la conceptualisation délibérative de la démocratie qui commence alors à apparaître, s’apparentant davantage à une perspective participative [1].

5Si les réflexions sur la place du sort en politique se font plus fréquentes à la fin des années 1980, la jonction entre démocratie délibérative et tirage au sort est initialement l’œuvre d’un professeur de théorie politique qui va jouer un rôle décisif ici, James Fishkin. Dans son ouvrage de 1991, Democracy and Deliberation, il cherche à concilier les impératifs d’égalité politique des citoyens et de centralité de la délibération dans la construction de choix collectifs légitimes. Alors que délibération et participation peuvent apparaître comme contradictoires – la qualité de la délibération peut supposer de limiter la participation, et symétriquement une participation importante complique la délibération –, Fishkin voit dans le tirage au sort un moyen de concilier ces biens en tension : « le tirage au sort peut résoudre notre problème central de la conciliation entre délibération et égalité politique » (Fishkin, 1991, p. 90).

6La référence au tirage au sort est directement importée de l’expérience athénienne [2], le projet de Fishkin étant de créer une « démocratie directe délibérative » dans les conditions des États-nations de la fin du xxe siècle. Ce livre « s’inscrit dans une quête de 2500 ans pour mieux adapter l’idée démocratique, initialement conçue pour une cité-état grecque de quelques milliers de membres, aux mega-États modernes composés de millions de citoyens. Il s’intéresse à la façon dont on peut concilier les vertus de la démocratie de face-à-face et en petit groupe aux États-nations de grande taille » [3] (Fishkin, 1991, p. 1). S’il se réfère plutôt aux Pères fondateurs de la République américaine ou aux travaux de Robert Dahl (1989) qu’à ceux de Jürgen Habermas, son ambition théorique est bien de concilier les vertus de la délibération et l’impératif démocratique d’égalité des citoyens. S’il n’est pas certain que sa trajectoire intellectuelle ait réellement pris cette direction, comme nous le verrons plus loin, il joue un rôle central en important la référence au tirage au sort dans l’arsenal théorique et pratique de la démocratie délibérative, qui va fortement orienter les débats au sein de ce champ de recherches par la suite. En particulier, dès l’ouvrage de 1991, Fishkin propose la création d’un dispositif délibératif tiré au sort original : le sondage délibératif.

7Cette greffe s’inscrit dans un mouvement plus large, dès les années 1970, de retour du tirage au sort en politique, incarné par la multiplication des expérimentations délibératives telles les cellules de planification en Allemagne, les jurys citoyens aux États-Unis et les conférences de consensus au Danemark (Sintomer, 2007) [4]. S’il fallait des passeurs – Fishkin joue ce rôle, en évoquant certaines de ces expériences dans Democracy and Deliberation –, le tournant procédural qu’incarne la théorie de la démocratie délibérative constitue également un terrain propice à cette rencontre avec le tirage au sort. En effet, la théorie délibérative accentue le prisme procédural de l’approche habermassienne (Cohen, 1989). Les conditions d’une bonne délibération, qui permettent à celle-ci d’être véritablement informée, inclusive et égalitaire, sont au centre de l’attention. Cette inflexion vise à répondre à la critique adressée à Habermas selon laquelle, dans le monde réel, la situation sociale des locuteurs et les relations de pouvoir dans lesquels ils sont pris influent sur la délibération, et que celle-ci saurait difficilement être réduite à la force du meilleur argument (Sintomer, 2011). Les procédures et la régulation des interactions discursives visent alors à neutraliser les distorsions produites par les inégalités sociales.

8Les mini-publics – pour reprendre l’expression forgée par Archon Fung (2003) pour caractériser ces différents dispositifs tirés au sort – paraissent alors pouvoir incarner ce tournant procédural, en contrôlant le poids des inégalités sociales et culturelles qui pèsent sur la communication démocratique. Leur succès, tant académique que politique, ne saurait pourtant se comprendre uniquement à l’aune de ces considérations théoriques. Ces dispositifs expérimentaux entrent également en résonance avec les appels de plus en plus pressants à partir des années 1990 à tester empiriquement les théories délibératives, que ce soit la dynamique des discussions ou les effets d’apprentissage sur les participants. Ainsi, Jane Mansbridge (1999) écrit-elle dans un article séminal : « Prendre part aux décisions démocratiques fait de la majorité des participants de meilleurs citoyens. J’en suis convaincue car cela est conforme à mon expérience, mais je ne peux pas le prouver, ni quiconque jusqu’à présent. (…) Les chercheurs ont rarement trouvé des cas d’étude leur permettant de mesurer les qualités personnelles des citoyens avant et après l’expérience de la participation afin d’évaluer si celle-ci était la cause de ces traits de caractère. (…) Les recherches en science politique n’atteignent généralement pas le degré de sérieux requis par des champs comme la psychologie, en raison de leur faible validité interne, due à l’absence de groupe de contrôle ou d’analyse des effets avant et après un traitement. Une solution à ces problèmes serait de concevoir une étude reposant sur des groupes de contrôle aléatoires suffisamment larges pour que même de petits effets soient significatifs statistiquement. ». Cet appel sera vite entendu, les dispositifs tirés au sort qui apparaissent à l’époque ayant l’avantage de constituer de mini-laboratoires permettant aux chercheurs en science politique de tester leurs théories de façon quasi-expérimentale.

Beauté du mini-public

9Initialement théoricien politique, Fishkin (1991 ; 1995) va progressivement se muer en ingénieur en chef de la délibération (Blondiaux, 2002). Avant lui, d’autres chercheurs en sciences sociales avaient contribué à mettre sur pied des quasi-expériences délibératives, que ce soit Peter Dienel avec les cellules de planification en Allemagne de l’Ouest, ou Bill Crosby avec les jurys citoyens, tous deux dès les années 1970. Si leurs initiatives rencontrent un succès important, contribuant à la diffusion des mini-publics et du recours au tirage au sort en politique (Sintomer, 2012), ils n’avaient pas d’ambition théorique à proprement parler, visant à replacer ces dispositifs dans une nouvelle conception de la démocratie. James Fishkin occupe à l’inverse un rôle central au sein de la communauté scientifique des délibérativistes. Pour rappel, un sondage délibératif repose sur la constitution aléatoire d’un échantillon représentatif de la population d’environs 400 personnes. Les participants, réunis pour un ou deux week-ends, alternent phases de formation, de discussion collective et d’interrogation d’un panel diversifié d’experts et d’élus. À l’aide de questionnaires administrés avant et après l’expérience, Fishkin et ses collègues sont parvenus à démontrer que la délibération était vectrice d’apprentissages (Luskin, Fishkin, Jowell, 2002). La puissance du dispositif – notamment en comparaison avec la majorité des mini-publics – tient à la représentativité statistique de l’échantillon de citoyens, qui permet à ses initiateurs de généraliser les résultats à l’ensemble de la population (à l’image des sondages d’opinion classiques). L’opinion des participants au sondage délibératif est celle qu’aurait adoptée n’importe quel groupe de citoyens placé dans des conditions similaires. Le sondage délibératif est une expérience montée de toute pièce par une équipe de scientifiques – souvent financés par des fondations et des think tanks –, non pas d’abord en vue d’éclairer la prise de décision publique, bien que les sujets de discussion soient d’intérêt public (réforme de l’assurance santé, position sur la sécurité ou sur l’entrée dans la zone euro, etc.), mais afin de répondre à une question scientifique importante : la compétence politique est-elle une donnée héritée et immuable, ou est-elle influencée par le contexte institutionnel dans lequel les citoyens sont placés ? Ce questionnement constitue en effet un des sujets de controverse majeurs au sein de la science politique américaine depuis plusieurs décennies (Blondiaux, 1996). Philip Converse (1964) avait démontré que, loin des attentes de la théorie classique de la démocratie qui fait du citoyen un être intéressé par la chose publique, la plupart des individus n’ont qu’une connaissance limitée des questions politiques et des avis pour le moins fluctuants (ce que Converse qualifie de « non-attitudes »). Des démonstrations similaires sont effectuées, en France, dans une veine plus critique, par Pierre Bourdieu (1979) et Daniel Gaxie (1978). En ce sens, les études empiriques de la délibération prennent immédiatement une place centrale dans la science politique américaine, puisqu’elles répondent, en partie, à certaines de ses interrogations canoniques, relatives à la rationalité des choix politiques, notamment électoraux. Alors que la démonstration de l’incompétence politique des masses qui a dominé les travaux pendant trente ans ouvrait la voie à une interprétation élitiste de la démocratie, les études de la délibération soulignent qu’il est possible de créer les conditions institutionnelles de formation d’une citoyenneté éclairée. En ce sens, les théories délibératives étaient initialement parées d’une force critique, s’attaquant au paradigme élitiste qui postule l’incompétence des masses. Chercher à démontrer empiriquement que la compétence politique est universelle comporte indéniablement un aspect subversif dans une science politique américaine pour le moins conservatrice. Outre une réelle ambition normative et politique des théoriciens de la délibération, cette inspiration critique entrait en résonance avec certaines évolutions récentes des études de l’opinion publique, qui soulignent le rôle du contexte (formulation des questions, importance de la race et du genre des enquêteurs dans les réponses fournies par les enquêtés, effets de priming et de framing, etc.) dans la réponse aux questionnaires et aux sondages (Zaller, 1992). Le paradigme délibératif prend au sérieux l’influence du contexte, qui n’est plus désormais celui de la passation de questionnaires, mais du design institutionnel d’expression des opinions politiques. L’accent mis sur le pouvoir transformatif des institutions s’inscrit en outre dans le mouvement initié peu avant au sein des sciences sociales par le paradigme néo-institutionnaliste, qui souligne le rôle des règles du jeu et des cadres institutionnels dans la construction des préférences des acteurs (March, Olsen, 1984 ; Powell, Di Maggio, 1991).

10Les études de Fishkin, bien que rapidement critiquées – notamment au sujet de la durabilité des changements de préférences observés (Merkle, 1996) –, vont faire florès. Au début des années 2000, les études empiriques de la délibération à partir de dispositifs tirés au sort se multiplient (Gastil, Dillard, 1999 ; Hansen, Andersen, 2004 ; Grönlund et al., 2010). Les mini-publics sont vite adoubés par la théorie délibérative. Archon Fung (2003, p. 339) avance ainsi qu’ils « incarnent un des efforts les plus constructifs pour promouvoir la démocratie délibérative. » Jane Mansbridge (2010), tout en pointant certaines limites, écrit pour sa part : « La combinaison des facteurs de représentativité et équilibre, le lien à la décision, la protection des participants et l’inclusion fait du sondage délibératif l’étalon-or des processus institutionnels qui tentent de créer des délibérations informées parmi un échantillon représentatif de citoyens. » Certains vont jusqu’à faire des mini-publics « la méthode la plus avancée d’institutionnaliser la démocratie délibérative » (Estlub, 2014, p. 166). L’essor de la délibération au sein de petits groupes tirés au sort a été tel depuis deux décennies qu’on pourrait avoir l’impression que les mini-publics sont la démocratie délibérative (pour une perspective critique, Parkinson, 2006 ; Currato, 2016).

11Deux éléments apparaissent caractéristiques de ces premières recherches. Tout d’abord, elles se concentrent principalement sur le changement de préférences, recourant notamment à des études pré/post délibération [5]. On cherche ainsi à savoir si l’avis des participants à la délibération est différent – mieux informé, plus robuste, plus « tolérant » ou « altruiste », après qu’avant l’expérience. Elles démontrent toutes ou presque que la délibération produit des préférences éclairées, confirmant qu’elle serait à même de former de meilleurs citoyens. Dans une étude comparant 65 sondages délibératifs (seuls ont été sélectionnés ceux où une évolution significative des opinions des participants s’est opérée), John Gastil et ses collègues (2010) indiquent que la participation à ce type d’expérience produit des positions plus « cosmopolites » et ouvertes, sans orienter systématiquement les individus vers des positions progressistes. L’intérêt pour l’évolution des préférences des études sur la délibération tient à la fois au cadrage scientifique de la question, liée à la question de la compétence politique, et aux méthodes, essentiellement quantitatives, mobilisées. Si la délibération est principalement étudiée hors-sol, dans le cadre de dispositifs non pas impulsés par les pouvoirs publics, mais par des chercheurs, ces dispositifs quasi-expérimentaux vont contribuer à légitimer l’essor parallèle de mini-publics tirés au sort impulsés par des acteurs institutionnels ou la société civile, avec des résultats contrastés. En chemin, le potentiel critique de la démocratie délibérative va être largement émoussé.

L’essor d’une industrie du tirage au sort

12Le succès de cette entreprise scientifique se matérialise par l’organisation de « milliers de délibérations modérées et organisées avec minutie chaque année dans un pays comme les États-Unis » (Levine, 2014, p. 1), ce qui est également vrai dans de nombreux pays d’Europe et au-delà. Le succès de ce retour du tirage au sort en politique s’est traduit – mais a également été accompagné, les deux phénomènes s’entretenant l’un l’autre – par l’émergence d’un véritable « marché de la participation » (Mazeaud, Nonjon, 2015). Les collectivités locales en particulier font généralement appel à des prestataires extérieurs pour concevoir et animer ces dispositifs. Le tirage au sort est quant à lui assuré par des instituts de sondage qui disposent de l’expertise nécessaire, bien que le processus de sélection aléatoire soit parfois réalisé en interne par les institutions, de façon moins scientifique (Flamand, 2011). Les usages varient notamment sur la constitution de la base à partir de laquelle effectuer le tirage au sort : faut-il s’appuyer sur les listes électorales (mais dès lors exclure ceux qui ne sont pas inscrits et les étrangers), sur des listings administratifs ou commerciaux (EDF, téléphone, etc.) ou ne se concentrer que sur des volontaires préalablement informés ? Faut-il par ailleurs rémunérer les participants ? Selon la réponse à ces questions, l’échantillon tiré au sort est évidemment de nature très différente, plus ou moins diversifié en termes de genre, d’âge, de revenu, de CSP, etc. À l’exception du sondage délibératif, la plupart des mini-publics ont abandonné l’idéal de constituer un échantillon représentatif pour se rabattre sur la constitution de groupes diversifiés d’un point de vue sociodémographique. Néanmoins, globalement, le taux de réponse des citoyens est très faible. Il s’établit en moyenne autour de 2 % quand aucune rémunération n’est fournie aux participants, montant à 10 % quand un dédommagement est proposé (Jacquet, 2017). Ces chiffres interrogent quant à la représentativité réelle des échantillons, le tirage au sort ne parvenant que partiellement à contourner les phénomènes d’auto-sélection. À défaut de mécanismes compensateurs, comme ce fut le cas lors de l’Assemblée citoyenne de Colombie Britannique au Canada où les organisateurs décidèrent d’inclure une portion non-tirée au sort « de populations indigènes » et de précaires, les plus diplômés et politisés sont surreprésentés dans les mini-publics.

13Il s’agit d’un enjeu important, puisque le retour du tirage au sort en politique a notamment pour objectif de dépasser la participation des « suspects habituels », à savoir les citoyens politisés et souvent engagés dans des structures associatives ou partisanes, pour toucher des « citoyens ordinaires ». Si cet objectif peut être appréhendé comme une volonté d’inclusion, il s’accompagne également de visées plus instrumentales, à savoir le contournement des groupes d’intérêts et des mouvements plus oppositionnels qui pourraient contrecarrer les plans des institutions. Plus prosaïquement, le recours au tirage au sort permet également aux collectivités qui veulent organiser des processus de participation de constituer un public captif, permettant de répondre au syndrome de la salle vide (Gourgues, 2012). Quand bien même la constitution d’échantillons relève souvent de la gageure face au peu d’intérêt émis par nombre de citoyens quand ils sont sélectionnés, le recours au tirage au sort permet de faire exister un public, de donner à voir le demos en action, si bien qu’il peut constituer une fin en soi, ne s’inscrivant pas nécessairement dans un projet politique précis.

14Dans quelle mesure ce retour du tirage au sort en politique s’est-il traduit par une démocratisation de la démocratie, tel qu’envisagé par ses promoteurs ? D’un côté, la capacité à organiser de façon sérieuse et efficace de tels dispositifs a contribué à légitimer l’usage du tirage au sort dans d’autres espaces politiques. Ainsi, lors des élections présidentielles françaises de 2017, plusieurs candidats de gauche proposent non seulement le recours fréquent à des mini-publics, mais également pour certains la création d’une troisième chambre législative tirée au sort, une proposition défendue depuis longtemps par des universitaires (Dahl, 1989 ; Sintomer, 2007), mais qui n’avait jusqu’alors reçue que peu d’intérêt – voire du mépris – au sein de la sphère politique. Ce retour en grâce s’est également traduit par l’émergence de collectifs citoyens, comme #mavoix, qui expérimentent le tirage au sort de candidats pour les élections législatives. Ce retour du tirage au sort contribue ainsi à dénaturaliser le monopole de l’élection dans la fabrique de la représentation.

15Pourtant, force est de constater que le recours aux mini-publics par les institutions depuis une vingtaine d’année est loin d’avoir contribué à approfondir la démocratie. La plupart d’entre eux n’ont pas d’impact sur les décisions publiques, émettant des recommandations qui restent le plus souvent lettre morte (Papadopoulos, Warin, 2007 ; Blondiaux, 2008). Si parfois les institutions peuvent adopter une forme « d’écoute sélective » (Sintomer, Talpin, 2011 ; Font, Pasadas del Almo, Smith, 2016), choisissant les propositions qui leur semblent les plus pertinentes, elles gardent au final le pouvoir de trancher. Non seulement la répartition du pouvoir n’est pas modifiée, mais de telles expériences contribuent à renforcer la défiance des citoyens à l’égard du politique, ces derniers se sentant bien souvent trompés ou instrumentalisés (Funes, Talpin, Rull, 2015). Des expériences originales – comme l’Assemblée citoyenne de Colombie Britannique au Canada – visent néanmoins à coupler tirage au sort et démocratie directe. Ainsi, la légalisation par voie référendaire du mariage pour tous en Irlande est pour partie issue d’un processus délibératif tiré au sort qui avait formulé la proposition en amont (Suiter et al., 2019). Si de telles exceptions attestent la radicalité potentielle du recours au tirage au sort, la majorité des expériences n’est pas parvenue à ce jour à infléchir durablement les rapports de force politiques. Pire, le tirage au sort apparaît parfois comme une arme à la main des élus pour couper l’herbe sous le pied d’associations ou de mouvements sociaux plus radicaux [6]. Comme le soulignent Caroline Lee et Zachary Romano à partir des cas américains et italiens : « ce que cherchent particulièrement les clients et les bailleurs de fonds dans la délibération est une stratégie de gestion des conflits auxquels ils sont confrontés lorsqu’une résistance potentielle ou tangible aux mesures politiques d’austérité émerge de la réorganisation sociale, des réductions des dépenses de l’État, et de la rénovation urbaine » (Lee, Romano, 2013, p. 743). En somme, le tirage au sort, en sélectionnant des citoyens sans qualité, le plus souvent sans affiliation associative ou partisane, reviendrait à constituer un public docile (Blondiaux, 2008). La façon dont s’en sont saisis tant la recherche sur la démocratie délibérative que la plupart des acteurs politiques a contribué à dépolitiser le tirage au sort, en en faisant un instrument, une procédure, exportable au prix d’une perte de sa radicalité politique.

16À partir d’une étude centrée sur le rôle des consultants dans l’animation de mini-publics aux États-Unis, Caroline Lee (2014) tire ainsi des conclusions sévères. Elle pointe notamment les effets de l’idéologie du « small is beautiful », très prégnante au sein de l’industrie participative. Si le localisme des dispositifs délibératifs permet aux citoyens de « toucher du doigt les effets de leur participation », pendant ce temps, les grandes décisions, prises à une autre échelle, sont l’œuvre des seules élites politiques et économiques. La valorisation de l’action locale comme moyen d’encourager le changement social est ainsi battue en brèche. L’addition des petites victoires – quand les dispositifs participatifs y parviennent – ne mène pas automatiquement à la justice sociale, leur articulation à d’autres échelles apparaissant comme une étape indispensable dans ce processus. « Le résultat de tous ces petits pas vers l’empowerment n’est malheureusement pas un chemin vers la justice sociale, mais une spirale oppressante de résignation et de retrait de la vie publique » (Lee, 2014, p. 226). Cette critique du localisme des mini-publics rejoint certains arguments avancés récemment par des théoriciens de la délibération, qui dénoncent un glissement de la démocratie délibérative à la délibération démocratique incarné par cette focalisation sur des dispositifs microscopiques.

De la démocratie délibérative à la délibération démocratique

17Simone Chambers (2009), dans un article lumineux, souligne que les théoriciens de la délibération ont progressivement glissé d’un intérêt pour la démocratie délibérative – c’est-à-dire centré sur la façon de rendre la démocratie plus délibérative – à la délibération démocratique, à savoir l’étude des conditions permettant à une discussion, généralement en petit groupe, de respecter un certain nombre de critères procéduraux (inclusion, égal respect, information, etc.). À ses yeux, cet intérêt pour la délibération en cercle restreint tient à la méfiance de nombreux délibérativistes envers les discours démagogiques et populistes. Une délibération de qualité serait tout bonnement impossible dans l’espace public [7]. Les délibérativistes auraient dès lors « abandonné la démocratie de masse ».

18Cette critique a conduit un certain nombre de théoriciens à préciser l’articulation qu’ils envisagent entre dispositifs tirés au sort et démocratie de masse. Certains offrent une fonction centrale aux mini-publics, à l’instar d’Archon Fung (2007, p. 159) : « Des réformes de l’espace public élargi peuvent consister principalement dans la multiplication de mini-publics plutôt que de chercher à améliorer le grand public (ou l’opinion publique). » Dans la mesure où il considère l’opposition entre délibération et participation de masse irréductible, James Fishkin (2009) est parfois allé jusqu’à défendre un rôle décisionnel pour les sondages délibératifs ; position qui demeure néanmoins très minoritaire dans ce champ. Dans la mesure où les opinions recueillies au terme du sondage délibératif sont celles qu’auraient acquis le grand public s’il avait pu participer, et que l’échantillon de citoyens est statistiquement représentatif – un élément essentiel à ses yeux, puisqu’il fonde la légitimité démocratique de son dispositif, à la différence des jurys citoyens ou conférences de consensus par exemple – il serait légitime qu’il puisse prendre des décisions directement. Fishkin est néanmoins conscient que la centralité de la notion de consentement dans les conceptions ordinaires de la démocratie rend une telle proposition largement improbable.

19Au-delà de cet argument pragmatique – les citoyens ne souhaitent pas déléguer leur pouvoir à un groupe de citoyens tirés au sort – cette proposition a également été jugée élitiste. Lafont (2015) avance ainsi que si la légitimité des mini-publics à décider tient à la qualité du jugement ou des opinions à laquelle sont parvenus les citoyens suite à la délibération, cela reviendrait à déléguer le pouvoir de décision à des experts. Une telle conception épistémique de la légitimité (Estlund, 2011) ne peut en effet s’appuyer sur l’argument que les tirés au sort représentent (statistiquement ou sociologiquement) l’ensemble de la population, puisque l’expérience délibérative les a précisément transformés en des êtres différents du commun des mortels. En ce sens, les mini-publics incarneraient une forme « d’élitisme délibératif » (Chambers, 2009 ; Pourtois, 2013).

20Poussant la logique fishkinienne jusqu’au bout, Lafont (2015) se demande de façon contrefactuelle s’il serait souhaitable, d’un point de vue normatif, de déléguer son pouvoir à une assemblée tirée au sort. Quand bien même cette assemblée aurait été autorisée à gouverner – via un référendum par exemple – un tel scénario ne serait pas pour autant démocratique, se traduisant par la domination de la masse des citoyens par des êtres informés, initialement proches d’eux, mais qui n’ont au final plus grand-chose à voir avec le peuple et peu de comptes à lui rendre. Dans un tel système, les citoyens « suivraient aveuglément les vues et préférences de leurs délégués, dans un monde proche mais inaccessible. Ils seraient dominés par leur moi-idéal, mais dominés quand même. » En accord avec le principe de non-tyrannie, un tel scénario lui paraît donc démocratiquement intenable.

21Faut-il dès lors abandonner toute place au tirage au sort au sein du système politique ? De nombreux théoriciens tentent depuis quelques années de répondre à cette question et invitent à se réintéresser à la délibération dans l’espace public plutôt que sous cloche. Une des conséquences de ce tournant « systémique » est une marginalisation de la place du tirage au sort dans la théorie délibérative.

La marginalisation du tirage au sort : le tournant systémique de la démocratie délibérative

22Face à cette critique de la centralité prise par les mini-publics dans les recherches sur la délibération, de nombreux théoriciens défendent désormais une conception systémique de la démocratie délibérative. L’enjeu ne serait dès lors plus de créer des espaces délibératifs parfaits mais isolés de la réalité sociale, mais d’insuffler de la délibération à tous les niveaux de la gouvernance démocratique (Mansbridge, 1999 ; Parkinson, Mansbridge, 2012). À ce titre, Lafont (2015) avance que la simple multiplication des dispositifs délibératifs tirés au sort ne saurait permettre une démocratisation de l’espace public. En effet, quand bien même ceux-ci sont en mesure de formuler des propositions éclairées et raisonnables, si le reste du public demeure peu informé, celles-ci resteront sans effet. C’est à ce type d’écueil que s’est heurté l’Assemblée Citoyenne de Colombie Britannique. Si les citoyens tirés au sort se sont formés grâce à leur participation et sont parvenus à formuler une proposition de réforme du mode de scrutin originale et raisonnable, ils n’ont néanmoins pas été en mesure d’influencer suffisamment l’opinion publique au sens large. Alors que les citoyens qui avaient connaissance de l’existence de l’Assemblée Citoyenne ont majoritairement voté en faveur du référendum, la majorité du public l’ignorait, si bien que le référendum n’a pas obtenu les 60 % d’approbation nécessaires à sa ratification (Lang 2007 ; Warren, Pearse, 2008). Il semble dès lors difficile d’insuffler de la délibération dans l’espace public sans jouer sur d’autres leviers que les mini-publics tirés au sort. Les recherches se concentrent donc désormais sur la façon de renforcer la délibération et l’information dans les campagnes électorales et référendaires (Gastil, Richards, 2013 ; Talpin, 2016b), au sein des partis politiques (Lefebvre, Roger, 2009) ou parmi les médias de masse (Parkinson, 2006 ; Girard, 2010). Le tirage au sort s’en trouve mécaniquement marginalisé au sein des réflexions sur la démocratie délibérative.

23Cela ne signifie pas qu’aucune place ne lui soit néanmoins accordée au sein du système délibératif. Sintomer (2012) avance que les mini-publics tirés au sort peuvent remplir quatre types de fonctions démocratiques : conseiller le prince via des recommandations ; évaluer l’action publique ou une décision ; proposer des projets de loi ou de référendum ; informer l’opinion publique [8]. Niemeyer (2014) et Curato et Böker (2016) soulignent pour leur part deux autres fonctions que peuvent revêtir les mini-publics : celui de « brokers of knowledge », d’intermédiaire fiable entre les citoyens et des informations complexes ; et celui « d’école de démocratie », les citoyens y apprenant des savoirs et savoir-faire qu’ils pourront réinvestir dans d’autres espaces. Böker et Elstub (2014) tentent pour leur part de radicaliser les mini-publics pour renouer avec la filiation critique de la théorie délibérative. Ils promeuvent en particulier l’idée de dispositifs tirés au sort bottom-up, auto-organisés par la société civile et donc plus autonomes des pouvoirs publics, tant dans la définition de l’agenda que dans la conduite des délibérations. Si de telles expériences peuvent s’avérer intéressantes, elles ne résolvent pas la question de leur articulation avec la prise de décision politique et plus largement avec le système délibératif, ainsi qu’ont pu l’illustrer les dispositifs tirés au sort organisés par la société civile en Islande ou en Belgique ces dernières années (Reuchamp, Suiter, 2016). Curato et Böker (2016, p. 185) reconnaissent finalement que l’ « approche systémique requiert que les mini-publics ne jouent pas un rôle central mais auxiliaire dans la démocratisation délibérative. »

Renouer avec la dimension critique de la théorie délibérative via le tirage au sort ?

24À l’heure où les logiques plébiscitaires et autoritaires semblent l’emporter dans plusieurs démocraties libérales et où la « post-vérité » gagne du terrain, la défense de la raison publique et d’une conception épistémique de la démocratie par les tenants de la délibération demeure un horizon politique important. Comment ne pas s’interroger cependant sur l’écart croissant entre les réflexions en chambre des théoriciens de la délibération et l’avènement d’une ère « post-démocratique » (Crouch, 2004) où les principales décisions sont prises hors des instances élues et loin des regards du public ? Alors que le tournant systémique de la théorie délibérative était censé incarner une prise de distance avec le regard microscopique adopté ces dernières années, afin de prendre en compte les relations de pouvoir dans l’analyse du fonctionnement démocratique, on ne peut qu’être frappé par la myopie d’une partie de la littérature à l’égard des dynamiques anti-délibératives qui structurent aujourd’hui le gouvernement représentatif. Quel rôle joue la délibération face à l’influence de l’argent dans les campagnes électorales, la pression des agences de notation financière sur les gouvernements ou les pratiques de lobbying dans les prises de décision (Bartels, 2009 ; Lessig, 2012 ; Brown, 2015) ? Ces questions ne sont, à ce stade, quasiment pas posées par les théoriciens de la délibération. Le tirage au sort et toute forme d’inclusion politique paraissent alors comme des horizons lointains. On peut néanmoins se demander, si l’objectif de la théorie délibérative est d’insuffler davantage de discussion et de réflexivité dans l’espace public, si le tirage au sort ne peut jouer d’autre rôle que celui d’auxiliaire, et s’il ne pourrait contribuer à radicaliser une théorie délibérative devenue bien sage ? Une des limites des théories actuelles de la délibération tient à leur conception coopérative de la décision collective et du changement social. Quand bien même des réflexions ont été avancées en ce sens (Mansbridge et al., 2010), un usage plus agonistique pourrait être envisagé pour le tirage au sort au sein du système délibératif. Archon Fung et Eric Olin Wright (2003) avaient défendu il y a plus de quinze ans les vertus de « contre-pouvoirs délibératifs », en mesure d’interpeller les institutions pour les rappeler à leurs principes démocratiques et délibératifs. Il en allait, à leurs yeux, non tant pas de l’équilibre du système, que de sa capacité à assurer le progrès social et l’émancipation des couches subalternes de la population. En 2017, Eric Olin Wright semble vouloir reprendre ce projet en faisant du tirage au sort l’une des facettes de son projet d’utopie réelle. Cette intuition a néanmoins été très largement oubliée en chemin par la théorie délibérative, comme associée à certains aspects oppositionnels de la démocratie participative, distincte de la délibération (Pateman, 2012). L’ouvrage majeur de l’approche systémique de la délibération (Parkinson, Mansbridge, 2012, p. 17-18) ne consacre ainsi que deux pages aux mouvements sociaux, pour souligner leur éventuelle contribution aux dimensions épistémiques et démocratiques du système. L’action collective demeure ainsi largement marginale dans leur conceptualisation de la démocratie. On ne peut qu’être frappé de cette absence à l’heure où les revendications démocratiques et les pratiques délibératives en assemblées sont centrales dans le mouvement altermondialiste et le « mouvement des places » aux quatre coins du monde (Della Porta, 2009 ; Ancelovici, Doufour, Nez, 2016).

25Le tirage au sort pourrait ainsi constituer à la fois une arme aux mains des mouvements sociaux et un élément de radicalisation du système délibératif. Les contre-pouvoirs délibératifs ne doivent pas nécessairement relever du tirage au sort. Leur autonomie requiert l’auto-organisation et l’auto-détermination par les acteurs des formes que doit prendre la participation (Cossart, Talpin, 2015 ; Talpin, 2016a). Le tirage au sort peut néanmoins jouer un rôle important. Tout d’abord, quand bien même cette piste n’a été que peu explorée à ce jour, les mouvements sociaux et les contre-pouvoirs pourraient avoir recours au tirage au sort pour élargir leur base sociale et recruter de façon plus ou moins pérenne de nouvelles figures. À l’image du dispositif initialement envisagé par Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache (2013) pour les Tables de quartier, on pourrait imaginer que de tels contre-pouvoirs pluralistes puissent s’appuyer sur le tirage au sort [9]. Cela leur permettrait de répondre à une critique qui leur est souvent adressée pour les délégitimer, à savoir leur manque de représentativité. Ensuite, une fois constitués, de tels espaces pourraient contribuer à faire émerger des voix et des perspectives nouvelles dans le système délibératif, concourant dès lors à sa dimension épistémique. Le tirage au sort des délégués au sein de ces espaces pourrait en outre permettre de contrer la « loi d’airain de l’oligarchie » (Michels, 1910) et la domination d’une caste de représentants en leur sein. Alors que de nombreux mouvements sociaux contemporains refusent la représentation et la désignation de porte-paroles, le tirage au sort peut constituer un moyen efficace d’expression de leurs aspirations horizontalistes et faciliter la rotation des leaders. Alors qu’en France l’expérience de Nuit Debout a été affaiblie par les velléités avant-gardistes de certains acteurs les plus investis (Guichoux, 2016), le recours au tirage au sort aurait pu permettre de concilier le rejet des porte-parole et la nécessité de l’organisation. Les « mouvements des places », en Espagne comme en Grèce, ont parfois eu recours à de tels mécanismes ces dernières années. Enfin, des formes d’articulation entre contre-pouvoirs et espaces institués de participation dans lesquels des membres tirés au sort viendraient siéger peuvent être envisagées. On peut en effet s’étonner que les théoriciens de la démocratie délibérative se soient, à ce jour, si peu penchés sur des mécanismes tels le tirage au sort des représentants, alors que la multiplication des instances de gouvernance multi-acteurs l’y inciterait (voir néanmoins (Parkinson, 2012). Cela ne fait que refléter la conception trop irénique de la décision collective et de la régulation sociale qui sous-tend nombre de ces théories (Cervera-Marzal, Dubigeon, 2013). À l’inverse, et en suivant certaines pistes ouvertes par d’autres (Fraser, 1992 ; Fung, 2011), il nous semble qu’une démocratie réellement délibérative ne peut se passer de contre-pouvoirs structurés venant lutter contre les tendances plébiscitaires et autoritaires des sociétés contemporaines, et qu’en leur sein le tirage au sort peut retrouver sa radicalité politique.

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Notes

  • [1]
    Sur la distinction, et les liens, entre démocratie participative et démocratie délibérative, voir notamment Hayat, 2011.
  • [2]
    Quand bien même celle-ci est marquée par des erreurs d’interprétation et des anachronismes, cf. Girard, 2012.
  • [3]
    Cette citation, comme les suivantes, est traduite par l’auteur.
  • [4]
    Les créateurs de ces innovations démocratiques, tels Peter Dienel ou Ned Crosby, inscrivaient leurs projets dans une perspective politique et technocratique – permettre la participation des citoyens à des choix scientifiques et techniques complexes – sans faire directement référence à la conception délibérative de la démocratie (qui n’existait pas à proprement parler quand ils lancent leurs expérimentations.
  • [5]
    L’évolution des préférences est en général étudiée à partir de réponses à des questionnaires, puis traitée statistiquement. Pour une méthode un peu différente, qualitative, reposant sur l’usage de la Q-méthodologie, avant et après le mini-public, voir Niemeyer, 2011.
  • [6]
    Voir par exemple l’étude de Barbier, Bedu, Buclet (2009), sur l’instrumentalisation d’un jury citoyen en Bretagne, ou Freschi, Mete (2009) au sujet d’un 21st century town meeting en Toscane.
  • [7]
    Ce que conteste Chambers (2009), qui défend à l’inverse des formes de rhétorique délibérative à grande échelle.
  • [8]
    Comme c’est le cas avec les Citizen Initiative Review tirés au sort en Oregon pour fournir des informations équilibrées aux citoyens avant qu’ils ne se prononcent sur des propositions de référendum (Gastil, Richards, 2013).
  • [9]
    Cela soulève néanmoins d’autres difficultés, dans la mesure où il a été montré par ailleurs que l’émancipation des groupes subalternes pouvait nécessiter la constitution d’espaces d’entre-soi, cachés, pour construire leurs paroles et leurs intérêts (Scott, 2008 ; Talpin, 2017), ce qui entre en tension avec la logique inclusive, pluraliste et hétérogène que porte le tirage au sort.
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