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Article de revue

Castoriadis, Rancière : quels apports pour une philosophie du tirage au sort en politique ?

Pages 417 à 435

Notes

  • [1]
    Ce texte a été écrit dans le cadre du projet I + D, financé par le ministère de l’Économie et de la Compétitivité espagnol, « La réception de la philosophie gréco-romaine dans la philosophie et les sciences humaines en France et en Espagne de 1980 à nos jours. Étude comparée de sociologie de la philosophie : une proposition (FFI2014-53792-R) ». Une version différente de ce travail a été publiée dans la revue Imago Crítica, 6, p. 79-94.

1Je présenterai dans ce texte deux lectures de la démocratie athénienne, l’une menée par Jacques Rancière, penseur français et l’autre par Cornélius Castoriadis, philosophe d’origine grecque dont la carrière intellectuelle s’est déroulée en France, en les comparant à l’occasion à Michel Foucault [1]. Je commencerai par soulever trois questions, dont seule la dernière sera traitée ici de façon développée. Tout d’abord, en quoi la lecture du monde antique suppose-elle des questionnements importants pour l’économie du discours philosophique ? En second lieu, pour quelles raisons ces penseurs ont-ils été conduits à analyser la démocratie antique ? Cela amène à s’interroger sur la conjoncture intellectuelle et la trajectoire personnelle comme sources d’un positionnement philosophique particulier. Le troisième axe de ce travail, fondamental dans cette étude, consistera à se demander quels apports fournissent les travaux respectifs de Rancière et de Castoriadis pour une théorie sur les usages démocratiques du tirage au sort. Ma réponse sera que l’on peut en tirer des enseignements nombreux, bien qu’aucun des deux ne propose une théorie novatrice du tirage au sort. Je voudrais au préalable cependant dire quelques mots sur les deux premiers axes de cette étude. Il me paraît essentiel de les énoncer pour comprendre ce qu’on peut attendre des lectures philosophiques de la démocratie athénienne.

2En premier lieu, ces analyses nous permettent de comprendre, dans une conjoncture bien précise – j’en dirai quelques mots – quel défi doit constamment relever le discours philosophique. Comment peut-il sauvegarder son identité alors qu’il est lié à l’histoire et à la politique ? Plus exactement, quelles singularités doit présenter une intervention pour qu’elle soit identifiée comme philosophique, et non comme politique, sociologique, historique ou, purement et simplement, comme celle d’un citoyen instruit ? La question est épineuse pour plus d’une raison et exige une sociologie de la connaissance fine et très attentive aux nuances. Sans prétendre les épuiser, j’examinerai trois questions qui concernent ce travail. Elles sont étroitement liées, ce qui exige de les prendre en compte comme l’explication d’un seul et même problème : quelle économie interne permet-elle d’identifier le discours comme philosophique ?

3Première question, en rapport avec la sélection des sources, le problème clé de la délimitation d’un espace propre à la philosophie. De tout le corpus existant susceptible de nous renseigner sur la démocratie antique, que pensons-nous devoir dominer pour être reconnus dans le champ philosophique ? La sélection nous montre où se trouvent les sources que nous considérons comme légitimes et/ou indispensables sur le plan philosophique. Et en ce sens, chaque philosophe en général – et les deux auxquels nous nous intéressons en particulier – conserve, réduit ou augmente les référents qui doivent être pris en compte pour ne pas s’attirer des étiquettes qui pourraient lui être appliquées avec mépris : celles de sociologue, d’historien ou de simple érudit étranger à la véritable philosophie. Ce n’est évidemment pas la seule sélection des sources qui entre en ligne de compte ; est important aussi le style avec lequel elles sont traitées et à travers lequel sont plus ou moins distillées des marques « d’appartenance philosophique » (cet aspect est sans aucun doute le plus difficile à objectiver).

4Deuxième question. Les philosophes doivent-il s’en tenir aux auteurs canoniques ou doivent-ils élargir leur champ de lectures ? Peuvent-ils se contenter de Platon et d’Aristote et, pour aller plus loin, uniquement des parties les plus philosophiques de leur œuvre, ou doivent-ils aussi considérer celles qui ont une ambition descriptive ? Seulement la « philosophie » présente dans les Lois de Platon, ou également les procédures des constitutions qui y sont analysées ? Doit-on inclure, après une réévaluation préalable de leur pertinence philosophique, les auteurs des tragédies transmis par l’histoire ? Ceux-ci jouent un rôle de premier plan dans les perspectives de Castoriadis. Avec cette valorisation philosophique de la tragédie, l’auteur prend bien garde au risque d’anachronisme lié aux projections contemporaines sur ce que nous entendons par philosophie dans le monde classique, où l’on avait – à supposer qu’elles aient existé – une autre conception des disciplines académiques.

5Il est plus difficile de trouver – Castoriadis fait figure d’exception – des analyses comme celles de Nicole Loraux (1981, p. 181), dans lesquelles sont envisagées ensemble politique et modalité du discours : les écrits sur la démocratie ont une forte tonalité oligarchique, pour la simple raison que c’est l’usage de la parole qui singularisait les démocrates. Sur un autre plan, et toujours conformément aux sources, il n’est pas facile non plus de trouver des philosophes qui se préoccupent des enseignements politiques qu’offre l’archéologie, bien que des historiens comme Josiah Ober ou Mogens Hansen s’en inspirent largement dans leurs remarquables reconstructions de la démocratie athénienne. Ainsi devrions-nous analyser les relations de coopération et de concurrence entretenues par le philosophe avec d’autres disciplines. Quels sont les points communs entre la démocratie athénienne lue par Moses Finley ou par Pierre-Vidal Naquet avec celle qu’a décrite Paul Veyne dans son ouvrage Le pain et le cirque ? L’Athènes de Castoriadis et celle de Rancière, par conséquent, s’opposent-elles à celle de Foucault, analysée dans les années 1980, comme celle de Finley à celle de Veyne ?

6J’en viens à la troisième question : comment les sources sélectionnées deviennent-elles elles-mêmes l’enjeu de disputes tant académiques que politiques ? L’œuvre d’Aristote peut permettre des lectures différentes de la démocratie athénienne. Cornelius Castoriadis utilise sa théorie des constitutions mixtes et sa description du tirage au sort comme un indicateur de sympathie démocratique. Jacques Rancière, à l’inverse, a tendance à montrer le Stagirite plutôt critique envers le pouvoir du dèmos. Pour mettre en valeur la dimension subversive du tirage au sort, Jacques Rancière s’appuie sur Platon, en faisant une lecture très particulière des Lois. Ainsi, même quand il y a accord sur le corpus, chaque auteur peut en tirer des lectures complètement différentes. L’analyse, pour être convaincante, doit jouer sur deux plans : celui qui est l’objet de la lecture (et le potentiel qu’il représente) et l’auteur de la lecture.

Trajectoires politiques et intellectuelles vers la Grèce

7Dans la perspective de l’étude que je propose, il convient aussi de se demander ce qui, dans leurs trajectoires biographiques et intellectuelles, a favorisé l’intérêt de ces deux penseurs pour la démocratie athénienne. Si la réponse requiert des approches que je ne peux détailler ici, il est néanmoins possible de tracer des lignes générales d’analyse. Commençons par une ligne évidente : la légitimité philosophique que procure le fait de s’intéresser à l’Antiquité classique. Rancière a par exemple toujours eu des difficultés à se faire reconnaître parmi les philosophes. Sa thèse sur les ouvriers autodidactes dans les années du socialisme pré-marxiste (La nuit des prolétaires) l’a placé à mi-chemin entre sa discipline d’origine et l’histoire, laquelle n’arrivait pas non plus à le considérer comme l’un des siens. Cette position, à une croisée des chemins malcommode, peut nous permettre de comprendre en partie le sens d’une plaisanterie de Foucault (2009, p. 143), du 22 février 1984 : « en tant que professeur de philosophie, il convient de faire un cours sur Socrate et la mort de Socrate ». Cet intérêt pour le monde antique est-il un péage à acquitter pour être reconnu membre de plein droit du monde philosophique ? On ne peut écarter cette possibilité.

8Il faut prendre au sérieux un autre effet, plus spécifiquement historique : comment ces penseurs ont-ils lu philosophiquement à travers Athènes la crise du marxisme à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ? Les séminaires de Foucault et de Castoriadis sur la démocratie athénienne sont donnés presque simultanément. Rancière (2009, p. 121) parlait de la nécessité politique de s’armer d’un hellénisme critique pour contrecarrer les conclusions de la lecture qu’Arendt avait rendues populaires dans La condition de l’homme moderne. La pression exercée par Arendt dans le milieu philosophique est relativement explicite chez Castoriadis et Rancière. L’héritage classique a produit ainsi une façon de penser le post-marxisme comme légitime sur le plan philosophique. D’autres interlocuteurs, comme Léo Strauss et plus particulièrement Jürgen Habermas et sa théorie de l’action communicationnelle, sont présents dans le paysage intellectuel dans lequel s’insèrent ces lectures.

9Par ailleurs, leur parcours a orienté chacun d’entre eux vers des centres d’intérêt différents. Pour prendre de nouveau l’exemple de Foucault, celui-ci commence, dans sa période gauchiste, par s’intéresser aux prisons et ensuite, dans Œdipe-Roi, il analyse la question de la qualification juridique de la vérité. Castoriadis au contraire, membre légendaire du groupe Socialisme et barbarie, passe de l’autogestion à l’étude de la démocratie politique radicale, ses procédures et ses présupposés culturels. Rancière, quant à lui, reste sur la même problématique, qu’il s’interroge sur les ouvriers qui s’inspirent de Fourier ou qu’il défende le tirage au sort : ses « scènes », considérées individuellement ou dans leur ensemble, montrent des situations de rébellion contre la distribution sociale des places et des fonctions. Enfin, Castoriadis et Rancière – celui-ci reconnaît sa dette vis à vis du premier – s’en tiennent à une critique importante de la technocratie et à une indubitable sympathie pour le tirage au sort. Il est possible que l’ironie de Rancière (Rancière, 2012, p. 31) à propos du temple du savoir au sein duquel il se forma (l’École Normale Supérieure) et le fait que Castoriadis ait occupé durant plusieurs années le poste de technicien statistique auprès de l’OCDE leur ait donné une grande lucidité contre les écrans de fumée scientifiques qui légitiment les hiérarchies.

10Par la lecture des auteurs de l’Antiquité classique, Castoriadis et Rancière ont mis en place ce qui est ici l’objet de mes préoccupations : des outils philosophiques qui permettent de comprendre la logique du tirage au sort en politique. La sélection aléatoire, on le sait, fut l’un des dispositifs de distribution des responsabilités qui distinguent le monde grec antique du nôtre. Je présenterai les points qui m’intéressent dans leurs travaux tout en les confrontant à la littérature contemporaine sur le tirage au sort pour en faire ressortir les convergences, les divergences et pourquoi pas, d’éventuelles utilisations proposées au-delà de leurs propres projets intellectuels spécifiques. Les deux philosophes nous aident à réfléchir. Castoriadis puise dans la Grèce antique un germe d’autonomie lié à d’autres événements émancipatoires : les révolutions libérales, l’expérience du mouvement ouvrier ou le mouvement féministe. Rancière sélectionne des épisodes historiques de confrontation démocratique pour éclairer l’interruption de la domination.

11Comme je ne peux pas résumer ici des œuvres aussi riches, j’organiserai mon approche selon le cadre suivant : penser la démocratie radicale implique de se confronter à la question des assemblées, établies selon des critères censitaires (qui désignent ceux qui sont autorisés à y participer) et qui peuvent être constituées par la mobilisation personnelle ou par le tirage au sort des citoyens concernés. À propos des assemblées, on peut organiser les arguments selon trois axes, qui, au-delà de la formalité du cens, incitent ou non à y participer. Je me contenterai de les énumérer en espérant qu’ils permettront de faire ressortir les fruits de ma lecture.

12Le premier axe est celui de la connaissance : quelle qualification épistémologique attribue-t-on à celui qui participe à l’assemblée ? (Elster, 2013, Urfalino, 2015). Suffit-il de quelques capacités oratoires, doivent-elles être évaluées de quelque façon (pour Bentham il suffisait de savoir lire à la messe) ou, au contraire, les citoyens doivent-ils s’être soumis à des processus électoraux qui sélectionnent une aristocratie du talent ?

13Le second axe concerne la motivation : Aristote préférait une démocratie de paysans. La raison était que leur présence était plus difficile lorsque les réunions politiques avaient lieu dans les centres urbains. Éphialte instaura une indemnité pour que les pauvres puissent participer en tant que jurés aux tribunaux quand le sort leur avait concédé cette faveur. Durant la Révolution Française, on se plaignit que de ce que les réunions se tenaient dans des espaces dont l’acoustique était si mauvaise que, de fait, elle sélectionnait une « aristocratie des poumons » (Heurtin, 2003). Les dispositifs de motivation peuvent ainsi restreindre dans les faits la participation de ceux qui théoriquement en ont le droit.

14Le troisième axe est celui des qualités morales. Les peines qu’Athènes infligeait aux sycophantes avaient pour objectif de promouvoir la participation de citoyens non manipulés. Bentham, pour sa part, proposait de sanctionner les représentants absentéistes. Enfin, toute gestion de la participation politique promeut un type spécifique d’ethos, de qualités qui définissent en quoi l’engagement politique est valable ou non pour la communauté.

Le tirage au sort comme correction de l’inégalité dans les assemblées

15Depuis que Thucydide a dépeint Périclès comme un monarque de fait, nombreux sont ceux qui ont douté de la démocratie athénienne. Thomas Hobbes, dans sa traduction de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, a inséré un frontispice sur lequel est représenté Archidamos, diarque de Sparte, en train de discuter entre pairs avec les aristoi spartiates. Périclès, de son côté, harangue passivement une assemblée qui lui est acquise (Skinner, 2008, p. 31-32). Michel Foucault présente une vision assez proche dans une analyse importante consacrée à la démocratie athénienne dans son cours des années 1982-83 (Foucault, 2008) ou dans les conférences qu’il a prononcées en Californie en 1983 (Foucault, 2016). Il montre que l’égalité entre citoyens est altérée par des rapports de pouvoir. Foucault trouve normale une démocratie dans laquelle Périclès jouit d’un énorme pouvoir à l’Assemblée, dans un rapport de domination quasi-monarchique. Il y rappelle que toute assemblée connaît des conflits de pouvoir à propos des références morales qui garantissent son fonctionnement, sur la façon dont s’accumule le prestige, sur les exigences intellectuelles ou d’érudition et sur les qualités de celui qui y prend la parole, qualités qui réunissent en un alliage délicat et subtil, le courage de dire ce que l’on pense et le sens de la responsabilité pour assumer les conséquences de ses actes. Dans ce sens, Foucault semble décrire ce que le chercheur nord-américain Bouricius (2013) appelle « assemblées auto-désignées », au sein desquelles se récréent indéfiniment des aristocraties de fait.

16Que peut faire le tirage au sort face à ces inégalités ? Sans aucun doute, il en atténue le nombre ou l’intensité. Je commencerai par l’un de ses traits. Castoriadis, en s’appuyant sur la théorie de Moses Finley (dont l’œuvre Démocratie antique et démocratie moderne fut traduite en français en 1976), rappelle que le contrôle dépendait non pas d’un texte mais de la vigilance des citoyens vis-à-vis des assemblées. La graphè paranomôn, au ive siècle, permettait à celui qui considérait qu’une loi était promulguée illégalement de convoquer un tribunal tiré au sort parmi les citoyens qui pouvaient punir l’auteur par des peines très lourdes. De la même manière s’exerçait un contrôle judiciaire sur les personnes susceptibles d’introduire une loi par de fausses affirmations. Comme on le voit, les tribunaux tirés au sort jouaient un rôle de premier ordre dans la sauvegarde de la légalité. Il limitait, conclut Castoriadis (2008, p. 136-137), les comportements démagogiques et la manipulation caractéristiques des coteries politiques ou des opportunistes.

17J’en viens maintenant à discuter des inégalités de prestige et, de nouveau, il apparaît que l’utilisation massive du tirage au sort limite les penchants aristocratiques (ou quasi-monarchiques, si l’on suit Thucydide, Hobbes et Foucault) de l’assemblée démocratique. Grâce au tirage au sort, le citoyen ordinaire accédait aux lieux centraux de la délibération politique, comme les tribunaux ou le Conseil des Cinq Cents. Manifestement, cela permit l’accès à la sphère politique de catégories sociales qui auraient eu des difficultés à se faire entendre à l’Assemblée du peuple sur la Pnyx. L’analyse de Claire Taylor (2007), qui a étudié le parcours de 2 200 citoyens athéniens politiquement actifs, est concluante : durant le ve siècle, 19 % d’entre eux appartenaient à la « classe liturgique », c’est-à-dire qu’ils faisaient partie des plus puissants (qui représentaient 4 % de la population) ; de plus, 58 % résidaient dans les dèmes proches de la cité (dont le poids représentait 25 % de la population globale). Au ive siècle, les chiffres changent et seulement 11 % appartiennent à la « classe liturgique » et 31 % proviennent des environs du centre urbain. Taylor attribue au tirage au sort – renforcé au cours du ive siècle – la composante démocratique du recrutement des élites. Le tirage au sort permet d’être plus proche des institutions, à moindre coût : il suffit de présenter sa candidature en tant que citoyen au Tribunal du peuple ou dans son propre dème pour le Conseil des Cinq Cents. Prendre la parole à l’Assemblée était nettement plus dissuasif – il fallait se confronter à une série d’orateurs professionnels – et nécessitait des ressources plus importantes pour intervenir, comme par exemple pouvoir affronter les coteries de mèche avec les dirigeants qui se disputaient le pouvoir de l’Assemblée.

18L’Assemblée était ainsi le lieu où les riches et les ambitieux investissaient tous leurs efforts (Sinclair, 1999, p. 233), et Foucault (dans la lignée qui va de Thucydide à Hobbes) ne manque pas une occasion de la dépeindre comme un lieu aristocratique. Mais grâce au tirage au sort, il n’y avait pas à Athènes, à la différence de la Rome républicaine, de cursus honorum, c’est-à-dire de carrière relativement prévisible pour accéder au centre de la vie politique (Taylor, 2007, p. 325). Il faut de nouveau rendre raison à Castoriadis (2008, p. 90) : Périclès fut un dirigeant contrôlé par son peuple. Prestige, tirage au sort et démocratie produisent, dès lors, des situations d’équilibre qu’il convient de cerner avec plus de précision. La vision de la démocratie grecque comme espace d’affrontement agonistique dans la lutte pour « briller » fut soulignée par Jacob Burckhardt et mentionnée par Hannah Arendt. Comme le fait bien remarquer Castoriadis, nous ne pouvons pas penser que le prestige à la recherche duquel se lançaient les héros homériques ne fut pas modulé par la démocratie. Celle-ci tirait orgueil de ce que chacun pouvait briller politiquement par la formation que procurait la participation aux affaires publiques (Castoriadis, 2010, p. 237).

19De la même façon, la question de la connaissance – cause évidente d’inégalité – peut également s’appliquer à la différence entre tirage au sort et élection. Le recours à cette dernière pratique était réservé aux magistratures qui exigeaient des compétences spécifiques. Le tirage au sort, aux magistratures pour lesquelles on considérait qu’aucune formation spéciale n’était exigée ou qu’elle pourrait être acquise par l’exercice même de la fonction. Le Protagoras de Platon, comme l’explique bien Castoriadis (2008, p. 93 ; 2011, p. 231), présente, dans la bouche du philosophe d’Abdère, une épistémologie éclairante : pour construire nous avons besoin d’architectes, mais décider de ce qu’il faut construire est une affaire politique. Et dans ce domaine, il n’y a pas d’experts.

20En ce sens, si l’une des plus importantes leçons politico-morales de l’Œdipe-Roi est la possibilité pour quiconque d’accéder à la vérité, la réflexion sur la manière de répartir (par élection ou tirage au sort) l’accès aux différentes institutions athéniennes explique pourquoi elle est menée à propos des jurés : ceux-ci, pierre angulaire de la participation des groupes sociaux les plus humbles, pouvaient s’appuyer sur le seul sens commun des citoyens. Même Hegel, comme l’explique Yves Sintomer (2011, p. 121-124), considérait que la constatation des faits lors des procès demeurait à la portée de n’importe quel citoyen.

21En ce qui concerne le courage, les apports de Foucault sont également essentiels. La notion de courage chez Foucault renvoie à la responsabilité et le risque consubstantiels à la démocratie. Il est évidemment difficile de savoir quels sont les effets du tirage au sort dans cette dimension de la participation démocratique. Certes, Foucault semble exagérer l’aspect aristocratique de cet axe. Il s’appuie sur des sources pro-aristocratiques et, pour surprenant que cela puisse paraître, Foucault (2016, p. 180) ne pressent pas quel potentiel démocratique est présent dans les textes d’Aristote ou de Thucydide.

22En tout cas, un regard critique comme celui de Foucault ne laisse pas d’être valable et réfrène l’idéalisation excessive des structures participatives. Foucault fait état d’assemblées structurées par des inégalités dans et du point de vue de la connaissance, dans lesquelles les individus sont à la recherche de prestige et où l’excellence morale se résume à la capacité d’être franc, sans céder à la flatterie ou à la démagogie. Cette description peut valoir aussi bien pour comprendre la démocratie radicale grecque que n’importe laquelle de nos assemblées démocratiques. Le problème réside en ce que Foucault reconstruit un monde sans tirage au sort, sans indemnités publiques, sans liturgies pour les citoyens fortunés, dans lequel Périclès joue pour ainsi dire le rôle d’un monarque démocratique. De cette façon, la démocratie athénienne apparaît beaucoup plus inégalitaire que ce qu’elle fut réellement.

Égalité arithmétique et géométrique chez Castoriadis et Rancière

23L’œuvre de Castoriadis présente un fort contraste avec celle de Foucault. Il vaut la peine d’insister sur le fait que tous deux donnent leurs leçons pratiquement au cours des mêmes années. Leurs divergences peuvent se résumer en trois points. En premier lieu, Castoriadis interprète certaines scènes présentées par Thucydide ou certaines analyses d’Aristote comme des éloges de la démocratie. Chez Thucydide, il s’agit par exemple de l’Oraison funèbre mais aussi, de façon très significative, du débat de Mytilène, dans lequel Castoriadis (2010, p. 190-193) voit une démocratie confrontée à un grave danger mais capable de se corriger et de se donner des limites à elle-même. En second lieu, bien que Castoriadis partage avec Foucault une certaine mythification du siècle de Périclès, sa vision de la démocratie du ive siècle est plus positive, suite notamment aux nombreuses analyses d’Aristote. Enfin, Castoriadis analyse clairement le rôle du tirage au sort dans la démocratie athénienne, ce qui ne signifie pas qu’il propose d’amples développements sur une extension potentielle du tirage au sort en politique. Lorsqu’il expose un programme politique, par exemple à Porto Alegre en 1991, il réserve au tirage au sort un rôle modeste, celui de l’organisation judiciaire (Castoriadis, 2013, p. 464).

24Cependant, il présente un énorme intérêt pour une réflexion philosophique sur le tirage au sort, aussi bien pour son interprétation historique de l’expérience athénienne que pour une éventuelle légitimation contemporaine de l’usage du tirage au sort. Il n’est pas facile dans le cadre de cet article d’analyser cela dans son ensemble. Castoriadis s’appuie – par rapport à Foucault ou à Rancière – sur un minutieux état de la question bibliographique et un programme ambitieux qui ne laisse de côté aucun sujet, qu’il s’agisse de l’esclavage ou du lien entre lutte des classes et Empire dans la conflagration entre Athènes et Sparte. Je présenterai le contenu de ses apports selon l’organisation en trois axes mentionnée plus haut : en quoi la perspective de Castoriadis permet de comprendre les défis des assemblées tirées au sort tout d’abord sur le plan de la connaissance, puis sur celui de la motivation et en fin sur celui de la promotion de la droiture morale.

25Tout d’abord donc, la connaissance. Je commencerai par le lien entre l’imaginaire grec et le tirage au sort, que Castoriadis explicite à partir de deux pistes de réflexion : la question des formes d’inégalité et la discussion sur la religion et la mythologie. Je m’appliquerai tout d’abord à présenter les éléments de convergence dans la pensée de Rancière et de Castoriadis sur le premier point.

26La question se pose clairement dans un texte consacré à la discussion de la théorie de la valeur chez Marx. Je me dispenserai de la question marxienne et je me centrerai sur les réflexions présentées dans ce texte sur Aristote. En prenant comme point d’appui la différence entre égalité arithmétique (entre individus considérés comme égaux) et égalité géométrique (entre individus considérés selon leur mérite), Castoriadis s’interroge sur la valeur première qui domine dans une société. Cette valeur première distingue entre ce qui peut être partagé et distribué et ce qui doit rester commun et exclusivement ouvert à une participation sans appropriation. Ce qui peut être distribué le sera selon des critères spécifiques puisque, nous rappelle Castoriadis (1978, p. 372), en commentant Aristote, les individus n’ont pas la même valeur dans une oligarchie ou dans une démocratie. Dans le premier régime, certains ont été exclus du pouvoir, resté dans les mains des « meilleurs ». Dans une démocratie, le pouvoir n’est pas susceptible d’appropriation puisque doivent y participer tous les citoyens. Cette division première constitue la valeur première dominante dans toute société et définit qui est ou non citoyen et qui peut ou non exercer une magistrature (Castoriadis, 2008, p. 75). Une fois établie la différence géométrique, qui exclut ou non certains citoyens du pouvoir, la justice qui prétend rendre égaux les individus peut commencer à fonctionner. Entre alors en jeu le social, qui dépend de la valeur première. Par exemple, le recours aux indemnités publiques pour la participation politique dans la démocratie athénienne dépend de la division préalable de la politique à laquelle tous – les citoyens pauvres compris, mais à l’exclusion des femmes, des enfants, des enfants, des esclaves et des métèques – doivent participer.

27Rancière (1995) propose une approche similaire. L’égalité géométrique détermine ce qui peut être distribué et ce qui ne le peut pas. Ainsi, toute société est définie par une comptabilité préalable : ce qui peut être ou non comparable, ce qui peut être ou non distribué, quels droits doivent être pris en considération et lesquels ne le doivent pas. Bien sûr, Rancière ne dit pas qu’il s’agit d’une distribution explicite et, bien qu’il ne fasse pas référence à Castoriadis, sa perspective est similaire : il s’agit d’une comptabilité constituante en vertu de laquelle les individus ne remettent pas en cause les titres qu’elle attribue à chacun : par exemple, toi, tu es citoyen et toi, tu ne l’es pas ; ces ressources doivent être distribuées et pas celles-ci. Seuls les actes de résistance font en sorte que cette comptabilité préalable apparaisse dans tout son arbitraire. La politique démocratique, par conséquent, contient l’inertie de la domination et oblige à réfléchir aux distributions géométriques premières. De cette façon, elle ouvre la voie aux autres manières d’établir ce qui doit être considéré comme une valeur. Comme tout ordre dépend d’un certain arbitraire dans son organisation première, la critique classique de la démocratie nous a légué deux attitudes. Platon, pour sa part, porte aux nues le gouvernement des meilleurs, en assignant à chacun sa fonction et en s’assurant qu’elle devienne un habitus. Aristote, au contraire, essaie d’articuler des régimes de telle sorte qu’ils évitent aussi bien le despotisme oligarchique que l’excès démocratique. De là l’intégration du tirage au sort dans les dispositifs institutionnels – il faut malgré tout rappeler que Platon accorde également une place au tirage au sort dans les commandements proposés par les Lois (Demont, 2014).

Le tirage au sort et l’imaginaire de la société

28Le second apport de Castoriadis concerne l’imaginaire grec sur la causalité. La religion grecque, comme toute religion, introduit de l’ordre dans le chaos, mais sans plan d’ensemble similaire à celui de la Providence chrétienne. Cette signification contient également une sorte de proto-valeur de laquelle est exclu le mythe de la solution planifiée ou prédéterminée à tout problème. Castoriadis (2004) propose divers exemples parmi lesquels se trouve au premier plan la répartition des royaumes entre Zeus, Hadès et Poséidon au moyen du tirage au sort (Iliade, xv, v. 197). D’autres éléments se détachent dans cet imaginaire qui ne se pose pas la question de l’éradication du hasard : le démiurge platonicien doit créer le monde en prenant en compte des matériaux préexistants, qui ne peuvent être complètement dominés par la volonté divine. Un cosmos privé de sens prédéfini contraint les hommes à produire ses propres significations, sans chercher la protection d’une garantie surhumaine ou suprahumaine. Les élans démocratiques sont indissociables de cette religion dans laquelle les dieux ne sont pas toujours plus fiables que les humains qui doivent, par conséquent, chercher un ordre fondé sur leurs propres forces (Castoriadis, 2004).

29Cet aspect de l’imaginaire grec me paraît fondamental, tout autant que la réflexion sur les relations que l’égalité géométrique produit dans notre vision du monde. Castoriadis souligne l’importance de la religion et de la mythologie grecques dans l’expérience de la démocratie qui accorde une place au hasard. De cette façon apparaît toute la distance qui la sépare de l’idée moderne d’une résolution purement technique de tout problème (Castoriadis, 1975). Castoriadis nous montre combien nous sommes éloignés de l’expérience grecque, mais il nous aide également à comprendre quels sont les ponts que nous pourrions traverser pour transformer le tirage au sort en quelque chose d’acceptable. Olivier Dowlen (2008, p. 113) a expliqué, en analysant le débat sur le tirage au sort dans la Florence du Quattrocento, comment le vote fut défendu par Girolamo Savonarola pour des raisons religieuses. Il est nécessaire que nos élections politiques soit le résultat de notre jugement moral, grâce auquel Dieu peut intervenir dans nos décisions. Cette rencontre entre religion, tirage au sort et vote devrait s’intégrer dans une étude plus globale comme celle que nous propose Yves Sintomer (2011, p. 254–263), sur la place du hasard dans notre vision du monde. Ces significations fondamentales peuvent ou non favoriser la légitimité du tirage au sort. Selon Yves Sintomer, nous assistons aujourd’hui à une crise de l’imaginaire positiviste en politique : il n’existe aucune science du fait social qui nous permette de prévoir et de savoir quand il se produit et, en s’appuyant sur lui, d’agir comme des ingénieurs. Enfin, tout cela nous aidera à comprendre mieux comment les « rituels de la raison » façonnent notre vision de la politique. De la même manière, Elster (1999, p. 40) soutient l’affirmation que nous avons coutume de préférer des rituels rationnels, fondée sur la possibilité de planification, plutôt que d’admettre l’existence de l’incertitude et de l’indétermination. Si nous les admettions, nous nous éloignerions de la croyance que nous avons la capacité d’organiser nos préférences de façon adéquate et de les désigner au moyen du vote. Le pari pour le tirage au sort, outre qu’il met en relief les composantes mythologiques de la défense du vote, peut démontrer comment, quand on ouvre la boîte noire de l’élection politique, la décision raisonnée est bien loin d’être l’unique composante. On peut proposer par ailleurs d’autres imaginaires de légitimation de l’action politique : la distribution de charges politiques comme pédagogie de la participation ou la disparition des factions de l’espace public. La crise de l’imaginaire technocratique de la politique et la sacralisation rituelle du vote présentent de nouvelles opportunités pour le tirage au sort. La compagnie de Castoriadis sur ce chemin me paraît fondamentale. J’insiste : elle nous aide à comprendre tout ce qui nous sépare du monde classique mais aussi ce qui peut suggérer de nouvelles utilisations de ce dispositif.

Motivation et question morale chez Castoriadis

30Les lectures de la démocratie athénienne, pour ce qui concerne les conditions sociales de son développement, sont passées par différentes phases. Durant le xviiie siècle, on la considérait encore comme une démocratie à laquelle participaient les travailleurs et les agriculteurs, ce qui permettait d’en faire la louange ou, au contraire, de la dénigrer. James Harrington ou Adam Ferguson déploraient que des personnes serviles puissent s’impliquer en politique. Au xixe siècle – l’interprétation de Hegel en fournit un bon exemple – on commença à considérer que la démocratie reposait sur les esclaves et c’est cette interprétation dont hérita le marxisme orthodoxe – même si l’on trouvera, chez Marx et Engels, des analyses suggestives de la démocratie. Nous savons que l’on était beaucoup plus proche de la vérité au xviiie siècle : Athènes, quel que fût le poids de l’esclavage, intégra les citoyens qui travaillaient aussi (Meikins Wood, 198). Les visions comme celles de Hannah Arendt, qui séparent la politique grecque des questions sociales, sont dans l’erreur. Elles jouaient un rôle de premier plan au moment où nos auteurs écrivaient et elles eurent une influence significative dans les perspectives de Castoriadis et de Rancière. Que ceux-ci s’en soient éloignés a d’autant plus de valeur. Dans un livre publié en 1983, année pendant laquelle Foucault et Castoriadis dispensaient leurs séminaires, Rancière (1983) fait une étude sur la façon dont la critique platonicienne de la démocratie interrogeait la possibilité de concilier les occupations avec l’activité politique. L’homme démocratique, capable de multiples fonctions, est un leurre : seules les élites qui ne travaillent pas et qui, dans le modèle platonicien, n’ont pas de propriété, doivent s’occuper de politique. La démocratie est ainsi un régime impossible : elle suppose que le gouvernement est compatible avec d’autres activités. La critique platonicienne, qui défend un corps de philosophes entraînés au sein du gouvernement, est bien éloignée de la défense contemporaine d’une spécialisation politique. Cette dernière s’appuie sur la nécessité de la division sociale du travail. Toutes deux, pourtant, sont d’accord pour expulser les profanes de la politique en taxant d’utopiques les démocraties qui incluent le tirage au sort et la rotation des charges.

31Ce fut le mérite de Castoriadis (2008, p. 50, 84, 82) de souligner comment Athènes, une fois déclarée l’égalité politique, prit des mesures économiques pour la mettre en œuvre. En effet, grâce aux indemnités publiques, la participation à l’Assemblée, aux tribunaux et aux spectacles publics devint possible. De cette façon, les conditions matérielles de la participation politique étaient mises en avant. D’une part, le tirage au sort et les indemnités éliminaient la nécessité de planifier une carrière politique pour participer aux activités publiques, en diminuant drastiquement les coûts, économiques et d’insertion nécessaire dans des cliques de pouvoir. D’autre part, ces mesures servirent sans aucun doute de stimulation pour les personnes les plus humbles, par exemple pour les 6 000 citoyens qui se portaient candidats pour participer aux jurys du tribunal. Il n’est pas étonnant que l’une des premières mesures du coup d’état oligarchique des 400, en 411, ait été de supprimer les indemnités publiques.

32Nous sommes à nouveau devant un trait étrange du système athénien. Une clef fondamentale de la démocratie par tirage au sort et rotation de charges fut le lien entre participation politique et distribution de la richesse. Peut-être ce lien peut-il être détecté également dans la République de Florence. Notre état social n’utilise pas l’insertion politique comme condition pour procurer des subsides et aujourd’hui personne ne le revendique : l’intégration sociale dans nos sociétés est le résultat d’autres dispositifs, comme celui de la formation pour l’emploi, et elle a très rarement recours à la participation à des dispositifs politiques. Il convient de se demander si nous ne sommes pas en train de passer à côté d’une idée très importante, qui serait de lier l’insertion sociale à la participation politique responsable. Est-il possible d’imaginer des formes de socialisation de la richesse liées à la participation démocratique ? Castoriadis (2010, p. 100–102) pose ce problème et, pour peu que l’on réfléchisse à la relation étroite entre le salaire et la démocratie athénienne et à l’égale aversion que leur portaient les oligarques, on tient un instrument de réflexion pour motiver politiquement les citoyens les plus dépossédés.

33Castoriadis (2008, p. 160–161) considère que la célèbre Oraison Funèbre que Thucydide attribue à Périclès contient la réponse à une question fondamentale : pourquoi participer en politique ? Ainsi, il considère que l’épitaphe corrige l’idée, également rendue populaire par Hannah Arendt, que la politique propose un scénario dans lequel on peut lutter pour la notoriété, scénario qui caractérisa l’esprit des héros homériques. D’un autre côté, Castoriadis discute la thèse de Nicole Loraux, qui voyait dans l’Épitaphe de Périclès une démocratie présentée à travers le prisme de valeurs aristocratiques. Contre Hannah Arendt, Castoriadis défend l’idée que la compétition politique va de pair avec une manière d’être et il considère que Nicole Loraux pose de mauvaises questions. Certes, l’Épitaphe n’est pas un traité constitutionnel dans lequel figure le tirage au sort, pas plus que les indemnités incitatives à la participation ou la rotation des charges, mais il s’agit au contraire de l’exposé d’une culture partagée par laquelle prennent sens de telles activités (Castoriadis, 2011 p. 235).

34Quels éléments intéressants peut-on tirer d’une telle lecture de l’Oraison Funèbre pour construire une philosophie du tirage au sort ? Le premier correspond à la possibilité de concilier les préoccupations privées et les préoccupations publiques, que Périclès oppose à la dévotion militaire de Sparte pour sa cité. Le second élément est l’idée que la pauvreté n’empêche pas de servir sa cité. Un autre encore, que la démocratie suppose des modulations de la sensibilité collective. Les athéniens, sans être philosophes ou artistes, aiment la sagesse ou la beauté, c’est-à-dire qu’ils développent des compétences et des goûts divers (Castoriadis, 2011, p. 164-166). La cité démocratique ne définit pas une fois pour toutes les qualités des individus. La culture de la déprofessionnalisation politique, caractéristique du tirage au sort et de la rotation, augmente la capacité de se mouvoir d’un statut social à un autre et de découvrir des possibilités jusque-là inconnues. Ce thème est essentiel dans la pensée de Rancière sur la démocratie.

Rancière et le tirage au sort comme essence de la démocratie

35La relation de Rancière au tirage au sort me paraît paradoxale. J’ai déjà évoqué la valeur certaine de la majeure partie de son analyse. Rancière revendique par ailleurs le tirage au sort en s’appuyant sur l’identification, traditionnelle chez Aristote et renforcée par la lecture de l’œuvre de Bernard Manin Principes du gouvernement représentatif, entre tirage au sort et démocratie. Cependant, sa perspective provoque une certaine perplexité.

36La démocratie, nous dit Rancière, dissout les fonctions prescrites à chacun. Dans ce sens, toute scène démocratique pose la question de la répartition première des positions et de l’établissement des mérites. Par conséquent, le conflit démocratique rend visible des aspects ignorés par le modèle que décrit l’égalité géométrique. Celle-ci définissait précisément ce qu’il fallait prendre en compte. La démocratie modifie les comptes établis et présente des qualités dont les « meilleurs » ne se souciaient pas et des procédés d’oppression qu’ils ne savaient pas mesurer.

37Une telle vision s’accorde bien avec sa lecture d’un passage des Lois de Platon, récurrente dans son argumentation. Selon Platon, il existe de multiples manières de justifier le gouvernement, et l’une d’entre elles est le hasard. Il rompt avec les fondements du pouvoir, qu’ils soient patriarcaux ou épistémologiques, et il nous permet de voir son caractère arbitraire. Toute démocratie qui promeut la professionnalisation politique ou le savoir expert fonctionne comme une oligarchie.

38Lorsque l’on décrit la démocratie attique, il ne suffit pas de se demander si Platon est le meilleur référent : le pire, c’est que les conclusions sur la démocratie sont quelque peu déséquilibrées. Le tirage au sort n’a jamais été lié à un procédé aussi anarchique. Pas seulement, évidemment, parce que le tirage au sort dépendait du cens et d’un seuil d’âge. Pour ceux que l’on reconnaissait comme citoyens, toutes les charges, comme on sait, n’étaient pas attribuées par tirage au sort ; seules l’étaient celles qui ne requéraient pas de compétences spécifiques. Conclure que la démocratie dépend de « l’absence de titre à commander » (Rancière, 2005) conduit à un portrait de la démocratie historiquement peu équilibré.

39D’autres formules de Rancière (2005), liées au tirage au sort et à sa lecture de Platon, ne peuvent être prises en compte sans mise au point. Ainsi, par exemple, quand il signale que le tirage au sort attribue le gouvernement à ceux qui ne le souhaitent pas. Cette idée a un sens si elle fait référence au fait qu’avec le tirage au sort, on ne peut fixer par avance le déroulement de la carrière jusqu’à l’accession au pouvoir. Historiquement, elle n’a cependant pas de sens, dans la mesure où toute candidature au tirage au sort à Athènes était volontaire (Hansen, 1993, p. 271). Il est certain que la volonté de participer au tirage au sort diminue les coûts de l’ascension politique. En tout cas, il est délicat de confronter les reconstructions de notre philosophe à un examen critique des sources. Rancière appuie son argumentation sur une juxtaposition de scènes historiques, la révolte des esclaves scythes, la division du corps civique en tribus par Clisthène, le retrait des plébéiens sur le Mont Aventin, dont le sens n’est pas éclairé par de grandes reconstructions du contexte. Sur ce point, il s’oppose à Castoriadis qui n’avance aucun argument sans proposer un minutieux état de la question. Rancière pense que chaque scène de résistance au pouvoir établi – parmi lesquelles il met sur le même plan aussi bien Clisthène que les plébéiens du Mont Aventin dialoguant avec l’ambassadeur romain – contient une temporalité de résistance similaire. Cette thèse s’appuie sur une puissante réflexion sur les anachronies. Une situation historique comprend différentes lignes temporelles et certaines d’entre elles voyagent à travers le temps en s’insérant de manière complexe dans des contextes éloignés (Rancière 1996, p. 67-68). De cette façon, Rancière fournit un cadre intéressant pour réfléchir aux affinités électives dans les usages historiques du tirage au sort (Sintomer, 2011, p. 274-275).

40L’analyse des processus de motivation politique inspirée de Rancière s’avère également fertile. La démocratie n’est pas fondamentalement une somme d’institutions, mais l’altération des espaces dans lesquels apparaissent des acteurs inattendus, qui soudain deviennent auteurs d’actions qui jusque-là leur étaient inaccessibles et qui occupent des espaces habituellement réservés à l’élite. La motivation, par conséquent, naît de l’exercice de l’activité, qu’elle soit politique ou qu’elle soit artistique (Rancière 2012). Cette vision anthropologique va comme un gant aux meilleures utilisations du tirage au sort, qui imposent des responsabilités fondées sur une espérance : c’est par l’exercice de ces responsabilités que tu deviendras un expert. Il n’est donc pas étonnant que la morale que peut nous offrir Rancière soit celle d’une révolte, parfois très modeste, contre l’attribution d’une identité et de fonctions sociales établies. Sans aucun doute, le tirage au sort rend institutionnellement possible cette révolte.

Conclusion

41Où en suis-je arrivé au terme de ces pages ? À travers les trois axes d’analyse d’une assemblée démocratique (la connaissance, la motivation, le contrôle moral des sujets), nous avons parcouru l’œuvre de nos deux penseurs. Castoriadis nous aide à comprendre les racines imaginaires qui rendirent possible le tirage au sort et qui rendent difficile son actualité : l’imaginaire sur lequel repose notre connaissance politique apparaît aujourd’hui démesurément optimiste. En ce sens, nous sommes séduits par ce que Jon Elster appelle les « sirènes de la raison », c’est-à-dire par la croyance que sont prévus des procédés d’élections pour résoudre tout dilemme politique (Elster, 1999, p. 103). Rancière, pour sa part, démonte vigoureusement les modèles épistémocentriques de la politique, en présupposant toujours la radicalité démocratique du tirage au sort. Malheureusement, ses développements à ce propos ne sont pas très soignés et ils sont d’un moindre secours que ceux de Castoriadis pour réfléchir aux problèmes que nous rencontrons pour réintégrer le tirage au sort dans nos pratiques. De la même façon, il faut pointer deux traits caractéristiques de la motivation dans la participation démocratique : les conditions économiques, prises en compte par Athènes, font l’objet d’une analyse approfondie chez Castoriadis. Rancière, quant à lui, insiste beaucoup sur la capacité d’apprentissage par l’exercice du gouvernement. Pour terminer, à la question « pourquoi participer ? », on peut répondre grâce aux enseignements que l’on peut tirer de la lecture de Thucydide par Castoriadis. Le tirage au sort et la participation radicale n’ont pas empêché les dangers moraux propres aux cliques politiques, mais ont aussi produit un modèle spécifique de citoyens entraînés à la prouesse civique. Ce modèle pourrait certainement servir d’aiguillon critique pour le temps présent.

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Mots-clés éditeurs : Castoriadis, démocratie antique, Rancière, tirage au sort

Date de mise en ligne : 05/06/2019

https://doi.org/10.3917/parti.hs01.0417

Notes

  • [1]
    Ce texte a été écrit dans le cadre du projet I + D, financé par le ministère de l’Économie et de la Compétitivité espagnol, « La réception de la philosophie gréco-romaine dans la philosophie et les sciences humaines en France et en Espagne de 1980 à nos jours. Étude comparée de sociologie de la philosophie : une proposition (FFI2014-53792-R) ». Une version différente de ce travail a été publiée dans la revue Imago Crítica, 6, p. 79-94.

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