Notes
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[1]
Ce qu’on trouve encore chez Rabelais : « Comme disent les Talmudistes en sort n’estre aucun mal contenu : seulement par sort estre, en anxiété et doubte des humains, manifestée la volunté divine » (Rabelais, Tiers Livre, 44, avec la note de Jean Céard dans le Rabelais de la Pochothèque : « En attribuant la phrase aux ‘Talmudistes’, Epistémon rappelle qu’elle est aussi citée par les Décrétistes (voir chap. XXXIX, n. 7) », c’est-à-dire dans le Décret de Gratien, cause XXVI, quest. 2, canon « Sors »).
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[2]
Manin (2012, p. 120-121) se réfère à la Somme théologique en commentant, d’une façon probablement trop laïque, une « décrétale » du pape Honorius III en 1223 : « L’Église ne formulait donc pas d’objections contre l’emploi du sort dans une perspective uniquement séculière, c’est-à-dire s’il n’était pas envisagé comme une manifestation de l’au-delà ». Voir Porro (2012), notamment p. 429 : « C’est le gouvernement divin du monde qui fonde en dernière analyse la possibilité du recours à chaque type de tirage au sort, pour diviser, pour interroger, pour prévoir l’avenir ».
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[3]
La version modernisée a délibérément laissé cette érudition de côté, car elle n’est plus accessible au lecteur d’aujourd’hui.
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[4]
Le second chapitre est intitulé : « Of the Lawfulnesse of Such Lots : with Cautions to be observed in the use of them », « Sur la légalité de tels tirages au sort, avec les précautions qu’il faut respecter pour les employer »).
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[5]
On trouve ces références, parfaitement exactes, seulement dans l’édition originale, p. 68-69.
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[6]
C’est là une adaptation de la distinction des théoriciens grecs hostiles à la démocratie extrême entre l’égalité « arithmétique » (qui donne à chacun la même part) et l’égalité « géométrique » (qui donne à chacun en proportion de ses compétences, de sa richesse ou de sa naissance).
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[7]
Boyle, 2013, p. 73-76. Boyle le regrette dans sa préface (p. 18) : « Un des grands trésors de ce livre est de comprendre à quel point le caractère démocratique de l’usage du tirage au sort a été reconnu à cette époque. Il y a eu de nombreux efforts modernes pour proposer de limiter le malaise de la démocratie en introduisant des éléments de sélection par le hasard (Boyle donne alors une bibliographie très développée) (…). Gataker lui-même n’a pas grand chose à dire sur ce point ». De fait, Gataker n’a strictement rien à dire à ce sujet, car la notion d’un malaise de la démocratie lui est totalement étrangère : la démocratie est pour lui proche de l’anarchie.
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[8]
Pour la suite de cet article, je reprends quelques éléments de Demont 2001 et 2014.
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[9]
On sait cependant qu’à Athènes, le tirage au sort des magistrats par les thesmothètes avait lieu « dans le sanctuaire de Thésée » (Eschine 3, 13).
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[10]
En matière religieuse, même Hansen (1993, p. 76) doit reconnaître que, selon les Lois (759 bc), « les prêtres étaient tirés au sort afin de laisser le choix aux dieux », ce qui n’exclut pas une sévère docimasie ensuite, que Hansen utilise (avec raison) pour minimiser l’aspect religieux du tirage au sort. Il s’appuie sur Morrow (1960, p. 163) pour opposer le recrutement des magistrats à celui des prêtres : « Ce sont les seules charges qu’il attribue par l’usage exclusif du tirage au sort ; dans les autres cas, où le tirage au sort s’ajoute à l’élection, ce n’est pas pour une raison religieuse, mais ‘pour la préservation de l’amitié’ qu’il défend l’utilisation d’un mélange de procédures ‘démocratiques et non démocratiques’ ». C’est exact, mais cela ne tient pas compte de la possibilité explicitement mentionnée par Platon, fût-ce avec des réserves, d’infléchir le résultat de ces procédures par des prières.
1L’utilisation massive du tirage au sort dans la démocratie athénienne de l’époque classique suscite toujours l’intérêt des politologues contemporains, qui y voient l’un des exemples les plus suggestifs des expérimentations démocratiques susceptibles de renouveler et d’enrichir la pratique de nos régimes représentatifs occidentaux (Sintomer, 2011). Mais avant de retenir l’attention des spécialistes de la science politique, l’usage humain du sort a fait l’objet de débats fort différents, de nature plutôt théologique, que je voudrais rappeler ici, dans l’antiquité grecque d’abord, avec une laïcisation progressive, puis dans le monde occidental moderne, avec aussi, mais d’une façon différente, une laïcisation, selon un double processus qui a conduit, selon moi, les Modernes à souvent minimiser la part que la religion joua encore dans l’emploi politique du tirage au sort en Grèce ancienne à l’époque classique (Demont, 2010). L’opinion générale est en effet qu’il faut séparer « les origines du tirage au sort et ses liens avec la religion », d’un côté, et, de l’autre, « le tirage au sort comme institution politique » (en particulier dans la démocratie athénienne), une subdivision qui est celle de la plus grande encyclopédie jamais consacrée à l’Antiquité au mot Losung (« Tirage au sort », Ehrenberg, 1927).
2Dans le polythéisme grec antique, le « sort » d’un homme s’identifie à la « part » (en grec moira) qui lui a été filée, attribuée par les Moires (en latin, les Parques). Cette attribution repose (selon Platon : d’autres généalogies existent) sur la « Nécessité », qui est la mère des trois Moires, et, parmi les Moires, l’une d’entre elle s’appelle en grec Lachésis, « L’attributrice (par le sort) », tandis qu’une autre « La Fileuse » (Clôthô) prend en charge la logique d’un destin, et la troisième, « L’implacable » (Atropos) son caractère inéluctable. Le polythéisme n’a pas, et ne peut pas avoir de théologie dogmatique : selon les textes et les époques, les relations entre les Moires et les autres dieux (et notamment le premier d’entre eux, Zeus, parfois donné comme le père des Moires) sont décrites de façon variée. Zeus lui-même, en tout cas, n’est pas tout-puissant, puisque chaque dieu a son apanage et ses pouvoirs propres (dont la répartition, dans le cas de Zeus et de ses frères, a eu lieu, selon Homère, par un tirage au sort). L’homme ainsi pouvait se croire soumis à une part de destin, un lot, qui lui était échu, sauf à prier tel ou tel dieu, ou les dieux en général, pour tenter d’influencer le sort, comme cela se passe parfois dans Homère et dans la tragédie (Demont, 2009). C’est en particulier le cas dans l’épopée lorsqu’il faut choisir un héros pour qu’il se batte en duel (contre un adversaire qui, lui, peut avoir été désigné). À deux reprises, l’Iliade propose une scène de tirage au sort de ce genre, avec imploration des dieux. Le sort et les dieux désignent habituellement le plus valeureux. Dans les Sept contre Thèbes d’Eschyle, qui ont été représentés à Athènes dans la première moitié du ve siècle avant notre ère (en 462 : à cette date, les principaux magistrats, les « archontes », y étaient tirés au sort chaque année parmi les citoyens très aisés), et où sont décrits les sept duels qui opposeront les meilleurs Thébains à leurs adversaires, le contraste entre leur désignation par le roi Étéocle, du côté des Thébains, et le tirage au sort entre des héros égaux, du côté des sept qui attaquent Thèbes avec le frère d’Étéocle, Polynice, est un des ressorts principaux de la tension tragique : le spectateur comprend peu à peu, au fil des tirages au sort, que les deux frères vont inéluctablement s’affronter, que telle est la volonté du dur répartiteur qu’est le dieu de la guerre, Arès, dans ce loto tragique. Et Étéocle lui-même le comprend, sans pouvoir ni vouloir s’y opposer. Alors, conformément aux règles athéniennes de succession entre frères, qui prévoient un tirage au sort entre des parts égales, les deux frères obtiendront du sort un « lot » égal, la mort. Le jeu entre deux modes de sélection, la désignation par le chef ou le tirage au sort entre égaux, est ici représenté avec ses conséquences tragiques, dans la démocratique Athènes, sans aucune référence à la démocratie, et inséré dans une conception du monde où les dieux jouent sans cesse leur rôle. Leur intervention ne signifie pas que l’homme ne soit pas responsable de ses actes et ne se sente pas coupable de ses crimes : la notion de « double causalité » ou de « double motivation » a été élaborée par la critique pour tenter de faire comprendre ce point à notre monde laïcisé. Peu à peu, cependant, ce double niveau a été, dès l’Athènes classique, moins compris, et moins accepté. Dans l’œuvre de Sophocle, le passage de l’Œdipe-Roi (où le rôle des dieux et la responsabilité humaine semblent tragiquement compatibles) à l’Œdipe à Colone (où l’intervention divine semble excuser l’homme et transformer sa faute en crime involontaire) atteste une telle évolution (Saïd, 1978). De façon assez paradoxale, en même temps que se développe beaucoup le culte d’une déesse Τύχη (« Fortune ») assez abstraite, le sort semble perdre parfois toute valeur religieuse : comme le notait déjà Headlam (avec des conclusions excessives, comme nous tâcherons de le montrer, 1891, p. 10), quand Socrate condamne vigoureusement l’usage démocratique du tirage au sort, jamais, selon Xénophon et Platon, il n’est fait référence, ni par lui, ni par ses accusateurs, à son éventuelle origine divine. Platon (Demont, 2013 ; 2014), et dans ce volume Macé) s’inscrit en faux contre les conceptions fatalistes dans le mythe final de sa République. Une répartition (relativement) aléatoire des parts entre les hommes n’implique nullement, selon lui, que l’homme ne soit responsable d’aucune de ses actions, bien au contraire. À l’homme reviennent les choix moraux essentiels. Et choisir implique de ne pas se livrer au hasard du tirage au sort. L’homme ne doit pas laisser le sort dominer, ni en lui, ni dans sa cité. Sinon,– la démocratie étant caractérisée par la généralisation du tirage au sort des magistratures – c’est la démocratie, c’est-à-dire, selon lui, l’anarchie (la « vacance du pouvoir »), aussi bien dans l’âme que dans l’État : dans l’âme de chaque individu, un désir, de façon totalement aléatoire (et sans aucune intervention d’un dieu), succède sans cesse à l’autre (au lieu d’être réprimé par la raison avec l’aide du « cœur »), et, dans la cité, le pouvoir n’est plus exercé par quiconque à force d’être partagé de façon aléatoire (au lieu d’être la tâche exigée du philosophe-roi, avec l’aide de la classe des gardiens). Inversement, si la nécessité de la raison domine, nul besoin du sort (sauf pour faire accepter certaines décisions, et on pourra même, dans cette circonstance, en truquer les mécanismes le cas échéant). Le sort semble ainsi se laïciser peu à peu, et son usage décrire peu à peu de façon presque exclusive une pratique politique de type démocratique, ce que résume bien une formule d’Aristote pour laquelle on trouverait de nombreux parallèles : « On admet qu’est démocratique le fait que les magistratures soient attribuées par tirage au sort, oligarchique le fait qu’elles soient pourvues par l’élection » (Aristote, Politique, 4.9, 1294b8).
3Dans la civilisation chrétienne monothéiste, avec sa solide hiérarchie céleste, la réflexion sur le tirage au sort est d’une certaine façon plus simple, car, selon une formule ancienne qu’Albert Einstein sut reprendre, « Dieu ne peut pas jouer aux dés » (« God cannot play dice », (Gataker, 1627, p. 58). Comme l’écrit Thomas d’Aquin dans son court traité sur Les Sorts (d’Aquin, De sortibus, vers 1270, peut-être à l’occasion d’un débat sur l’utilisation du tirage au sort pour trancher la question de l’élection contestée d’un évêque), il est dans l’ordre de la nécessité naturelle et absolue que Dieu existe, que deux et trois font cinq, que le soleil se lève à l’est. Dieu maîtrise l’ensemble des causes et des conséquences. Le sort n’a de sens que pour l’homme, ne joue un rôle que dans les affaires humaines, et seulement du point de vue de l’homme, quand l’homme seul ne peut savoir ni agir de façon efficace. Son intervention, secondaire, s’insère dans une hiérarchie complexe des causes qui ne doit surtout pas compromettre ni le libre arbitre de la volonté humaine ni le rôle moteur de Dieu (Porro, 2012). Alors, mais à la condition expresse qu’il évite tout recours aux œuvres du diable (Céard, 1996, p. 111-114) y insiste avec raison), l’homme peut recourir au tirage au sort pour trois motifs : sors divisoria, sors consultoria, sors divinatoria, pour diviser des biens ou des honneurs (quand il n’y a pas d’accord), voire des châtiments (communium rerum diuisio, la « répartition des choses communes » : c’est le mode de tirage au sort le plus autorisé), pour savoir quoi faire, pour connaître l’avenir. Bien sûr, le tirage au sort démocratique n’est même pas mentionné par Thomas d’Aquin en tant que tel. Ce ne serait qu’une subdivision de la communium rerum diuisio. Pour autoriser un usage modéré du tirage au sort, Thomas d’Aquin commente ce que Saint Augustin avait dit à propos du Psaume 30 : « ‘Entre tes mains je remets mon sort’ : le sort n’est pas quelque chose de mauvais, mais ce qui indique la volonté divine dans le doute des hommes » (in humana dubietate, c. 5) [1]. Il le fait d’une façon un peu plus tolérante que dans la cause XXVI des Décrétales de Gratien, qui, tout en notant que les exemples de l’Ancien Testament (et même du Nouveau Testament, Luc, I, 9, Actes I, 26) montrent que l’usage du sort ne peut pas être mauvais en soi, distingue cependant ce qui se passait avant l’Évangile et ce que doit être la doctrine chrétienne, qui privilégie le libre arbitre de la volonté humaine. L’emploi du sort ne peut donc être autorisé par la religion que quand il est nécessaire, quand il est accompagné de prières, pour diviser des biens, désigner un responsable ou un volontaire (notamment pour éviter les dissensions dans le peuple), avec cette réserve qu’il ne doit pas se substituer à la reconnaissance de l’action de l’Esprit Saint : ainsi, tirer au sort un évêque, quand l’élection manifeste la volonté divine par l’intermédiaire de l’Esprit Saint, est fautif (d’Aquin, q. 95, a. 8, Porro, 2012, n. 54), alors que le tirage au sort pour une charge laïque est, lui, tout à fait acceptable. Mais, en aucun cas, il ne faut accepter de considérer que le sort soit fortuit, que la raison humaine règle plus ou moins bien le sort des hommes sans intervention divine, que les choses humaines ne soient pas toutes gouvernées par une direction supérieure : ce serait limiter la providence divine, ruiner le culte de la religion et la crainte de Dieu [2].
4La doctrine thomiste est acceptée encore après la Réforme, comme le note Gataker (Boyle, 2013, p. 62) voir aussi (Céard, 1996, p. 114, n. 58), bien sûr notamment par la plupart des « écrivains papistes ». Les débats religieux sur les différents usages du sort connaissent cependant une évolution remarquable avec l’ouvrage du pasteur puritain modéré Thomas Gataker Of the Nature and Use of Lots : A Treatise Historicall and Theologicall (1619, seconde édition revue en 1627, pour répondre à diverses objections), dont une version en anglais modernisé a été publiée en 2008 par Conall Boyle avec une préface fort documentée, et est désormais disponible en version électronique (Boyle, 2013, notamment p. 8, 19, 61-64). Il mérite un rapide examen, car on y a vu depuis longtemps, à bon droit, une étape importante dans la laïcisation du regard porté sur le tirage au sort et il offre une analyse historique fort intéressante. La théorie qui y est exposée est antérieure au plein développement du calcul des probabilités, antérieure aussi à l’époque des Lumières, et elle repose plus sur un raisonnement philosophico-théologique marqué par les débats de la Réforme que sur une analyse scientifique du hasard. Opposé à une condamnation absolue des jeux de hasard, Gataker raisonne à partir de sa foi, et cite à tout instant la Bible (en hébreu souvent) et les Pères de l’Église, mais aussi à partir de son immense culture antique, et il cite tout autant (en grec et en latin, sans traduction) les auteurs classiques, d’Aristophane à Lactance, avec une remarquable érudition [3]. Cicéron, Plutarque et Thomas d’Aquin s’y renforcent souvent mutuellement. S’il s’est lancé dans un tel livre et s’il l’a écrit en anglais (à côté d’ouvrages d’exégèse et d’érudition, dont une édition commentée de Marc-Aurèle), c’est à la suite de plusieurs sermons sur ce thème, et des débats qu’ils ont suscités : la moralité et la piété des jeux reposant sur le sort (cartes, dés, etc. : ce que les Puritains appelaient « lusurious lots »), des pratiques des astrologues, des méthodes aléatoires pour le partage des biens, étaient toujours des sujets pratiques importants pour ses fidèles (Boyle, 2013, p. 9-11). Sa thèse, qu’il rappelle dans l’avertissement à la seconde édition, est qu’il est faux de croire que dans tout usage du tirage au sort sont présentes la main et la Providence divines. Certes l’Écriture et les Pères, tout comme Sénèque, enseignent que « Dieu est l’auteur de toute chose, qu’elle soit due au hasard ou non » (Boyle, 2013, p. 44), et il y a des cas où un tirage au sort est voulu par Dieu pour certains buts précis et « spéciaux », mais, dit Gataker, d’une part, il ne faut pas confondre le point de vue divin et le point de vue humain, et, d’autre part, « comme l’a dit d’une façon qui n’est pas incorrecte le maître Thomas d’Aquin, ‘il peut y avoir un usage du tirage au sort même sans aucune Providence pour le guider,’ si la décision en question concerne exclusivement les mouvements aléatoires des créatures, sans qu’aucune Providence spéciale du Créateur soit requise » (Boyle, 2013, p. 50). La seconde conclusion de son chapitre 2 est donc : « Un événement dû au hasard ne fait pas pour cette seule raison partie de la Providence divine ».
5C’est dans cette perspective d’une certaine laïcisation, très discutée à l’époque (Duxbury, 1999, p. 20-22), que Gataker croit utile de se livrer à la première enquête historique approfondie sur les usages du tirage au sort : en effet, plus il montre que ces usages sont variés, ordinaires et anciens, plus il sera difficile à ses adversaires de les rapporter tous à la Providence. Histoire et théologie sont liées, comme le titre de l’ouvrage Un traité historique et théologique, le montre. Il commence par exposer les différents classements proposés par les théoriciens : on voit ici émerger explicitement la catégorie des « tirages au sort civils ou politiques », pour mettre fin aux dissensions, aux procès, pour partager les biens, pour attribuer des charges : cette catégorie, dit-il, est acceptée par beaucoup comme utile et valide. C’est l’avis de Gataker lui-même, qui l’incorpore dans sa propre classification sous le nom de « Ordinary Lots Serious », « tirages au sort ordinaires et pour un usage sérieux » et y consacre ses chapitres 4 et 5 – les seuls qui nous retiendront [4]. S’il qualifie cet usage d’ « ordinaire », c’est en un sens fort, par opposition aux événements « spéciaux » susceptibles de relever de la Providence : « aucun pouvoir extraordinaire, aucune providence divine ne sont requis […] dans ces tirages au sort ordinaires, civils, distributifs » (Boyle, 2013, p. 66-67).
6Ils sont attestés dans la Bible, pour la distribution des tâches sacrées, dans le cas des Lévites, et aussi pour celle des tâches civiles. Un exemple est notable : un tirage au sort est organisé entre les tribus d’Israël pour déterminer qui fera la guerre et qui soutiendra cette guerre (Juges 20.9). Gataker note avec approbation l’explication donnée par un commentateur de la fin du xvie siècle : « le régime politique était à l’époque populaire et donc il a paru préférable de décider par tirage au sort ce qui, pendant une période d’anarchie, n’aurait pas pu être réglé facilement sans beaucoup de tumulte » (p. 72-73). L’assimilation platonicienne entre le régime populaire et l’anarchie, et le lien avec l’emploi du tirage au sort, apparaissent ici comme des lieux communs. L’intérêt du recours au sort est seulement d’éviter les conflits insolubles en l’absence de toute autorité.
7Peu après, Gataker passe au cas des Grecs, et commence, de façon exceptionnelle (qui montre bien l’influence considérable exercée par la pensée politique grecque antique), par la théorie politique, avant d’en venir aux cas concrets. Se référant à Hérodote, à la Politique d’Aristote et à Platon [5], il note que le tirage au sort est caractéristique de la démocratie et des régimes populaires, parce qu’ils impliquent « the most equality and indifferency that might be », « la plus grande égalité et la plus grande indifférenciation possibles » : cette indifférenciation et cette égalité ne sont pas toujours souhaitables, ajoute-t-il, car elles ne s’accordent pas toujours avec « l’équité » [6]. D’un point de vue théorique, rien ne lie absolument démocratie et tirage au sort, puisque son usage est accepté dans « les États les mieux ordonnés ». Gataker s’appuie ici sur Isocrate, et surtout sur le Platon des Lois, qui, estime-t-il, « voudrait faire désigner la plupart de ses magistrats par tirage au sort annuel ». Il analyse alors de façon assez détaillée la constitution de la cité des Magnètes que construit Platon dans le livre VI des Lois, et qui, de fait, est fort différente du régime politique de la République, notamment en ce qui concerne la place donnée au tirage au sort. Il faut noter ici qu’il exagère beaucoup, pour les besoins de sa démonstration, la place, en réalité fort restreinte, que Platon donne au tirage au sort par rapport à l’élection et aux critères censitaires (Demont, 2014). D’autre part, le motif valable qu’il donne à cette place du tirage au sort, un motif qui est effectivement allégué par Platon, n’est pas la recherche de l’égalité, mais « de prévenir et de prendre en compte la susceptibilité et les errements de la multitude » (Platon, Lois, VI, 757e2-758a2, passage dans lequel Platon oppose les deux types d’égalité, arithmétique et géométrique).
8Après la théorie, la pratique : en Grèce, cela concernait principalement Athènes, note Gataker, qui en décrit assez bien les principaux aspects, autant qu’on le pouvait avant la découverte (à la fin du xixe s.) de la Constitution d’Athènes, mais, cette fois, sans commentaire concernant la signification de ces procédures [7]. À Rome aussi, le tirage au sort existait, que Gataker décrit à nouveau avec force détails, et sans aucune référence à la question de la démocratie. Et encore dans l’Italie contemporaine, dernier grand exemple pris : Venise est le premier cas mentionné, ce « miroir de la politique, dont certains pensent qu’il est un exemple parfait du vieux modèle de Platon » (p. 80 : la référence antique est toujours là), puis vient, plus rapidement, Florence. Gataker passe ensuite aux autres usages civils ordinaires du tirage au sort, d’une façon qui ne concerne plus guère la réflexion politique. Il semble que l’objectif de Gataker soit principalement de montrer que même un État bien gouverné peut utiliser avec profit le tirage au sort, bien que celui-ci soit surtout caractéristique des États populaires, à condition que ce ne soit pas pour réaliser une indifférenciation nocive entre citoyens inégaux.
9Le chapitre suivant éclaircit ce point en donnant comme justification principale à l’emploi ordinaire du tirage au sort une citation de la Bible : « Le sort permet la fin des affrontements et assure la répartition entre les puissants » (Proverbes. 18.18). Cette citation est révélatrice des différents régimes d’égalité que le tirage au sort peut mettre en place, dans n’importe quelle configuration sociale, et de la conscience qu’on avait de ces différentes possibilités. Une autre condition est requise : que le tirage au sort concerne des sujets « indifférents ». Vient alors ce jugement très critique sur son utilisation en politique, un jugement évidemment marqué par la pensée grecque classique, notamment platonicienne et aristotélicienne (p. 110-111) :
« Le tirage au sort ne fait pas de distinction entre le bon et le mauvais, ne prend pas en compte l’aptitude et l’inaptitude, la valeur ou les défauts de ceux qui y participent. Sous ce rapport, nombreux sont les gens qui, de façon valable, condamnent de tels tirages au sort qui mélangent tout, et préfèrent à juste titre au tirage au sort le plus souvent la solution alternative de l’élection. »
11L’histoire grecque, vue par Gataker, complète ce jugement : le tirage au sort est, dit-il, le plus souvent corrigé par un examen minutieux des capacités de ceux qui sont tirés au sort (ce que les Grecs appelaient la « docimasie »), et, comme Platon le dit dans la première partie de son dialogue Protagoras et ailleurs, quand une compétence particulière est demandée, on s’adresse alors aux spécialistes. La conséquence logique de cette ligne de pensée (bien éloignée, cette fois, de la discussion du Protagoras, qui, par ailleurs, ne mentionne jamais le tirage au sort de façon explicite) est de réserver le tirage au sort à des sujets « indifférents » : « moins important est le sujet du tirage au sort, plus conforme à la loi est le tirage au sort » (p. 119). Tout cela prépare la suite du livre, qui ne nous concerne pas, où Gataker adopte une position très compréhensive vis-à-vis des jeux de hasard. Au total, son analyse est assez révélatrice des réticences à l’égard des régimes populaires et des motifs qui justifient parfois l’emploi du tirage au sort en matière politique : ils n’ont rien à voir, le plus souvent, avec une théorie de la démocratie. D’autre part, en ce qui concerne Athènes, Gataker néglige les témoignages historiques et littéraires qui montrent les liens entre tirage au sort et religion, y compris en matière politique, comme nous le verrons ultérieurement.
12C’est sur cet arrière-plan en voie de laïcisation que naît au xviiie siècle la théorie du gouvernement représentatif. Elle fournit d’abord de nouveaux arguments contre le tirage au sort de la démocratie athénienne, et y ajoute, en faveur du principe de l’élection, comme l’a bien montré Bernard Manin, la prise en compte nécessaire de la notion de « consentement », qui donne « légitimité » (Manin, 2012, p. 74-124). L’exaltation de la « liberté individuelle » (ou, de la part de ses adversaires, comme Rousseau ou Hegel, sa condamnation comme liberté du marchand et du bourgeois) enregistre la naissance de la modernité, en contraste absolu avec l’intégration, ce qu’on nomme « l’asservissement », du citoyen dans l’État antique (Benjamin Constant). Il faut attendre les libéraux radicaux anglais pour voir la première véritable tentative pour réhabiliter la démocratie directe d’Athènes. Elle continue certes d’être « unpalatable » (« insupportable ») à « la plus grande partie des lecteurs modernes », estime le banquier, homme politique et historien George Grote, mais il plaide vigoureusement en sa faveur dans son importante History of Greece (1846-1856, vol. 4, p. 179), sans toutefois accorder au tirage au sort un rôle essentiel. Pour lui, son introduction pour le choix des archontes (les magistrats principaux d’Athènes à l’époque archaïque) correspond nécessairement à l’effacement de leurs responsabilités : « Il leur resta seulement la police et l’administration courantes, tâches certes importantes pour l’État, mais qui pouvaient être assumées par n’importe quel citoyen reconnu comme honnête, efficace et capable » (1846-1856, vol. 4, p. 144). La motivation de cette réforme était, dit-il (en reprenant les théoriciens grecs), la volonté d’égalité entre riches et pauvres, ce que, selon lui, le tirage au sort ne réalise pas nécessairement mieux que l’élection. Il semble bien que Grote se situe toujours dans la perspective d’un usage ordinaire et quasiment « indifférent » (pour reprendre l’expression de Gataker) du tirage au sort. La religion et le rôle à réserver à Dieu disparaissent en tout cas entièrement des analyses d’un Benjamin Constant ou d’un George Grote sur les institutions de la démocratie athénienne, comme elles disparaissent des descriptions des grands historiens du xixe siècle.
13C’est Fustel de Coulanges qui les réintroduit avec vigueur en 1864 dans sa Cité antique, tout entière construite autour de la place du religieux dans les sociétés grecques et romaines, et, en ce qui concerne plus précisément la Grèce et le tirage au sort, en 1878, dans un article intitulé « Nouvelles recherches sur le tirage au sort appliqué à la nomination des archontes athéniens », qui fut réédité et annoté à nouveau par son disciple Camille Jullian en 1891, après la mort de Fustel de Coulanges, et après la découverte de la Constitution d’Athènes (dont la première édition est de la même année 1891) [8]. Gustave Glotz, dont La Cité grecque succéda, comme ouvrage de référence, à La Cité antique de Fustel, reconnaît son apport (Glotz, 1907) :
« Seul, Fustel de Coulanges osait, confiant en ses convictions sur la genèse religieuse des institutions antiques et en sa minutieuse étude des textes, relever une hypothèse abandonnée depuis l’époque lointaine de Meursius (De archontibus Atheniensium, Lugd. Bat. 1621 ; cf. Gronovius, Thesaurus Graecarum. Antiquitatum, t. IV, p. 1164sq.) et soutenir que le tirage au sort remontait aux origines mêmes de la constitution athénienne. »
15Fustel de Coulanges estimait que c’est « selon nos idées modernes » que « tirage au sort est synonyme d’égalité » (1878, 157 et 166) :
« Le tirage au sort n’était ni un procédé égalitaire, ni un procédé essentiellement oligarchique. Il a pris l’un ou l’autre caractère suivant les temps et suivant la façon dont il a été appliqué. Il a été aristocratique quand la société athénienne l’était ; il est devenu relativement démocratique lorsque la société l’est devenue. »
17Il doit plutôt être interprété d’abord comme un mode de désignation de nature religieuse, par lequel la divinité choisissait son élu, si bien que ce procédé de choix était indépendant de tout régime politique précis. À l’origine donc, « le sort n’était pas le hasard ; le sort était la révélation de la volonté divine ». Le choix d’un magistrat par tirage au sort manifestait alors « le caractère sacerdotal du magistrat » (Fustel de Coulanges, 1864, p. 213), et cela supposait que les magistrats étaient à l’origine des prêtres, tout comme les Bouleutes devaient être à l’origine les gardiens du feu (Fustel de Coulanges, 1864, p. 390). Il en déduisait que le tirage au sort des magistrats était une pratique qui remontait à l’époque archaïque.
18Le chapitre 8 de la Constitution d’Athènes, qui, contrairement à la Politique d’Aristote, attribue à Solon, et donc à une étape très ancienne du régime athénien (594/593 avant notre ère), l’introduction du tirage au sort des magistrats « entre des candidats désignés au préalable » parmi les citoyens les plus riches, parut à Camille Jullian, avec d’autres passages aussi, apporter un argument décisif à la thèse de son maître, lorsque fut édité en 1891 le papyrus qui révéla le texte presque complet de cette œuvre auparavant connue seulement par d’infimes extraits. Mais la question peut se poser de savoir si ce passage ne projette pas sur une époque ancienne, en l’adaptant plus ou moins maladroitement, une pratique beaucoup plus tardive – ce que je ne crois pas exact, mais aucune certitude n’est possible en la matière. En revanche, la théorie, chez Fustel de Coulanges, des archontes-prêtres, ou des bouleutes-gardiens du foyer civique, est très mal documentée, et a été, à juste titre, abandonnée. J. W. Headlam le note dès le début de son beau livre Election by lot at Athens, paru en 1891 et rédigé, lui aussi, avant la publication de la Constitution d’Athènes (le texte récemment découvert et édité n’a pu y être pris en considération que très partiellement). Dans sa préface, Headlam (1891, p. XI) déclare que Fustel « a reconnu une partie du sujet », qui est « certainement une part importante de la vérité », à savoir le caractère ancien, et non pas récent, de la pratique du tirage au sort, notamment en matière religieuse, et dont il reconnaît pour une part la validité, mais en ce qui concerne uniquement le choix des archontes. Puis il cite la page de La Cité antique que nous avons mentionnée à l’instant, mais en ajoutant plus loin (Headlman, 1891, p. 8) :
« Je crois que les seuls passages qui font expressément référence au sort comme sanction religieuse d’une nomination sont deux passages qui apparaissent dans les Lois de Platon ; il suffira de faire observer que la constitution idéale décrite par le philosophe est fondamentalement différente de celle d’Athènes et que dans le second de ces passages il montre expressément quelle différence il y a entre son idéal et ‘l’égalité’ démocratique : il rappelle avec gravité à ses lecteurs ce que devrait être le sort. Tout le monde accordera que le tirage au sort peut être considéré comme une institution religieuse, qu’il a été tel dans des temps anciens, mais il ne semble pourtant pas avoir été considéré comme tel après le début du ve siècle à Athènes. »
20Tout en tenant le plus grand compte des thèses de Fustel de Coulanges, notamment dans les appendices qu’il a ajoutés après la publication de la Constitution d’Athènes, Headlam (1891) ne cite pas ces deux passages, dont il donne seulement la référence, car son livre a pour thèse principale le lien intrinsèque entre la démocratie athénienne et le tirage au sort, dans la perspective d’une démocratie « aristocratique », laissant aux citoyens suffisamment de temps libre « non seulement pour la discussion des questions politiques, mais aussi pour l’administration des affaires publiques », une situation que l’esclavage antique permettait, et qui ne pourrait se produire à nouveau, à l’époque moderne, qu’après un développement considérable du machinisme et une réorganisation de la société (c’est la phrase conclusive de son ouvrage).
21Les deux passages platoniciens disparaissent même complètement de l’ouvrage actuel de référence sur le régime athénien, La Démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, de Mogens H. Hansen (1993, p. 76), où on lit : « Il n’y a pas une seule source fiable qui atteste franchement que le tirage au sort des magistrats ait eu à l’origine une valeur religieuse » (une phrase reprise dans Manin (2012, p. 43, avec une traduction légèrement différente ; mais il faut noter que Manin examine de près le second de ces passages, p. 54-55). Étant donné cette omission, et la rareté des sources en la matière [9], ils méritent, me semble-t-il, une lecture attentive.
22Voici le premier, qui n’est pas très facile à comprendre dans le détail :
« En appelant vraiment aimée des dieux et favorisée par la fortune (θεοφιλῆ… γε καὶ εὐτυχῆ τινα… ἀρχήν) une septième sorte de commandement, nous en venons à une sorte de lot du sort (εἰς κλῆρόν τινα) ; quand on l’obtient (λαχόντα), on commande, quand on fait un mauvais tirage (δυσκληροῦντα), on s’en va et on obéit : voilà, disons-nous, ce qu’il y a de plus juste. »
24Platon établit ici, d’un point de vue très général, une liste des titres unanimement reconnus comme ouvrant un droit à l’exercice du pouvoir, au commandement (archè, 689e4-690c9). Il y en a sept. La progression, décrite comme une « succession », est à la fois généalogique et logique. Les trois premiers titres reposent sur l’antériorité de la naissance : l’archè exercée par les parents sur leurs enfants, par les nobles sur les gens sans naissance, par les anciens sur les jeunes. Un changement de perspective apparaît avec le passage au quatrième et au cinquième mode de commandement, qui reposent sur la nécessité que représente la force : il s’agit en effet du pouvoir des maîtres sur les esclaves et du pouvoir des forts sur les faibles. Platon se situe ici implicitement dans la perspective d’une fameuse citation de Pindare sur le nomos-roi (la royauté de la loi), reprise de différentes façons par Hérodote, par la sophistique et par Calliclès dans le Gorgias. La catégorie suivante est opposée à la précédente par le biais d’une apostrophe ironique à Pindare lui-même, désormais mentionné : le sixième titre à exercer un commandement est, lui, vraiment conforme à la nature, c’est le savoir ; ce titre, dit l’Athénien des Lois, ne repose pas, lui, sur la violence et c’est véritablement un titre naturel à exercer le pouvoir, un titre qui correspond aussi au « pouvoir de la loi sur des gens qui l’acceptent » (Platon, Lois, 690c1). Platon assimile ici le philosophe-roi de la République à la construction des lois des Lois, d’une façon très remarquable, qui semble résoudre le plus simplement du monde le problème posé dans la Politique, et le problème du rapport entre les trois dialogues, en le supprimant : compétence et pouvoir de la loi sur des gens qui l’acceptent sont interchangeables. Puis vient enfin, en surprise, car on ne l’attendait plus, ce dernier titre à exercer le pouvoir, le septième (un chiffre qui a, bien sûr, une valeur particulière), le tirage au sort.
25La phrase grecque est un peu alambiquée, ce que je tente de rendre en traduisant les deux indéfinis par « une sorte de ». Mais elle vient incontestablement au terme d’une gradation, marquée par l’intervention de la nécessité et de l’universalité pour le cinquième titre à commander, puis de « la plus grande réputation » pour le sixième et enfin du pouvoir « aimé des dieux » pour le tirage au sort. Le tirage au sort, qui est explicitement caractérisé comme typique de la démocratie dans la République, est manifestement ici l’objet d’éloges, et il apparaît avant tout comme le choix des dieux, même si deux indéfinis suggèrent la réticence, ou l’hésitation, de l’Athénien à l’égard des propos qu’il est en train de tenir. Il ne peut, à mon avis, être contesté qu’on a ici, à la fin de l’époque classique, un texte authentique attestant de croyances dans l’intervention des dieux pour la désignation des magistrats par tirage au sort, à l’égard desquelles Platon, tout en les enregistrant en bonne et due forme, marque quelques réserves. Ces réserves n’empêchent pas l’Athénien d’observer plus tard, dans une déclaration souvent négligée, pessimiste sur la possibilité pour les hommes de faire des lois justes, mais cohérente avec ce classement, puisqu’y sont associés le dieu et le sort, que « c’est la divinité, et avec la divinité, la fortune et l’occasion (καὶ μετὰ θεοῦ τύχη καὶ καιρός), qui gouvernent tout du long toutes choses humaines » (4. 709b7-8).
26Le second texte est plus complexe encore. Il intervient plus tard, dans la construction de la cité des Magnètes, qui est beaucoup plus proche des cités réelles que la cité idéale de la République, et il définit les deux modes d’égalité que j’ai déjà évoqués, l’égalité arithmétique, et l’égalité géométrique, pour, d’une façon surprenante après le texte précédent, rejeter cette fois le tirage au sort, à la fois en raison et d’un point de vue religieux.
« Les deux égalités qui existent ont le même nom, mais sont en fait à peu près contraires en tout point : la première, n’importe quelle cité, n’importe quel législateur peuvent l’employer pour les honneurs, l’égalité en mesure, en poids et en nombre, en la dirigeant par le sort pour les répartitions ; la plus véritable et la meilleure égalité, en revanche, ce n’est plus à tout un chacun de la voir. Elle relève du jugement de Zeus. »
28La juxtaposition de ces deux textes confirme que le premier peut être relativement ironique, que ce septième et dernier mode de commandement, attribué par le sort, que décrit Platon, ne vaut en réalité pas grand-chose à ses yeux. Victor Ehrenberg (Ehrenberg, 1927) estime même que dans ce second passage, Platon oppose le tirage au sort et la volonté divine de Zeus, qui correspond à un savoir mathématique exceptionnel, ce qui est exact (et ce qui rectifie une erreur antérieure de Fustel de Coulanges). Mais si on lit au-delà de ces quelques lignes, il semble que Platon réintroduise sa position du livre 3. En effet, il reconnaît que l’on ne peut échapper à une certaine dose de tirage au sort si l’on veut éviter l’hostilité du peuple, et il recommande alors qu’on prie la divinité pour qu’elle fasse du tirage au sort, autant que possible, un moyen juste de répartir les charges :
« C’est pourquoi il est nécessaire d’utiliser l’égalité du tirage au sort pour éviter l’hostilité du grand nombre, en demandant quant à nous à la divinité et à la bonne fortune, dans ce cas aussi, de redresser le sort dans le sens de la plus haute justice ; c’est ainsi qu’il faut utiliser nécessairement à la fois les deux sortes d’égalité, tout en limitant au minimum l’emploi de la seconde, qui utilise la fortune. »
30Ici encore, Platon est manifestement réservé sur l’efficacité de l’intervention de la divinité pour redresser le tirage au sort, mais il se réfère évidemment à des prières accompagnant le recours au tirage au sort en matière politique [10].
31Il est remarquable que jamais rien de tel n’apparaisse dans les œuvres conservées d’Aristote. Le plan et le texte de la Constitution d’Athènes (qu’Aristote en soit lui-même l’auteur ou que ce soit un produit de son école philosophique) font bien apparaître que l’extension du tirage au sort, sans aucune référence religieuse, caractérise la démocratie extrême du ive siècle (Sève, 2006), tant dans sa partie historique que dans sa seconde partie institutionnelle, qui se termine de façon éminemment signifiante par la description minutieuse des « machines à tirer au sort » permettant de désigner les jurés des tribunaux athéniens (Demont, 2003). La Politique multiplie dans une perspective similaire les descriptions des différents usages du tirage au sort, et les discute, à nouveau sans aucune référence religieuse. Il faut à ce propos noter qu’Aristote est le premier, à notre connaissance, à proposer une analyse rationnelle développée du hasard, dans le second livre de sa Physique (Aristote, Physique, II). Notons aussi que la subordination du hasard à une explication religieuse – ce qui peut, selon le commentateur néo-platonicien Simplicius, faire allusion à un passage des Lois (4. 709b) que j’ai cité – n’y apparaît que dans une sorte d’incise (« Il y a des gens qui croient que le hasard [τύχη] est une cause, mais invisible pour la pensée humaine, car ce serait quelque chose de divin [θεῖόν τι] et de plutôt extraordinaire [δαιμωνιώτερον] », 2, 4, 196b), mais qu’elle est néanmoins présente.
32Ainsi, dans deux mondes complètement différents, mais unis l’un à l’autre par une solide tradition commune, le monde grec antique et le monde occidental moderne, on observe une laïcisation et une politisation progressives de la réflexion sur l’utilisation du tirage au sort. Je voudrais seulement avoir montré que ce furent deux processus lents et complexes, en partie liés au développement de régimes et d’idéaux démocratiques (au sens ancien du terme), ainsi qu’à leur contestation ancienne et moderne, et partiellement inachevés. C’est peut-être la laïcisation moderne, beaucoup plus approfondie et généralisée que le processus antique, qui a conduit à sous-estimer, selon moi, la permanence de certains aspects religieux de l’emploi politique du tirage au sort dans l’Athènes classique.
Bibliographie
Sources primaires
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- Fustel de Coulanges, N.-D., 1891, « Recherches sur le tirage au sort appliqué à la nomination des archontes athéniens », Nouvelles recherches sur quelques problèmes d’histoire, revues et complétées d’après les notes de l’auteur par Jullian C., Paris, Hachette, p. 145-179.
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Études
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Mots-clés éditeurs : laïcisation, hasard, Thomas d’Aquin, Gateker (Thomas), Fustel de Coulanges, sort, Platon, religion
Date de mise en ligne : 05/06/2019
https://doi.org/10.3917/parti.hs01.0099Notes
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[1]
Ce qu’on trouve encore chez Rabelais : « Comme disent les Talmudistes en sort n’estre aucun mal contenu : seulement par sort estre, en anxiété et doubte des humains, manifestée la volunté divine » (Rabelais, Tiers Livre, 44, avec la note de Jean Céard dans le Rabelais de la Pochothèque : « En attribuant la phrase aux ‘Talmudistes’, Epistémon rappelle qu’elle est aussi citée par les Décrétistes (voir chap. XXXIX, n. 7) », c’est-à-dire dans le Décret de Gratien, cause XXVI, quest. 2, canon « Sors »).
-
[2]
Manin (2012, p. 120-121) se réfère à la Somme théologique en commentant, d’une façon probablement trop laïque, une « décrétale » du pape Honorius III en 1223 : « L’Église ne formulait donc pas d’objections contre l’emploi du sort dans une perspective uniquement séculière, c’est-à-dire s’il n’était pas envisagé comme une manifestation de l’au-delà ». Voir Porro (2012), notamment p. 429 : « C’est le gouvernement divin du monde qui fonde en dernière analyse la possibilité du recours à chaque type de tirage au sort, pour diviser, pour interroger, pour prévoir l’avenir ».
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[3]
La version modernisée a délibérément laissé cette érudition de côté, car elle n’est plus accessible au lecteur d’aujourd’hui.
-
[4]
Le second chapitre est intitulé : « Of the Lawfulnesse of Such Lots : with Cautions to be observed in the use of them », « Sur la légalité de tels tirages au sort, avec les précautions qu’il faut respecter pour les employer »).
-
[5]
On trouve ces références, parfaitement exactes, seulement dans l’édition originale, p. 68-69.
-
[6]
C’est là une adaptation de la distinction des théoriciens grecs hostiles à la démocratie extrême entre l’égalité « arithmétique » (qui donne à chacun la même part) et l’égalité « géométrique » (qui donne à chacun en proportion de ses compétences, de sa richesse ou de sa naissance).
-
[7]
Boyle, 2013, p. 73-76. Boyle le regrette dans sa préface (p. 18) : « Un des grands trésors de ce livre est de comprendre à quel point le caractère démocratique de l’usage du tirage au sort a été reconnu à cette époque. Il y a eu de nombreux efforts modernes pour proposer de limiter le malaise de la démocratie en introduisant des éléments de sélection par le hasard (Boyle donne alors une bibliographie très développée) (…). Gataker lui-même n’a pas grand chose à dire sur ce point ». De fait, Gataker n’a strictement rien à dire à ce sujet, car la notion d’un malaise de la démocratie lui est totalement étrangère : la démocratie est pour lui proche de l’anarchie.
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[8]
Pour la suite de cet article, je reprends quelques éléments de Demont 2001 et 2014.
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[9]
On sait cependant qu’à Athènes, le tirage au sort des magistrats par les thesmothètes avait lieu « dans le sanctuaire de Thésée » (Eschine 3, 13).
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[10]
En matière religieuse, même Hansen (1993, p. 76) doit reconnaître que, selon les Lois (759 bc), « les prêtres étaient tirés au sort afin de laisser le choix aux dieux », ce qui n’exclut pas une sévère docimasie ensuite, que Hansen utilise (avec raison) pour minimiser l’aspect religieux du tirage au sort. Il s’appuie sur Morrow (1960, p. 163) pour opposer le recrutement des magistrats à celui des prêtres : « Ce sont les seules charges qu’il attribue par l’usage exclusif du tirage au sort ; dans les autres cas, où le tirage au sort s’ajoute à l’élection, ce n’est pas pour une raison religieuse, mais ‘pour la préservation de l’amitié’ qu’il défend l’utilisation d’un mélange de procédures ‘démocratiques et non démocratiques’ ». C’est exact, mais cela ne tient pas compte de la possibilité explicitement mentionnée par Platon, fût-ce avec des réserves, d’infléchir le résultat de ces procédures par des prières.