Notes
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[1]
Dans le présent article, on entend par public un groupe de participants à un dispositif, et non comme chez John Dewey une « communauté d’enquêteurs ». On ne s’intéresse pas ici à l’émancipation d’un groupe et à sa constitution en sujet politique mais, plus en amont, aux logiques d’agrégation institutionnelle de citoyens autour d’une procédure ou d’un dispositif.
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[2]
Une nouvelle « gouvernementalité participative » semble ainsi se dessiner. Les dispositifs et la mise en participation offrent de nouveaux « instruments de gouvernementalisation (de l’action publique, des individus et des groupes sociaux) » qui visent à réduire les conflits ou à épuiser leurs charges (Gourgues, Rui, Topçu, 2013 ; Gourgues, 2013).
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[3]
C’est flagrant dans le cas des conseils de quartier en France, qui constituent pourtant dans ce pays le dispositif participatif le plus courant.
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[4]
On sait que la productivité du tirage au sort est plutôt faible pour les dispositifs pérennes ; il est plus efficace pour les dispositifs one shot (Vergne, 2012).
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[5]
Dans le cas étudié dans cet article, le tirage au sort ne constitue qu’une technique parmi d’autres, puisque d’emblée il a révélé de fortes limites et la nécessité de recourir à d’autres outils. Merci à Vincent Jacquet pour son aide et ses suggestions de lecture pour la rédaction de ce paragraphe.
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[6]
Ministère des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, 2014, Conseils citoyens. Cadre de référence, titre 1er, page 5, http://www.ville.gouv.fr/IMG/pdf/cadre-de-reference-conseils-citoyens.pdf (accès le 29/05/2019).
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[7]
Terme générique désignant à la fois les élus, les animateurs et techniciens de la politique de la ville, les facilitateurs, les délégués préfectoraux chargés de mission à la Ville.
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[8]
L’observation et les analyses présentées concernent la phase de la mise en place et la première mandature des CC (2014-2016).
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[9]
Voir l’introduction du dossier dans le présent numéro.
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[10]
Merci à Vincent Jacquet et Guillaume Petit pour leur relecture.
-
[11]
Loi no 2014-173 du 21 février 2014.
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[12]
Ministère des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, 2014, Conseils citoyens. Cadre de référence, juillet 2014, titre III.3, http://www.ville.gouv.fr/IMG/pdf/cadre-de-reference-conseils-citoyens.pdf (accès le 04/06/2019).
-
[13]
Elle procède d’une logique historique (socialisme municipal) d’emprise sur la société civile dénoncée notamment par les écologistes (Collectif Degeyter, 2017).
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[14]
L’analyse à Lille est largement fondée sur la relation privilégiée construite avec lui à partir de juillet 2015 et les entretiens répétés au cours du processus de constitution du CC lillois. On présentera plus loin son profil. Philippe est un pseudonyme.
-
[15]
« Ah quoi bon s’investir si déjà nous ne sommes pas consultés sur les projets concernant le quartier. Les projets pour cette année ont déjà été arrêtés, je me dis à quoi ça sert alors » (habitant tiré au sort, 39 ans, Amiens, ouvrier, CC Pierre Rollin, observation).
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[16]
Dans chaque préfecture ont été nommés des chargés de mission dédiés aux conseils citoyens.
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[17]
Walid Hana et la présidente de l’association ne dissimulent pas une forte complicité dans les entretiens réalisés et les réunions observées.
-
[18]
Lors de la première réunion du CC, Walid Hana nous confie : « Un conseil unique permet aux quartiers de ne pas les enfermer sur eux-mêmes ».
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[19]
L’auteur montre bien, dans sa thèse portant sur les motifs explicatifs de la non-participation des tirés au sort, que la sélection aléatoire « ne supprime pas l’auto-sélection des participants ». Voir aussi Smith (2009).
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[20]
Elle a été expérimentée de manière intensive et avec succès, au regard du nombre et de la présence assidue des personnes ainsi désignées, pour la mise en place des « conseils d’habitants » initiés par la gauche municipale entre 2008 à 2014. L’expérience d’Amiens, site expérimental, a servi de modèle dans l’élaboration de la loi Lamy.
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[21]
On est donc dans des taux relativement standard en la matière (voir Jacquet, 2017, p. 37).
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[22]
Vincent Jacquet (2017) a distingué dans son travail doctoral six motifs de la (non-)participation : le devoir civique, l’auto-habilitation, la concentration sur la sphère privée, la dynamique interne, la valeur instrumentale des dispositifs, la disponibilité personnelle. Dans les interactions de face-à-face sur la base des témoignages des recruteurs, les motifs 3, 5, et 6 apparaissent fortement.
-
[23]
C. Bergeon, « Porter la voix des habitants. Les cinq conseils citoyens d’Amiens ouvrent leur porte aux volontaires. Pour construire les quartiers de demain », Journal d’Amiens et d’Amiens Métropole, no 820, 14-20 décembre 2016, https://www.amiens.fr/Liens-utiles/JDA (accès le 04/06/2019).
-
[24]
À Lille, les centres sociaux ont été sollicités mais, à en croire les recruteurs, ils ont peu joué le jeu (« Ils se sentent propriétaires de leurs publics », selon Philippe). Les collectifs d’habitants sollicités sont méfiants à l’égard de la municipalité et de ce dispositif, et se révèlent peu coopératifs.
-
[25]
Même si, comme les CC, les tables de quartier (TQ) s’inspirent du rapport Bacqué-Mechmache (2013), elles s’en différencient par leur caractère expérimental, volontaire et non obligatoire. Libres, elles ne sont régies par aucun texte et n’obéissent à aucune hiérarchie ou tutelle institutionnelle. Une quinzaine de TQ ont été expérimentées en France dont une à Amiens (Étouvie), voir Bachir (2018).
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[26]
La Commission Rénovation Urbaine d’Étouvie (CRUE) est un collectif formé de plusieurs associations.
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[27]
Cette perspective paraît d’autant plus stimulante que des travaux récents invitent à prendre en compte les affects, négatifs ici, qui sont une des dimensions structurantes des expériences participatives (Blondiaux, Traïni, 2018).
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[28]
Sur cette question désormais inscrite à l’agenda scientifique, voir Petit (2017).
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[29]
On s’appuie sur une trentaine d’entretiens réalisés avec les habitants qui ont accepté de participer et que nous avons repérés dans les premières réunions ou dont les contacts nous ont été donnés par les acteurs institutionnels. Il eut fallu sans doute s’attacher aux profils des habitants ayant refusé, mais les conditions de l’enquête ne l’ont pas permis.
-
[30]
Ces caractéristiques du public constitué tiennent évidemment à des phénomènes plus généraux de sélectivité sociale de l’offre participative, mais on fait l’hypothèse ici qu’ils tiennent aussi aux partis pris de sélection initiaux. Les personnes les plus avantagées, élément mesuré principalement à partir du niveau d’éducation, acceptent relativement plus souvent de prendre part à des mini-publics tirés au sort (voir notamment Font, Blanco, 2007 ; Griffin et al., 2015).
-
[31]
Les noms ont été modifiés.
-
[32]
Lorsqu’il est référé à son quartier, l’individu n’est plus un être sans qualité, mais un être qui détient des savoirs d’usage (Bertheleu, Neveu, 2005).
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[33]
Éliane ne veut surtout pas rester enfermée dans son quartier. Elle est attirée par le fait que les réunions permettent de rencontrer des personnes des quartiers de Lille, car elle n’est pas très attachée à son quartier.
-
[34]
Au sens de « non-habitués de la participation » et de novices en termes d’engagement, ce qui n’implique pas forcément d’être désaffiliés socialement ou de ne pas avoir de compétences ou d’intérêts pour la politique.
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[35]
Six quartiers sur dix sont classés en politique de la ville à Lille. Sur cette question voir Collectif Degeyter (2017).
-
[36]
Julien Talpin et Alice Mazeaud ont dégagé quatre motifs d’engagement : le civisme, l’intérêt personnel, la sociabilité, le développement cognitif. Ces raisons d’agir ne sont « ni neutres socialement, ni exclusives, l’articulation de ces différents motifs étant ce qui caractérise un participant hautement intégré ». Notre étude s’inscrit, rappelons-le, dans la phase de lancement des CC : les satisfactions ou rétributions que peuvent tirer les participants ne sont qu’entraperçues (Mazeaud, Talpin, 2010).
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[37]
On entend ici par « habitués de la participation » des profils de personnes engagées au sens large, c’est-à-dire pas seulement dans les dispositifs participatifs.
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[38]
Ce phénomène de cumul participatif a bien été mis en évidence par Guillaume Petit (2017) qui montre dans sa thèse que la participation est vécue comme la continuité d’autres engagements locaux.
-
[39]
Luce fait partie du comité de gestion du Fonds de participation des habitants. Elle est conseillère de quartier depuis cinq ans. Elle a été présidente d’un club de natation synchronisée et membre de la Jeunesse ouvrière chrétienne dans sa jeunesse (responsable régionale). Anne-Cécile est membre de plusieurs associations et notamment membre d’un conseil d’administration. Elle dit être très à l’aise sur les questions de participation. Membre du conseil citoyen, elle est déléguée au comité de suivi opérationnel. Elle est également membre du conseil d’administration de CAPS, un centre social implanté à Amiens Sud.
-
[40]
Titre de La Voix du Nord, le 29 janvier 2018.
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[41]
La volonté d’écarter les associations spécifie aussi le cas amiénois.
- [42]
-
[43]
Voir à ce sujet l’entretien avec Bénédicte Madelin dans le présent numéro.
1De nombreux travaux ont souligné en France le caractère très institutionnalisé des politiques de démocratie participative (Blondiaux, Fourniau, 2011). Un de leurs objets est de produire des publics [1] de la participation ajustés à une population cible ou « représentative » et de les « faire participer » (Carrel, 2013). L’offre de participation s’appuie sur la constitution de groupes de « citoyens » et/ou d’« habitants », pérennes ou temporaires, dont la forme dépend du design du dispositif auquels ils s’adossent et qu’ils font vivre. Ces publics sont plus ou moins circonscrits, segmentés et constitués sur une base généraliste, sectorielle (les ressortissants d’une politique publique ou les acteurs pertinents d’un champ de l’action publique), géographique (un quartier, le département, une intercommunalité...) ou catégorielle (les jeunes, les enfants, les « sages », les résidents étrangers, tel groupe d’usagers...). Quel que soit le nombre d’acteurs qu’ils agrègent (des mini-publics délibératifs aux formes valorisant une masse plus large de participants), une exigence de représentativité pèse sur eux. Ces publics, au départ « imaginés » par les gouvernants ou les concepteurs des dispositifs, loin d’être le résultat de processus d’auto-organisation ou forcément d’une « demande » sociale autonome des pouvoirs en place, sont le plus souvent le produit d’un travail d’enrôlement institutionnel qui s’appuie sur divers instruments (l’appel à volontariat ou à candidatures, la cooptation, le tirage au sort...). Une fois constitués, ils sont donnés à voir et leur « monstration » (Alam, Godard, 2007) est censée attester l’intérêt des citoyens pour la participation. La participation institutionnelle est ainsi une des formes du « gouvernement » par et pour les publics (Gourgues, Mazeaud, 2018) qui caractérise l’action publique contemporaine [2].
2Si la fabrication des publics est un aspect central de la participation institutionnelle, force est de constater que leur boîte noire est rarement ouverte [3]. Deux thèses récentes parviennent toutes les deux à ce constat : Jacquet (2017) et Petit (2017). Les procès de constitution des publics et les outils qu’ils mobilisent ont été peu analysés, sans doute parce qu’ils constituent des exercices difficiles qui donnent lieu à des processus complexes ou à des bricolages en coulisse souvent peu accessibles aux chercheurs. Sont souvent décrites en détail les différentes opérations techniques (nombre de lettres envoyées, reçues, refus…) (Goidel et al., 2008 ; Griffin et al., 2015), mais on ne sait pas comment s’opèrent le choix des techniques, ni les difficultés rencontrées et les nouvelles décisions prises pour y remédier. On dispose certes de travaux nombreux sur l’usage et la diffusion du tirage au sort (Sintomer, 2007, 2011), notamment dans les dispositifs dits « mini-publics », et sur les difficultés de sa mise en œuvre concrète (Delannoi, Dowlen, 2010 ; Vergne, 2012 [4] ; Jacquet, 2017 ; Jacquet, Reuchamps, 2018). Partant de ces constats, Vincent Jacquet (2017) s’est attaché dans une thèse récente aux raisons pour lesquelles les personnes sollicitées ne participent pas, mais le travail de fabrication des publics demeure un angle mort ou peu documenté. En dehors du tirage au sort qui attire les regards, la fabrication des publics a été peu étudiée empiriquement [5].
3Les conseils citoyens (CC) créés par la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 24 février 2014 constituent le dernier dispositif institutionnel créé en France et inaugurent un nouveau type de public de la participation, encore peu analysé. Ils sont explicitement présentés comme permettant de dépasser les écueils des dispositifs existants, jugés trop institutionnels, et visent à capter des individus et groupes que les dispositifs existants ne parviennent pas à intéresser. On lit dans le cadre de référence [6], pour étayer le principe de « pluralité » revendiqué :
« [L]a composition du conseil citoyen doit permettre la représentation de la population des habitants du quartier dans toutes ses composantes, y compris les résidents non communautaires, et en particulier les personnes et les collectifs les plus éloignés des instances de concertation classiques ».
5Nourris des acquis des sciences sociales sur la participation et des effets censitaires qu’elles mettent en exergue, les conseils citoyens cherchent à favoriser « la participation des habitants dans leur diversité et de tous les acteurs non institutionnels des quartiers prioritaires » et à « associer ceux que l’on entend le moins dans les exercices habituels de concertation publique, notamment les jeunes… ». Le tirage au sort, promu dans le cadre de référence (sans être imposé), constitue la technologie politique ajustée à cette démarche, censée extraire de la population locale un public de profanes.
6Notre étude s’attache au processus de recrutement, aux outils et techniques mobilisés et à la fabrique de ce nouveau public dans deux villes, Amiens et Lille, en se concentrant sur le collège « habitants ». Elle est basée sur le suivi du processus, la réalisation d’entretiens avec les acteurs institutionnels chargés de la constitution des conseils et des habitants qui ont accepté d’y prendre part, ainsi que sur des observations ethnographiques des premières activités des conseils (voir encadré). On s’intéressera ici à la constitution des conseils citoyens qui relève bien d’une logique de production d’un public, dans la mesure où ils sont le résultat d’un travail de sollicitation ou d’intéressement et non d’une participation « spontanée ». La dimension institutionnelle du dispositif, si elle est euphémisée, est bien présente, puisque ce sont les partenaires du contrat de ville qui ont la charge de la constitution des conseils (ces derniers doivent s’en émanciper par la suite dans leur fonctionnement et leur activité). La démarche se heurtant à de nombreuses difficultés (le public attendu n’est pas au rendez-vous) et le tirage au sort étant rapidement abandonné comme technique exclusive, le processus dure plusieurs mois dont l’analyse cherche ici à restituer les temporalités et les étapes. On s’attache à la fois aux divers acteurs du recrutement [7] désignés pour mener ce travail d’enrôlement d’un public [8], mais aussi aux personnes recrutées. Les publics de la participation sont en effet le produit de la rencontre entre une offre de participation (une incitation ou un stimulus institutionnels) et des citoyens qui l’acceptent. Il faut donc porter attention, dès lors qu’on cherche à analyser le public constitué et le travail de ceux qui le constituent, à la « demande », plus ou moins latente et pas forcément préexistante, de participation ou du moins aux appétences pré-constituées pour la participation (le public ne peut exister sans les citoyens). On s’intéressera donc aux motifs de l’engagement de ceux qui ont accepté de participer, en lien avec le façonnage institutionnel du public. On portera l’attention ici aux habitants, et non au collège associatif dont l’enrôlement pose beaucoup moins de problèmes et qui a fait l’objet dans les deux villes d’un processus nettement séparé.
7C’est l’histoire d’une forme d’enlisement et de la fabrique complexe d’un public erratique dont on cherchera à rendre compte. La production du public obéit à une tension principale : concilier le respect de la « démocratie du sort » et l’obligation juridique d’installer des conseils. Dans les deux villes, le public peine à se stabiliser et demeure précaire. Cette non-stabilisation génère d’emblée des formes de défection et de démobilisation, puisque l’activité des conseils citoyens est engagée alors que le public n’est pas « au complet ». On montrera que la constitution des conseils citoyens se heurte à de nombreux obstacles et qu’elle procède de bricolages et d’une interprétation extensive du cadre de référence. La règle du tirage au sort (« l’aléatoire ») est diversement interprétée par chacune des deux villes étudiées et prend progressivement la forme d’un porte-à-porte dont on analysera tant les modalités que les effets. Les conseils citoyens sont produits aux forceps parce qu’il faut « les remplir » (« l’obligatoire ») et que le public profane attendu, largement introuvable, n’est pas au rendez-vous. Les conditions pratiques et les formes de la sollicitation qui configurent « la demande » et les caractéristiques du public mobilisé expliquent en partie ce phénomène.
Méthodologie de l’enquête
8On procédera ici en trois temps. On présentera d’abord les choix initiaux de sélection et la manière dont les difficultés rencontrées dans le tirage au sort conduisent à mobiliser une autre technique, le porte-à-porte. On analysera ensuite les bricolages et coups de force qui conduisent à remplir à tout prix les conseils, au risque d’offenses institutionnelles produites sur les habitants. On montrera enfin dans quelle mesure les choix de sélection ont configuré la nature du public effectivement enrôlé (qui participe et pourquoi le public attendu n’est-il pas au rendez-vous ?). En traitant les difficultés à mobiliser, l’analyse portera sur les dispositions à participer des habitants, même si on ne procédera pas à une analyse sociologique systématique de leur profil [10].
La sollicitation initiale : à la recherche des habitants
9Les modalités de recrutement des futurs conseillers citoyens sont consacrées par la loi de programmation pour la ville et à la cohésion urbaine de 2014. Cette loi rend non seulement obligatoire la création de conseils citoyens dans chaque quartier prioritaire de la politique de la ville (article 7), mais également la participation qui doit dorénavant « s’inscrire dans une démarche de co-construction avec les habitants » (article 1), « tirés au sort dans le respect de la parité entre les femmes et les hommes » (article 7) [11]. Le cadre de référence est un document de portée non contraignante conçu comme « un outil de méthode à destination de tous ceux qui sont amenés à s’investir dans la mise en place des conseils citoyens ». Il affirme la légitimité du tirage au sort pour parvenir aux objectifs des CC et énonce, sur un mode minimaliste, les conditions de sa mise en œuvre. La composition du public des conseils est une étape cardinale, dans la mesure où l’objectif de s’ouvrir aux personnes et aux collectifs les plus éloignés des instances de concertation classiques, notamment les jeunes [12] est posé comme central (indépendamment du rôle de l’instance). Le mode opératoire posé par la loi et le cadre de référence conserve à dessein un caractère souple, ce qui a conduit, dans les deux villes, à des modes de recrutement caractérisés par une forte plasticité, élaborés par tâtonnements successifs et fortement liés aux configurations et aux histoires institutionnelles et participatives locales. Si les moyens déployés sont, dans les deux contextes locaux, d’envergure et coûteux – tirage au sort et porte-à-porte –, la fabrication du public est loin d’être un exercice préalable tant se révèle forte l’incapacité à faire venir les habitants et à fidéliser dans le temps les participants.
Un public participatif à géométrie variable
10C’est avec un certain scepticisme (les acteurs institutionnels ne le dissimulent pas) que les acteurs politiques locaux disent entrer dans le processus de constitution des conseils. Plusieurs raisons peuvent être avancées. Le bilan de la participation en matière de politique de la ville est mitigé dans les deux sites. Par ailleurs, la nouvelle instance vient de fait concurrencer un paysage participatif déjà dense et à la dynamique jugée souvent épuisée ou fragile. À Lille, l’affichage d’une autonomie des CC et l’obligation de les créer vont à rebours d’une tradition de subordination municipale des dispositifs participatifs vivace et ancienne [13]. Lors d’une première réunion, le deuxième adjoint à la ville de Lille, Walid Hana, chargé notamment de la politique de la ville et de la démocratie participative, ne cache pas son agacement devant une initiative « imposée d’en haut » pour reprendre ses termes. À Amiens, la nouvelle majorité centriste-Les Républicains, qui accède au pouvoir municipal en 2014, est attachée à ces relais traditionnels que constituent les comités de quartier et est plutôt réticente à l’égard de la participation considérée comme un marqueur et un emblème de la gauche. Dans ces conditions, le flou de l’instance est perçu comme une ressource. L’ambiguïté des textes et du cadre de référence qui régissent les conseils citoyens est parfaitement illustrée par le responsable de la sélection à Lille, Philippe, lors de notre premier entretien [14] : « On profite du flou du cahier des charges […] le CC est un ovni, on ne sait pas où on va, sur quoi se caler. Cela nous donne une certaine latitude d’action. »
11À Amiens comme à Lille, on constate une liberté prise par les responsables locaux par rapport à la loi et au cadre de référence (qui ne définit pas d’obligations). Ils font ainsi l’économie du diagnostic préalable de l’état de la participation locale, contrairement aux préconisations. Ce recensement des pratiques participantes existantes aurait pu constituer sans doute une opportunité pour effectuer un premier travail de sensibilisation et de soutien aux dynamiques existantes et construire une offre en complémentarité. Notons aussi que le contrat de ville a été adopté avant la mise en place effective des CC (longue et chaotique), ce qui apparaît comme un vice de forme initial et jette un voile de suspicion inaugural sur les CC chez les habitants [15]. Alors que la philosophie des CC est fondée sur l’autonomie, les caractéristiques sociales et les propriétés positionnelles des acteurs du recrutement dans les deux villes font apparaître une forte emprise institutionnelle. Si à Lille, Amiens et partout ailleurs comme le prévoit la loi, il revient à l’État, donc aux préfets, le soin de valider la liste des conseillers par sa publication au Journal officiel et de labelliser, c’est-à-dire d’acter l’existence de l’instance par arrêté, les deux situations sont contrastées en termes de portage des conseils citoyens. Le choix du portage initial n’est pas anodin puisqu’il détermine à la fois celui des techniques de recrutement et du périmètre géographique et d’action des CC. À Amiens, ce portage est totalement institutionnel, c’est-à-dire politique et public, car formé par un tandem sous-préfet à la ville [16] – élus locaux. Dans le cas lillois, il repose sur la délégation à une association, l’Association Lilloise du Fonds de Participation des Habitants (ALFPH) sur délibération du conseil municipal. L’exclusivité politique de l’initiative sur les CC dans la capitale picarde interroge au regard de la loi Lamy selon laquelle « ils exercent leur action en toute indépendance des pouvoirs publics ». La sous-traitance associative à Lille ne doit cependant pas faire illusion, ni être vue comme la traduction de l’auto-organisation d’une société civile indépendante des pouvoirs. L’ALFPH est en effet très proche de la majorité municipale socialiste qui garde le contrôle sur les choix stratégiques [17]. L’association n’est pas autonome puisqu’elle est financée par la ville. Philippe, chargé de mission à l’ALFPH et responsable de la constitution du conseil citoyen, est un des cadres locaux du Parti socialiste (il est secrétaire d’une des dix sections municipales du Parti). On est donc bien ici en présence d’un portage mayoral indirect par lequel le conseil municipal mandate une structure associative.
12Les conseils dans les deux villes ne prennent pas les mêmes formes. Le format à Amiens est celui de cinq conseils citoyens pour cinq quartiers en géographie prioritaire. La différence est ici radicale avec Lille, où le conseil municipal décide de manière unilatérale la création d’un seul conseil citoyen pour les six quartiers prioritaires du territoire et les deux d’Hellemmes (ville associée de Lille). L’option du conseil citoyen unique à l’échelle de la ville répond à des préoccupations qui peuvent être analysées en termes de path dependency : il faut composer avec l’existence de conseils de quartiers enracinés depuis la fin des années 1970 et ne pas concurrencer ces dispositifs antérieurs, connus et reconnus, dont les présidents sont tous élus du conseil municipal. Ces derniers voient d’un mauvais œil la création de cette instance participative additionnelle qui risque de les concurrencer (comme nous le confie Walid Hana en entretien). Les résistances se font également sentir dans les rangs des techniciens de la politique de la ville, qui y perçoivent un risque de mise en cause des routines et arrangements institutionnels développés de longue date avec les comités de quartier, intermédiaires participatifs identifiés et contrôlés. C’est ce que suggère Philippe, le chargé du recrutement de Lille lors de notre deuxième entretien :
« Les blocages sont surtout techniques et un peu politiques. Ils viennent des présidents de conseils de quartiers et des chefs de projet politique de la ville qui patrimonialisent les CC. Ils voudraient que cela soit à eux, ils aiment bien avoir sous la main des habitants qu’ils connaissent. Les chefs de projet défendent les conseils de quartier, ça les arrange. Il faut savoir que la programmation politique de la ville passait avant par les conseils de quartier qui donnaient un avis. Et ça passait tranquille, ils ne disaient jamais rien, donc les chefs de projet aiment bien des conseils de quartier dociles. Par contre ils se méfient des CC. Ils se disent : “Ils vont être emmerdants”. Ils disent : “On ne sait pas qui c’est” »
14Justifié au nom d’un désenclavement des quartiers et de la nécessité d’avoir une réflexion globale à l’échelle de la ville [18], le choix d’un CC unique pour représenter les quartiers prioritaires n’en constitue pas moins une forme de désencastrement et de déterritorialisation de la politique de la ville aux implications lourdes (on y reviendra). Le quartier « réel » (social, biographique d’appartenance…) et le capital d’autochtonie (Retière, 2003) qui y est associé sont occultés et dévalués au profit d’une entité globalisante et abstraite, « la géographie prioritaire », qui semble peu propice à la valorisation des savoirs d’usage.
Échecs et déconvenues du tirage au sort
15Une grande liberté est aussi prise avec le tirage au sort. Son recours est fondé sur la croyance qu’il est supposé garantir la formation d’un public de non-habitués de la participation voire d’« inouïs » (Boullier, 2009) et permettre l’accès à la figure valorisée du profane (Sintomer, 2011), alors même qu’il ne supprime pas le filtre (censitaire pour partie) de l’acceptation (Jacquet, 2017) [19]. Il s’agit ici, plus précisément, de favoriser l’implication des habitants des quartiers d’habitat social, dont la majorité se tient ou est tenue habituellement à l’écart de l’engagement public. Il existait déjà à Amiens un usage du tirage au sort et la technique bénéficie d’un a priori plutôt favorable [20]. Ce tirage au sort est effectué en mai 2015 à partir des listes électorales de la commune ainsi que des listes de locataires des bailleurs sociaux. Le nombre de tirés au sort a été établi selon un quota de 2 pour 1000 habitants dans les quartiers prioritaires les plus densément peuplés (Amiens-Nord et Étouvie) et de 3 pour 1000 dans les autres quartiers. Pour obtenir 100 membres, soit 20 par conseil citoyen, 2 000 noms ont été tirés au sort. Sur un total de 2 000 habitants sélectionnés, seulement 29 ont répondu positivement [21]. Une fois sélectionnées, les personnes ont été informées par un courrier postal de la Métropole, sans que les objectifs des conseils citoyens soient vraiment explicités. La forme impersonnelle du courrier et l’imprécision de son contenu ne sont pas propices à susciter l’engouement. L’usage du tirage au sort n’a ainsi donné lieu qu’à une faible réflexivité méthodologique et procédurale (Delannoi, Dowlen, 2010). Une habitante du collège « habitants » du conseil citoyen d’Étouvie exprime ce défaut de lisibilité de la démarche : « J’ai été tirée au sort, j’ai reçu un courrier dans ma boîte aux lettres, apparemment tous les habitants ont reçu un courrier […]. J’imagine que la plupart ont cru que c’était de la pub » (femme, 38 ans, en reconversion professionnelle).
16À Lille, l’option du tirage au sort, un temps envisagée, a été rapidement rejetée alors même que cette méthode est utilisée pour sélectionner le collège « habitants » des conseils de quartier. L’objectif au départ était de former un conseil citoyen de 75 membres, composé de 25 membres pour le collège « associations et acteurs locaux » et de 50 habitants. Il est envisagé de procéder au tirage de la moitié du collège « habitants ». Lors d’un premier entretien en octobre 2015, Philippe évoque l’idée de procéder à un tirage au sort sur des listings des bailleurs sociaux, mais l’idée est abandonnée par la suite. Il s’en explique : « C’est compliqué d’avoir les listes, ça coûte cher, et surtout le fichier électoral ne permet pas de toucher tout le monde ». Un consensus local assez large s’est imposé autour de l’idée de son inefficacité pour les CC et de sa lourdeur, déjà éprouvée pour les conseils de quartier (taux élevé de non-réponses, absentéisme fort et démobilisation rapide des tirés au sort, coûts importants pour une efficacité marginale…). Très rapidement, le porte-à-porte s’impose non seulement comme une technique de substitution mais comme une retraduction et une « forme » de tirage au sort. Notons qu’il constitue une technique routinisée et encastrée dans le répertoire militant local du PS (Lefebvre, 2005).
Le porte-à-porte, adjuvant ou substitut du tirage au sort
17Au départ seulement choisi à Lille, le porte-à-porte est finalement mobilisé dans les deux villes. Une première campagne de porte-à-porte est menée à Lille dans les quartiers prioritaires par sept jeunes engagés en service civique issus, pour certains, des quartiers et coordonnés par Philippe. Le porte-à-porte a été préparé avec soin et méthode : les volontaires du service civique ont été formés, le protocole de prise de contact et d’information réfléchi (préparation d’un argumentaire pour expliquer notamment la différence entre le CC et les conseils de quartier), les horaires choisis pour maximiser le taux de réponses positives. Concrètement, le porte-à-porte a été réalisé pendant trois mois, entre juillet et septembre 2015, du lundi au samedi en journée et en début de soirée (jusque 19 heures). La période des vacances scolaires d’été a été jugée propice à la présence des habitants qui, souvent, ne partent pas en vacances. L’ALFPH cherche à mettre en œuvre une forme de médiation en combinant le porte-à-porte à d’autres techniques : distribution d’un flyer et de divers outils de communication, proposition de micro-réunions, présence et immersion dans les événements du quartier… Plus de 4 000 portes tapées par les membres de l’association ont permis de recueillir les coordonnées de 380 personnes potentiellement intéressées. Sur la base de ce premier groupe, 75 participants ont été identifiés comme potentiellement plus « motivés » pour s’inscrire durablement dans le dispositif, 57 habitants ont donné leur accord et 13 sont venus à la première réunion un mois après la fin du porte-à-porte. Au regard de l’énergie et des moyens déployés, cette déperdition suscite une grande déception et un découragement dans l’équipe de recruteurs mobilisée. Lors du porte-à-porte, les personnes sollicitées expriment aux jeunes en service civique indifférence, méconnaissance, défiance ou lassitude vis-à-vis des élus et de la participation (« C’est la mairie, ça nous intéresse pas », « La participation on a déjà donné, c’est du pipeau », « Je n’ai pas le temps »…) [22].
18À Amiens, face à l’échec du seul tirage au sort, à l’été 2015, le porte-à-porte est aussi utilisé sur la base des noms désignés par le mode aléatoire. Le poids des habitudes et de la mémoire institutionnelle amène les agents municipaux en charge de la politique de la ville ou de la démocratie participative à proposer le recours à cet outil de relance, expérimenté sous la précédente municipalité en complément du tirage au sort. Mais, à la différence du cas lillois, les techniciens en charge des quartiers se rendent au domicile des tirés au sort non répondants accompagnés des délégués des préfets. Certains habitants perçoivent la prégnance de cette dimension institutionnelle. Une d’entre elles (42 ans, mère au foyer, CC Salamandre) évoque ainsi, lors d’une rencontre, « le costume cravate et le langage intimidant des officiels qui viennent chez vous à l’heure du repas ».
19Malgré l’ampleur des moyens déployés lors de la phase initiale, les résultats sont convergents dans les deux villes : non seulement les CC peinent à se constituer mais les acteurs locaux en tirent le constat dans les deux cas que l’intérêt pour le dispositif est faible. Cela conduit à des mises en doute de la demande sociale de participation et nuit à la légitimation du dispositif. Cette faible mobilisation a aussi des effets sur les citoyens mobilisés : lors des premières réunions des CC, les effectifs sont minces, ce qui conduit à une démobilisation d’une partie des habitants enrôlés. À Lille, le « noyau dur » (expression de Philippe) du CC ne compte que 10 conseillers ; à Amiens, 37 habitants sont venus lors des premières réunions en juin 2016, il reste un petit groupe de 10 habitants assidus dès le mois de septembre, soit une moyenne de deux personnes pour le collège des habitants par conseil citoyen. La loyauté fait d’emblée défaut dans des instances encore embryonnaires qui n’ont même pas encore donné lieu à de réelles prises de parole (voice) pour reprendre les catégories d’Albert Hirschman (1995). Face à cet échec et pour stopper l’hémorragie et un turn-over peu favorable à la mise en activité, les CC sont contraints de rester ouverts, d’accueillir au cas par cas, en procédant à un panachage des techniques. L’enjeu de la stabilisation du public est tel qu’il produit, du point de vue des recruteurs, une préoccupation plus importante pour la captation de conseillers potentiellement « enrôlables » que pour le dispositif lui-même, dont les finalités sont peu travaillées et problématisées. Remplir à tout prix devient leur credo, comme on va désormais le montrer dans le deuxième temps de l’analyse.
Bricolages et tâtonnements : « remplir à tout prix »
20Une deuxième phase s’ouvre donc, comparable dans les deux villes, dans le processus de constitution des CC. Face aux difficultés rencontrées lors de la phase initiale, l’impératif est désormais de produire un public de participants à tout prix pour faire exister le dispositif, et ce, rapidement et indépendamment de sa représentativité, de sa viabilité et surtout des caractéristiques sociales de la population ciblée. Les acteurs locaux décident d’engager les premières réunions des CC alors que le groupe des participants n’est pas consolidé. La quête du public ressemble dès lors, à Lille comme à Amiens, à un cercle vicieux : comme la composition n’est pas stabilisée, le fonctionnement de l’instance participative est impossible et prend du retard, ce qui la rend peu attractive. Le CC apparaît comme une coquille vide dont le « remplissage » est l’horizon unique. Mais comme la mobilisation ne conduit qu’à une fidélisation fragile, l’exit devient de plus en plus rapide pour ceux qui ont accepté. À ces difficultés s’ajoutent les pressions gouvernementales et préfectorales pour respecter le calendrier et fournir des listes de noms, injonctions pressantes qui soumettent les recruteurs à une sorte d’obligation de résultat. Il faut « faire du chiffre » et l’afficher. Pour caractériser l’entreprise de sollicitation de cette deuxième phase, la notion de « bricolage » est heuristique en ce qu’elle souligne la dimension discontinue, impréparée, improvisée, contradictoire et faiblement rationnelle de l’action publique (Lascoumes, 1995). On verra dans cette deuxième partie que la constitution des CC se produit aux forceps, d’autant plus que les injonctions de l’État se font pressantes et que les acteurs institutionnels refusent d’associer les associations. Cela conduit à des formes de violence et d’offenses institutionnelles.
Faire feu de tout bois : la production d’un public coûte que coûte
21« Mettre le pied dans la porte comme un vendeur d’aspirateurs » (responsable de la politique de la ville d’Amiens Métropole) ; « La constitution des CC c’est un peu la pêche au chalut » (Philippe, Lille)… Ces expressions utilisées par les responsables du recrutement rendent compte des obstacles qu’ils rencontrent. En quête urgente d’un public qui se dérobe aux sollicitations, voire aux injonctions, les agents en charge de la sélection des membres du collège des habitants, convertis en « VRP » des conseils citoyens, s’enferrent dans une course sans fin menant à la multiplication de techniques plus ou moins maîtrisées, à des stratégies de relance parfois isolées et pas toujours contrôlées.
22À Lille, l’équipe animée par Philippe cherche à la fois à contenir la démobilisation et à poursuivre le recrutement. Elle recourt simultanément à des entretiens incitatifs individuels avec les habitants sélectionnés, dont « le but est de sécuriser un noyau de participants qu’il faut stabiliser, fidéliser, ne pas perdre ». Elle est aussi contrainte de procéder à un ersatz de tirage au sort, cette méthode étant réaffirmée comme « incontournable » par la préfecture au cours du processus. Pour donner le change sans changer la donne, la règle est finalement contournée et domestiquée : une porte de sortie est trouvée par un tirage au sort sur « le collège des gens qui ont dit oui au porte-à-porte », explique Philippe en entretien :
« Il faut une réunion de tirage au sort en présence de la déléguée de la préfecture, c’est débile, mais c’est comme ça. Nous avons pris deux bols, hommes et femmes rencontrés en porte-à-porte et qui se disaient simplement intéressés, et le tirage au sort a été réalisé par nos soins en interne. C’est un peu artisanal car la préfecture demande d’avoir un vrai tirage au sort. »
24Parallèlement, le travail d’enrôlement se poursuit. Des structures relais, comme les missions locales ou les centres sociaux, sont mises à contribution avec utilisation des méthodes de l’éducation populaire dans le but, explique Philippe, de « toucher des jeunes ». À cela s’ajoutent des relances plus actives par e-mail, appels, messages, boîtes aux lettres, textos sur la base du premier groupe d’habitants qui s’étaient dits intéressés. Mais très vite, les recruteurs doivent se résoudre à puiser dans les réseaux existants de la démocratie participative municipale (on y reviendra).
25La situation est proche à Amiens où les tensions aussi sont fortes. Deux cabinets de formation, Extracité (local) et Egaé (parisien), initialement mandatés pour former les habitants, sont in fine mis à contribution pour fidéliser les publics. Parfois ce sont des initiatives personnelles qui sont prises, à l’image de celle d’un délégué au préfet à la ville, qui explique avoir opté pour un contact téléphonique auprès de l’ensemble des habitants tirés au sort. Selon ce dernier, l’opération a été payante puisque la totalité des personnes contactées a confirmé sa présence. Dans les faits, seuls 6 habitants sur 33 sont venus à la réunion suivante. Dans les deux villes, le processus s’apparente à une course sans fin, comme le note Philippe : « On va continuer le porte-à-porte parce qu’on n’a pas assez de monde, des gens rentrent et sortent du CC. Avec les beaux jours on va y retourner, on va aller aux fêtes des quartiers, on ne peut pas faire autrement… » Dans les deux villes, l’appel aux volontaires, méthode qui avait été déclinée et décriée à l’origine, s’impose finalement. À Amiens, il est relayé par la presse institutionnelle de la Métropole [23]. Par la force des choses, pour être viables les nouvelles instances doivent s’inscrire dans un processus continu et ouvert à de nouveaux venus volontaires dont le profil sociologique n’est pas celui attendu, comme on le montrera dans notre troisième partie.
Centralisation et municipalisation
26Le processus de constitution des CC est d’autant plus complexe que s’exercent sur lui des injonctions venant du haut (de la préfecture) pour afficher au plus vite leur composition. Les conditions de recrutement des conseillers citoyens illustrent l’ambivalence de la politique de la ville et la complexité des jeux d’acteurs qui en sont au principe. Décidée au niveau national et mise en œuvre à l’échelle locale, l’action publique hybride de la ville reflète l’ambiguïté des rapports entre l’État et les collectivités territoriales (Epstein, 2013). Malgré la loi Lamy posant l’indépendance des CC « exerçant leur action en toute indépendance des pouvoirs publics », les modes d’appel à participer signalent un double processus de centralisation et de municipalisation. Par le moyen de l’accréditation préfectorale de listes de participants des CC et du contrôle du calendrier, l’État regagne du pouvoir sur les dispositifs participatifs de la politique de la ville et sur les collectivités locales. Les récits recueillis lors des entretiens décrivent des pressions étatiques et leurs effets sur le processus marqué du sceau de l’obligation :
« La personne chargée par la Métropole des CC est très bien, mais la pauvre elle n’a pas les moyens de l’autorité. Je crois qu’elle aimerait bien que ça fonctionne vraiment, elle ne demande que cela. Humainement, c’est vraiment agréable de travailler avec cette personne. On sent bien qu’elle a des convictions, elle voudrait faire des choses, mais il y a la préfecture qui la freine sans arrêt. Je pense que si le représentant de la préfecture a ce comportement-là, c’est peut-être parce qu’on l’y pousse. Je ne sais pas ce qu’il a comme obligation de résultat en amont. Il est fort possible qu’il soit, lui aussi, contraint par des directives qui ne sont pas tenables, des échéances qu’il ne peut pas tenir ».
« La préfecture a donné la deadline de décembre 2015 pour la constitution des CC. La préfecture râle sur le retard et les élus angoissent de ne pas connaître ceux qui participent au CC. Pour l’inauguration on a eu l’arrêté préfectoral sur la composition du CC, mais cela ne correspond à rien. On a donné et affiché 75 noms mais il y a plein de noms de personnes qui n’ont plus répondu depuis longtemps à nos sollicitations. C’est un CC un peu fictif mais on n’avait pas le choix ».
29Ce mouvement de centralisation n’écarte pas pour autant le pouvoir mayoral. Au contraire, il reste, dans les deux villes, suffisamment conséquent pour que l’on puisse parler de municipalisation des CC, notamment au stade du recrutement. Ce contrôle municipal renvoie au poids de l’habitude ou dépendance au sentier en matière d’approche de l’action publique participative dans les quartiers populaires. À Amiens, il prend néanmoins une forme spécifique : la mise à distance de la société civile organisée et des associations dans le processus de désignation des conseillers citoyens [24]. La métropole amiénoise, marquée à droite, est méfiante à l’égard du monde associatif et a très clairement souhaité empêcher la participation des associations au processus de recrutement et veillé à l’éviction des collectifs organisés, perçus comme trop éloignés politiquement de la majorité en place. Face aux difficultés rencontrées dans la mobilisation des habitants, les associations se sont portées volontaires pour apporter leur aide dans le processus de constitution des collèges des habitants en faisant la pédagogie des CC dans les quartiers. Mais exception faite des comités de quartier – relais historiques de la droite locale –, les associations, parfois les centres sociaux, et les tables de quartier [25] sont mis à distance par l’équipe municipale. Ils auraient pu constituer des intermédiaires de recrutement. La défiance vis-à-vis de la société civile organisée a néanmoins prévalu. La séparation des deux collèges en constitue sans doute la manifestation la plus saillante. Elle a été annoncée dès l’installation par les responsables de la Métropole et conçue comme une étape nécessaire, le temps de former les membres du collège des habitants. Expliquée et justifiée au nom de la protection des habitants profanes (les membres d’associations pouvant monopoliser la parole, ce qui risque d’intimider les habitants), la division des deux collèges est mal vécue par les personnes tirées au sort. Isolées, parfois seules, elles ne comprennent pas ou contestent cette scission parfois ressentie comme du mépris.
« On nous a dit : “On va vous former avant de pouvoir échanger avec les associatifs”. Mais pour qui nous prend-on ? ».
« Il y a des habitants qui ont dit : “On est que deux à quatre habitants, quel sens ça a de venir au collège habitants ? Pourquoi pas tous ensemble ?” […] Et là ils [les élus et agents] nous parlent de la séparation des deux collèges tant que les habitants ne sont pas formés. La mairie veut nous éduquer d’abord. (Elle rit) ».
32La négation des groupes organisés s’exprime parfois de manière brutale, comme l’illustrent par exemple les propos de cet élu de la métropole amiénoise : « La table de quartier, la Commission Rénovation Urbaine d’Étouvie [26] c’est fini. Maintenant c’est les CC. Il faut faire votre deuil [des autres dispositifs] ».
Violence et offenses institutionnelles
33Compte tenu des obligations de résultat, des injonctions de l’État et du refus d’associer les acteurs associatifs, il résulte du processus de sélection des formes de violence institutionnelle en direction de ceux dont on attend (et extorque parfois) l’engagement participatif. La production du public génère des offenses symboliques et une forme de profanation des profanes [27]. Par offense, on entend ici tout discours, acte, geste ou comportement susceptible de créer de l’émotion, de blesser une personne dans sa confiance, dans ses croyances, « dans sa dignité et dans son honneur » (Larousse). Les offenses institutionnelles constituent, chez les habitants, un facteur explicatif des sorties de jeu rapides et des refus d’y entrer. Ces dernières peuvent aussi néanmoins être politisantes en ce qu’elles déclenchent l’engagement, l’indignation ressentie étant un moteur de l’action pour ne pas perdre la face (au sens d’Erwing Goffman).
34L’offense tient d’abord à la non-formulation des objectifs de la participation, c’est-à-dire de son sens. Force est de constater la faible sophistication et les ambiguïtés qui accompagnent l’offre de participation, et de fait la fragilisent tant à Lille qu’à Amiens. À quoi vont servir les CC ? Quelles seront leurs prérogatives ? Le discours est particulièrement flottant. Ce flou, pour partie opportuniste – ne pas s’engager sur des objectifs qu’on ne saurait tenir ou laisser espérer le mieux sans s’engager formellement –, est vécu comme une forme de désinvolture institutionnelle ou de mépris par les publics participants. Parmi les griefs formulés par les habitants, le manque de clarté sur le rôle revient régulièrement : le CC sera-t-il consultatif ou décisionnel ? « À quoi on sert ? », « De quoi allons-nous parler ? »…
35« L’un des habitants m’a dit j’ai envie de fuir. Je me demande ce que je fais dans cette galère », nous confie un représentant associatif du CC Étouvie (homme, 68 ans, retraité). D’autres propos recueillis en entretien dans les deux villes vont dans le même sens : « On n’a pas le temps de recenser les besoins du quartier », « On ignore notre rôle », « Ce n’est pas assez concret, on veut être dans le faire »… Aussi, les désertions massives et les rapides défections doivent peut-être beaucoup à l’impossibilité d’endossement d’un rôle : l’offre institutionnelle n’est pas lestée de sens, les rôles ne sont pas distribués. Le flottement cognitif de ces arènes participatives n’est donc pas propice à l’adhésion des habitants.
36Mais les offenses symboliques procèdent surtout de l’insistance des recruteurs qui confinent parfois, au regard de l’activisme déployé, à l’intimidation et à la violence. On observe surtout cette dimension à Amiens. Les relances s’apparentent à des formes d’acharnement générant de l’inquiétude, surtout lorsqu’elles émanent de représentants des autorités institutionnelles. Elles peuvent par ailleurs être contre-productives. Du courrier dans la boîte aux lettres, à l’appel téléphonique avec message vocal, en passant par l’envoi de SMS et d’e-mails, l’invitation à participer prend la forme d’une convocation aux allures de harcèlement. Donner son accord pour participer peut ainsi être concédé de guerre lasse. Le témoignage d’une habitante d’Amiens Nord illustre cet état d’esprit.
« Je vous avoue que j’y suis allée parce que, finalement ça a été un peu imposé plus qu’autre chose quoi… Je n’avais pas donné de réponse. Ils sont venus, ils ont sonné, ils sont venus devant ma porte pour me relancer. J’ai dit que j’avais mes enfants. Ils m’ont dit carrément que je pouvais venir avec mes enfants, que ce n’était pas gênant, mais bon, ce n’est pas possible. Ils m’ont rappelée par téléphone, du coup j’ai dit je vais y aller sinon ils vont m’appeler tout le temps ».
38Des formes de maltraitance institutionnelle sont également perceptibles dans les récits de la désignation dans l’urgence des représentants au comité opérationnel de suivi, à l’instar de l’invitation de personnes non francophones sans sollicitation d’interprètes pour les accompagner. L’incident pourrait paraître anecdotique s’il n’était pas répétitif ; il s’est en effet reproduit dans deux conseils.
« Le délégué du préfet a été contraint de faire du porte-à-porte face à l’absence des habitants. Cela s’est soldé par la présence d’un habitant qui ne parlait pas français. On a procédé au vote du représentant pour le comité de pilotage du contrat de ville et le pauvre habitant qui ne comprenait pas a mis tous les bulletins dans l’urne ».
40À Amiens, tout se passe comme si les faiblesses de la demande sociale de participation que semble objectiver l’échec du recrutement des habitants étaient imputées à la population elle-même, dont on regrette le déficit de « civisme ». Les discours publics empruntent les registres de la culpabilisation, de l’intimidation et de l’infantilisation, surtout lorsqu’est abordé le sujet de l’assiduité. Les habitants présents se sont vus parfois reprocher l’absentéisme des autres : « Vous n’êtes que six parmi les habitants… Ce n’est vraiment pas beaucoup. Ce serait mieux d’être plus nombreux la prochaine fois, d’accord ? » (technicien politique de la ville). Un autre procédé couramment convoqué par les recruteurs amiénois est celui qui consiste à comparer et mettre en concurrence les conseils citoyens sur le registre de discours : « Ailleurs ça se passe mieux, ici vous n’êtes pas assidus, vous refusez de jouer le jeu ».
41Une habitante tirée au sort explique n’avoir jamais reçu la convocation au CC et s’être sentie offusquée de voir un agent de la mairie venir frapper à son domicile. Lors de cet entretien, elle confie qu’elle avait entendu parler des CC avant de recevoir un courrier stipulant qu’elle avait été tirée au sort. Elle attendait de recevoir une invitation qui n’est jamais arrivée. Lorsqu’elle a appris que la réunion avait eu lieu, elle a été déçue car elle voulait vraiment y participer. Le représentant de la mairie est venu chez elle sans la prévenir pour lui demander pourquoi elle n’avait pas assisté à la réunion. Elle dit n’avoir pas apprécié le ton moralisateur (46 ans, aide maternelle).
42Faute de participation élargie, les coûts de l’engagement sont concentrés sur un noyau restreint qui très vite se démobilise. Il faut parfois poser une journée de congé pour assister à une réunion du comité de pilotage, sans être défrayé. Invités aux forceps, sommés de s’investir sans que le sens de l’investissement soit explicité, les habitants envisagent rapidement l’option du désengagement. La remise de listes de noms et la monstration du nombre de conseillers (même fictifs) prennent le pas sur la mobilisation des habitants « réels ».
Conditions de production du public et profil des recrutés
43On a jusque-là suivi le processus de constitution des CC en s’appuyant surtout sur le point de vue des recruteurs, complété par celui des participants et de nos observations. L’engagement participatif est bien ici façonné institutionnellement puisqu’il est le produit d’une offre politique de participation. Il convient néanmoins aussi de s’attacher aux interactions sociales et situationnelles (Carrel, 2013) concrètes qui président à la constitution du groupe de participants. Pour qu’un public se forme, il faut des habitants pour accepter la proposition politique qui leur est faite. Non seulement les habitants ne sont pas au rendez-vous, mais ceux qui acceptent ne sont pas conformes au profil social visé par le dispositif. Sans se livrer à une étude systématique, on esquisse dans cette troisième partie une sociologie des publics mobilisés [28] (qui a accepté de participer au CC ?), mais à travers le prisme des difficultés rencontrées par les agents recruteurs et des effets du design de sélection sur les choix de participer [29]. On voudrait montrer que la manière dont les habitants ont été sollicités configure (pour partie) le profil du public constitué. Si des « profanes » ont été mobilisés, ils sont très peu issus des milieux populaires cibles de la politique de la ville. Pour des raisons pratiques et d’urgence, l’objectif de diversité sociale s’efface devant celui de remplir coûte que coûte le dispositif et de pouvoir afficher qu’il est constitué. Rapidement, les habitants éloignés de la participation ne constituent donc plus la cible à toucher. Le choix de puiser dans le vivier des « habitués de la participation » s’impose au final.
Le profane introuvable
44Les profanes faiblement intéressés par la politique – peu diplômés, en situation de désaffiliation sociale, issus des catégories populaires – apparaissent notablement sous-représentés dans le public constitué (trois à Lille, cinq à Amiens) [30]. Les CC visent à toucher ce public invisible et peu représenté. Force est de constater qu’il n’est pas au rendez-vous. Carole [31] et Michel font exception. La première a un niveau BAC, elle recherche un emploi. Elle est arrivée dans le quartier récemment. Elle n’a aucun engagement préalable ni connu d’autres formes de participation. Le deuxième est boulanger. Avant d’ouvrir sa boulangerie, il était « en contrat avec la mairie », ce qui explique en partie son choix d’accepter. C’est sa femme qui a été tirée au sort mais pour des raisons de garde d’enfant, elle a convaincu son mari d’accepter à sa place. Michel se révèle, lorsqu’on le rencontre, peu enthousiaste sur la suite de son engagement.
45Le travail de sollicitation du public, tel qu’il a été déployé dans les deux villes, contribue de deux manières à la mise à distance ou au faible enrôlement des milieux populaires, et inversement à mobiliser plutôt des habitants plus diplômés et/ou insérés socialement. La manière floue et ambiguë de présenter l’offre de participation (voir deuxième partie) est d’abord en cause. Elle renforce la défiance qui est prégnante dans la première réaction des habitants. Liée à un phénomène général de faible légitimité du politique et de discrédit des institutions, connue et documentée, elle procède plus spécifiquement aussi du flou avec lequel le dispositif est présenté. Les citoyens sont sans illusion sur le dispositif et expriment même une méfiance à l’égard de la démarche de participation à laquelle ils ont accepté eux-mêmes de participer. Des doutes sont émis sur l’utilité du dispositif. On participe souvent « sans illusions » parce qu’« il faut remplir son devoir de citoyen », sans trop d’espoir. Faute de précisions sur les missions du conseil citoyen ou sur la politique de la ville, c’est une citoyenneté comme obligation morale ou civique (Mazeaud, Talpin, 2010) qui est sollicitée chez les habitants. Ce cadrage tend à la surreprésentation des habitants qui l’ont intériorisé et donc de ceux qui disposent d’un certain capital politique ou intellectuel. Héloïse, au chômage après des études de mathématiques et d’informatique, est par exemple particulièrement virulente. Elle est venue par « le bouche-à-oreille ». Elle ne croit pas au discours de l’indépendance du conseil citoyen, a été déçue par plusieurs concertations et vient pour « tester ». Bernard est enseignant. Il est très engagé sur le plan associatif (vice-président d’un collectif d’artistes) mais très critique : « Ça nous fait chier les élus mais on va pas lâcher ».
46Un deuxième élément de cadrage de l’offre de participation contribue, du côté lillois, à la mise à distance du public cible initial : le fait que le conseil citoyen se situe à l’échelle de la ville. Le capital d’autochtonie de quartier et l’expertise d’usage sont en quelque sorte dévalués par l’échelle d’action au niveau duquel s’inscrit l’instance, ce qui a aussi pour effet d’écarter les citoyens profanes [32]. L’aspect transversal séduit a contrario des membres à plus fort capital culturel [33]. Les recruteurs ont parfaitement intégré ce paramètre et mesurent que cette déterritorialisation constitue un obstacle à la mobilisation mais ils restent prisonniers de cette option initiale.
L’enrôlement de profanes insérés socialement
47Lorsque des profanes [34] sont captés par les filets du dispositif et de la sélection, il s’agit le plus souvent d’habitants bien insérés socialement, souvent diplômés, qui connaissent une situation de disponibilité biographique et qui souhaitent reconvertir leur savoir professionnel dans l’engagement proposé. Ce résultat peut paraître contre-intuitif, compte tenu du caractère présumé populaire des quartiers concernés, mais ces derniers ne sont pas homogènes socialement (on observe ici un effet de la mixité sociale relative) [35]. La disponibilité biographique constitue une donnée structurante du profil des engagés. Près de 40 % des citoyens participants sont en situation de rupture familiale (séparation), de transition professionnelle (chômage, reconversion, formation), d’études ou de cessation d’activité liée à la retraite. Ils cherchent à valoriser cette période par une activité citoyenne, permettant notamment de faire valoir des compétences acquises au cours de la vie professionnelle. Le tirage au sort et le porte-à-porte ont ici une vraie vertu : ils permettent de « toucher » un public de novices en leur offrant un stimulus et une opportunité de participation alors qu’ils en étaient éloignés. La propension à mettre cette inactivité au profit de la participation est socialement située : elle est plus prégnante chez les participants qui ont du capital culturel et un intérêt pour la politique. La question du savoir est au cœur de ce profil : savoirs personnels et « savoir professionnel diffus » (Sintomer, 2008) à recycler, savoirs sur la ville et l’action publique à acquérir [36]. Paul est emblématique de ces processus. Architecte et professeur dans une École d’architecture de Paris, il s’est porté volontaire directement. Il exprime la motivation suivante pour rejoindre le CC : tisser des liens avec d’autres personnes dans le quartier. Il est convaincu que les citoyens ont leur mot à dire sur l’aménagement de leur ville. Frank a un profil proche. Retraité, il a fait partie d’association de parents d’élèves mais ne se dit pas « grand militant ». Il a été directeur financier de La Voix du Nord. Il a désormais du temps pour s’investir.
48L’enrichissement cognitif constitue un objectif commun à ce groupe. Si cet apport cognitif n’est que rarement un motif suffisant pour assurer une participation régulière, il est en revanche un facteur déterminant de la participation. De nombreux participants perçoivent ainsi le CC comme un espace d’information et de formation (ce qui a été un élément mis en avant dans la sollicitation des recruteurs : apprendre les rouages de l’action publique). Les participants de ce groupe étaient dans une attente d’engagement qui ne s’était pas encore actualisée dans une implication effective faute d’offre, ou qui a été longtemps différée.
Puiser dans le vivier des habitués de la participation
49Ce type de profanes ne suffit pas néanmoins à « remplir » le dispositif, et les recruteurs s’appuient sur le vivier des « habitués de la participation » [37] qui leur permet d’étoffer les effectifs et d’accélérer la constitution des conseils [38]. Certains participants du CC à Lille sont engagés jusque dans cinq structures à la fois [39]. Le phénomène comporte néanmoins des limites : la multiplication sur le plan local de dispositifs tarit le « stock » d’habitants a priori disponibles pour ce type d’engagement. Le choix de faire coexister à Lille conseils de quartiers et conseils citoyens a pour effet de limiter les possibilités de recrutement.
50Le conseil citoyen s’est parfois directement branché sur un autre dispositif comme le Fonds de participation des habitants. À Hellemmes (commune associée à Lille), une partie du recrutement des candidats au conseil citoyen s’est faite au sein de l’Association du Fonds de Participation des Habitants. Une forme de confusion entre les missions des deux instances s’installe, renforcée par le fait que la structure de l’ALFPH porte les conseils citoyens. Leyla est emblématique du profil de cumulant de la participation. Elle est présentée par le coordinateur du conseil citoyen de Lille comme « un des piliers » du CC. Elle prépare actuellement une licence professionnelle. Son congé parental de 5 ans lui a permis de déployer un engagement associatif assez fort. Elle a été présente sur la liste PS aux dernières élections municipales à Hellemmes, elle est militante socialiste. Elle connaît déjà le concept de politique de la ville car elle a travaillé à la commune de Maubeuge sur cette question. Bernard est pharmacien à Amiens. C’est un habitué de la participation mais il connaît une forme de désocialisation politique. Il a été proche de la droite centriste puis des socialistes. Il est impliqué dans son quartier et connu par les habitants. Il évoque beaucoup en entretien son activité de professionnel de santé qu’il entend mettre à profit du conseil citoyen.
51Ces habitués sont socialisés à la participation dans sa dimension critique et charrient avec eux souvent leurs désillusions liées à des expériences antérieures décevantes. Les implications sur le CC dans son ensemble sont fortes : ce sens critique met aussi à distance les profanes. On observe une certaine « fatigue » ou « souffrance » participative ou une forme de malheur militant. Néanmoins, le sens critique et le désenchantement n’excluent pas de continuer l’engagement voire viennent le renforcer. De nombreux engagés sont ainsi tenus par leur sens critique, leurs espoirs déçus, et ne veulent pas « lâcher ».
Conclusion
52Notre objectif était double : contribuer à l’analyse de la production des publics participatifs en général et des CC en particulier. On a cherché à suivre, documenter et analyser au plus près, à travers entretiens et observations, la constitution de publics en train de se faire (et déjà de se défaire, pourrait-on ajouter). La constitution des CC à Amiens et Lille a suivi un cours particulièrement erratique. Il tient aux tensions que leur création ne peut manquer de produire : d’un côté, ces instances sont fondées sur la volonté de toucher un public éloigné de la participation et de rompre avec les techniques habituelles du volontariat en mobilisant une démocratie de l’aléatoire (or les difficultés à mobiliser sont fortes) ; d’un autre côté, elles sont obligatoires et le processus se fait sous injonction de l’État. Comment mobiliser un public introuvable avec obligation de résultat ? L’exercice est quasi impossible et on a montré qu’il conduit à des formes d’accommodements, d’offenses et de renoncement aux objectifs initiaux. La « concrétisation » du tirage au sort se fait par bricolage, le porte-à-porte étant interprété dans les deux villes comme une autre forme de « la démocratie du sort », plus opératoire. Le tirage au sort comme technologie ne suffit pas à fabriquer des publics. Il faut prendre en compte un contexte d’appropriation par les acteurs de ce qui est aussi d’abord une injonction nationale à l’utiliser, sans moyens ou critères précis. La philosophie centrale des conseils citoyens est l’autonomie des habitants à l’égard des pouvoirs locaux et des élus. Mais qui les constitue ? De fait, dans les deux villes étudiées ici, ce sont bien les pouvoirs locaux qui président directement ou indirectement à leur formation et qui déterminent le choix du design de sélection. Ce processus a des effets tangibles sur le format du public constitué.
53Tout se passe comme si la fonction principale des conseils citoyens dans les villes étudiées était surtout la fabrication d’un public de participation, son objectivation et sa mise en scène rapide (notamment parce que des injonctions préfectorales s’exercent sur les recruteurs). Le flou des attributions et la philosophie du dispositif (s’ouvrir aux publics « éloignés de la participation ») tendent à donner à cette dimension un aspect cardinal. La constitution d’un public dans les conseils citoyens et sa monstration (afficher publiquement le groupe) semblent compter autant sinon plus que le dispositif lui-même dont les finalités restent très floues et les règles indéterminées. La fabrication du public dans les deux villes n’est pas un exercice préalable mais un exercice continu tant se révèle forte l’incapacité à fidéliser. Elle n’est pas seulement une étape inaugurale mais bien un work in progress dans la mesure où le public ne se stabilise pas ou jamais (le turn-over est d’emblée important). Les difficultés inaugurales à constituer un public et la question lancinante de sa fidélisation affaiblissent de diverses manières la légitimité du dispositif : elles ne contribuent pas à sa stabilisation et donc à son fonctionnement, et elles mettent en cause l’idée d’une « nécessité » de la participation des habitants en disqualifiant sa demande sociale. Le dispositif, d’emblée fragile, ne peut s’appuyer sur le mythe légitimant ou la fiction nécessaire de sa représentativité sociale. Il court sans arrêt après « son » public et ne peut s’institutionnaliser. La presse locale peut ainsi s’interroger : « Pourquoi les conseils citoyens se vident-ils si rapidement ? » [40]
54Faut-il déduire des difficultés rencontrées une faible demande sociale de participation ou l’inefficacité des outils déployés ? Les deux sans doute. Force est de constater que les deux villes présentent de nombreuses similitudes, même si la désignation n’est pas portée politiquement de la même manière et si les outils divergent [41]. Faut-il généraliser les constats au-delà des deux villes étudiées ? Les résultats de deux enquêtes, celle menée par le Commissariat à l’égalité des territoires [42] et celle du programme national de co-évaluation des conseillers citoyens, vont dans le même sens. Ils tendent à conforter le double constat de démobilisation des publics et de difficultés des CC à mobiliser au-delà d’un cercle de personnes bien identifiées déjà présentes dans les instances de participation et proches des pouvoirs publics [43]. L’analyse produite n’est pourtant qu’un état de recrutement à l’instant T (une période d’un an et demi à peu près). Elle ne préjuge en rien de la suite. Un processus d’autonomisation du conseil citoyen par rapport aux institutions s’est ainsi opéré au début de l’année 2017 à Amiens comme à Lille. Il est à l’initiative d’un noyau de participants qui cherche à toucher désormais, sans passer par les interfaces institutionnelles, un public de participants plus divers, à définir les priorités pour leurs quartiers en prenant la main sur le règlement intérieur et sur l’ordre du jour et en choisissant de se libérer de la présence institutionnelle. Cette autonomisation dans les deux contextes est pour partie le produit du sentiment de violence produit par les conditions de constitution du CC. L’offense institutionnelle initiale a donc été politisante (Bachir, 2018). Malgré son hyper-cadrage institutionnel, la procédure a ainsi engendré des débordements (Barthe, 2002).
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Mots-clés éditeurs : Lille, tirage au sort, profane, participation des classes populaires, fabrique du public, Amiens, public de la participation, conseils citoyens
Mise en ligne 04/10/2019
https://doi.org/10.3917/parti.024.0167Notes
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[1]
Dans le présent article, on entend par public un groupe de participants à un dispositif, et non comme chez John Dewey une « communauté d’enquêteurs ». On ne s’intéresse pas ici à l’émancipation d’un groupe et à sa constitution en sujet politique mais, plus en amont, aux logiques d’agrégation institutionnelle de citoyens autour d’une procédure ou d’un dispositif.
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[2]
Une nouvelle « gouvernementalité participative » semble ainsi se dessiner. Les dispositifs et la mise en participation offrent de nouveaux « instruments de gouvernementalisation (de l’action publique, des individus et des groupes sociaux) » qui visent à réduire les conflits ou à épuiser leurs charges (Gourgues, Rui, Topçu, 2013 ; Gourgues, 2013).
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[3]
C’est flagrant dans le cas des conseils de quartier en France, qui constituent pourtant dans ce pays le dispositif participatif le plus courant.
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[4]
On sait que la productivité du tirage au sort est plutôt faible pour les dispositifs pérennes ; il est plus efficace pour les dispositifs one shot (Vergne, 2012).
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[5]
Dans le cas étudié dans cet article, le tirage au sort ne constitue qu’une technique parmi d’autres, puisque d’emblée il a révélé de fortes limites et la nécessité de recourir à d’autres outils. Merci à Vincent Jacquet pour son aide et ses suggestions de lecture pour la rédaction de ce paragraphe.
-
[6]
Ministère des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, 2014, Conseils citoyens. Cadre de référence, titre 1er, page 5, http://www.ville.gouv.fr/IMG/pdf/cadre-de-reference-conseils-citoyens.pdf (accès le 29/05/2019).
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[7]
Terme générique désignant à la fois les élus, les animateurs et techniciens de la politique de la ville, les facilitateurs, les délégués préfectoraux chargés de mission à la Ville.
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[8]
L’observation et les analyses présentées concernent la phase de la mise en place et la première mandature des CC (2014-2016).
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[9]
Voir l’introduction du dossier dans le présent numéro.
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[10]
Merci à Vincent Jacquet et Guillaume Petit pour leur relecture.
-
[11]
Loi no 2014-173 du 21 février 2014.
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[12]
Ministère des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, 2014, Conseils citoyens. Cadre de référence, juillet 2014, titre III.3, http://www.ville.gouv.fr/IMG/pdf/cadre-de-reference-conseils-citoyens.pdf (accès le 04/06/2019).
-
[13]
Elle procède d’une logique historique (socialisme municipal) d’emprise sur la société civile dénoncée notamment par les écologistes (Collectif Degeyter, 2017).
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[14]
L’analyse à Lille est largement fondée sur la relation privilégiée construite avec lui à partir de juillet 2015 et les entretiens répétés au cours du processus de constitution du CC lillois. On présentera plus loin son profil. Philippe est un pseudonyme.
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[15]
« Ah quoi bon s’investir si déjà nous ne sommes pas consultés sur les projets concernant le quartier. Les projets pour cette année ont déjà été arrêtés, je me dis à quoi ça sert alors » (habitant tiré au sort, 39 ans, Amiens, ouvrier, CC Pierre Rollin, observation).
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[16]
Dans chaque préfecture ont été nommés des chargés de mission dédiés aux conseils citoyens.
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[17]
Walid Hana et la présidente de l’association ne dissimulent pas une forte complicité dans les entretiens réalisés et les réunions observées.
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[18]
Lors de la première réunion du CC, Walid Hana nous confie : « Un conseil unique permet aux quartiers de ne pas les enfermer sur eux-mêmes ».
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[19]
L’auteur montre bien, dans sa thèse portant sur les motifs explicatifs de la non-participation des tirés au sort, que la sélection aléatoire « ne supprime pas l’auto-sélection des participants ». Voir aussi Smith (2009).
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[20]
Elle a été expérimentée de manière intensive et avec succès, au regard du nombre et de la présence assidue des personnes ainsi désignées, pour la mise en place des « conseils d’habitants » initiés par la gauche municipale entre 2008 à 2014. L’expérience d’Amiens, site expérimental, a servi de modèle dans l’élaboration de la loi Lamy.
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[21]
On est donc dans des taux relativement standard en la matière (voir Jacquet, 2017, p. 37).
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[22]
Vincent Jacquet (2017) a distingué dans son travail doctoral six motifs de la (non-)participation : le devoir civique, l’auto-habilitation, la concentration sur la sphère privée, la dynamique interne, la valeur instrumentale des dispositifs, la disponibilité personnelle. Dans les interactions de face-à-face sur la base des témoignages des recruteurs, les motifs 3, 5, et 6 apparaissent fortement.
-
[23]
C. Bergeon, « Porter la voix des habitants. Les cinq conseils citoyens d’Amiens ouvrent leur porte aux volontaires. Pour construire les quartiers de demain », Journal d’Amiens et d’Amiens Métropole, no 820, 14-20 décembre 2016, https://www.amiens.fr/Liens-utiles/JDA (accès le 04/06/2019).
-
[24]
À Lille, les centres sociaux ont été sollicités mais, à en croire les recruteurs, ils ont peu joué le jeu (« Ils se sentent propriétaires de leurs publics », selon Philippe). Les collectifs d’habitants sollicités sont méfiants à l’égard de la municipalité et de ce dispositif, et se révèlent peu coopératifs.
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[25]
Même si, comme les CC, les tables de quartier (TQ) s’inspirent du rapport Bacqué-Mechmache (2013), elles s’en différencient par leur caractère expérimental, volontaire et non obligatoire. Libres, elles ne sont régies par aucun texte et n’obéissent à aucune hiérarchie ou tutelle institutionnelle. Une quinzaine de TQ ont été expérimentées en France dont une à Amiens (Étouvie), voir Bachir (2018).
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[26]
La Commission Rénovation Urbaine d’Étouvie (CRUE) est un collectif formé de plusieurs associations.
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[27]
Cette perspective paraît d’autant plus stimulante que des travaux récents invitent à prendre en compte les affects, négatifs ici, qui sont une des dimensions structurantes des expériences participatives (Blondiaux, Traïni, 2018).
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[28]
Sur cette question désormais inscrite à l’agenda scientifique, voir Petit (2017).
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[29]
On s’appuie sur une trentaine d’entretiens réalisés avec les habitants qui ont accepté de participer et que nous avons repérés dans les premières réunions ou dont les contacts nous ont été donnés par les acteurs institutionnels. Il eut fallu sans doute s’attacher aux profils des habitants ayant refusé, mais les conditions de l’enquête ne l’ont pas permis.
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[30]
Ces caractéristiques du public constitué tiennent évidemment à des phénomènes plus généraux de sélectivité sociale de l’offre participative, mais on fait l’hypothèse ici qu’ils tiennent aussi aux partis pris de sélection initiaux. Les personnes les plus avantagées, élément mesuré principalement à partir du niveau d’éducation, acceptent relativement plus souvent de prendre part à des mini-publics tirés au sort (voir notamment Font, Blanco, 2007 ; Griffin et al., 2015).
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[31]
Les noms ont été modifiés.
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[32]
Lorsqu’il est référé à son quartier, l’individu n’est plus un être sans qualité, mais un être qui détient des savoirs d’usage (Bertheleu, Neveu, 2005).
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[33]
Éliane ne veut surtout pas rester enfermée dans son quartier. Elle est attirée par le fait que les réunions permettent de rencontrer des personnes des quartiers de Lille, car elle n’est pas très attachée à son quartier.
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[34]
Au sens de « non-habitués de la participation » et de novices en termes d’engagement, ce qui n’implique pas forcément d’être désaffiliés socialement ou de ne pas avoir de compétences ou d’intérêts pour la politique.
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[35]
Six quartiers sur dix sont classés en politique de la ville à Lille. Sur cette question voir Collectif Degeyter (2017).
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[36]
Julien Talpin et Alice Mazeaud ont dégagé quatre motifs d’engagement : le civisme, l’intérêt personnel, la sociabilité, le développement cognitif. Ces raisons d’agir ne sont « ni neutres socialement, ni exclusives, l’articulation de ces différents motifs étant ce qui caractérise un participant hautement intégré ». Notre étude s’inscrit, rappelons-le, dans la phase de lancement des CC : les satisfactions ou rétributions que peuvent tirer les participants ne sont qu’entraperçues (Mazeaud, Talpin, 2010).
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[37]
On entend ici par « habitués de la participation » des profils de personnes engagées au sens large, c’est-à-dire pas seulement dans les dispositifs participatifs.
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[38]
Ce phénomène de cumul participatif a bien été mis en évidence par Guillaume Petit (2017) qui montre dans sa thèse que la participation est vécue comme la continuité d’autres engagements locaux.
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[39]
Luce fait partie du comité de gestion du Fonds de participation des habitants. Elle est conseillère de quartier depuis cinq ans. Elle a été présidente d’un club de natation synchronisée et membre de la Jeunesse ouvrière chrétienne dans sa jeunesse (responsable régionale). Anne-Cécile est membre de plusieurs associations et notamment membre d’un conseil d’administration. Elle dit être très à l’aise sur les questions de participation. Membre du conseil citoyen, elle est déléguée au comité de suivi opérationnel. Elle est également membre du conseil d’administration de CAPS, un centre social implanté à Amiens Sud.
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[40]
Titre de La Voix du Nord, le 29 janvier 2018.
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[41]
La volonté d’écarter les associations spécifie aussi le cas amiénois.
- [42]
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[43]
Voir à ce sujet l’entretien avec Bénédicte Madelin dans le présent numéro.