Couverture de PARTI_019

Article de revue

Prendre (sa) part. Habiter, c’est participer

Pages 23 à 48

Notes

  • [1]
    Ces mouvements protestent contre le mal-logement, le manque de place et les conditions de vie dans les centres d’hébergement, ou encore les carences des politiques d’accès au logement social. Occupations de l’espace public et d’institutions, réquisitions d’immeubles vacants, appels aux médias, campements de tentes au cœur des villes ont rendu visibles ces mouvements : au cours des années 1990, on pense aux actions emblématiques de l’association Droit au logement (DAL) (Péchu, 1996 ; Doidy, 2007), et dans les années 2000, à celles des Enfants de Don Quichotte (Bruneteaux, 2013).
  • [2]
    Notons que la loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) vient réaffirmer la participation des personnes sans domicile aux politiques et aux dispositifs les concernant (article 40). Le décret no 2016-1140 du 26 octobre 2016 précise l’organisation de nouvelles instances de participation : un Conseil national des personnes accueillies ou accompagnées (CNPA) et des conseils régionaux des personnes accueillies ou accompagnées (CRPA).
  • [3]
    Les personnes étrangères, qu’elles aient ou non un domicile, sont quant à elles systématiquement exclues du droit de vote, à l’exception des ressortissants de l’Union européenne qui peuvent voter et être élus aux élections municipales et européennes.
  • [4]
    Voir la circulaire DGAS/MAS/2008/70 du 25 février 2008.
  • [5]
    A. Champagne, « Présidentielle : les SDF, eux, sont bien dedans », blog Chez Francis, 6 avril 2012, http://rue89.nouvelobs.com/blog/francis-paris/2012/04/06/presidentielle-les-sdf-eux-sont-bien-dedans-227111 (accès le 02/02/2018).
  • [6]
    C’est par exemple, à notre connaissance, la première fois que le colloque du GIS Participation et Démocratie accueille en janvier 2015 une intervention sur ce sujet : Lilian Gravière, « Les ambiguïtés de la participation en travail social ». L’auteur compare de manière stimulante deux conceptions de la participation issues des traditions anglo-saxonnes : d’une part le social case work – autour de Margaret Richmond – qui a fortement inspiré le travail social en France ; et d’autre part, le mouvement participatif des settlements – autour de Jane Adams (Gravière, 2013).
  • [7]
    Cet article est issu des recherches que nous avons menées au Groupe Recherche ACtion (GRAC) avec A. Guilbert et R. Eliçabe.
  • [8]
    La dernière enquête dite « sans domicile » de l’INSEE en 2012 décrit une population plutôt jeune et masculine : 38 % des SDF sont des femmes, un quart des SDF ont entre 18 et 29 ans, un sur deux entre 30 et 49 ans. Les statistiques montrent un faible niveau de diplôme, à relier avec des origines sociales modestes. Par exemple, parmi les SDF francophones qui sont nés en France et qui ont entre 25 et 60 ans, les deux tiers ont un père ouvrier ou employé, contre 55 % des personnes en population générale. Un quart des sans-domicile ont un travail régulier ou un « petit boulot » contre 53 % en population générale. Un SDF sur trois vit avec moins de 300 euros par mois. 62 % vivent seuls sans enfant. À l’origine de la perte du logement, 35 % évoquent des difficultés familiales, 30 % des problèmes financiers, 5 % les deux, 11 % une mobilité géographique et 19 % une hospitalisation, une incarcération ou un autre motif. Un quart des SDF nés en France ont été placés durant l’enfance (Yaouancq, Duée, 2014).
  • [9]
    Décret no 2004-287 du 25 mars 2004 relatif au Conseil de la vie sociale et aux autres formes de participation instituées à l’article L. 311-6 du Code de l’action sociale et des familles.
  • [10]
    Une démarche d’insertion conditionne l’hébergement et le renouvellement du contrat : c’est « l’épée de Damoclès », résume un résident. La durée du séjour est variable. Sur les circuits d’hébergements, voir Gardella (2014).
  • [11]
    La demande avait été transmise auparavant à plusieurs reprises au CVS.
  • [12]
    Une question forte qui traverse les processus d’empowerment (Bacqué, Biewener, 2013).
  • [13]
    Cette expérience n’est sans doute pas loin de celle qu’ont pu vivre les militants ouvriers, un « devenir autre chose » que décrit Olivier Schwartz (1991, p. 82).

1L’idée de rapprocher les personnes sans-abri et la citoyenneté pourrait passer pour une proposition fort provocante. Comment des personnes sans ressources, si préoccupées par leur survie pourraient-elles agir dans des cercles plus larges ? Comment, dans des conditions de vie intenables, le corps défait, ces personnes auraient-elles un surplus d’énergie pour prendre la parole ? C’est un doux rêve, diront les tenants de la thèse de la désocialisation des SDF, d’où découle l’incapacité à s’organiser, à être citoyen, à participer (Murard, 2005, p. 199-200).

2L’absence à proprement parler de « mouvement social des SDF » est généralement soulignée par la littérature sociologique (Damon, 2002), de même que la faiblesse des ressources dont ils disposent pour agir sur la scène publique (Cress, Snow, 2000). Toutefois, dans l’optique de la théorie de la mobilisation des ressources, toute une sociologie a porté attention à des « mobilisations improbables » (Mathieu, 1999). Des mobilisations qui prennent pied au sein de groupes sociaux inorganisés, avec de faibles ressources économiques et sociales, exclus du jeu politique et dénués de tradition protestataire : sans-papiers, sans-emploi, sans-abri, prostituées. Ces travaux ont le mérite de mettre au jour les conditions d’alliance entre des personnes SDF et des associations militantes (Péchu, 1996) [1]. En outre, des collectifs autonomes de SDF (Pichon, 2009, p. 54-57) ont pu se constituer et agir collectivement pour améliorer leur situation, par exemple à Toulouse (Legagneux, 2010 ; Clément et al., 2004), Saint-Étienne (Grand, 2013), ou encore en Italie à Bologne (Paltrinieri, Bergamaschi, 2005).

3Dans les institutions de l’assistance, le pauvre – figure centrale de l’incapable – n’a jamais connu aucune forme de droit à la participation (Simmel, 1998 [1907] ; Joseph, 2005, p. 115). À cela s’ajoute l’absence de domicile qui entrave considérablement le droit de participer à la sélection des représentants politiques (voir encadré no 1).

4Dans cette grande région d’insignifiance, la participation a pourtant acquis force de loi. La loi dite de modernisation de l’action sociale et médico-sociale – la loi 2002-2, couramment appelée « loi des droits des usagers » – institue des dynamiques participatives, soulevant cette question : comment prendre (sa) part aux espaces de participation lorsque l’on est « sans » ? Désormais, les usagers sont invités à s’exprimer et à participer au fonctionnement des lieux de prise en charge. L’article L. 311-6 du Code de l’action sociale et des familles instaure l’obligation de créer de nouveaux dispositifs participatifs : les Conseils de la vie sociale (CVS) [2]. Mais que s’y passe-t-il vraiment ? À quoi participent les personnes prises en charge ? Quelles parts au juste sont-elles amenées à prendre et à apporter ? Et après tout, pourquoi faudrait-il qu’elles participent ? Lorsqu’elle est impulsée d’en haut, difficile en effet de ne pas voir cette participation comme une énième tentative de domestication des plus pauvres, une nouvelle injonction à « être acteur » et « responsable » (Astier, 2007), dans un contexte de crise structurelle et d’évolution libérale des politiques publiques (Castel, 2003).

Encadré 1. Droit de vote sans domicile

Posséder un domicile est un réquisit pour faire valoir des droits : droits aux prestations sociales, obtention d’une carte d’identité, droit de vote. Les personnes sans domicile fixe sont indirectement exclues du droit de vote [3]. Le Code électoral exige en effet un élément de rattachement à une commune. La loi de lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998 a assoupli les règles de domiciliation. Elle autorise les SDF à s’inscrire sur les listes électorales de la commune où est situé l’organisme d’accueil, dont l’adresse figure depuis au moins six mois sur leur carte d’identité, ou qui leur a fourni une attestation établissant un lien de même durée.
Pour autant, dans les faits, l’exclusion demeure et peu de SDF sont inscrits sur les listes électorales (Hérin, 2007, p. 103-104). Ce système – notamment le délai de six mois – reste contraignant tant les situations sont incertaines, les personnes étant ballottées au gré de leurs orientations dans des structures d’accueil parfois éloignées géographiquement. Ainsi, au cours des années 2000, des associations ont revendiqué la mise en œuvre effective du droit de vote pour les SDF – à l’instar par exemple du collectif Salauds de pauvres créé en 2006.
La loi DALO (Droit au logement opposable) du 5 mars 2007 amende encore la procédure : il suffirait d’« avoir un lien avec la commune ou le groupement de communes » pour s’y faire domicilier [4]. Charge aux personnes de prouver leur lien. Aucune durée minimale de présence n’est désormais imposée. Ces modifications ont-elles entraîné davantage d’inscriptions sur les listes électorales ? Actuellement, les données manquent pour y voir clair. Mais différents articles de presse consacrés aux présidentielles de 2012 révèlent toujours des difficultés administratives pour les électeurs sans domicile. Voir par exemple, le travail d’Aurélie Champagne sur le blog Chez Francis : « Présidentielles, les SDF eux sont bien dedans » [5].

5La sociologie de la participation et les sciences politiques restent muettes sur les espaces de participation des SDF, à de rares exceptions près (Berger, Sanchez-Mazas, 2008) [6]. Ce constat est généralisable à la participation de tous les usagers des services sociaux. Ce champ d’investigation est laissé pour l’instant à la sociologie du travail social qui se montre davantage attentive à la transformation des pratiques professionnelles sous l’effet de la loi 2002-2 (Chauvière, 2010) qu’à la question politique de la participation des usagers. La loi impose pourtant ce droit de participation et des dispositifs ad hoc qui prennent réalité depuis une dizaine d’années dans les lieux d’accueil. Ce sont ces expériences que nous nous proposons de regarder de près avec trois enjeux analytiques.

6Premier enjeu, il s’agit de décrire la participation au quotidien, en deçà des mobilisations collectives exceptionnelles – un point aveugle de l’analyse des mouvements sociaux des « sans ». Quelles sont les pratiques quotidiennes de participation lorsque l’on n’a pas les ressources requises, quand on est pauvre, sans logement, fortement stigmatisé dans l’espace public et éloigné des lieux de pouvoir ? En dehors de la sphère militante, dans quels espaces s’exprime cette participation et avec quels points d’appui ? Répondre à ces questions implique d’observer de près les lieux et les relations sociales dans lesquels sont impliqués ceux qui participent.

7Un deuxième enjeu consiste à appréhender la participation dans un cadre institutionnel omniprésent. Affirmons d’emblée que l’expérience des hébergés n’est pas ordinaire. Dans une telle situation, les conditions de la participation sont précaires. Comment participer lorsque l’on ne vit pas chez soi mais que l’on est un simple hébergé par une institution ? Autrement dit, comment participer quand le chez-soi ne fournit pas l’assise nécessaire à la vie publique ? Comment braconner des ressources malgré ce statut fragile ?

8Nous soulignons ici le terme institution. Non pas seulement des guichets ou des services d’accueil, mais des institutions au sens fort dans lesquelles toute la vie quotidienne des résidents est enserrée : dormir, manger, se laver, se sociabiliser, se divertir, éduquer ses enfants, faire le ménage, laver son linge.

9Ainsi, nous proposons d’instruire dans cet article l’hypothèse suivante. Participer lorsque l’on est hébergé, ce n’est pas simplement donner son avis dans les structures légales prévues à cet effet. Les personnes hébergées participent du simple fait qu’elles doivent composer avec, s’impliquer dans, s’accommoder de ce cadre institutionnel, une forme de « participation discrète » en quelque sorte. Les résidents participent au sens où ils prennent part aux espaces collectifs et à la vie commune, se construisent des habitudes de vie, ont un sens de l’entraide, ; ils maintiennent un équilibre subtil entre vie privée et vie publique, entre retrait et engagement. Si l’on définit l’habiter comme « l’acte de transformer ou de chercher à transformer l’espace pour y être bien » (Lion, 2014, p. 961), participer relève donc ici d’un enjeu bien particulier : habiter des lieux où l’on n’est pas chez soi.

10Enfin, le troisième enjeu est politique : il s’agit de penser la communauté politique avec les SDF. Immergés dans ces espaces de participation buissonnière, avec des SDF, nous faisons une expérience tout autant anthropologique que politique : non pas le sentiment d’une « altérité radicale » (Gardella, 2003) mais le « choc d’une ressemblance » (Girola, 2016). L’observateur ressent en effet un fort sentiment de similitudes dont il faut prendre acte. Construire une anthropologie politique qui ne soit pas exclusive est à ce prix, et permet de sortir la pauvreté de l’enclave de l’assistance.

11Il faut en effet prendre garde à ne pas construire une participation à part, la part des sans parts, au ban des espaces sociaux et politiques (Terrolle, 2004). Cet article plaide au contraire pour une affirmation concrète du SDF comme citoyen (Murard, 2005), ou pour le dire autrement, pour une citoyenneté incarnée à rebours d’une figure universelle. Les corps parfois un peu bancals, bruyants et odorants des SDF peuvent résister à une certaine discipline démocratique là où l’on pourrait voir (et craindre) avec certains auteurs un laminage des corps sociaux en corps civique sous l’effet des dynamiques participatives (Rui, 2013). Rapprocher la participation de l’acte d’habiter oblige à faire droit dans l’analyse aux singularités de ceux qui participent, à leurs corps récalcitrants, en bref, à prendre en compte ces engagements en personne.

12Notre article explore ainsi la participation dans les centres d’hébergement à partir d’enquêtes ethnographiques (voir encadré no 2). Ces pratiques sont buissonnières, parce qu’elles s’écartent des modèles de démocratie participative bâtis sur un principe d’échange égalitaire : sur ces terrains, les écarts sociaux sont exacerbés. Buissonnières encore, parce qu’elles se détournent des règles de la grammaire publique, elles s’expriment par des signaux faibles de participation dans un sous-sol sensible de coopération fragile où chaque geste importe (Overney, 2014). Buissonnières, enfin, parce que les SDF participent avec leurs singularités, leurs questions et leurs paroles qui peuvent déstabiliser plus d’un chercheur. Si le « tournant ethnographique » (Cefaï et al., 2012) est acté dans la sociologie de la participation, il tarde à s’affirmer sur les terrains de la grande précarité pour en saisir les questions hétéroclites. Au cœur des CVS, la discussion s’ouvre sur la taille du verre d’alcool autorisé à table, les objets de récupération et le téléviseur interdits dans les chambres, ou encore le partage du ménage. À charge aux sociologues de s’en saisir.

13Nous discuterons successivement différentes dimensions de la participation des SDF dans les centres d’hébergement. Premièrement, la participation permise par le cadre légal est interrogée en la confrontant à ses contradictions, dans des lieux d’hébergement saturés de contraintes. Deuxièmement, sont analysées les injonctions à la participation des résidents à la vie commune, par les tâches ménagères et les liens de sociabilité. Nous montrerons comment le contournement de ces exigences institutionnelles et les positions de retrait des résidents sont une forme de participation qui leur permet de tenir dans les lieux et de se les approprier. Troisièmement, l’article étudie le changement de position et de posture, l’acquisition de ressources et de savoir-faire, et finalement les perspectives d’émancipation ouvertes par l’occupation d’un poste au sein des CVS.

Encadré 2. Enquête et corpus

Cet article s’appuie sur des enquêtes ethnographiques réalisées dans des lieux d’hébergement social, concernés par l’application de la loi 2002-2 : les Centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) [7]. Ceux-ci accueillent pour une durée moyenne à longue (de quelques mois à plusieurs années) des personnes en grande précarité et sans domicile, qui vivent dans la rue depuis plus ou moins longtemps, des migrants déboutés du droit d’asile, des personnes âgées, des jeunes, des hommes et des femmes, des familles, des personnes avec de graves problèmes de santé (Eliçabe et al., 2013). Les situations des personnes sans domicile sont variées et à mettre en rapport avec les biographies tourmentées de celles et ceux qui se retrouvent à la rue (chômage, expulsion locative, rupture conjugale ou familiale, placement durant l’enfance, exil, maladies, isolement, incarcération) [8]. Les CHRS proposent, selon les sites, tantôt un hébergement sur place – des chambres ou des appartements, individuels ou partagés, avec des espaces collectifs –, tantôt des appartements disséminés dans le parc immobilier privé ou public.
Nous avons enquêté entre 2006 et 2015 dans dix CHRS situés à Paris, dans l’Essonne et dans le Puy-de-Dôme. Le corpus ethnographique est constitué des entretiens avec les travailleurs sociaux et les résidents qui participent ou non au CVS, des observations des réunions du CVS, des documents afférents à ces réunions (comptes rendus, affichages, règlements de fonctionnement), des observations de la vie quotidienne des centres (une dizaine de jours pour chacun des sites), des mains courantes des établissements et des dossiers administratifs des résidents. En outre, l’article s’appuie sur l’analyse d’un corpus de vingt règlements intérieurs de CHRS.

La participation dans les CVS : entre ouverture et contradiction

14Prendre en compte les résidents, telle est l’une des ambitions de la loi 2002-2. Quelles sont les attributions du CVS ? Comment fonctionne ce conseil au quotidien ? Jusqu’où peut-il transformer les conditions d’hébergement ? Nous nous attarderons plus particulièrement sur les débats autour du règlement intérieur dans les lieux d’hébergement. Les discussions au CVS laissent là entrevoir une participation sous tension, entre ouverture et contradiction.

Discuter le règlement intérieur : une brèche dans un paradoxe

15Le CVS est invité à donner son avis et à faire des propositions sur le fonctionnement des lieux de vie. Le champ est vaste : « l’organisation intérieure et la vie quotidienne, les activités, l’animation socioculturelle et les services thérapeutiques, les projets de travaux et d’équipements, la nature et le prix des services rendus, l’affectation des locaux collectifs, l’entretien des locaux, les relogements prévus en cas de travaux ou de fermeture, l’animation de la vie institutionnelle et les mesures prises pour favoriser les relations entre les participants ainsi que les modifications substantielles touchant aux conditions de prises en charge » [9].

16Le CVS doit être composé a minima de deux représentants des usagers, d’un représentant du personnel et d’un représentant de l’organisme gestionnaire. Dans certains établissements, il est constitué par l’ensemble des résidents et des professionnels de permanence. Les textes imposent une réunion au minimum trois fois par an. Et dans certains CHRS, la participation aux réunions est rendue obligatoire, « sauf bonne raison (emploi, rendez-vous non négociable…) » précisent les statuts d’un CVS dans un établissement de Haute-Marne.

17Suffira-t-il désormais de dire que les hébergés décideront eux-mêmes du renouvellement de leur contrat de séjour ou du rythme de leurs rendez-vous avec les travailleurs sociaux pour que la proposition soit effective ? Suffira-t-il de conclure que les travaux ménagers seront réalisés par des prestataires extérieurs et non plus par les usagers ? Suffira-t-il de projeter un terrain de pétanque dans la cour du CHRS ? Suffira-t-il de préconiser telle activité thérapeutique plutôt que telle autre ? Les résidents pourront-ils négocier le taux de participation financière à l’hébergement ? Pourront-ils dire le fond de leur pensée sans risquer un rappel à l’ordre, ou pis, de perdre leur place et se retrouver à nouveau à la rue [10] ? Compte tenu des termes du décret, un idéal participatif se profilerait derrière ces CVS. Pour le moins, l’idée qui se dessine, c’est que les professionnels ne pourraient plus faire sans les SDF.

18S’il faut donc désormais « compter avec » eux, la mise en place de la loi 2002-2 invite à une analyse des conditions de mise en question des règlements intérieurs. Ce sont des textes clés. Ils doivent être écrits après consultation du CVS. Une brèche est ouverte. Jusqu’où les CVS changent-ils le jeu ? Comment discuter, contester et amender le règlement intérieur, revient-il à s’approprier un espace de vie, voire à se sentir un peu plus chez soi dans l’hébergement ?

19Regardons de plus près ces textes réglementaires :

20

« Dès 22 h, observer le silence. Ne pas fumer dans les locaux. Ne pas pénétrer dans l’enceinte de l’établissement avec de l’alcool. Petit-déjeuner à disposition jusqu’à 8 h 30. En semaine : Télévision jusqu’à minuit, éteinte de 9 h à 13 h. Réveil libre. L’accès de votre chambre est interdit à toute personne non résidente. Un état des lieux de la chambre est réalisé chaque mois ».
(extrait d’un règlement intérieur, CHRS mixte, Essonne)

21

« L’heure de rentrée est fixée à 20 h 00 pour les femmes ayant un ou des enfants avec elles dans le centre. L’heure de rentrée est fixée à 23 h 00 pour les femmes n’ayant aucun enfant présent avec elles dans le centre. […] Vous devez impérativement faire ouvrir l’établissement par la surveillante de nuit et vous signaler ».
(extrait d’un règlement intérieur, CHRS accueillant des femmes, Haute-Marne)

22Tout hébergement ne va pas sans règlement intérieur. L’expression sonne pourtant comme un paradoxe. L’intérieur, c’est le nid, nous dit Gaston Bachelard, « espace défendu contre des forces adverses », espace qui « concentre de l’être à l’intérieur des limites qui protègent » (Bachelard, 2009 [1957]), p. 17). C’est un « centre de force, dans une zone de protection majeure » (p. 45). Là où les sans-abri, les errants pourraient donc trouver refuge. « La conscience d’être en paix en son coin propage, si l’on ose dire, une immobilité. L’immobilité rayonne » (p. 131). Au-dedans donc, la paix du refuge. Chacun son ordre propre, protégé du regard public.

23Un intérieur n’est pas censé être soumis au regard ou à des règles extérieures, même si tout un chacun, dans le droit commun, doit respecter certains principes, dans son logement et dans les espaces collectifs : règlement de la copropriété, usage en « bon père de famille », clauses particulières du bail locatif. Mais ces contraintes sont sans commune mesure avec celles que rencontrent les personnes hébergées en CHRS. L’intérieur, la profondeur et l’intimité du logis, la vie domestique, autrement dit l’espace propre à soi, ne relève pas dans ces institutions du self-government. Les horaires de repas et de sommeil, l’aménagement de la chambre sont réglés par d’autres. Le règlement contraint les résidents à demander une autorisation aux professionnels qui les entourent pour tout acte de la vie quotidienne : pour utiliser le téléphone ou l’ordinateur, passer une nuit à l’extérieur, recevoir un visiteur, rentrer plus tard que d’habitude, faire une lessive. Ces contraintes sont d’intensité variable selon les structures.

La grande affaire des clés

24Parmi ces contraintes, la (dé)possession des clés. Celui qui a les clés, qui les tient en mains : c’est le professionnel. Avec son énorme trousseau qui pend le long du pantalon, cliquetant à chaque pas, il autorise les passages : de l’extérieur à l’intérieur du CHRS, entre les espaces de la cuisine, de la buanderie et de la salle télé. Le pouvoir passe par ces clés.

25Et il n’est pas question que les résidents possèdent les clés. Dans certains CHRS, ils doivent déposer à l’accueil les clés de leur chambre lorsqu’ils la quittent, ne serait-ce que quelques minutes pour sortir fumer une cigarette. Surtout, ils ne disposent jamais des clés du portail d’entrée, une manière pour l’institution de contrôler l’accès et d’évacuer les intrus. Pourtant, cette épineuse question a été soulevée et débattue au CVS d’un CHRS mixte du Puy-de-Dôme, le CHRS Arlequin. Une dizaine de personnes sont hébergées dans cet immeuble. La clé pour tous permettrait de répondre à tant de problèmes : est-ce que la porte sera encore ouverte quand je vais rentrer ? Est-ce que je vais devoir appeler le surveillant ? Va-t-il comme d’habitude noter l’heure de mon arrivée sur la main courante et le signaler aux équipes sociales ? Serai-je sanctionné ? Ces questions importent dans l’hébergement social. Il faut « avertir » de son retard, « sonner », « se signaler », « faire ouvrir » la porte.

26La demande concernant les clés au CHRS Arlequin est formulée par les résidents et portée au CVS par leur président en 2013. C’est l’été, ils aimeraient profiter des beaux jours et rentrer plus tard, après 21 heures, heure de fermeture du portail. La proposition est acceptée, chaque famille disposera d’un jeu de clés. En septembre, la question est posée une nouvelle fois au CVS : pourquoi ne pas continuer ? Les résidents demandent en réunion une modification du règlement intérieur et lâchent qu’ils se sentent « prisonniers » au CHRS. La chef de service accepte cet assouplissement.

27Les résidents considèrent cela comme une « victoire » tant ils savent – par expérience – que cette question des clés est verrouillée dans nombre d’institutions. Ils l’emportent là parce qu’à la différence d’autres centres, cette chef de service, convaincue par les idées participatives, a largement encouragé les initiatives du CVS. Mais si le jeu change, c’est aussi parce qu’ils ont pu convaincre au cours de l’expérience de l’été que la sécurité était un problème commun. Le CVS a permis aux résidents d’exprimer publiquement leur sentiment d’enfermement et ainsi de trouver une alliée. En effet, la gardienne, logée sur place, voit son intérêt dans la proposition. En cas de retard tardif (prévu ou non), elle devait sortir de chez elle pour ouvrir le portail. Les clés donnent aux résidents une certaine maîtrise de leur espace de vie, une liberté d’aller et venir, incognito, sans devoir rendre des comptes à quiconque. Posséder les clés du portail, c’est aussi s’assurer d’un sentiment de sécurité, qui contraste avec les violences vécues dans d’autres espaces : la rue, les abris de fortune, les centres d’hébergement d’urgence. La sécurité relève là d’une responsabilité distribuée qui se rapproche de l’habitat ordinaire de droit commun : la confiance a priori que l’on a entre voisins.

28Le président nous explique dans un entretien : « Maintenant que ça a changé, les gens se sentent écoutés ». Ce crédit du CVS va lui assurer des demandes régulières de la part des résidents (cf. infra, troisième partie). Avec l’affaire des clés, les résidents ont donc transformé leurs conditions d’hébergement et renforcé leur capacité à agir.

29L’action du CVS de l’Arlequin, parce qu’elle met en jeu le contrôle des clés, tire pleinement profit des possibilités ouvertes par la loi 2002-2. Dans d’autres CHRS, le règlement intérieur évolue aussi suite aux demandes portées par les résidents en CVS : modification des horaires et des conditions d’usage du matériel, autorisation des visites, choix des aménagements intérieurs. Le conseil permet ainsi aux résidents de s’approprier des espaces de vie sous contrôle. Processus de participation et d’appropriation marchent d’un même pas.

30À l’inverse, dans certaines situations, nous avons pu observer un resserrement de la participation, les CVS servant alors plus aux professionnels à rappeler les règles et à rappeler à l’ordre les résidents qu’à discuter avec eux les conditions d’hébergement. Les travailleurs sociaux gardent la main sur l’institution. Par-delà les obligations légales, leur engagement est essentiel pour rendre effective la participation des résidents.

31Chemin faisant, nous retenons de notre enquête au sein des CVS que, quel que soit l’engagement des professionnels, les résidents impliqués activent par le bas ce nouveau droit à participer. Ils font quelque chose de la loi 2002-2, ils la prennent, pourrait-on dire, au pied de la lettre en faisant des CVS autant d’occasions pour donner leur avis et formuler des propositions. Ainsi, dans tous les cas observés, cette légitimité inédite fait tanguer la traditionnelle posture d’autorité des professionnels.

Parties communes

32Examinons maintenant un autre aspect de la participation : les injonctions institutionnelles à la vie commune. Participer, c’est prendre part à la vie commune. Cela signifie s’associer dans un rapport de sociabilité. Nombre de théories éducatives et politiques portent cette conception (Zask, 2011). La vie sociale, c’est théoriquement l’objet même des CVS : échanger, se lier aux autres hébergés, (re)commencer à agir dans ce premier cercle relationnel. « Plaisir de la société », « agrément de la compagnie d’autrui »… cette conception de la participation comme acte de sociabilité n’est-elle pas pour autant un peu angélique ? En quoi l’enquête dans les CHRS vient-elle décaler cette conception ? Lorsque l’on vit en institution, l’association est imposée à travers les espaces collectifs mais aussi parfois, on l’a vu, l’obligation de venir en réunion du CVS. On est là bien loin de l’association libre qui caractérise ailleurs la plupart des individus engagés dans la participation, qui, s’ils ne se sont pas toujours choisis, acceptent pour le moins de faire un bout de chemin ensemble.

33Pour explorer la question, abordons ici les sociabilités de manière concrète, à travers l’espace des centres d’hébergement. Quels espaces les résidents sont-ils amenés à partager ? Les fameuses « parties communes » : celles qu’ils sont chargés de nettoyer tour à tour et d’occuper en commun pour développer des sociabilités. Ils se trouvent forcés de cohabiter, et parfois de très près, en partageant la cuisine, la salle de bains, la télévision, les casseroles, voire la chambre. Quelle part chacun est-il amené à prendre et à apporter dans ces parties communes ? Sous le feu des injonctions aux sociabilités, la participation ne peut-elle pas se lire dans le retrait de la vie collective ?

La part des ménagères

34Une manière de traverser les parties communes, c’est de s’intéresser au ménage. À qui revient donc la charge d’entretenir les parties communes ? Qui décide ? C’est un autre point sensible des règlements intérieurs, la part du travail ménager dévolue aux résidents. Quelle est cette part ? Et surtout, pour quelles finalités ? Plusieurs versions sont affichées pour justifier cette « participation des usagers à la vie de la collectivité ». La première se présente sous le jour de la dette. Être élu comme hébergé d’un CHRS constitue une dette que l’on peut régler par un quantum de travail pour l’institution. La deuxième version se présente sous un angle éducatif : elle prétend que c’est un socle de socialisation, voire d’égalisation – « la vaisselle, c’est l’affaire de tous » – pour éteindre les hiérarchies qui pourraient naître dans le groupe. Troisième vue, celle du thérapeute qui soutient que l’activité en soi porte une réparation de soi, un acte qui plante une réconciliation avec « le monde », un premier pas salvateur. Il faut lire attentivement les règlements qui articulent ces versions :

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« Vous assurerez l’entretien des locaux que vous occuperez avec les personnes qui cohabitent avec vous en fonction du planning établi par la ou les travailleuses sociales chargées de la vie quotidienne référentes pour l’appartement où vous êtes accueillie. Il sera demandé à toute personne hébergée de rendre des services (ménage, rangement, etc.) à raison d’au moins deux heures par mois. Seuls motifs de dérogation à cette règle : l’emploi ou la formation à plein temps ; le handicap ne permettant aucun travail ; la maladie justifiée par une attestation médicale. Ces services ne sont pas rémunérés. Il s’agit d’une participation à la vie de la collectivité ».
(extrait d’un règlement intérieur, CHRS accueillant des femmes, Haute-Marne)

36

« L’entretien des locaux est assuré pour les parties communes telles que les WC, salon, cuisine, salle d’eau par les résidents avec le soutien de la maîtresse de maison. Chaque jour de la semaine [souligné dans le texte], un roulement est mis en place pour le ménage de l’ensemble des espaces communs (salon collectif, cuisine, salles de bain, pallier des étages). Ce planning peut être aménagé en fonction de vos impératifs. Le surveillant vérifie que les tâches soient effectuées ».
(extrait d’un règlement intérieur, CHRS mixte, Essonne)

37

Dans un établissement, « la non-participation répétée aux tâches ménagères » est qualifiée de « transgression majeure » dans le règlement intérieur et entraîne une sanction allant d’un simple rappel à l’ordre à la fin de l’hébergement, au même titre que les actes de violence.
(extrait d’un règlement intérieur, CHRS accueillant des femmes, Loire)

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« L’entretien quotidien des sanitaires, des couloirs et des escaliers est effectué dans le cadre des ateliers d’adaptation à la vie active ».
(extrait d’un règlement intérieur, CHRS accueillant des femmes, Paris)

39Faire sa part de ménage pose problème au quotidien :

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« José est encore venu se plaindre : Yvan ne nettoie pas la salle de bain derrière lui. Que faire ? ».
(information transmise par le veilleur de nuit sur la main courante, CHRS mixte, Essonne)

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« Michel est dispensé de nettoyer les WC du 2ème étage côté hommes. Merci ».
(information transmise sur la main courante par la cadre aux veilleurs de nuit chargés de contrôler les tâches ménagères, CHRS mixte, Essonne)

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L’éducatrice nettoie la chambre de Denis qui n’a pas fait le ménage depuis plusieurs jours. L’odeur ainsi que l’empilement des sacs et des vêtements gênent son voisin de lit. Elle trouve des canettes et des bouteilles de vin, vides. Elle met son linge en machine, sans oublier d’afficher sur le placard de Denis un rappel à l’ordre : « Interdit d’introduire et de consommer de l’alcool ».
(extrait du carnet d’observation ethnographique, CHRS mixte, Essonne)

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Au CHRS L’escale, le sujet du ménage revient souvent en CVS. Cet ancien pavillon familial, qui héberge femmes et enfants, n’a pas été conçu pour en faciliter l’entretien : l’escalier de bois en colimaçon, s’il donne une jolie touche ancienne au lieu, est aussi très difficile à nettoyer. En outre, les enfants vont et viennent entre le jardin et les parties communes (l’escalier, les couloirs, la salle commune), ce qui n’est pas sans produire des salissures. L’ensemble du ménage peut durer plus d’une heure et demie. La part est lourde pour les femmes. Et il est difficile de s’y soustraire. Chaque résidente doit signer le planning des tâches ménagères auprès d’un professionnel qui contrôle le service rendu. Ce document est affiché à différents endroits dans le pavillon, difficile d’y échapper. Les femmes proposent d’abord en CVS que l’association ajoute quelques heures de ménage aux heures mensuelles effectuées par un prestataire. Elles proposent aussi, avant de se rétracter, qu’elles pourraient se cotiser pour payer un agent de service.
(extrait du carnet d’observation ethnographique, CHRS accueillant femmes et enfants, Essonne)

44Les règlements sont clairs : faire le ménage, c’est participer. N’en est-il pas de même dans l’habitat ordinaire ? Pratique banale et routinière, c’est un geste d’appropriation sans cesse reconduit, une manière de s’occuper de son intérieur et de ses hôtes, d’avoir la main sur l’organisation et le bien-être de la maisonnée. Cette participation à la vie commune devient problématique pour les résidents en institution pour au moins deux raisons.

45Premièrement, lorsque l’on est hébergé, c’est une part exigée, une contrepartie à un hébergement gratuit ou à faible coût. La participation ne tient pas là ses promesses d’introduire un meilleur équilibre des positions. Au contraire, le ménage renforce les différences de statut entre résidents et professionnels. Il accentue les stigmates liés au genre dans les CHRS de femmes (la part de « la ménagère ») ; dans les CHRS mixtes, les hommes sont tout autant concernés par « la corvée de ménage ». Surtout, c’est le stigmate attaché aux situations sociales qui se trouve alourdi : le ménage, c’est un emploi de pauvres, ou pour le dire autrement, de subalternes (Spivak, 2009). Nombre de migrantes hébergées occupent des emplois d’entretien ménager ou d’aide à domicile. La dette est payée, mais le coût pour les résidents est bien plus élevé qu’il n’y paraît, là où les professionnels attribuent au ménage une vertu éducative ou thérapeutique. Dans un CHRS, au-delà des deux heures de travail ménager par mois, l’établissement rémunère les femmes 6,45 euros bruts de l’heure quand le taux horaire du SMIC est de 9,67 euros au 1er janvier 2016. La part des ménagères est largement sous-rétribuée. Loin de favoriser l’appropriation d’un lieu de vie ou encore de renforcer les capacités à agir des résidents, le ménage accroît un stigmate qui les suit, par l’action éducative, jusque dans leur propre logement.

46Deuxièmement, cette participation telle qu’elle est imposée par l’ordre réglementaire parasite sérieusement la vie commune. Loin de faciliter « la vie en collectivité », le ménage des parties communes produit des conflits entre les résidents. Le nettoyage par d’autres que soi de son espace de vie, voilà une autre marque de l’institution. Les conceptions du propre ou du « bon » geste ménager peuvent considérablement varier d’une personne à l’autre. Alors, quelques-uns relavent la vaisselle derrière les autres dans la cuisine, certains ont toujours des lingettes désinfectantes à portée de main, ou encore des sandales en plastique pour la douche. Beaucoup râlent contre leurs compagnons de galère. « Dans un appartement à toi, tu sais que ta douche, c’est toi qui la nettoies, tu es en confiance », raconte un hébergé. La confiance ne va pas de soi : par exemple, cuisiner et manger dans des ustensiles qui ont été nettoyés par d’autres, cela crée un malaise, voire une répulsion. Tout un chacun en a déjà fait l’expérience. Nous le comprenons à travers cet exemple du ménage, la vie commune à bien des moments serre la gorge.

L’asociale sociabilité

47Cette conception institutionnelle de la participation provoque des tensions. Comment alors pour les résidents participer à la vie commune malgré tout ? Par quelles ruses ? La participation ne va pas sans possibilité de retrait : c’est la proposition que nous défendrons ici.

48Les résidents ont peu de prise sur ces moments et ces espaces de compagnie. La promiscuité laisse entrevoir une affiliation trop lourde à porter, un stigmate dont on veut se détacher : SDF, déclassé, migrant, alcoolique. Les hébergés cherchent alors à minimiser et à écourter les contacts. Le regard extérieur (et enthousiaste) que peut porter un chercheur sur les co-présences et les activités collectives est parfois bien naïf. En effet, la seule compagnie d’autrui peut vite devenir insupportable. Il faut fuir les espaces et les moments du commun, ceux qui écoutent de la musique, parlent fort, sont (trop) alcoolisés, mâchent la bouche ouverte à table, téléphonent en pleine nuit, mangent dans la chambre, sentent mauvais, ou tout simplement ceux avec qui on ne s’entend pas.

49Pour autant, je ne voudrais pas que le lecteur se méprenne. Décrire les tâtonnements de la participation au sein des centres d’hébergement, sa fragilité et ses conflits, ce n’est pas conclure – comme trop de littératures – à l’asociabilité des SDF. Au contraire, la proposition que nous défendons place la dialectique de la sociabilité et du retrait au cœur de la participation.

50Creusets de la vie publique, entre plaisir du commun, entraide et tumultes, les CHRS viennent compliquer les versions habituelles de la participation. Le partage de l’espace est matière à tensions et à attentions. Cette ambivalence doit pouvoir être saisie. Essayons de l’observer en situation à partir de notre journal de bord.

51Soit l’un des plus grands centres d’hébergement parisiens qui accueille 180 hommes de tous les âges. À chacun des quatre étages, plusieurs « unités de vie » : une salle d’eau (douche et lavabo) partagée par les résidents de trois chambres. Celles-ci sont collectives, occupées par deux, trois ou quatre résidents. Une restauration est proposée le soir dans une immense salle commune. Certains mangent très rapidement leur plateau pour échapper au bruit assourdissant, aux demandes incessantes des voisins de table – « tu me donnes ton fromage ? Hé, tu me donnes ton fromage ? » D’autres mangent sur le pouce, dehors, pour éviter le réfectoire. Un panneau dans le hall informe les résidents d’activités collectives : CVS, atelier cuisine ou peinture.

52Le règlement intérieur interdit les télévisions dans les chambres. À chaque étage, une salle télé commune. Les résidents s’en plaignent aux travailleurs sociaux : inévitables désaccords sur le programme, habitudes des uns et des autres devant l’écran (commentaire, somnolence avec ronflement, grignotage), l’odeur de l’ulcère variqueux d’un résident qui fait le vide autour de lui. Alors, des résidents introduisent régulièrement dans leur chambre une télévision. Lorsque celle-ci est découverte, lors de l’inspection hebdomadaire, elle est confisquée et mise en dépôt à la cave. D’abord deux, puis quatre, dix, douze… La cave est pleine. Mise au pied du mur, la direction arrête de faire la chasse aux appareils clandestins. Les postes sont alors autorisés.

53Buissonnière, sans concertation, sans organisation collective, cette participation ne correspond pas à un « agir-ensemble intentionnel » comme l’entendent les sociologues des mobilisations (Neveu, 2005, p. 9). La demande n’est pas non plus passée, cette fois-ci, par le CVS [11]. Elle n’en a pas moins un effet politique : modification du cadre de vie, appropriation de la chambre, desserrage de la surveillance. En outre, à examiner le problème de près, ces introductions sauvages ont bien dû compter sur la coopération des voisins de chambre, du moins sur leur discrétion… Une solidarité du coin de l’œil en somme !

54Tiago, lui son truc, c’est la musique. Il dort dans une chambre qu’il partage avec un autre résident. Il a récupéré deux chaînes hi-fi dans la rue et les a installées dans sa chambre. Une à gauche de son lit, sur la table de nuit, « pour écouter de la musique pop » ; l’autre, à droite, posée sur une vieille caisse « pour écouter de la musique sentimentale portugaise ». Il ferme les yeux, casque sur les oreilles, allongé sur un côté. La musique marque la frontière avec son cohabitant.

55Ces petits gestes et ces agencements, individuels ou collectifs, ont un caractère buissonnier. D’une part, Tiago et les autres résidents contournent le CVS pour aménager leur cadre de vie et bravent l’interdit. D’autre part, ils transgressent les règles de sociabilité imposées par l’institution. Rechigner à faire le ménage, sécher les repas collectifs, introduire de nouveaux meubles, des télévisions personnelles, toutes ces pratiques modulent la participation à la vie commune. Une vie commune, rappelons-le, partagée avec 180 résidents dans la promiscuité des espaces. Posséder un espace à soi, à défaut d’une chambre à soi, ouvert par une chaîne hi-fi ou une télévision, c’est pouvoir à d’autres moments supporter – dans les deux sens de tolérer et d’étayer – la vie commune. Là, se loge la dialectique entre participation et retrait. Pour participer, il faut pouvoir creuser des possibilités d’absence – d’évasion dirait Tiago.

56La possibilité de retrait est essentielle pour pouvoir prendre part. C’est parce qu’ils peuvent à certains moments se retirer dans quelques refuges que les résidents participent à la vie commune en accompagnant quelqu’un chercher un manteau d’hiver au vestiaire, ou en aidant un autre à monter dans l’ambulance. Prendre part, c’est aussi partager une partie endiablée de baby-foot dans la pièce commune, repeindre avec d’autres résidents le local de réunion du CVS ou encore faire remonter aux représentants des résidents une proposition de sortie à la mer. C’est se réjouir ensemble du lapin préparé par Christian dans le cadre de l’atelier cuisine. C’est régler un conflit entre deux résidents.

57Ces tentatives pour habiter les centres d’hébergement montrent l’envers de la participation comme acte de sociabilité. Les limites de la vie publique doivent être envisagées dès lors que pour certains participants, c’est leur vie entière qui est publique, sphère domestique comprise. Lorsqu’ils agissent à tout moment sous le regard des autres résidents ou encore quand ils doivent tenir un rôle social face aux professionnels en se montrant, dans la moindre tâche quotidienne, « prêt à entrer dans la vie active », leur espace de vie privée s’amenuise.

58Notre enquête fait apparaître un « prendre part » des SDF tout en nuances, loin des slogans convivialistes habituels en faveur de la participation. Celle qui émerge là est faite d’attentions discrètes, parfois flottantes, qui surgissent de manière fugace et impromptue. Elles fabriquent des solidarités entre les résidents et des compositions éphémères. Il faut être attentif à ces signaux faibles pour voir tous les enjeux de cette asociale sociabilité.

59Pour autant, ces pratiques buissonnières restent fragiles, elles dépendent du contexte (de Certeau, 1990). L’exemple des télévisions est éloquent. On peut se demander si ce n’est pas la taille de la cave du CHRS, plus que l’obstination des résidents, qui a fini par changer la donne. Sans doute un peu les deux. La participation des SDF tient bon an mal an, au gré des vies personnelles bousculées, des corps usés, de la circulation forcée des résidents de structure en structure (peu propice à « l’engagement »), mais aussi des moyens et de la volonté des équipes professionnelles de jouer le jeu. L’absence de répondant institutionnel dévitalise les CVS : « Bah, ça ne sert à rien, on ne nous écoute pas », explique, résigné, un pensionnaire dans l’Essonne.

60Bien souvent, d’autres préoccupations prennent brutalement le pas sur la participation. En observant la participation dans le temps, on s’aperçoit qu’une résidente, très investie au CVS depuis un an, vient de moins en moins en réunion, usée par ses recherches de logement. Une autre, hébergée dans l’Essonne, est tellement fatiguée par ses quatre heures de transport pour aller au travail qu’elle s’endort sur sa chaise. Autre exemple, un hébergé, à cause de ses maux de tête chroniques, préfère « rester tranquille » dans sa chambre et « éviter la compagnie ». Après s’être fait voler son téléphone dans le CHRS, un résident dit « ne plus vouloir entendre parler du collectif ». Les vents contraires viennent de toutes parts et peuvent user les dynamiques participatives.

Ce que la participation fait aux résidents : le cas de M. Kaoze

61Il nous faudra donc pour finir considérer une expérience « heureuse » de participation. Nous prendrons l’exemple d’un président de CVS rencontré au cours de l’enquête. Que fait la participation à ces individualités fragiles ? Est-ce que la participation change les résidents, leur mode de vie et leur manière de se tenir ? Ils prennent leur part, mais qu’en font-ils ? Qu’est-ce que cela produit de pouvoir confronter son point de vue avec ceux des professionnels ? De défendre sa part publiquement ? Représenter les résidents, parler au nom du collectif, alors que l’on se percevait jusque-là sans part, hors du jeu social, qu’est-ce que cela modifie ? Les individualités et les manières de vivre peuvent-elles rester indemnes ? Pour oser le mot, est-ce que ce qui se fabrique là aurait quelque chose à voir avec l’émancipation ? Comment s’articuleraient alors émancipation individuelle et action collective transformatrice [12] ? Voyons de plus près l’expérience de M. Kaoze.

« Monsieur le Président »

62Commençons par un extrait de notre carnet d’observation.

63M. Kaoze est le président du CVS. Il est hébergé depuis quatre ans dans ce CHRS avec sa femme et l’un de ses fils. Il a la cinquantaine. Il est sans papiers depuis dix ans, en attente de régularisation. Il a fui son pays d’origine en Afrique centrale. Il y avait obtenu un CAP de comptabilité et exercé la fonction de comptable professionnel et bénévole dans des associations.

64Dix heures, CHRS Arlequin, réunion du CVS. M. Kaoze arrive dans la salle de réunion. Il serre la main aux autres élus du conseil : deux résidentes et deux travailleuses sociales. Il dépose son agenda et un dossier sur la table, il salue la chef de service. Il n’y a pas de café. Il propose d’en faire. L’éducatrice lui répond qu’elle en a fait couler un dans son bureau parce que la cafetière ici est cassée. M. Kaoze attend le breuvage et lance dans un demi-sourire : « Ah, alors je vais faire mettre la nouvelle dans La Montagne : l’association Arlequin n’a pas vingt euros pour acheter une cafetière neuve ! »

65Trêve de plaisanterie, l’argent est bien au cœur de l’ordre du jour. Le CVS gère un budget propre de 1 700 euros par an pour organiser des sorties collectives, somme à laquelle s’ajoutent des subventions ponctuelles. La discussion commence à l’initiative du président. Point 1 : bilan de la sortie aux Fêtes des Lumières à Lyon et programmations suivantes. Point 2 : questions diverses. Nous nous attarderons sur ce deuxième point.

66M. Kaoze tient plusieurs lettres en main. Celle de Mme Diop tout d’abord. Elle écrit au CVS pour demander une avance financière à l’association gestionnaire du CHRS. Elle souhaite acheter des meubles pour anticiper son emménagement dans un logement social. Cela devrait se faire dans les prochains mois. La chef de service répond que cette avance n’est pas possible. L’association verse une aide financière mensuelle – équivalant au RSA – pour les personnes sans droit aux prestations sociales, comme c’est le cas pour Mme Diop. Sur cet argent, les personnes doivent épargner pour meubler leur futur logement. M. Kaoze se fait porte-parole de la résidente. Celle-ci a des enfants à charge qui vivent en Afrique, elle doit régulièrement leur envoyer de l’argent – ce qui pèse sur son budget et l’empêche d’économiser suffisamment. Le président dit qu’il connaît bien la situation pour vivre la même. D’ailleurs, lui aussi a déjà formulé cette demande au CVS, demande qu’il s’est vue refuser également. La cadre répète que le CHRS ne peut pas multiplier les avances. « Mais Mme Diop a raison de poser la question », conclut le président, soucieux de remettre ce problème sur la table de la discussion publique.

67M. Kaoze appelle chaque mois chacun des vingt-cinq ménages hébergés par le CHRS pour rappeler la tenue du CVS et le programme des sorties. Ce contact direct facilite le recueil des demandes. Deuxième lettre adressée au président, celle de M. Nemoz, hébergé avec sa famille dans un appartement d’un immeuble en ville. Il écrit pour dire qu’il compte bien participer au repas collectif mensuel organisé par le CVS. Et surtout pour se plaindre de ses conditions d’hébergement : des placards sans porte à la cuisine, le revêtement des sols qui gondole, de gros problèmes d’humidité ; pire, des fils électriques sont dénudés par endroits. « L’appartement est invivable », lit à voix haute M. Kaoze. La famille a déjà signalé le problème à son travailleur social référent. « Monsieur le Président si vous pouvez le dire au CVS, ça mettra un coup de plus ». Fin de la lecture. Le regard du président fixe la chef de service : « Vous avez noté ? » « Oui, on ne va pas laisser ça comme ça. Les choses ont traîné à cause de l’arrêt maladie du technicien. Il reprend le travail lundi et l’évaluation de l’appartement de M. Nemoz sera mise en priorité dans son planning. » La consigne sera effectivement passée lors de la réunion de l’équipe professionnelle le lendemain. D’autres problèmes techniques dans les appartements sont égrainés au cours de la réunion. Quelques jours plus tard, la chef de service informe le CVS d’une visite systématique des appartements afin d’établir un bilan technique et une programmation de travaux de remise en état.

Des ressources politiques inédites

68Les réunions du CVS collectent les cas, permettent à des problèmes privés de trouver une expression publique. Elles activent ou réactivent des ressources politiques. Les lettres de Mme Diop et de M. Nemoz par exemple témoignent d’une capacité d’interpellation qui s’exerce au CVS. M. Kaoze quant à lui reprend pied dans la vie publique, il a été comptable dans des associations sportives et religieuses en Afrique centrale. S’il peut remobiliser ses ressources antérieures (expérience associative, aisance à l’oral et à l’écrit), son expérience au CVS lui procure d’autres ressources politiques tout à fait inédites. Il discute avec nombre de familles hébergées comme lui, soit à l’occasion des sorties organisées par le CVS, soit lorsqu’il leur téléphone. Par ces échanges, il dit apprendre beaucoup :

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« Les gens te considèrent, ils nous disent merci pour les repas, donnent des propositions [pour les sorties]. C’est dans le respect mutuel. […] Il y a des gens qui n’ont jamais été à Paris, et qui ne sont pas des immigrés, qui vivent dans de petites villes et qui ont des difficultés. J’arrive à comprendre quelque chose, ils ont d’autres difficultés que l’immigration. Il y a des choses qu’on découvre aussi. Donc ça peut servir, peut-être quand je ne serai plus à l’Arlequin… Je vais apporter un plus. J’ai découvert quelque chose de la réalité par rapport à la situation sociale. Je me sens en responsabilité pour m’occuper d’êtres humains. Que tu sois sans papiers ou que tu sois avec des papiers, tu n’arrivais pas à avoir un logement social, ou tu t’es fait expulser, tu es allocataire mais tu ne peux pas assumer les charges d’un logement social. Je découvre beaucoup ».
(entretien, M. Kaoze, président du CVS, 2014)

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« J’ai dit, bon je vais faire des choses, mais pas par rapport à l’État qui me fait de l’injustice [il est sans-papiers, non régularisé depuis dix ans], pas pour que l’État voit encore mon apport et comment les structures et administrations fonctionnent bien. Non, je vais le faire parce qu’il y en a d’autres qui sont dans la même situation que moi, des immigrés, et qui ne connaissent pas leurs droits. Ils ont des devoirs, mais ils ne connaissent pas leurs droits et comment les valoriser. Pour qu’ils voient qu’il y a des personnes en difficulté, immigrées comme eux, qui peuvent défendre leur cas ».
(entretien, M. Kaoze, président du CVS, 2014)

71Ces pratiques de participation viennent contrebalancer une vie précaire. Plus que des rétributions symboliques (Gaxie, 1977), plus qu’une tentative de s’affranchir du stigmate (Pichon, 2005, 2009), ces expériences de participation sont transformées par les résidents en « expériences personnelles » au sens où l’entend Joëlle Zask inspirée du pragmatisme de John Dewey (Zask, 2011, p. 48). « Une expérience advient quand un cours d’action est inventé en réponse à la difficulté éprouvée » (p. 50). À travers le CVS, M. Kaoze expérimente autre chose que son statut de résident [13]. Il agit dans le cadre qui lui est proposé et investit sa fonction au point de l’aménager à sa mesure, en réponse à son parcours singulier d’exil : un président à l’écoute des autres résidents, attentif à leurs conditions de vie et engagé pour les défendre.

72Ce récit d’expérience n’est-il pas in fine un récit de domestication ? Certes, M. Kaoze prend son mal en patience, il reste sans papiers, il continue ses démarches pour prouver sa présence sur le territoire depuis dix ans, il anime la vie collective du CHRS. Mais à y regarder de plus près, son expérience personnelle de participation se loge précisément dans une résistance au pouvoir. Il se découvre porte-parole et défenseur des droits des résidents, il voit que d’autres le respectent. Il n’est pas dupe des ambiguïtés de la participation : est-ce que cela signifie huiler les rouages administratifs de l’hébergement social ou encore donner toujours plus de preuves à l’État de son intégration et de son activation quand cet État ne lui garantit que si peu de droits ? M. Kaoze définit lui-même, chemin faisant, sa part à prendre. Il développe en participant une connaissance fine des situations de précarité – « ça peut servir » : mieux comprendre la société française et s’y mouvoir, comprendre que les papiers n’assurent pas une totale protection. Il se sent « en responsabilité » et entend bien contribuer – « apporter un plus » –, peut-être comme l’ancienne présidente du CVS qui est devenue bénévole dans une association caritative tout en restant hébergée au CHRS.

73Cette expérience vient assouplir la prise institutionnelle :

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« On sait qu’on peut dire des choses aux travailleurs sociaux, mais parfois comme ils ont beaucoup de choses à faire, ils peuvent dire on verra plus tard, alors ça traîne. Mais dès qu’on le dit en CVS on sait que la personne est là. Et on affiche aussi, voilà on voit on a telle ou telle difficulté. Donc si ça traîne, ça se voit. Et quand la situation s’arrange sur le compte rendu du CVS on dit ça, ça, et ça, ça a été arrangé. On dit tout, pas seulement le négatif mais le positif aussi. Nous, on affiche tout ».
(entretien, M. Kaoze, président du CVS, 2014)

75M. Kaoze tente de renverser les rôles. Il se met, à travers son mandat, en position de demander des comptes aux travailleurs sociaux. Cela est rendu possible par ces outils dont s’est doté le CVS : les coups de fil mensuels aux résidents pour recueillir les plaintes, l’affichage des comptes rendus pour suivre ces plaintes, bien en vue devant les bureaux des professionnels ; la présence de la chef de service en réunion pour s’adresser en direct à l’autorité. Ce n’est pas un ethos fictif, revêtu tel un déguisement, qui ne vaudrait que dans le décorum démocratique du CVS. En dehors des réunions, la posture de ce résident change aussi. Les éducateurs disent de lui qu’il s’autorise à contester son accompagnement, à ne pas transmettre toutes les informations concernant sa situation sociale. Pour espacer les rendez-vous avec les travailleurs sociaux, il leur dit qu’il travaille beaucoup pour le CVS. Il annonce d’un ton assuré qu’il doit utiliser l’ordinateur du bureau pour consulter les mails que lui adresse le directeur général. « C’est une forme de prise de pouvoir ! », reconnaît la chef de service. Il échappe un peu à son statut de résident, ou pour le moins il tient la tension entre ce statut et son mandat de président qu’il ne se prive pas de faire valoir avec humour (« l’association n’a pas 20 euros pour acheter une cafetière »), lorsque le plus souvent ce sont les résidents qui sont en position de demander le secours. Et s’il change, les travailleurs sociaux changent aussi, et finissent par amender leurs exigences et desserrer les contraintes.

76La part apportée est « personnelle », et non « individuelle » (Zask, 2011, p. 136). Autrement dit, participer ne signifie pas s’activer pour soi-même, mais prendre part à des expériences qui contribuent, certes, à l’accomplissement de soi, mais aussi au commun. Les alertes du CVS qui concernent l’état de certains logements assurent une solidarité avec l’ensemble des résidents ainsi qu’avec ceux qui vont venir. Transformer les murs (les repeindre, remettre le système électrique aux normes, changer des placards) et parfois les ouvrir un peu (la possession des clés), c’est s’inscrire dans la durée. C’est essayer d’habiter, de s’inscrire en responsabilité par rapport à un habitat pour neutraliser la nature temporaire de l’hébergement.

77Les personnes hébergées n’inventent pas à proprement parler de nouvelles manières de participer, à l’image de M. Kaoze qui tient grosso modo le rôle d’un président d’une amicale de locataires, ou encore les résidents d’Arlequin qui actionnent la plainte. Mais ce qui compte, c’est que les résidents expérimentent autre chose que leur statut d’hébergé. Les espaces sociaux où ils peuvent faire ce type d’expérience sont rares. En effet, si les mobilisations militantes et les tentatives d’autogestion peuvent tenir ce rôle, elles restent exceptionnelles.

78Cette expérience autre n’est pas sans effet. Les résidents entendent bien définir par eux-mêmes la part à prendre dans ces espaces. Qu’ils soient élus comme M. Kaoze ou « simples » participants au CVS, ils trouvent l’occasion de remobiliser des ressources individuelles antérieures liées à une pratique associative ou professionnelle. Surtout, ils expérimentent et acquièrent des ressources inédites – capacité d’écoute et de parole, compréhension de la précarité, des droits politiques et sociaux – sur lesquelles ils pourront s’appuyer à leur sortie du CHRS.

Conclusion

79Les Conseils de la vie sociale, instaurés par la loi 2002-2, inaugurent au sein des institutions de l’assistance des espaces de parole et de participation pour les pauvres. Les résidents des CHRS peuvent enfin se représenter eux-mêmes, parler en leur propre nom, s’adresser directement au chef de service pour modifier leur cadre de vie – une situation qui vient troubler la position d’autorité du travailleur social. La participation relève dans ces lieux d’une co-construction emboîtant différents acteurs : les professionnels garants du cadre légal, chacun des résidents et leurs cohabitants.

80Participer, en dehors de la sphère militante, pour les hébergés des institutions sociales, c’est transformer ou chercher à transformer l’espace pour y être bien. En rapprochant la participation de l’acte d’habiter, notre ethnographie élargit le répertoire des ressources traditionnellement admises pour participer. Deviennent alors essentiels le corps, les affects et les objets pour contrer et amortir les règles de vie institutionnelles, mettre à distance les autres hébergés, habiter autrement. La participation ne prend pas seulement pied dans les dispositifs dédiés : elle se constitue entre les CVS, les parties communes et les territoires intimes des hébergés.

81Plus généralement, ces pratiques buissonnières obligent à intégrer dans la pensée de tous les processus participatifs une dialectique de la participation et du retrait. Participer, prendre la parole et prendre part au commun supposent un équilibre subtil et difficile entre engagement et repli. Ces éclipses nécessaires de la vie publique sont peu documentées par la littérature, probablement parce qu’elles semblent aller de soi pour des publics moins précaires qui maîtrisent davantage leur intimité. Or, c’est perdre de vue que le privé et l’intime sont les ressorts de l’action publique. La maîtrise de l’une suppose la maîtrise de l’autre. Cela va-t-il de soi ? Justement pas dans les CHRS.

82Chemin faisant, dans les Conseils de la vie sociale, les résidents en viennent à davantage maîtriser leur intimité : ce qu’ils doivent dire ou ne pas dire aux travailleurs sociaux, ce qu’ils doivent partager ou non avec les autres hébergés. L’expérience est dense : parler à voix haute, mieux défendre les limites de leur intérieur et gagner quelques zones de protection. Les subjectivités en sortent renforcées.

83Les territoires de l’intime, les conditions matérielles de l’habiter, les banals agencements de la cohabitation, les émotions et les relations sociales ordinaires agissent de manière forte sur la participation. C’est en suivant les chemins buissonniers de la participation des SDF que nous l’avons redécouvert. Mais c’est une expérience commune à tous ceux qui s’engagent dans des processus participatifs, qu’ils soient sans logement, locataires de HLM ou propriétaires.

84Rapprocher la participation de l’acte d’habiter, c’est faire droit à ces territoires de l’intime qui façonnent les citoyennetés incarnées à rebours des modèles démocratiques et des disciplines civiques. Rendre compte des intensités et des limites de ces territoires, les mettre au cœur des études du politique nous semblent essentiel pour défendre une communauté politique élargie.

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Mots-clés éditeurs : habiter, loi 2002-2, ethnographie, intimité, sans abri, institutions sociales, participation

Date de mise en ligne : 09/05/2018

https://doi.org/10.3917/parti.019.0023

Notes

  • [1]
    Ces mouvements protestent contre le mal-logement, le manque de place et les conditions de vie dans les centres d’hébergement, ou encore les carences des politiques d’accès au logement social. Occupations de l’espace public et d’institutions, réquisitions d’immeubles vacants, appels aux médias, campements de tentes au cœur des villes ont rendu visibles ces mouvements : au cours des années 1990, on pense aux actions emblématiques de l’association Droit au logement (DAL) (Péchu, 1996 ; Doidy, 2007), et dans les années 2000, à celles des Enfants de Don Quichotte (Bruneteaux, 2013).
  • [2]
    Notons que la loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) vient réaffirmer la participation des personnes sans domicile aux politiques et aux dispositifs les concernant (article 40). Le décret no 2016-1140 du 26 octobre 2016 précise l’organisation de nouvelles instances de participation : un Conseil national des personnes accueillies ou accompagnées (CNPA) et des conseils régionaux des personnes accueillies ou accompagnées (CRPA).
  • [3]
    Les personnes étrangères, qu’elles aient ou non un domicile, sont quant à elles systématiquement exclues du droit de vote, à l’exception des ressortissants de l’Union européenne qui peuvent voter et être élus aux élections municipales et européennes.
  • [4]
    Voir la circulaire DGAS/MAS/2008/70 du 25 février 2008.
  • [5]
    A. Champagne, « Présidentielle : les SDF, eux, sont bien dedans », blog Chez Francis, 6 avril 2012, http://rue89.nouvelobs.com/blog/francis-paris/2012/04/06/presidentielle-les-sdf-eux-sont-bien-dedans-227111 (accès le 02/02/2018).
  • [6]
    C’est par exemple, à notre connaissance, la première fois que le colloque du GIS Participation et Démocratie accueille en janvier 2015 une intervention sur ce sujet : Lilian Gravière, « Les ambiguïtés de la participation en travail social ». L’auteur compare de manière stimulante deux conceptions de la participation issues des traditions anglo-saxonnes : d’une part le social case work – autour de Margaret Richmond – qui a fortement inspiré le travail social en France ; et d’autre part, le mouvement participatif des settlements – autour de Jane Adams (Gravière, 2013).
  • [7]
    Cet article est issu des recherches que nous avons menées au Groupe Recherche ACtion (GRAC) avec A. Guilbert et R. Eliçabe.
  • [8]
    La dernière enquête dite « sans domicile » de l’INSEE en 2012 décrit une population plutôt jeune et masculine : 38 % des SDF sont des femmes, un quart des SDF ont entre 18 et 29 ans, un sur deux entre 30 et 49 ans. Les statistiques montrent un faible niveau de diplôme, à relier avec des origines sociales modestes. Par exemple, parmi les SDF francophones qui sont nés en France et qui ont entre 25 et 60 ans, les deux tiers ont un père ouvrier ou employé, contre 55 % des personnes en population générale. Un quart des sans-domicile ont un travail régulier ou un « petit boulot » contre 53 % en population générale. Un SDF sur trois vit avec moins de 300 euros par mois. 62 % vivent seuls sans enfant. À l’origine de la perte du logement, 35 % évoquent des difficultés familiales, 30 % des problèmes financiers, 5 % les deux, 11 % une mobilité géographique et 19 % une hospitalisation, une incarcération ou un autre motif. Un quart des SDF nés en France ont été placés durant l’enfance (Yaouancq, Duée, 2014).
  • [9]
    Décret no 2004-287 du 25 mars 2004 relatif au Conseil de la vie sociale et aux autres formes de participation instituées à l’article L. 311-6 du Code de l’action sociale et des familles.
  • [10]
    Une démarche d’insertion conditionne l’hébergement et le renouvellement du contrat : c’est « l’épée de Damoclès », résume un résident. La durée du séjour est variable. Sur les circuits d’hébergements, voir Gardella (2014).
  • [11]
    La demande avait été transmise auparavant à plusieurs reprises au CVS.
  • [12]
    Une question forte qui traverse les processus d’empowerment (Bacqué, Biewener, 2013).
  • [13]
    Cette expérience n’est sans doute pas loin de celle qu’ont pu vivre les militants ouvriers, un « devenir autre chose » que décrit Olivier Schwartz (1991, p. 82).

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