Notes
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Cet article a été écrit depuis le United States Studies Centre de l’Université de Sidney. Le charme du campus et son affabilité tout australienne, mêlés au raffinement de la vivacité intellectuelle qu’on y trouve, font du Centre le lieu le plus agréable où j’ai eu l’occasion de travailler, et auquel je tiens à exprimer toute ma reconnaissance.
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MA : Massachusetts Archives.
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NdT : Pour Arensberg, les Yankees des communes de Nouvelle-Angleterre sont avant tout, « sans distinction ni ségrégation », les membres de communautés : « They were all townsmen together » (Arensberg, 1955, p. 1150).
1Revenir aujourd’hui à la question des town meetings de Nouvelle-Angleterre me cause un étrange pincement au cœur, puisque je réalise à cette occasion que je m’y suis intéressé pour la première fois il y a tout juste un demi-siècle [1]. À l’époque, je n’aurais pas choisi ce sujet, qui m’a été imposé dans le cadre d’un séminaire de recherche : si j’avais déjà croisé les town meetings au cours de mes lectures, je n’en avais alors que l’image désinvolte de spécimens aussi rutilants qu’indifférents d’une démocratie participative efficace dont je n’étais en rien curieux. Et puis j’ai découvert les archives.
2J’ai découvert et appris à déchiffrer les lignes à peine lisibles des secrétaires municipaux et de l’improbable cohorte de ceux qui pour une raison ou pour une autre avaient pris la plume pour saisir l’administration coloniale de Boston au cours des trois premiers quarts du xviiie siècle. J’ai découvert et appris à parcourir les milliers de pages de requêtes préservées en six imposants volumes aux Archives du Massachusetts. J’ai épluché l’intégralité des procès-verbaux archivés pour certaines communes de la province, lu les dizaines de chroniques détaillant l’histoire d’autres villes. Et je suis sorti des archives bien loin des clichés victorieux et encenseurs auxquels j’adhérais encore en y entrant. J’en étais venu à douter que les town meetings aient jamais véritablement incarné la démocratie participative.
3J’ai d’abord partagé ce scepticisme au travers d’un court article, et quelques années plus tard dans un livre plus ambitieux (Zuckerman, 1968, 1970), qui devaient tomber à point nommé : l’article a été repris dans de très nombreuses anthologies, et la monographie a contribué au bouleversement radical qui a donné naissance à ce que l’on appelle l’histoire sociale. Dans ces deux textes, et principalement dans l’article, j’ai soutenu que notre approche du town meeting relevait jusqu’alors de la question mal posée.
4Les débats qui occupent alors les spécialistes de l’histoire américaine se concentrent, avec une passion à la hauteur de leur futilité, sur les limites du droit de vote dans les colonies britanniques du xviiie siècle. La question débattue, comme dans toutes les controverses portant sur les town meetings, est celle de l’étendue, des spécificités et du développement de la démocratie américaine. Une douzaine d’années plus tôt, Robert Brown a abasourdi le monde de la recherche historique en découvrant que plus des trois quarts des adultes de sexe masculin ont bénéficié du droit de vote dans le Massachusetts colonial (Brown, 1955). Ses calculs remettent en question l’hypothèse couramment acceptée selon laquelle la politique prérévolutionnaire est un domaine réservé à quelques privilégiés. Il est jusqu’alors tenu pour certain qu’à peine plus d’un quart des hommes pouvait voter ; les recherches de Brown renvoient tout le monde à ses sources, lesquelles offrent suffisamment de preuves contradictoires pour déclencher une succession de querelles statistiques.
5Sans même laisser le temps à l’agitation de retomber, Brown et son épouse récidivent : après avoir démontré que le vote était ouvert à la plupart des hommes dans la province de Nouvelle-Angleterre, présumée démocrate, ils font valoir que la majorité de la population blanche masculine (et pour être exact, la même proportion de trois quarts) avait accès à la citoyenneté dans la province réputée aristocrate de Virginie (Brown, Brown, 1964). À bien des égards, ces nouveaux résultats sont encore plus difficiles à admettre que les précédents. Pour cette raison, ou parce que la politique virginienne de l’époque coloniale n’a jamais atteint le statut iconique du town meeting de Nouvelle-Angleterre, les travaux des Brown sur la Virginie sont loin de faire autant de bruit que leur étude précédente, et le débat historique continue de se concentrer sur les colonies septentrionales.
6Dans la grande majorité des colonies britanniques d’Amérique du Nord, on ne trouve pas de town meetings, pour la simple raison qu’on ne peut tenir une assemblée municipale sans municipalité. Dans les régions du Mid-Atlantic, du Chesapeake, du Sud profond et des Caraïbes, la population coloniale a pour unités les plantations, les crossroad villages, les comtés, et quelques villes importantes. Les plantations, comme les communautés établies aux intersections de voies de passage et d’approvisionnement, sont insuffisamment peuplées, les populations des comtés sont trop dispersées, et les villes sont trop denses pour permettre à tous les hommes blancs de se rassembler pour les prises de décision. De tout l’espace britannique du continent nord-américain, seule la région de la Nouvelle-Angleterre présente donc un réseau de municipalités où les town meetings peuvent être tenus. Mais, dès cette observation faite, apparaît le nœud du problème interprétatif : de tout l’espace britannique du continent nord-américain, seule la région de la Nouvelle-Angleterre entretient une profonde hostilité de principe à l’égard de la démocratie coloniale symbolisée par les town meetings (Miller, Johnson, 1963, p. 180-280).
La démocratie provinciale
Indispensable contexte
7Mes deux premières publications sur le sujet visaient notamment à souligner que le débat sur l’accès au droit de suffrage souffre à l’époque de n’être pas posé dans des termes appropriés. Elles font ainsi valoir que la démocratie n’est pas tant affaire de chiffres, lesquels monopolisent alors l’attention de la recherche, que de contexte culturel : on apprend moins à savoir combien d’hommes votent, qu’à étudier ce pour quoi ils votent ou ne votent pas.
8D’un côté comme de l’autre du débat, la possibilité d’exprimer une voix à l’échelle locale est perçue comme un indice du niveau de développement de la démocratie, et tout recours à la question des proportions d’électeurs repose sur cette perception. Mais l’étendue seule du corps électoral ne peut en aucun cas suffire à mesurer le fonctionnement démocratique. Il n’est qu’à voir les parodies de suffrage universel pratiquées par nombre de régimes autocratiques pour comprendre que l’observation de l’accès au droit de vote ne peut en elle-même mener à des conclusions valides.
9Les recherches des Brown ont à tel point défini les frontières des études qui les suivent qu’aucune de ces dernières ne remet en cause l’alternative qu’ils instaurent en problématique majeure du xviiie siècle : démocratie ou aristocratie (Brown, Brown, 1964). Aucun essai ne vient interpeller la trop grande simplicité de l’alternative, ni demander pourquoi la réponse à cette question semble si facile à trouver. Aucun article ne semble remarquer que la démocratie et l’aristocratie, utilisées par les Brown comme des outils prédéfinis plutôt que l’aboutissement même de l’enquête, ne peuvent présenter qu’une alternative factice.
10Car la notion de démocratie est en elle-même particulièrement problématique. Elle ne compte certainement pas au nombre des valeurs qui auraient défini les aspirations de la population des provinces de Nouvelle-Angleterre ; et il ne s’agit pas d’un fait stable et parfaitement circonscrit que l’on pourrait donc appréhender immédiatement. La démocratie est plutôt une abstraction construite, qui qualifie un jugement synthétique sur la teneur ou les tendances des relations et institutions d’une société ; en cela, elle est nécessairement le fruit d’une analyse, plutôt que son présupposé. Défaire la démocratie de son contexte ramène inévitablement à un débat spéculatif qui ne peut mettre au jour que les préconceptions de ses participants.
11Dès lors, si l’on souhaite donner un sens à l’étendue de la citoyenneté, on ne peut faire l’économie du contexte social : secondaire, au mieux, parmi les intentions de la société provinciale, la démocratie ne sera possiblement révélée que par l’étude de cette société. Que la majorité des hommes du Massachusetts puisse voter au xviiie siècle ne signifie pas que leur participation politique doive être envisagée isolément de leur communauté proche, bien au contraire. L’extension du droit de vote doit ainsi initier l’enquête, plutôt que la conclure. Pour comprendre les communes où le town meeting est pratiqué, il ne faut pas s’arrêter à la question de qui vote, mais se demander aussi pourquoi : quelles fins sont-elles servies par un droit de vote plus étendu ? Quelle fonction le vote remplit-il dans les conduites de la communauté ? À qui le droit de vote est-il accordé ou refusé, et selon quelles règles ?
12S’il est impératif de replacer la participation politique dans son cadre social, c’est qu’aucun autre moyen ne nous permet de véritablement décrire son développement. Les colons qui fondent les premières communautés de la baie du Massachusetts ne débarquent pas sur le continent chargés d’habitudes d’inclusion sociale ni d’idéaux démocratiques pour les classes moyennes ; ils sont même farouchement opposés à la tolérance institutionnelle que nécessite la démocratie. Lorsqu’ils pénètrent les contrées sauvages, c’est avec la conviction de la justesse de leur vertu et de l’erreur de toute autre voie ; et ils auraient repoussé avec indignation l’idée que leurs vues devraient être soumises au plébiscite du peuple. Leurs leaders déclarent fièrement qu’ils « abhorrent la démocratie », et Perry Miller souligne que « ce ne sont pas là de vaines paroles » (Miller, 1959, p. 37).
13Pourtant, sans intervention britannique, et ce dès la décennie qui suit l’implantation de 1630, la haine de la démocratie vient à s’effriter. À l’échelle coloniale, elle est loin de disparaître : jusqu’à la révocation de la Charte du Massachusetts en 1692, seuls les freemen, citoyens à part entière (membres de l’Église et propriétaires terriens), peuvent voter pour leurs représentants à l’assemblée législative. Mais à cette date, les freemen ne sont déjà plus seuls à exprimer leur voix pour les affaires locales, depuis plus d’un demi-siècle. La persistance des restrictions d’accès au corps électoral devrait suffire à prouver que le mouvement vers une participation plus inclusive n’est pas issu de la théologie ou de la pensée puritaine ; l’abandon de ces restrictions dans les communes, et la popularisation des administrations locales, ne se font qu’avec réticence, et pour répondre aux besoins des habitants des municipalités.
Des communautés sans astreinte
14Le Massachusetts colonial offre à ses habitants un contexte où les seules régulations valides sont celles qu’ils inventent. En traversant l’océan, les colons se sont coupés des autorités traditionnelles et institutionnelles, et se trouvent notamment sans recours possible aux institutions habilitées dans les usages à créer et faire respecter les lois. Le maintien de l’ordre, au fur et à mesure de la colonisation du continent, devient une responsabilité tenue à l’échelle locale des communautés.
15Durant les soixante premières années qui suivent leur départ d’Angleterre, les puritains se gouvernent depuis la capitale coloniale de Boston ; mais lorsqu’ils révoquent la Charte, les corégents William et Mary installent un gouverneur royal au Massachusetts, et la province perd de son indépendance vis-à-vis de la couronne. La New England Way, du nom que donne son porte-parole à l’organisation des congrégations autonomes, ne bénéficie plus de la protection des puritains de Boston, et doit se soumettre à l’autorité métropolitaine. Le gouvernement de la province, jusque-là relativement indépendant, ne peut plus assurer le maintien de la paix, confié alors à la responsabilité de chaque commune. Si ce transfert de compétence vient par ailleurs résoudre de nombreuses difficultés, il ne fait qu’accentuer le problème de l’ordre public : aucune structure traditionnelle n’existe qui permettrait aux communes de faire régner l’ordre, et les municipalités répugnent à faire usage du peu de pouvoir de coercition qu’elles possèdent.
16C’est de l’opinion publique, bien plus que des mesures coercitives, que dépend le maintien de l’ordre dans les communes du xviiie siècle, où il n’y a de décisions efficaces que lorsqu’elles reposent sur une volonté proche de l’unanimité. Les town meetings tendent ainsi à atteindre une telle unanimité : harmonie et homogénéité deviennent, par nécessité, des traits routiniers de ces communes de deux ou trois cents familles. Quoiqu’il en résulte très certainement un mode de gouvernement par consensus habituel, cette gouvernance n’est pas démocratique au sens moderne. Les désaccords ne sont pas soumis au jugement de la majorité : concevoir une majorité implique de définir une minorité, et les communes ne peuvent pas davantage se permettre de cautionner une minorité par la norme que de la circonscrire par un pouvoir policier. Il arrive, bien sûr, que des conflits éclatent ; mais ces dissensions, comme d’autres formes de pluralisme, ne sont jamais acceptées comme légitimes avant la Révolution.
17La forme spécifique que prend l’autorité à cette période a pour instrument le town meeting : non pas un forum pour l’expression d’intérêts concurrents, mais une pièce essentielle au maintien du fragile édifice de bienséance et de paix civile gouvernant la société de Nouvelle-Angleterre. En l’absence de moyens de contrainte institutionnels ou traditionnels fiables, les réfractaires ne peuvent être obligés à suivre la ligne commune ; la ligne commune doit donc prendre une courbe qui ne laisse personne réfractaire. En d’autres termes, le town meeting résout le problème de la contrainte en s’y dérobant ; il propose une expression institutionnelle à l’impératif de l’ordre public. Lors des assemblées, les hommes parviennent à un consensus, établissant assentiment individuel et opinion publique au service de la conformité sociale. Les accords sont conclus de manière à ce que toute déviation ultérieure soit pointée du doigt comme immorale au niveau personnel, et socialement transgressive. Les affaires et les budgets sont les sujets des discussions, mais les meetings ont pour fin l’établissement d’une communauté morale.
18L’importance de l’extension du droit de parole devient évidente dans ce contexte : lorsque le consensus est essentiel au gouvernement de la commune, l’inclusion est une nécessité. Dans les communes où la mise en application des décisions dépend de l’implication morale des hommes qui se soumettent volontairement aux décisions qu’ils prennent, il est primordial que la plupart des hommes participent de la prise de décision. Par principe politique et par conviction religieuse, les colons de Nouvelle-Angleterre sont insensibles, et souvent hostiles, à la démocratie. Mais les strictes nécessités du gouvernement des communes entraînent un élargissement du corps électoral : les hommes doivent pouvoir voter, parce qu’un plus grand nombre de voix est capital pour la consolidation de l’opinion.
19Dès lors qu’il est apparent que la participation du plus grand nombre à la vie politique des communes provinciales n’est pas due à des principes démocratiques abstraits, mais à un aspect fondamental du fonctionnement de ces communautés, il est possible de dépasser l’étude désincarnée de l’éligibilité au droit de vote, ainsi que la célébration simpliste de la démocratie de classe moyenne au Massachusetts. Les polémiques peuvent céder la place aux problèmes. Et il est maintenant possible de chercher des solutions.
Logiques d’inclusion et d’exclusion
20Certaines communes, particulièrement dans les premières années suivant leur fondation, comptent une importante majorité d’hommes dont les propriétés ne leur assurent pas le droit de vote. Dans ces communes, les impératifs de légitimation du consensus sont toutefois les mêmes qu’ailleurs ; elles partagent avec les autres municipalités la conviction que l’inclusion est plus propice à l’ordre que d’autres méthodes rétributives. La commune de Douglas, qui à sa fondation compte seulement cinq votants selon les critères coloniaux, refuse tout simplement de confier son sort à ces seuls hommes, et déclare qu’« il ne peut être l’intention d’aucune loi de les contraindre à une telle situation ». La commune de Mendon vote pour « permettre à un nombre considérable de personnes que la loi n’autorise pas à voter […] de recevoir cette autorisation suivant le sentiment que ce serait un moyen de préserver la paix et l’unité dans la communauté ». D’autres communes s’accordent aussi à « ne pas tenir compte » de la loi et à accorder la « liberté de voter » aux hommes qui ne possèdent pas les terres nécessaires. S’il arrive parfois que ces arrangements illicites soient remis en question, la Massachusetts General Court les soutient, afin de prévenir les « conséquences désastreuses » d’une « manière plus rigoureuse ». Avec l’accord explicite de la General Court, « tout le monde, que les critères soient remplis ou non, est admis au nombre des votants » (MA, vol. 115, p. 168-169, 316-317, 319-320, 469-471, 864-865 ; MA, vol. 117, p. 647-649, 651 ; Blake, 1915, p. 76-77) [2].
21Ce suffrage universel ne vient donc pas signaler quelque engagement colonial envers les principes ou les procédés de la démocratie. Il faut plutôt y voir la reconnaissance des besoins des communautés, qui ne sont pas gouvernables lorsque les votants légalement habilités sont trop peu nombreux – ce qui n’est pas une situation exclusive aux communes récemment fondées. Certaines municipalités plus anciennes ignorent aussi les critères d’accès au suffrage, et reconnaissent ouvertement l’inclusion de personnes qu’exclurait la loi. C’est le cas notamment lors de situations conflictuelles, qui mènent les communes à permettre à tous les hommes majeurs de voter. Si Thomas Hutchinson a pu grossir le trait lorsqu’il se plaint que « tout ce qui ressemble à un homme » peut prendre part aux débats, les habitants de Needham ne sont pas isolés dans leur choix de « soumettre au vote s’il est de l’avis de la commune qu’il soit permis à tous » d’exprimer une voix dans les élections particulièrement difficiles – pas plus qu’ils ne sont les seuls à approuver collectivement cette décision. Et pour ce vote sur la question de l’inclusion, Needham inclut l’ensemble de sa population masculine : tous les hommes expriment leur voix sur la question de laisser à tous les hommes le droit d’exprimer sa voix (Brown, 1955, p. 60 ; MA, vol. 115, p. 616-617).
22L’inclusion ne va bien sûr jamais jusqu’à un suffrage proprement universel dans la province du Massachusetts. Les femmes, et les hommes de moins de 21 ans, ne sont jamais autorisés à voter. Les critères de propriété foncière et de résidence, définis en 1692, sont probablement suivis aussi souvent qu’ils sont ignorés. Si l’une des grandes réussites de Brown est d’avoir su montrer que la participation de la population masculine était très proche d’être totale, ses recherches suivent une stratégie qui leur interdit de poursuivre la réflexion. Pour s’intéresser à ce qui se cache dans ce « très proche », et découvrir qui est exclu, pourquoi, et la raison d’être des restrictions au droit de vote, il faut se pencher non plus seulement sur les chiffres, mais aussi sur les conditions de vie des communautés.
23Les hommes exclus du vote sont généralement les métayers et les fils de votants : ce sont les deux groupes qu’exclut le critère de propriété. Mais ce sont aussi deux groupes qu’il est possible de sanctionner de manière plus efficace que par le biais de l’opinion publique. Si des critères de propriété trop stricts vont à l’encontre de l’intérêt d’une société où le consensus est nécessaire au respect de lois, une inclusion trop généreuse n’est pas nécessaire. Dans la mesure où l’inclusion est une forme de contrôle social, il serait superflu d’accorder le droit de participer au consensus public à ceux (locataires et enfants de propriétaires) que l’on peut contraindre en privé. Il n’en va pas différemment pour le critère de résidence : l’accès au droit de vote des colonies de la baie du Massachusetts n’est pas motivé par un idéal démocratique, mais par une idée communautaire, et il n’y aurait que des inconvénients à inviter à participer aux décisions de la communauté des hommes qui n’y sont pas strictement rattachés. L’importance de la restriction et de l’extension du droit de vote tient à leur capacité à affermir l’opinion publique. Dès lors, est inclus au débat celui dont la voix est nécessaire à la discussion civique, et exclu celui dont l’accord peut être contraint par ailleurs ou inutile à la communauté.
24Il est possible de considérer la légitimation des critères d’accès au vote comme une simple insistance sur la nécessité d’une implication dans la communauté pour la participation à ses décisions. Mais cette norme fondée sur l’investissement local, pour populaire qu’elle soit à la même époque en Angleterre, n’est pas véritablement décisive dans le Massachusetts après 1692. Il s’agit moins dans la province d’un attachement à cette norme que de la crainte pratique que les hommes sans propriété puissent être payés, contraints ou subornés. On retrouve ainsi plus tard, dans la critique des projets de Constitution de l’Essex Result, l’idée que « tous les membres de l’État sont qualifiés pour le vote, à l’exclusion de ceux qui n’ont pas assez de jugement, et de ceux dont la situation ne leur attribue pas de volonté propre » (Parsons, 1778, p. 28-29). La participation aux décisions communales est la prérogative des hommes indépendants de la commune : de l’ensemble de ces hommes et, idéalement, de ceux-là exclusivement. C’est leur indépendance même qui rend leur inclusion nécessaire, puisque seule leur participation vient sceller leur engagement à se soumettre aux décisions de la commune. Le town meeting ne se veut pas un apprentissage de la démocratie, même s’il peut le devenir ; il est fondamentalement un outil permettant de faire respecter les décisions collectives.
25Un critère de compétence est aussi en jeu dans l’exclusion des habitants qui ne possèdent pas leurs terres. On ne refuse pas aux métayers le droit de participer à la politique locale parce qu’ils ne sont pas assez riches (ce qui serait la logique suivie par une norme exigeant un investissement dans la société), mais parce qu’ils dépendent de ceux à qui ils doivent leurs terres. Les femmes et les mineurs, assujettis aux époux, pères et parents, sont bien sûr exclus eux aussi.
26Les fils, même après leur majorité, sont généralement exclus du vote lorsqu’ils vivent encore chez leur père. L’âge de 21 ans, établi pour objectiver le critère d’indépendance de la volonté, n’est pas une limite stricte. On refuse le droit de vote à des hommes de 25 ou 30 ans vivant chez leur père, et on l’accorde à des plus jeunes, comme c’est le cas pour un homme de 18 ans qui participe aux élections de Sheffield en 1751, parce qu’il est devenu chef de famille après le décès de son père. Comme l’expliquent à l’assemblée les élus de la commune, le jeune homme « a un juste droit de voter, car il a responsabilité de sa propriété, et est un enfant né dans la commune, par là un habitant » (MA, vol. 8, p. 278).
27Pour les habitants de ces communes, l’indépendance n’est pas une vertu particulièrement recherchée, mais simplement un fait avec lequel il s’agit de composer. Les propriétaires modestes sont perçus comme indépendants, mais cette indépendance ne doit pour autant pas être excessive. Dans la mesure où il est préférable que tous ses membres arrivent d’eux-mêmes aux mêmes conclusions et aux mêmes engagements, la communauté ne peut laisser une trop grande place à l’indépendance. Il n’est pas rare qu’une commune soit profondément déconcertée par l’arrivée de groupes baptistes, anglicans ou amérindiens. Les fils et métayers sont entachés de leur dépendance, mais ceux dont la religion est trop différente sont tout aussi problématiques, parce qu’ils échappent à l’orthodoxie et au consensus. Lorsque les habitants d’une section périphérique de Worcester demandent à ce que leurs propriétés soient reconnues comme district indépendant, la commune motive son refus en notant que certains habitants de la zone ne sont que « des personnes isolées, et certaines seulement de passage » et ne doivent donc pas être « comptées au nombre des familles que les pétitionnaires disent vivre au sein du district proposé » (MA, vol. 118, p. 613-616, 619). Les hommes isolés et célibataires ne sont liés par aucune attache solide à la communauté, et pour les town meetings ils ne peuvent être pleinement membres des communes.
28Pour autant, l’insistance sur l’orthodoxie et les critères de propriété et de résidence ne mènent pas à l’exclusion d’une proportion importante de la population masculine. Lorsqu’on le rapporte à la situation des villages anglais d’où viennent les colons de Nouvelle-Angleterre, le modèle d’exclusion de la province apparaît plus clairement dans sa capacité à octroyer plus largement le droit de vote. Les critères du Massachusetts donnent une mesure du caractère inclusif de ses communautés. La propriété foncière est, en effet, le critère d’accès à la citoyenneté en Angleterre. Plusieurs groupes de propriétaires terriens sont « techniquement assimilés à des habitants, même s’ils résident dans un village séparé ». Les affaires de la communauté sont dirigées exclusivement par ceux qui remplissent ce critère de propriété. Cette notion d’investissement terrien dans la commune n’apparaît pas au Massachusetts, pour des raisons bien éloignées d’un potentiel effort démocratique ou d’une condamnation de la propriété foraine. La citoyenneté n’est plus fondée sur la propriété mais sur la résidence, car les town meetings ont moins pour but la levée de revenus que le maintien de l’ordre. Les propriétaires forains n’ont tout simplement pas de place dans cette recherche communautaire, pour laquelle le seul soutien des habitants réels de la municipalité est nécessaire. L’imposition et la résidence proposent un repère de la citoyenneté, mais la résidence est le critère premier, y compris lorsqu’il s’agit de calculer l’imposition. Dès 1638, « chaque habitant d’une commune est déclaré responsable de sa part proportionnelle des dépenses de la commune » ; on voit là un net contraste avec les villages anglais, où les taxes locales ne touchent qu’un petit nombre (Channing, 1884, p. 12, 32).
Une démocratie sans démocrates
Le rejet du pluralisme
29La démocratie des communes du xviiie siècle est ainsi une démocratie malgré elle, une démocratie sans démocrates. La recherche qui voit dans son généreux accès à la citoyenneté un signe démocratique n’a pas nécessairement tort, mais si elle a raison, c’est toujours au détour d’une réflexion incomplète. Examiner l’éligibilité au droit de vote sans égard pour le contexte social, placer la citoyenneté au centre de l’organisation sociale de la province (plutôt que dans une périphérie instrumentale), c’est se cantonner à une pensée qui, si elle a sa validité, ne peut que demeurer stérile. Une étude aussi aride est incapable d’enquêter systématiquement sur les buts de la participation, l’importance relative de l’inclusion lorsqu’elle est confrontée à des valeurs différentes, les limites de l’éligibilité et leurs raisons et, plus généralement, sur la nature précise de l’électorat plutôt que sa simple numération.
30Appréhender l’accès démocratique au vote comme un simple incident de parcours sur la voie de l’entente entre voisins permet de voir aussi que la même recherche du consensus à l’origine d’une participation élargie impose des limites importantes à la démocratie provinciale – si importantes que le terme de « démocratie » finit par paraître anachronique.
31En premier lieu, l’idéal communautaire décrit dans la littérature (Arensberg, 1955, p. 1150) [3] implique que chaque commune a un pouvoir de contrôle sur ses affaires propres, et que ce pouvoir inclut, mais surtout nécessite fondamentalement, un contrôle strict de l’accès à la communauté. Depuis les premières installations coloniales du xviie siècle, les villages se réservent le droit d’admettre seulement qui est approuvé par les habitants, et jusqu’à la Révolution rien ne remet en cause ce droit de sélection. « Ceux dont les dispositions ne nous conviennent pas, dont la société nous serait néfaste », menaçant l’harmonie et l’homogénéité, ne sont pas intégrés à la commune (Powell, 1963, p. xviii). Le premier covenant fondant contractuellement la commune de Dedham offre un exemple typique dès son deuxième article, où les signataires s’engagent « à repousser tous ceux qui sont d’esprit contraire et accueillir uniquement parmi [eux] ceux dont il est visible qu’ils pourront être d’un même sentiment » (Haskins, 1960, p. 70). Le statut d’habitant est une affaire publique, plus qu’un souci d’ordre privé. L’idée est rarement disputée parmi les colons que « si le lieu où nous cohabitons est nôtre, alors nul n’a le droit de se joindre à nous sans notre accord » (Benton, 1911, p. 8).
32Il est aussi possible à la commune d’exclure ceux qui auraient échappé à un premier examen. La pratique du warning out, si elle s’étend parfois à l’exclusion des pauvres dont la communauté refuse la responsabilité, est avant tout une mise en forme de la pensée communautariste des colons. C’est sous son égide que la municipalité a le pouvoir de restreindre la liberté d’installation en son sein, et la vente de terres à de nouveaux arrivants. Les archives communales sont parsemées de références à ces procédures, depuis la fondation des villages jusqu’aux premiers jours de l’indépendance (Levy, 2009).
33Ces mesures ont pour effet de limiter la présence ou l’aveu de valeurs fondamentalement différentes au sein des communes, et les différences ethniques, nationales et culturelles sont rares à l’est de l’Hudson jusqu’en 1776. Le Massachusetts est, à l’exception possible des provinces voisines du Connecticut et du New Hampshire, l’espace colonial le plus exclusivement réservé aux protestants anglo-saxons. Moins d’un pour cent des Allemands arrivant dans les colonies britanniques entre 1690 et 1770 s’installe en Nouvelle-Angleterre, et la proportion d’Irlandais, Écossais et Irlando-écossais est à peine plus grande (Ver Steeg, 1964, p. 167-168). Les catholiques français ne sont absolument pas les bienvenus au Massachusetts et, à en croire Bellomont, les huguenots ne sont pas beaucoup mieux reçus (Baird, 1885, vol. 2, p. 251-253 ; Reaman, 1964, p. 129). La Baie ne compte à aucun moment une population afro-américaine notable ; en 1780, celle-ci représente seulement deux pour cent de la province, et à peine un pour cent de la population noire du pays. Les Amérindiens ont quant à eux perdu leur domination numérique, et déjà avant la Révolution, sont sur la voie de la quasi-extinction qu’ils doivent suivre durant les deux siècles suivants (Harris, 1964, p. 84 ; MA, vol. 117, p. 690-691, 733-735).
34L’ordre social excluant nécessairement tout pluralisme pour les habitants des communes, ces derniers ont très peu de place à offrir aux étrangers. Ils souhaitent vivre dans des enclaves de croyances communes, et œuvrent à créer ces communautés fondées sur une homogénéité ethnique et culturelle, mais aussi une grande unité des pratiques et idées morales et économiques. La démocratie des town meetings est impossible sans ces profondes affinités. C’est seulement une fois la sécurité assurée pour un nombre restreint de participants à la vie politique qu’une citoyenneté plus étendue peut être envisagée ; et c’est uniquement parce que ceux paraissant différents sont initialement exclus que la plupart de ceux qui sont inclus à la commune peuvent participer à sa politique.
35On accolera ainsi l’adjectif « démocratique » à une telle société si on limite son examen aux élections, en occultant le plus large processus électoral. Dès que l’on élargit le point de vue, les town meetings échouent à remplir de nombreux critères de démocratie. La participation quasi généralisée aux élections est très répandue, mais elle a pour base un strict contrôle de l’accès à l’éligibilité. Les élections libres de Nouvelle-Angleterre supposent la restriction préalable de l’électorat. La plupart des hommes peuvent voter dans ces communes aux liens étroits, mais le vote n’a pas pour but de décider entre plusieurs alternatives ; l’objet primordial du town meeting n’est pas la création d’un espace neutre où viendraient s’opposer des intérêts opposés.
36Un tel espace est même diamétralement opposé aux intentions de ceux pour qui l’« harmonie et l’unanimité » sont ce qu’ils « espèrent le plus sincèrement trouver dans tout ce qui concerne les affaires publiques ». Les conflits sont rares dans ces communautés où l’on appelle à « une complexion prudente et amiable » pour éviter « les disputes acérées et les grandes discordes » (MA, vol. 118, p. 707-712, 715-717). Lorsqu’ils éclatent, ils sont considérés comme des écarts indésirables et contre nature. Dans le cas de protestations ou d’élections contestées, il est presque invariablement fait appel aux valeurs de concorde et d’unité. En l’absence de tout rôle sanctionné pour le désaccord et la dissidence, ces derniers sont pour la plupart brefs et clandestins. L’assemblée communale cherche l’unanimité dans la commune ; la fonction du town meeting est d’arranger l’entente, ou plus souvent l’approbation formelle d’ententes déjà établies. Le meeting a sa raison d’être dans l’arrangement, non dans la confrontation.
Des assemblées sans majorité
37Une démocratie qui refuse tout espace légitime à la différence, au désaccord et au conflit n’est certainement pas tout à fait une démocratie ; et des hommes qui votent toujours comme votent leurs voisins n’ont pas accès à l’ensemble des options offertes par une démocratie. Si le gouvernement par consentement mutuel peut représenter une étape sur le chemin d’un fonctionnement plus profondément démocratique, il ne doit pas être assimilé à un gouvernement démocratique. L’assentiment démocratique ne peut exister sans choix légitimes, et les town meetings du Massachusetts colonial, institués pour atteindre une entente et en prendre acte, sont au mieux une transition de l’acquiescement à l’assentiment. Les archives municipales abondent en votes conclus « par l’accord libre et uni de tous » (MA, vol. 118, p. 388-390 ; Town of Weston, p. 11). La plupart des hommes ont accès à la citoyenneté électorale, mais leurs voix sont le plus souvent à l’unisson. Il n’y a pas de place pour les différences que pourrait réduire un vote, parce que ce type de résolution échappe à la nature de la politique des communes, où l’unanimité est la norme éthique tout autant qu’empirique, exigée par les colons au nom des convenances. Les communes prises dans des querelles font appel à la General Court pour que soient restaurées « la paix et l’unité », « seule raison qui motive cet appel » (MA, vol. 50, p. 30-31 ; MA, vol. 115, p. 479-480 ; MA, vol. 116, p. 709-710).
38L’exigence d’unanimité trouve son expression la plus forte dans le rejet franc et répété de l’un des axiomes les plus élémentaires de la théorie démocratique : le principe de gouvernement par la majorité. Une simple majorité n’a qu’une autorité limitée à l’échelle locale, et suffit à peine à donner une légitimité aux décisions. Dans les communautés qui ne reconnaissent pas d’espace aux minorités, la majorité n’est pas une fondation suffisante pour des mesures politiques. Cette idée est très explicitement revendiquée par les pétitionnaires des anciens districts de Berwick. Après sa fondation, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans plus tôt, la commune connaît une telle croissance qu’en 1748 les plus anciens colons sont en sous-nombre. Les habitants des districts plus récents décident de construire un nouveau temple dans un emplacement qui ne convient pas aux habitants des zones plus anciennes. La majorité obtenue par les résidents des nouveaux quartiers laisse de marbre la minorité de l’ancienne commune, qui fait valoir qu’un choix aussi insultant ne peut être perçu comme légitime « simplement parce qu’un vote majoritaire de la commune a été ou pourrait être obtenu en sa faveur ». Les pétitionnaires disent souffrir « d’un grand tort et d’une grande injustice […] pour aucune raison que celle-ci : un vote majoritaire, qui est la seule justification qu’ils aient ». Un « vote majoritaire » compte ainsi moins qu’un « égard juste » quant aux habitants du vieux village, pour qui il ne fait aucun doute que leurs privilèges leur sont « dus » malgré la perte de leur supériorité numérique (MA, vol. 115, p. 368-375, 377-378, 393-396).
39L’ancienneté prend le pas sur la majorité dans de nombreux cas, jusque dans les décisions de la General Court. Le consensus des communautés tient compte de l’équité et de l’histoire autant que du vote, et la Court, loin de voir en elles les récriminations de minorités amères, reçoit avec bienveillance les demandes faites sur ces principes. Dans le cas de Lancaster, l’autorité provinciale juge déraisonnable et rejette une première fois une décision votée à la majorité, qui perturbe l’ordre établi. Lorsqu’un deuxième vote lance une tentative identique, il est à nouveau fait appel à Boston où les plaignants font part de leur indignation et soulignent que « bien qu’ils aient obtenu une majorité, le cas demeure tout aussi déraisonnable » (MA, vol. 114, p. 613-614). Un vote majoritaire ne fait pas de différence. Comme le font valoir les fondateurs de Lunenburg lorsque des arrivants récents jouent de leur avantage numérique, la loi de la majorité ne ferait qu’imposer « discorde et confusion ». Disparues « la paix et l’harmonie », il serait impossible de « savoir à quoi se vouer » (MA, vol. 117, p. 165-169).
40L’histoire est loin d’être le seul recours contre la tyrannie du décompte. On trouve d’autres arguments, par exemple lorsque Salem met en œuvre une politique fiscale plus favorable aux agriculteurs qu’aux négociants de la commune, ces derniers refusent toute légitimité à la manœuvre populiste. « La part majoritaire des présents » était des fermiers, écrivent-ils à la Court, « et le vote pris n’a été proprement que le leur, et non le vote du corps entier de la commune ». Pour les négociants, la légitimité et le caractère contraignant d’une décision viennent de l’accord de la communauté entière. Ils distinguent donc avec subtilité un vote communal (présenté comme un pur abus majoritariste) d’un « vote du corps entier de la commune » qui exige l’accord de toute la population (MA, vol. 115, p. 596).
41Il arrive aussi que certains refusent le débat. À l’occasion d’une élection particulièrement disputée dans la commune de Haverhill, une faction refuse en bloc l’autorité de la majorité du moment. La pétition à Boston souligne que cette majorité n’est autre que la création « d’une poignée d’hommes habiles ayant ingénieusement attiré la multitude à se rallier à leur cause ». Les plaignants dénoncent « l’oppression » qu’ils voient dans cet exercice démocratique (MA, vol. 115, p. 330-334). Au cours d’une dispute sur la division du district ouest de Bridgewater, les hommes de la minorité récusent d’abord le décompte des voix, avant de concéder que, même s’il y avait majorité, elle pouvait tout aussi bien avoir été contrainte. Quelle que soit la validité formelle du vote, il ne fait aucun doute pour la faction mécontente que l’autorité de Boston refuserait de légitimer la décision, car ils sont « convaincus que son Excellence le gouverneur et les Honorables membres de l’assemblée ne sauront être gouvernés par le nombre, mais toujours par justice et raison » (MA, vol. 114, p. 244-246, 244a). À Danvers enfin, les villageois mettent en lumière un autre aspect du paradoxe provincial de la légalité sans légitimité. Lorsqu’ils relatent le fardeau que leur font porter leurs concitoyens majoritaires, ils les mettent en cause ainsi : « Nous ne saurions dire que vous n’avez pas un droit légal de nous traiter ainsi, mais un jugement sans miséricorde est une peine qui ronge » (MA, vol. 114, p. 786-788).
42Il est rare qu’en réponse à de telles attaques les habitants majoritaires fassent valoir les prérogatives liées au nombre – au contraire, ils nient avoir usé de leurs droits pour opprimer une partie de la population. Les deux factions semblent donc partager toujours les mêmes principes : lorsque l’une accuse l’autre d’abuser de sa majorité, la seconde répond qu’il n’y a pas eu d’abus. Aucun parti ne remet en cause le principe selon lequel il est indéfendable qu’une majorité néglige la minorité.
43Ce principe n’est pas, et de loin, une simple contestation formelle, car l’impératif du consensus n’est pas fondé uniquement sur la morale, mais aussi sur l’impossibilité de la coercition sans accord général. La même impossibilité donne lieu à des centaines d’autres arrangements dans la province. Les town meetings sont ainsi une école de l’abnégation et de la déférence face à son prochain, parce que le coût de l’affirmation de soi, au cœur d’une opinion publique naissante, est directement palpable. À Upton, lorsqu’aucun parti ne cède du terrain sur la question du déménagement du temple, la commune est paralysée. Tous sont « en accord de voir l’ancien temple déplacé ou un nouveau temple érigé » mais « ne peuvent s’accorder sur un lieu ». Ils font appel à l’assemblée de Boston car, sans accord consensuel, ils ne voient aucune solution autonome. L’idée de chercher à créer ou trouver une majorité électorale ne leur est jamais venue (MA, vol. 118, p. 207).
44Presque toutes les communautés du Massachusetts reprennent à leur compte la volonté présente à Upton d’« unir les habitants ». Les conflits n’appellent jamais de conclusion par un vote majoritaire, et sont le plus souvent résolus par un « accord amiable et entier » qui laisse les parties impliquées « en paix et pleinement satisfaites » (MA, vol. 115, p. 461-462 ; MA, vol. 118, p. 526, 707-712). Cet esprit communautaire fait du droit de vote un indice particulièrement peu satisfaisant de la participation politique et de la démocratie. Si la plupart des hommes peuvent participer aux votes des communes du xviiie siècle, les véritables politiques municipales ne sont pas réglées par le recours à l’urne, mais dans les conversations du village et de ses tavernes, et dans les discussions tenues au town meeting. Celui-ci est un espace de négociation, de sorte que ses votes ne sont pas des décisions, mais des ratifications. Décider d’une option plutôt que d’une autre par un vote irait à l’encontre de la conception du Massachusetts colonial d’une gestion pacifique de la commune.
Les town meetings aujourd’hui
45Les town meetings doivent l’importance de leur rôle à des forces en jeu au-delà de l’échelle communale ; la perte de leur rôle central est, elle aussi, due à des événements qui la dépassent. Les assemblées communales ont un rôle majeur dès les premières installations collectives en Nouvelle-Angleterre. Dans une contrée mal connue, en l’absence de familles influentes installées de longue date, en l’absence de forces de police locale, dans un espace inhospitalier où la force aurait pu faire la loi, l’opinion publique apparaît comme le seul moyen de faire régner l’ordre. Quand il s’agit de gouverner toute la communauté, chacun doit consentir aux règles qui le gouvernent ; les town meetings sont l’instrument par lequel se révèle ce consentement. Mais l’apex de l’influence du town meeting ne vient qu’après que la couronne d’Angleterre a défait le Massachusetts de sa Charte, à la fin du xviie siècle, et avec l’administration des gouverneurs royaux. Les assemblées sont alors le seul espace par lequel les habitants des communes ont la possibilité de se gouverner eux-mêmes, le dernier refuge de leur autonomie. De 1692 à 1774, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’Empire britannique promulgue en réponse à la Tea Party de Boston l’une des Lois intolérables qui place l’assemblée communale elle-même sous le joug du gouverneur, les meetings sont le lieu véritable du gouvernement de la colonie. Comme le montre Ray Raphael, c’est même l’abrogation de l’autorité des town meetings, plus que tout autre événement, qui précipite le Massachusetts dans un mouvement révolutionnaire que le reste des colonies continentales fait éclater en 1776 (Raphael, 2002).
46L’impulsion indépendantiste qui se cristallise dans les municipalités en 1774 et 1775 signe toutefois rapidement la fin de la même autonomie locale que les villageois veulent initialement défendre. La nation qui émerge du conflit contre l’Empire britannique se voit confrontée à des questions qui dépassent l’échelle des communautés isolées, et qui provoquent la naissance de fronts partisans unis, puis de partis politiques. Loin d’être nés de la base citoyenne, ces partis sont le fruit de l’agitation et de l’organisation dont le centre est Philadelphie, la capitale de la très jeune république. Ils n’en cheminent pas moins jusqu’au cœur des communes du pays, et créent des divisions incompatibles avec l’unanimité recherchée et entretenue par les town meetings. Il se trouve toujours des fédéralistes, des jeffersoniens, des whigs et des démocrates, des anti-maçonnistes et des know-nothing, et plus tard des républicains, pour contester chaque élection – plus couramment dans certaines communes, mais la conduite touche l’ensemble du pays. Les rares municipalités qui parviennent à maintenir leur unité sont cernées de communes qui n’ont pas su le faire. Des factions nées à Philadelphie, New York et Washington viennent à modeler des pans entiers de la vie quotidienne en Nouvelle-Angleterre ; l’influence de forces religieuses et économiques bien extérieures aux villages contribue à l’effondrement de l’autonomie relative des premières communes coloniales.
47Le panégyrique du town meeting qu’écrit Henry David Thoreau est empreint d’une nostalgie aussi éloquente et touchante que déplacée. Au milieu du xixe siècle, les meetings ont perdu depuis longtemps la majesté simple qu’il leur attribue lorsque, dans le rassemblement de fermiers « de quelque obscur village de campagne », venus « dire leur opinion sur une affaire blessant la terre », il voit « le congrès vrai, et le plus respectable qui se soit tenu jamais aux États-Unis » (Thoreau, 2001 [1854]).
48Le regard que portent les Américains d’aujourd’hui sur ces si pittoresques assemblées est marqué par une nostalgie encore plus larmoyante. Soupçonnant le déclin de leur propre fonctionnement démocratique, ils baptisent town meeting, avec autant d’imprécision que d’inventivité métaphorique, presque toute réunion de citoyens et de leurs élus, les assemblées où les questions civiques sont mises à mal par des experts, et les rassemblements de collégiens et lycéens venus débattre de questions d’intérêt citoyen.
49Je vis dans le New Jersey, État dont le gouverneur a convoqué un town hall-style meeting hebdomadaire ou bimensuel jusqu’à ce qu’un scandale très public ne le rende plus réticent à se confronter à ses concitoyens. La démocratie offerte par ces assemblées était au mieux parodique, jusqu’à insulter la démocratie directe qu’évoque notre représentation des town meetings. Toutes avaient pour centre le gouverneur : toutes les questions lui étaient adressées, et rien de proprement politique ne pouvait en émerger, sinon la promotion d’une campagne de réélection. Les questions devaient être soumises à l’avance, et lorsque le gouverneur n’appréciait pas la discussion qu’on lui imposait, il avait la réputation d’intimer à son interlocuteur de « se rasseoir et se taire ».
50Les présidents, gouverneurs, maires et autres dirigeants qui organisent des événements de ce type, où débats et regards ne se concentrent que sur eux, leur donnent toujours un nom par lequel ils se réclament des town meetings. Le terme est aussi utilisé par les chaînes de télévision, pour annoncer les débats électoraux. Une émission de radio vante sa soi-disant assemblée sur les ondes, durant les deux décennies qui séparent la Grande Dépression des prospères années 1950, en la nommant « America’s Town Meeting of the Air » – un talk-show très commun, mais au nom ronflant, où les célébrités habituelles font étalage de leur expertise. Sa seule particularité tient au lieu où l’émission se déroule – le City’s town hall de New York – et à l’autorisation faite au public d’interpeller, huer et acclamer les participants, et de poser quelques questions aux panélistes. Tout autant que les autres formes modernes prenant le nom de town meeting, cet exercice public échoue à offrir ne serait-ce qu’un semblant de gouvernement démocratique – où la population se rassemblerait pour déterminer le sort de leur communauté. Il semble que nous avons perdu la capacité de mêler le kratos au demos dans nos démocraties. Nos town meetings contemporains ne sont plus que les forums où les dirigeants font briller leur pouvoir, et les écoliers font briller leur impuissance en jouant au débat civique.
51Il arrive que nous nous laissions prendre au rêve d’une plus authentique participation publique à la prise de décision politique. La lecture utopique que fait Danielle Allen de la Déclaration d’indépendance célèbre son usage de ce qu’elle appelle « l’écriture démocratique ». « Il n’existe aucun autre recours pour un peuple vivant dans l’égalité et la liberté, et souhaitant tracer sa propre voie. Notre unique chance d’atteindre le bonheur collectif nous viendra d’une conversation approfondie, ponctuée ici et là de votes, qui eux-mêmes, au fil du temps, dans leurs imperfections, exigeront de nous plus encore de paroles » (Allen, 2014, p. 82).
52Voilà une image qui ne peut qu’évoquer les town meetings de Nouvelle-Angleterre – mais même dans le tableau qu’elle peint du rêve démocratique, Allen échoue à imaginer les meetings tels qu’ils étaient. Elle fait appel à une écriture impersonnelle, à un échange médiat, là où les provinciaux du Massachusetts conféraient face à face. Elle renonce à l’espoir d’une volonté populaire commune, quand ils ne pouvaient s’imaginer gouverner sans elle une communauté. Et quand bien même ces différences ne seraient pas décisives – puisque les hommes et les femmes d’une nation de trois cents millions d’âmes ne peuvent pas se concerter sans médiation, puisque le consentement absolu n’est plus requis dès lors qu’une société a d’autres moyens de faire respecter les préférences de sa majorité –, d’autres le sont. Les town meetings du xviiie siècle font partie d’un monde que nous avons perdu. L’unanimité à laquelle aspirait ce monde nous serait étouffante, et l’intolérance de ce monde pour le dissentiment nous serait intolérable.
53En perdant ce monde dont nous ne saurions que faire, nous avons pourtant perdu un élément d’une importance considérable. Une politique du consensus requiert la consultation de la plupart des membres de la communauté. Dans les communes modestes où deux ou trois cents familles partagent constamment leur espace, les hommes ont en commun la conscience que les dispositifs politiques peuvent être dociles à leurs actes et influencés par leurs comportements. Dans nos puissants États-nations, dominés aujourd’hui par une richesse encore inconcevable il y a deux ou trois siècles, nous avons perdu le sentiment de notre implication et la conscience de notre responsabilité – et pire : nous semblons bien incapables de les retrouver.
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Mots-clés éditeurs : autorité, loi de la majorité, opinion publique, suffrage, town meeting, contexte social, démocratie, homogénéité, consentement, vote, communauté
Date de mise en ligne : 20/01/2017.
https://doi.org/10.3917/parti.015.0083Notes
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[1]
Cet article a été écrit depuis le United States Studies Centre de l’Université de Sidney. Le charme du campus et son affabilité tout australienne, mêlés au raffinement de la vivacité intellectuelle qu’on y trouve, font du Centre le lieu le plus agréable où j’ai eu l’occasion de travailler, et auquel je tiens à exprimer toute ma reconnaissance.
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[2]
MA : Massachusetts Archives.
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[3]
NdT : Pour Arensberg, les Yankees des communes de Nouvelle-Angleterre sont avant tout, « sans distinction ni ségrégation », les membres de communautés : « They were all townsmen together » (Arensberg, 1955, p. 1150).