Couverture de PARTI_006

Article de revue

L'introuvable délibération

Ethnographie d'une conférence citoyenne sur les nouveaux indicateurs de richesse

Pages 191 à 214

Notes

  • [1]
    Sur la question de leur standardisation à l’étranger et l’émergence d’une communauté professionnelle autour de ce type de dispositif, voir Amelung (2012).
  • [2]
    On peut considérer que tout dispositif est une théorie en actes, au moins dans la manière dont il est légitimé a priori.
  • [3]
    Daniel Cefaï (2012) note que si l’étude des dispositifs de participation est avant tout qualitative et relève le plus souvent des « case studies », elle est rarement ethnographique.
  • [4]
    Je remercie Clémence Bedu, Marion Carrel, Alice Mazeaud, Benjamin Plouviez et Julien Talpin pour leurs relectures critiques. Cette étude s’inscrit dans l’ANR Parthage.
  • [5]
    Il a fallu près de 600 appels à la société chargée de cette mission pour recruter 20 personnes (le panel et une liste d’attente).
  • [6]
    Parmi les participants on compte un responsable d’une association environnementale lilloise par ailleurs conseiller de quartier, un ex-militant d’ATTAC qui a été syndiqué à la CNT, un responsable d’un café citoyen, un responsable d’un « Repaire » de Daniel Mermet, un salarié associatif vivant son activité sur un mode militant.
  • [7]
    « La structure des situations ne peut être déchiffrée » sans faire « référence au système des positions durables dans lequel sont insérés les agents dont elles opèrent la réunion temporaire » (Boltanski, 1973, p. 132).
  • [8]
    L’expression est récurrente dans les propos des participants.
  • [9]
    On s’appuie ici sur les concepts d’Erving Goffman dont les ressources théoriques ont été sous-utilisées dans la littérature sur les dispositifs participatifs. Ces derniers gagneraient à être analysés comme des scènes, des rituels ou des contextes d’interaction plus ou moins codifiés. Les travaux de R. Futrell (2002) ou, plus récemment, de M. Berger (2009) sur les Commissions locales de développement intégré à Bruxelles et de Marion Carrel (2013, chapitre 2) montrent la pertinence de cette approche. On cherche à analyser ici la participation des acteurs au sens de leur « engagement situationnel » pour reprendre l’expression d’E. Goffman.
  • [10]
    Les prénoms ont été modifiés.
  • [11]
    « L’accommodement est un principe de l’ordre spatial de circulation où la fluidité est assurée par une sorte de dissuasion coopérative mais il est également au cœur de l’ordre négocié et émerge des rencontres qui demandent à chaque participant des méthodes et des procédures de justification par lesquelles chacun rend compte de ses activités devant autrui, protège sa face et celle de l’autre » (Joseph, 1998, p. 36).
  • [12]
    La conférence comporte de nombreuses contraintes et coûts qui justifient l’indemnisation : temps libre obéré, nécessité de faire garder les enfants le samedi, déplacements souvent importants (quatre participants seulement sont résidents de la métropole lilloise)…
  • [13]
    Danielle l’avoue : « À 50 % l’argument financier a joué, je vis seule, cela tombait bien, il y avait la taxe d’habitation à payer ». Gilbert déclare dans le même sens : « L’argent oui cela a beaucoup compté, j’ai pas de travail, je partais en vacances juste avant que l’on me propose, je me suis dit, quand je reviendrai j’aurai plus rien… ».
  • [14]
    Une seule défection a été enregistrée et trois des quinze participants ont été absents une journée pour des raisons personnelles ou médicales.
  • [15]
    C’est un choix délibéré censé protéger l’indépendance du groupe. Les séances ont lieu dans des lieux culturels ou associatifs lillois.
  • [16]
    Sur l’importance des moments informels voir Lee (2007).
  • [17]
    On rejoint ici Loïc Blondiaux qui note à propos d’autres jurys : « Les techniques d’animation mobilisées, la forte scénarisation du dispositif sur lequel les participants n’ont qu’une faible prise peuvent contribuer à placer ces derniers dans une position passive » (Blondiaux, 2008a, p. 284).
  • [18]
    Sur ce processus de « désaffiliation critique », voir Bedu (2010).
  • [19]
    Le dispositif est fondé sur le présupposé (assez irréaliste) de neutralité des animateurs, ces derniers cultivant la dénégation de leur rôle de pilotage actif. Les animatrices conçoivent leur rôle comme celui de « facilitateur ». Relèvent de leur compétence la structuration du temps (pondération entre séquences de formation, de questions, d’échange, de synthèses intermédiaires), le découpage des thématiques jugées centrales, l’agenda, le choix des intervenants, la préparation et la rédaction finale… L’équipe d’animation est censée créer des « prises » (Bedu, 2010) pour provoquer et développer le débat et faire monter le groupe en compétence critique sur les outils statistiques étudiés.
  • [20]
    Un tiers des participants ne capitalisaient pas les connaissances d’une séance de formation sur l’autre.
  • [21]
    Quatre participants connaissaient les nouveaux indicateurs de richesse avant d’être contactés (soit un quart du panel) et ont d’ailleurs amélioré leurs connaissances sur le sujet pour « préparer » la conférence. La méconnaissance préalable de l’objet en question par les participants et l’absence de préjugés sont donc inégalement partagées lorsque la conférence s’engage.
  • [22]
    Sur les types ou régimes d’engagement dans les dispositifs participatifs, voir Richard-Ferroudji (2012).
  • [23]
    On rejoint ici les travaux de Clémence Bedu (2010).
  • [24]
    L’administrateur de l’INSEE censé défendre le PIB n’a pas vraiment joué le rôle qu’on attendait de lui, relevant les nombreuses limites de cet indicateur.
  • [25]
    Notons que, de manière plus générale, le consensus est l’horizon régulateur implicite des jurys. Les avis minoritaires peuvent certes être mentionnés dans l’avis final rendu par le panel mais le consensus du groupe est recherché (la force des « meilleurs » arguments devant l’emporter au regard de la théorie délibérative). Un processus délibératif « abouti » doit permettre l’émergence d’un consensus entre les participants.
  • [26]
    Sur ces questions, voir Mariot (2010).
  • [27]
    Alice Mazeaud (2010) a développé dans sa thèse une approche non normative des dispositifs participatifs, appréhendés avant tout comme « des cadres d’interaction entre des acteurs engagés à titres divers dans l’action publique ».

1La légitimité des conférences ou jurys de citoyens est désormais bien établie. Même si ces dispositifs dits « mini-publics » prennent des formes diverses, leur format tend à se standardiser autour des principes suivants : des citoyens « profanes », tirés au sort ou choisis selon des méthodes d’échantillonnage, sont amenés, dans un cadre procédural réglé, à développer une réflexion collective sur une politique publique ou une question plus ou moins controversée (Sintomer, 2007 [1]). En France, depuis la première conférence sur les OGM en 1998, les conférences ou jurys ont été principalement mis en place par les collectivités territoriales, en particulier les Conseils régionaux (Gourgues, 2010 ; Mazeaud, 2010). Aucun texte juridique n’encadre en France à ce jour ce type de procédure dont le design organisationnel est laissé à la discrétion de ses commanditaires. La philosophie politique qui sous-tend ce dispositif est clairement délibérative [2]. Selon l’idéologie du dispositif, c’est la qualité de la procédure (tirage au sort, formation, délibération) qui conditionne celle de l’avis produit par le groupe. Une des croyances qui régule son usage est qu’une délibération « bien conduite » est supposée s’orienter vers le bien commun (Sintomer, 2011).

2On ne peut s’en tenir à l’idéal démocratique que porte la procédure et à la théorie, plus ou moins formalisée, qui la sous-tend. Il convient de l’étudier in situ à l’aune de sa mise en œuvre pratique. Que produit le dispositif ? À quelles limites se heurte-il ? À quels usages concrets donne-t-il lieu ? Quelle densité délibérative s’y déploie ? Dans la littérature foisonnante sur la démocratie participative et alors que le nombre de jurys organisés est désormais conséquent, force est de constater que les travaux empiriques manquent. L’institutionnalisation de la procédure a été largement documentée mais la boîte noire des jurys a été peu ouverte. « Rares sont les monographies ou cas d’études qui s’attachent à décrire ce qui se passe précisément dans les arènes d’argumentation en situation de décision collective » (Barbier, Bedu, 2013). Le travail de Clémence Bedu est un des rares à s’être attaché minutieusement à suivre un jury en « train de se faire » (Bedu, 2010) [3]. Les jurys exercent une certaine fascination chez les praticiens de la démocratie participative comme chez les chercheurs parce qu’ils donnent un pouvoir aux « invisibles » ou « inouïs » (Boullier, 2009) et allient a priori les conditions optimales de la démocratie (inclusion et délibération). Mais ils sont peu passés jusque-là sous leurs fourches caudines empiriques ; pourtant, ils constituent un laboratoire de recherche a priori privilégié, in vivo : temps fixé du jury et unité de lieu, force des formes et des procédures, processus d’apprentissage et formation de la compétence politique à l’œuvre, inclusion politique des citoyens « ordinaires », ingénierie participative ou controverses sociotechniques en situation…

3Lorsqu’ils font l’objet de travaux, les jurys sont avant tout analysés comme une expérience délibérative, c’est-à-dire à l’aune des objectifs politiques assignés à ce type d’outil et de ses attendus normatifs (Fung, 2008). Le « tropisme procédural » (Mazeaud, 2012) dominant dans ce type d’approches conduit ainsi le plus souvent à surtout mesurer la capacité du groupe à produire une rationalité collective dans un cadre procédural réglé et contraint. Dans cette perspective, ce qui est essentiellement évalué est la valeur ajoutée « éducatrice » du dispositif (entendue comme la capacité des participants à se former et à opiner), la dynamique des échanges, la capacité prêtée à la procédure de modifier les points de vue des participants et à construire un monde commun. On voudrait montrer ici que ce qui se joue dans ces dispositifs ne peut être analysé à la seule aune de l’approche délibérative qui fonde leur légitimité et que, dans le cas observé, la délibération attendue n’est pas in fine au rendez-vous (ce qui tient, pour partie, à des caractéristiques propres du cas observé que l’on cherchera à identifier). Ce qui est en jeu dans le jury observé, dont il est question dans cet article, c’est moins la délibération que les stratégies de préservation de la « face » des participants, la constitution du groupe et les logiques de sociabilité, les inégalités de participation et les effets de cadrage de l’équipe d’animation. L’approche ethnographique mobilisée a pour vertu de « refroidir » le dispositif jury, au risque de le trivialiser, en cherchant à ne pas analyser ce qui s’y déploie au prisme unique de sa philosophie délibérative.

4La procédure et les « garanties démocratiques » qu’elle offre n’assurent pas mécaniquement la « qualité » démocratique du processus et des délibérations. La qualité délibérative d’un jury tient à des conditions qui excèdent les garanties procédurales (ce qui ne veut pas dire qu’elles soient sans importance). Tout jury tient à des circonstances fragiles et doit faire l’objet d’une analyse contextualisée et située. Dispositif ponctuel et artificiel, le jury obéit à une logique de situation qui appelle une analyse interactionniste et « écologique » fine (Carrel, 2009). Il y a bien un moment irréductible du jury qui n’est pas interchangeable. L’approche ethnographique constitue « le seul protocole méthodologique permettant de prendre au sérieux l’importance du contexte d’interaction sur l’expression des opinions politiques » (Talpin, 2010, p. 100). Un jury doit par ailleurs être appréhendé comme un ensemble d’interactions sociales qui ne sont pas uniquement structurées par ses règles délibératives, fussent-elles prégnantes. Tout en étant fortement cadré, il constitue un dispositif imprévisible, fragile, expérimental, ouvert à de multiples formes d’incertitudes. Le jury instaure en effet une situation artificielle et « extra-ordinaire » (vécue comme telle d’ailleurs par les participants) : des individus qui ne se connaissent pas et qui n’ont jamais participé (le plus souvent) à ce type d’expérience sont sollicités par une institution pour passer du temps ensemble dans un contexte inhabituel et traiter d’une question qu’ils ne se seraient pas forcément posée si on ne les avait pas invités à le faire, dans une situation d’apesanteur sociale (à huis clos). On montrera qu’un des objets des interactions entre participants est de domestiquer et réduire ces incertitudes. La dynamique du groupe constitue par ailleurs une variable qu’il faut prendre en compte et qui n’est souvent pas prise au sérieux même si elle relève plus de la sociopsychologie des groupes restreints (Gastil, 1993) que de la théorie délibérative. Un collectif est produit par le dispositif, le travail en commun et les relations sociales qu’il génère. La dynamique d’échanges argumentés est indexée au groupe qui la porte. La sociabilité est une des conditions de félicité de la délibération, son point d’appui, mais cette sociabilité peut faire tenir le groupe tout seul de sorte que la délibération, entendue comme échange raisonné d’arguments, devient accessoire. Or la question du groupe que forment les citoyens est assez peu traitée dans les analyses portant sur les jurys, centrée sur la délibération, l’échange et l’évolution des points de vue individuels.

5Après avoir présenté la conférence et notre méthode d’enquête, on montrera que les interactions qui structurent le jury sont marquées par de fortes incertitudes et un ordre de l’accommodement ; puis on analysera la dynamique de groupe et les stratégies de présentation de soi des participants avant d’évaluer la dimension délibérative des échanges [4].

La conférence citoyenne : objet et méthode d’analyse

6Le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais a organisé en octobre-novembre 2009 une conférence citoyenne sur le thème des Indicateurs de Développement Humain (IDH) et de la mesure de la richesse. Dans ce cadre, nous avons été sollicités pour produire un rapport d’observation sur le déroulement de la conférence, ce qui nous a permis d’analyser l’ensemble des débats et comités de pilotage du dispositif.

Question en débat et constitution du panel

7La Région Nord-Pas-de-Calais a mis en œuvre l’initiative « Indicateurs 21 » visant à calculer et à promouvoir de nouveaux indicateurs de développement, complémentaires au PIB pour mesurer la « richesse » régionale dans toutes ses dimensions, en prenant en compte le progrès social mais également la pression exercée par l’homme sur les ressources naturelles. La conférence citoyenne avait pour triple objectif de contribuer à la construction d’indicateurs pertinents régionalisés, d’alimenter un débat public sur le sens même du « développement » et de permettre une critique des indicateurs traditionnels de richesse. Trois questions ont ainsi été posées par la Région au panel : « Les nouveaux indicateurs synthétiques régionaux : font-ils sens pour vous, vous parlent-ils ? Permettent-ils de mieux mesurer le développement régional dans ses composantes essentielles ? Quels usages en promouvoir ? ». Quinze citoyens du Nord-Pas-de-Calais, sélectionnés par un organisme indépendant, ont été amenés à rendre un avis public au terme de quatre jours de formation et d’échanges (le samedi) au cours desquels ils ont entendu et interpellé « experts » (économistes et statisticiens), acteurs associatifs et institutionnels. Si les travaux se sont produits à huis clos, deux temps du processus ont néanmoins été publics : l’audience publique (le samedi matin du dernier week-end) où le panel a auditionné des intervenants extérieurs et la séance publique (dimanche matin) au cours de laquelle l’avis a été lu et présenté au siège du Conseil régional devant quelques élus.

8Le tirage au sort, au principe de la constitution du panel, est censé permettre d’obtenir un accès garanti et « sécurisé » à des citoyens profanes. La figure du « profane » est centrale dans ce type de dispositif qui sollicite chez les citoyens mobilisés un bon sens non spécialisé, susceptible de renouveler l’appréhension des questions en débat. Les préférences et opinions sur le sujet des citoyens « ordinaires » des jurys ne sont pas censées être déjà constituées. Le recours à la sélection aléatoire permet de toucher un public qui va au-delà des « habitués » de la participation, même si le profane n’est légitime dans cet espace public artificiel que parce qu’il va être transformé par la délibération (Blondiaux, 2008b, p. 45). Le profane est cependant largement une fiction, politiquement nécessaire en ce qu’elle légitime le jury. Les participants ne sont pas là complètement par hasard, ils sont représentatifs de ceux qui ont accepté de participer (ce qui constitue un filtre important). Dans le cas du jury ici étudié, le caractère « profane » d’une partie des participants fait particulièrement question. Le groupe est certes marqué par une forte diversité sociale. Les caractéristiques socioculturelles et démographiques de la population régionale ont été globalement respectées. Les populations les plus susceptibles d’être exclues sont bien représentées dans le panel : jeunes, femmes, groupes les plus démunis socialement (dont trois salariés en recherche d’emploi). La moitié du groupe appartient aux catégories populaires (ouvriers ou employés). Cependant, l’organisme a rencontré beaucoup de difficultés à constituer le panel [5]. Une partie des membres du jury (quatre d’entre eux) ont été recrutés dans des réseaux associatifs, proches des écologistes et de la sphère environnementaliste, pour faciliter la constitution du panel. Le jury a été ainsi marqué par la coexistence d’un groupe de citoyens peu intéressés par la politique et non diplômés et d’un groupe de citoyens politisés, marqués nettement « à gauche », plutôt diplômés et, pour trois d’entre eux, déjà éclairés sur le sujet (ne disposant donc pas de « l’innocence » requise) [6].

9Le groupe constitué est encadré par deux animatrices qui jouent un rôle central dans le déroulement de la conférence. Elles sont chargées de créer les conditions d’une situation optimale de délibération. Le recours à ces « professionnels de la participation » (Nonjon, Bonaccorsi, 2012) s’impose pour animer les débats, veiller à la bonne intégration de tous, organiser un processus séquencé qui doit déboucher sur la rédaction et la lecture d’un avis.

Une enquête ethnographique

10Le Conseil régional nous a permis d’analyser l’ensemble des débats, en adoptant une position de retrait (nous avons veillé à ne pas prendre part aux échanges même si les participants nous y ont, à plusieurs reprises, fortement incités). Nous avons par ailleurs multiplié les types et les occasions d’interactions avec les membres du jury pour recueillir leurs impressions et leur perception du jury en train de se dérouler (discussions informelles pendant les pauses, échanges téléphoniques ou par courriels entre les week-ends de formation). Nous avons complété ce matériau par des entretiens approfondis avec dix des quinze participants après la conférence, en cherchant à prendre en compte dans l’analyse les propriétés sociales des participants, veillant par là même à coupler ordre social et ordre de l’interaction [7]. Nous avons participé au comité de pilotage de la conférence, ce qui nous a permis de mieux appréhender l’animation et l’accompagnement du dispositif.

11Notre statut dans la configuration des acteurs du débat n’est pas sans ambiguïtés et nous a amené à renégocier en permanence notre place dans le dispositif. Nous avons veillé à ne pas être identifié au conseil régional et avons été perçu comme une forme de « tiers garant » par une partie des participants, voire un allié dans leurs relations souvent conflictuelles avec l’équipe d’animation. Notre position à l’égard des animatrices s’est révélée relativement inconfortable. Protégées par le huis clos et confrontées à un exercice particulièrement difficile, elles ont pu se sentir inspectées ou à tout le moins évaluées. La présence de l’observateur extérieur a suscité chez les membres du jury un certain étonnement et une certaine incompréhension (la raison de notre présence a semblé mystérieuse à une moitié d’entre eux). Pour susciter la confidence, nous avons dû gagner la confiance des membres du panel et mis en avant pour ce faire notre « indépendance » d’universitaire et une certaine distance critique avec le dispositif lui-même, les commanditaires ou les consultants.

Une situation sociale insolite et incertaine

12Le groupe constitué lors des conférences citoyennes est, avant qu’il ne prenne forme voire devienne un « public » (Cefaï, Pasquier, 2003), une construction artificielle née d’un dispositif institutionnel et d’une méthode d’échantillonnage. Si les citoyens ont décidé de participer de manière volontaire à l’expérience, ce qui soude au départ le groupe observé est une forme d’incrédulité et un étonnement teinté de méfiance à l’égard du dispositif. Les participants sont sceptiques à l’égard d’une procédure qu’ils ne connaissent pas et dont les effets sur le processus décisionnel régional sont peu lisibles. Or la confiance est un préalable à la discussion. Avant d’être un dispositif participatif, un jury constitue une scène structurée par un ensemble d’interactions sociales où un certain nombre d’acteurs tiennent un rôle ou tentent d’endosser celui qu’ils perçoivent comme requis par la situation. Le temps du jury est comme suspendu de la vie sociale ordinaire, ce qui lui donne une part d’irréalité. Les participants ont le sentiment de faire partie d’une « expérience » [8] et de vivre un moment singulier ou insolite, d’autant plus que la problématique en question leur est imposée et n’entretient avec eux qu’un degré de réalité limitée. Cette incongruité constitutive du moment « jury » doit être intégrée dans l’analyse dans la mesure où elle a de nombreuses implications sur les échanges (y compris sur la délibération elle-même, qui n’obéit pas à la seule logique du meilleur argument).

Un ordre de l’accommodement

13Quand ils acceptent de participer, les citoyens ont une très faible connaissance du dispositif qui leur a été présenté sommairement (à l’évidence pour les inciter à accepter). Les normes grammaticales du contexte délibératif tel qu’il est défini par les animatrices dès le départ ne sont pas d’emblée intériorisées. Le groupe n’est pas spontanément un collectif citoyen et une communauté délibérante par la seule « force » des règles du jeu de la procédure. Il le devient inégalement par la suite.

14Forme de participation artificialisée, le jury instaure une situation sociale marquée par une forte incertitude où l’intelligibilité mutuelle des participants est problématique [9]. Il réunit d’abord un ensemble d’interactants qui cherchent à s’apprivoiser mutuellement, à construire une image cohérente d’eux-mêmes, à typifier leurs partenaires. Les acteurs en présence s’attribuent ou endossent des « identités interactionnelles » (Cefaï et al., 2012, p. 19). La gestion et « la maîtrise des impressions » (Goffman, 1973) constituent dans ce cadre d’interaction un enjeu essentiel. Elles mobilisent beaucoup l’énergie des participants qui s’observent, se jaugent, se jugent, tentent de s’ajuster les uns aux autres, essaient de tenir ce qu’ils croient être leur rôle (ce qui suppose de le décoder alors qu’il est peu formalisé et inédit pour eux) et de trouver une « justesse de participation » (Berger, 2012). Les participants doivent « entrer en représentation » et « s’engager dans des performances expressives plus ou moins élaborées » (Berger, 2012, p. 396).

15Ainsi, une des lignes d’action des panélistes est de ne pas perdre la face. La situation est en effet périlleuse à plusieurs titres. Elle n’est fondée sur aucune routine. Une forme de « charge morale » (Barbier, Bedu, Buclet, 2009) et émotionnelle (solennité de la procédure, réactivation et exacerbation de l’identité citoyenne) pèse sur le participant. Ces propos de Paul [10] sont éloquents : « je me dis que c’est un honneur et que je dois être à la hauteur mais je suis pas sûr de l’être ». La peur de ne pas être « à la hauteur » est corrélée aux ressources sociales (scolaires en particulier) des participants (« c’est humiliant quand on n’arrive pas à dire ce qu’on pense » nous confie Josiane, non diplômée). Le tirage au sort n’annihile pas le sentiment d’illégitimité d’une partie des membres du jury, voire le renforce. On attend du participant qu’il produise des opinions « personnelles », les justifie publiquement et qu’il marque éventuellement des divergences. La situation expose donc au désaccord, voire à l’affrontement. La tâche est d’autant plus ardue que les participants n’ont guère le temps d’asseoir leur rôle, de le « camper », c’est-à-dire de « gagner en autonomie par rapport aux aléas des interactions situées et se prémunir de faux pas éventuels » (Berger, 2012, p. 395).

16Les participants n’acceptent de se prêter au jeu du débat et de la confrontation que s’ils peuvent être en mesure de « revendiquer un moi acceptable » (Goffman, 1973). Il s’agit de maintenir une définition satisfaisante de soi-même, de ne pas faire « piètre figure », d’éviter les « gaffes », de conjurer les menaces de « rupture de représentation » et de se livrer à des activités réparatrices quand le conflit surgit (Goffman, 1974). Face à l’incertitude de la situation, la plupart des participants adoptent ainsi une stratégie de la dissuasion coopérative marquée par une forte réserve. Les situations et interactions observées relèvent d’un « ordre de l’accommodement » [11]. La réduction des incertitudes liées au contexte d’interaction constitue une des lignes de conduite et des stratégies principales des participants qui passent, pour près de la moitié des membres du jury, par le silence ou une participation oblique et peu active (tout particulièrement lors des deux premières journées). À de très nombreuses reprises, des membres du jury (y compris lors du dernier jour de formation) viennent m’informer à la pause qu’ils « comprennent » mais n’osent pas prendre la parole parce qu’ils craignent la réaction des participants ou de l’équipe.

17Pour comprendre les types d’investissement dans le débat, il faut revenir sur les conditions du recrutement du panel. Certes, l’intérêt pour la politique a conduit une moitié des membres du jury à accepter de participer mais ce n’est pas la seule raison de leur engagement. La rétribution financière perçue (trois cents euros en plus des défraiements liés aux transports) a été déterminante pour un tiers du groupe [12]. À l’indemnité s’ajoute la gratification que constituent les repas au restaurant (un tiers des participants me déclarent qu’ils y vont peu ou jamais). Trois membres du panel n’ont pas hésité publiquement à revendiquer que leur participation obéissait principalement à des logiques financières [13]. Ces gratifications matérielles ont été mises en balance par certains participants avec les craintes que le dispositif a pu susciter. Si les défections au cours du processus ont été peu nombreuses [14], ce qui semble assez rare pour ce type de dispositifs (Flamand, 2010, p. 82), ce faible taux d’exit est trompeur : c’est la crainte de perdre l’indemnité qui a fortement incité trois ou quatre membres du panel à y rester tout en s’y impliquant a minima.

18Il faut aussi noter que les citoyens acceptent sous une forme de voile d’ignorance (ils ne savent pas grand-chose du dispositif auquel ils vont participer). Les finalités et conditions de la conférence ont été parfois très sommairement présentées aux citoyens contactés, manifestement pour désamorcer certaines craintes. Pauline (non diplômée, séparée, sans emploi) le regrette : « On m’a dit que c’était une conférence citoyenne, t’es assise et t’écoutes, c’est payé, c’est trois ou quatre journées je sais plus, je savais pas sur quoi cela portait avant de venir… ben j’ai pas été déçue, c’est pas du tout ce qu’on m’avait vendu ».

Une participation dans la défiance

19L’incertitude de la situation du jury est d’autant plus forte que les participants entretiennent une certaine méfiance à l’égard du dispositif et une défiance à l’égard de la politique en général. Un certain scepticisme apparaît d’emblée à l’égard d’une procédure dont la finalité apparaît peu lisible et le rapport à la décision finale mal défini (les organisateurs rappellent plusieurs fois que les élus restent in fine maîtres du choix politique). « Il doit y avoir une entourloupe », déclare Robert dès la première pause. Le dispositif suscite une forme d’incrédulité. Une forme de soupçon émerge rapidement. La routine du débat et le jeu des échanges ne parviendront à la dissiper que partiellement. Le risque de simulacre, d’instrumentalisation, d’utilisation du dispositif à des fins de communication est très vite pointé par les participants.

20Plusieurs éléments renforcent cette défiance. La présence d’un cameraman rompt partiellement le cadre du huis clos et accrédite l’idée que la conférence a surtout un objectif de visibilité externe. Le contexte de proximité avec une échéance électorale (régionale de surcroît) a pesé tout au long du débat. La faible connaissance de l’institution régionale a renforcé le scepticisme des participants. Plus de la moitié des membres du jury n’en connaissent pas les compétences ou le mode d’élection. Le fait que les débats ne se tiennent pas dans l’institution régionale renforce le sentiment d’irréalité [15]. La faible confiance du groupe en lui-même et en sa compétence collective nourrit enfin une forme de « trouble de légitimité » (Barbier, Bedu, Buclet, 2009). La défiance est l’envers de la faible confiance qu’a le groupe en sa propre capacité à produire un avis pertinent ou significatif sur un sujet qu’il découvre et donc ne maîtrise pas. Le sentiment d’incompétence collective qui se manifeste par une gêne régulièrement exprimée au départ donne à penser qu’il « doit donc y avoir autre chose derrière tout cela » (Marc). Les animatrices doivent convaincre les participants qu’ils ont quelque chose à penser et à dire (ce qui est un des principes fondateurs de la conférence). Or cet état d’esprit ne va pas de soi, surtout chez ceux qui ont une faible compétence politique et un fort sentiment d’indignité sociale.

La dynamique du groupe : entre autonomisation, fragmentation et stratégies de distinction de soi

21La dynamique du groupe et sa constitution en un public (fragile) ont permis partiellement de lever cette défiance. Le groupe que forme le jury ne peut être seulement défini et observé comme une communauté débattante. Il est aussi plus trivialement, mais non moins significativement, un ensemble d’individus engagés dans une dynamique collective, amenés à passer ensemble de longs moments, à plusieurs reprises lors d’une période d’un mois. La scène officielle du débat (celle des formations, des échanges, des interactions délibératives) ne doit pas occulter les espaces plus informels où il se prolonge mais aussi se suspend et se dissipe. Ces « à côté » du débat, forme de coulisses où « on a toute latitude de contredire sciemment l’impression produite par la représentation » (Goffman, 1973, p. 110), font partie de l’économie des échanges interpersonnels et constituent des moments importants que l’approche ethnographique permet de pleinement prendre en compte dans l’analyse. La journée est rythmée par des sessions de travail et scandée par des pauses (l’accueil, la pause du matin et de l’après-midi, souvent très attendue par les participants, le repas du midi conçu comme une des rétributions matérielles et symboliques de la participation, éventuellement le verre pris en fin de journée). C’est moins la théorie délibérative que la psychologie des groupes restreints qui permet de comprendre ce qui se joue dans la conférence et les formes de sociabilité qu’elle génère. On observe ainsi des mécanismes de microrégulation interne au groupe, des phénomènes de leadership, de mimétisme, de distinction…

Stratégies de distinction de soi

22Ce type de dispositif qui crée une forme d’apesanteur sociale n’est pas désincarné. Il fait l’objet d’usages pluriels et situés, est investi et retravaillé de manière très différente selon les individus. S’il abstrait les participants de leurs appartenances sociales, le jury conduit aussi à réactiver et à exacerber les identités sociales et stimule des stratégies de distinction sociale, alors même qu’il cherche à les suspendre. De plus, les opinions des participants restent encastrées dans leurs milieux sociaux d’appartenance malgré la force de la procédure et les artefacts qu’elle produit. Il est donc de bonne salubrité sociologique de revenir aux dispositions sociales que le dispositif ne parvient pas à annuler ou à suspendre, voire réactive.

23Rapidement, lors de la première journée de formation, le travail en petit groupe, censé diminuer les coûts de la prise de parole, amène les participants à se regrouper selon des logiques d’affinités sociales. Un groupe se constitue alors rapidement, qui rassemble les participants non diplômés et peu politisés. Ils éprouvent des difficultés à suivre la formation et se caractérisent par leur absence de prise de parole volontaire, ne s’exprimant que lorsque les animatrices les sollicitent pour le faire. Isabelle, qui fait partie de ce groupe, le définira plus tard en ces termes : « C’est le groupe des largués ». Mère au foyer et employée, elle avoue dès le premier jour une appétence limitée pour les débats politiques :

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« Je connais rien à la politique, je vote mais je demande conseil autour de moi. Avant je demandais à mon conjoint, maintenant je sais plus à qui demander… La politique, c’est compliqué, je comprends rien ou pas grand-chose, je cherche plus à m’informer, déjà les mots souvent je comprends rien. »

25Carole présente un profil proche :

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« La politique cela m’intéresse pas du tout, je suis au courant de rien, qui est la gauche, la droite ? Je ne sais pas, c’est trop dur, je sais que je devrais m’y mettre mais je comprends vraiment rien, j’ai pas les bases… »

27Le déséquilibre entre les deux groupes est très vite apparu patent à la plupart des participants. Le témoignage de Philippe est éloquent :

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« Je me souviens, ça m’a marqué, à la première pause clopes, il y a une participante qui a dit qu’elle s’attendait pas du tout à cela, que c’était très politique et qu’elle comprenait pas ce que disait les gens. »

29L’équipe d’animation, très sensible au phénomène, tente de recomposer les groupes lors de la séance suivante sans stigmatiser quiconque (« il faut profiter de la richesse de chacun, faire du brassage »). Mais les groupes initiaux auront tendance inévitablement à se reconstituer, comme lors de la soirée de la rédaction finale de l’avis.

30Le jury est travaillé par des stratégies de distinction de soi dont les prises de parole constituent les supports. Les diplômés qui vivent le débat comme le prolongement de leur expérience scolaire cherchent à faire valoir leurs compétences, leurs titres à parler et à visibiliser plus ou moins explicitement ou directement leur capital culturel. Certains d’entre eux n’hésitent pas à multiplier les références aux textes lus entre deux séances de formation. Ces stratégies sont d’autant plus prégnantes que le dispositif produit des injonctions à l’affirmation des singularités individuelles (être diplômé enjoint plus nettement de produire des opinions sur le mode du je). L’hétérogénéité du groupe produit des logiques de distinction sociale chez les participants qui cherchent à être conformes à la position sociale qui justifie leur présence. Si les participants sont « désencastrés de leurs liens sociaux préalables » (Sintomer, 2011, p. 265), ils mesurent bien que les commanditaires de la conférence ont cherché à produire par l’artifice de la procédure un public divers sur le plan sociologique. Chacun est d’un certain point de vue assigné à une identité, un statut, un type social (le jeune, la chômeuse, l’agriculteur, le retraité, l’homme de couleur, la mère au foyer…) et implicitement à un rang social ou un stigmate. Certains participants retournent cette assignation et prennent au mot le jeu de la fiction de l’égalité mais chez d’autres cette assignation renforce et réactive un sentiment d’indignité qui ne prédispose guère à la prise de parole. L’attention privilégiée accordée par les animatrices à certains participants conduit à les stigmatiser, en objectivant leurs handicaps. Le témoignage d’Olivier, en coulisse, est éloquent : « Je suis le prolo de service [nous soulignons] j’ai bien compris, c’est comme ça que je suis perçu, les animatrices ben on voit bien comment elles me considèrent… ». In fine le jury est une microsociété qui reproduit la logique des différences sociales voire même les accentuent en les visibilisant.

Quand le groupe tient tout seul, quand la sociabilité prend le pas sur la délibération

31La dynamique du groupe a contribué avec le temps (mais partiellement) à atténuer ces logiques de distinction et de fragmentation. Les nombreux moments informels ont joué un rôle essentiel dans la solidification du groupe. Ils participent directement à la « productivité citoyenne » du panel (l’expression est d’une des animatrices) en ce qu’ils prolongent la réflexion, la déplacent, permettent de retrouver un quant à soi et constituent une respiration indispensable qui fait avancer le débat, même s’ils le décentrent. Ces temps ne sont sans doute pas assez pris en compte par les théories délibératives qui se polarisent sur les temps procéduraux [16].

32Le temps du débat est aussi celui de moments privilégiés et de découverte mutuelle entre participants. Les organisateurs ont veillé à la convivialité du cadre et choisi de beaux espaces culturels ou associatifs, des restaurants agréables. Les membres du jury ont noué des liens entre eux, se sont parfois attachés les uns aux autres et ont développé des contacts en dehors de la conférence. Les participants se sont progressivement autonomisés de la scène du débat en créant un groupe de discussion sur internet, où les discussions n’avaient d’ailleurs souvent guère de lien avec les nouveaux indicateurs de richesse. La veille de la lecture publique de l’avis, au terme de l’éprouvante rédaction collective de l’avis, le groupe s’est retrouvé à l’hôtel et a partagé un moment festif qui s’est prolongé tard dans la nuit. Dans l’ensemble des entretiens réalisés, les participants s’accordent à reconnaître que le groupe a « pris », que ses membres ont pris plaisir à passer du temps ensemble dans la convivialité, que des relations parfois fortes se sont nouées. Il a d’ailleurs été très difficile pour les participants de se séparer le dernier dimanche, de faire en quelque sorte le deuil du groupe (de nombreux participants sont restés en contact, sur internet notamment). « On ne prenait pas la parole mais c’était convivial, nous dit Pauline, on a fait monter l’indice de santé sociale ! (rires) ».

33Cette magie du groupe a été une des conditions de « réussite » de la conférence dans la mesure où elle a porté et stimulé l’énergie collective et a constitué un ressort de la réflexion. La dynamique de groupe a permis d’atténuer le malaise de certains participants et les inégalités devant le processus de formation et l’injonction à la prise de parole. Elle a également permis de conjurer les velléités de défection, comme en témoigne Daniel :

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« C’était très difficile à comprendre, la première séance j’étais largué, je me suis dit qu’est-ce que c’est que ce truc, c’était retour à l’école, cours d’économie, les chiffres… tout ça, c’était violent… se bourrer le crâne le week-end ! J’ai hésité à revenir la seconde semaine, mais bon les gens étaient sympas, alors je suis revenu… »

35Les questions de l’utilité de la conférence (« à quoi on sert ? », « est-ce bien utile tout cela ? », etc.) sont revenues de manière récurrente dans les débats. Mais la dynamique du groupe les a en quelque sorte amorties et refoulées. La volonté de préserver cette harmonie a aussi conduit à privilégier des échanges consensuels, à éviter des conflits qui pourraient le fragiliser. Charles est lucide sur cet aspect : « L’osmose a un peu faussé les choses : on a exclu du débat un certain nombre de sujets pour conserver le consensus, parce qu’on était bien ensemble. »

36Ainsi, le groupe devient à lui-même sa propre récompense, son propre ressort. Le simple fait d’être ensemble (et de prendre du plaisir à l’être) est en lui-même une justification de l’expérience et de la participation de chacun. Le groupe « tient » de sorte que le débat donne parfois l’impression d’être secondaire dans ce qui se joue. Le modus vivendi du groupe autorise par ailleurs, on l’a vu, des participations obliques et même relativement passives [17].

Le cadrage du groupe par l’animation

37Si l’autonomie conquise par le groupe est à la fois une condition de sa confiance et donc du débat, elle conduit aussi à le faire passer au second plan, d’autant plus que son organisation est largement prise en charge par les animatrices. Assisté par les animatrices, tenu par des formes, par des horaires, un emploi du temps minuté, le groupe est fortement cadré. Le débat ne tient pas par la seule force délibérative du groupe mais parce qu’il fait l’objet d’une ingénierie qui le structure fortement. Le rapport du groupe à l’équipe d’animation est ambivalent et fluctuant. D’un côté, les participants s’en remettent aux organisateurs et se laissent porter par le cadrage et le séquençage des journées. D’un autre côté, le processus d’autonomisation partielle du collectif est passé aussi par une prise de distance critique par rapport à l’animation (le groupe se pose en s’opposant aux animatrices) [18].

38L’asymétrie est très forte entre participants et organisateurs. Les panélistes ne peuvent véritablement négocier des règles qui ont été codifiées à l’avance et ne ménagent que quelques zones d’incertitudes. Les règles du jeu imposent en d’autres termes une certaine docilité participative. La posture non directive que revendique initialement l’équipe est très difficile à tenir pour plusieurs raisons qui tiennent tant aux conditions matérielles qu’aux contraintes temporelles de la conférence et à l’hétérogénéité du groupe [19]. L’encadrement d’un tel dispositif place les organisateurs dans une position complexe et souvent inconfortable : ils doivent cultiver leur indépendance à l’égard de l’institution politique qui les a mandatés pour se légitimer auprès des participants, mais ils sont aussi tenus à une obligation de résultat même si elle n’est pas formalisée comme telle. Leur mission est bien d’accompagner la production d’un avis qui est l’output attendu du processus. La tentation est ainsi permanente de cadrer le débat. S’impose à tout le moins la nécessité de le faire avancer vers l’objectif final. Le temps est une contrainte (la course contre la montre qui doit conduire à l’avis) mais aussi une ressource pour les animateurs et un allié pour accélérer le cours des choses.

39Les attentes des participants à l’égard de l’équipe et leur perception de leur degré d’implication sont par ailleurs différenciées. Les panélistes politisés et les plus impliqués ont jugé le cadrage des débats trop marqué, plaidant à plusieurs reprises pour plus de liberté et de « débordements » tandis que la remise de soi des participants les plus en retrait est nette et décomplexée. Ces injonctions et attentes contradictoires rendent mal aisé le pilotage des débats. Les contraintes matérielles conduisent par ailleurs à déposséder les citoyens d’une partie de leurs prérogatives. Les participants sont censés par exemple coproduire la formation (contenus et choix des intervenants). Dans les faits, la lourdeur de la logistique, les contraintes d’agenda, le choix limité des intervenants potentiels conduisent l’équipe à garder la main sur le choix des intervenants extérieurs, tout en prenant en compte au mieux les « demandes » de formation des participants.

Une délibération inégalitaire et interstitielle

40Le rapport critique aux animatrices a contribué à responsabiliser le groupe. Comme dans d’autres conférences, les panélistes ont forgé en situation « une éthique collective de l’expérience citoyenne qui s’est traduite par une forme de réflexivité, une certaine autonomisation, un engagement réel et sérieux dans la tâche qui leur était confiée et enfin par le souci d’exercer leur vigilance à l’encontre des risques de manipulation » (Barbier, Bedu, Buclet, 2009, p. 191). En d’autres termes, la défiance n’empêche pas les panélistes de prendre le jeu de la conférence très au sérieux, voire elle montre l’attachement qu’ils ont à travailler consciencieusement. La « charge morale » qui pèse sur eux les pousse à tenir aussi scrupuleusement que possible leur rôle, cette « bonne volonté » citoyenne constituant un point d’appui essentiel pour l’équipe d’animation. La dynamique des interactions a pourtant été nettement plus formative que délibérative. Les échanges ont été davantage fondés sur l’apprentissage que sur l’échange raisonné et contradictoire d’arguments, la délibération se révélant résiduelle. Si un effet de formation et de concernement à des enjeux complexes s’est produit, de manière très différenciée selon les participants, la densité délibérative des échanges s’est révélée faible.

Les ressources inégales du « bon citoyen »

41Le volet « formation » du dispositif poursuit trois objectifs : recevoir une information équilibrée et pluraliste sur le sujet, soumettre des questions et préoccupations aux experts, évaluer et débattre des réponses apportées afin de construire progressivement un avis collectif. Le sujet renvoie à des enjeux philosophiques, politiques, économiques, sociaux mais aussi techniques, comme l’a montré la question des indicateurs statistiques, la valeur ajoutée des politiques publiques prenant en compte ces données chiffrées. Des questions « politiques » au sens large (la définition de la richesse) comme des enjeux relatifs au pilotage de l’action publique sont mis en débat. La conférence porte sur des questions complexes, à fort coût d’entrée, qui conduisent à déconstruire la représentation chiffrée traditionnelle de la réalité. Les membres du jury doivent se familiariser et maîtriser une série d’outils statistiques et être en mesure de monter en criticité sur ce qu’ils mesurent et la manière dont ils le font. La question abordée est par ailleurs encore peu controversée ou confinée à quelques espaces intellectuels et politiques. Il s’agit d’un cas exemplaire de « débat d’élevage » (Mermet, 2007).

42Le problème essentiel de ce type de dispositif participatif est bien connu : le risque de marginalisation des individus les moins disposés et familiarisés à ce type d’expérience. Nos observations confirment ce qui est devenu une banalité mais qui doit être rappelé : les participants ne sont pas égaux devant la capacité à se former (au même rythme) et plus encore devant la capacité à produire une opinion personnelle et argumentée sur un sujet complexe. Certes, comme on l’a vu, la manière dont les animatrices ont structuré les échanges et leur constante sensibilité à la question des inégalités a permis de conjurer partiellement cette tendance et de lever certaines inhibitions et autocensures. Les lieux choisis (sympathiques et conviviaux), la configuration spatiale des échanges qui encourage la circulation de la parole, le travail en petits groupes créent les conditions d’un débat plus égalitaire… Mais ces « trucs » d’animation ou « artifices d’égalité » (Carrel, 2009) ne permettent que d’atténuer les inégalités. De ce point de vue, la conférence citoyenne apparaît comme un exercice démocratique impossible, fondé sur la fiction de faire participer et opiner l’ensemble des participants. La situation délibérative qu’instaure le jury, dans un temps il est vrai court et discontinu [20], conduit à l’occultation des inégalités ou à leur dénégation bien plus qu’elle n’assure l’égalisation réelle des dispositions à opiner.

43L’hétérogénéité du groupe l’a emporté et a provoqué une concentration de la prise de parole sur un nombre restreint de participants. Les citoyens ont tous gagné en compréhension des enjeux du débat, se sont arrachés partiellement à leur condition initiale de profane, ont pris part au travail collectif mais avec une intensité et un rythme très variables [21]. On observe des niveaux distincts d’implication dans la conférence et des rapports plus ou moins investis dans les rôles assignés par le jury. Tout se passe comme si la conférence n’était viable que si elle autorisait une forme de participation a minima visant à ménager les participants les plus vulnérables. Au fil des séances, la passivité devient autorisée parce qu’elle est la seule issue pour que le débat continue. Participations à éclipses, passives ou obliques cohabitent ainsi avec des investissements actifs sur le mode du je et de l’affirmation personnelle. Une bonne moitié des participants se sont essentiellement formés et se sont appropriés (inégalement) les enjeux tandis qu’une autre a été aussi capable de se constituer des opinions personnelles et de les exprimer. Comme nous le dit Robert, « moi, mon but essentiel était de comprendre. Après, dire ce que je pense vraiment, c’est autre chose ».

44Les participants les plus actifs dès le début amplifient au fur et à mesure de la conférence leur avance. Ce sont les citoyens les plus « compétents » qui ont tendance à poser le plus de questions et à avouer leur ignorance. Ce sont les mêmes qui déplorent le temps trop restreint donné à la formation ou qui lisent le plus entre deux samedis les documents distribués par les animatrices, avant tout destinés aux participants les moins affûtés ou aguerris. La quasi-totalité des intervenants et des experts extérieurs sont universitaires. Même s’ils ont été sensibilisés à la nature « profane » de leur public par les animatrices, ils n’ont pas toujours réussi à se départir de leur jargon professionnel et d’un langage technique qui est apparu hermétique à de nombreux participants. Tout cela, c’est « réservé à des initiés », nous dit Paul. La conférence citoyenne réactive une interaction de type scolaire qui renvoie pour beaucoup à des échecs ou à des expériences traumatiques. Le dispositif exerce de ce point de vue une violence symbolique indéniable sur un certain nombre de participants. En témoigne cet extrait d’entretien : « Ça me rappelle le lycée, le PIB, les cours d’économies, j’y comprenais déjà rien. Je pensais qu’on allait parler de moi, de ma situation, on m’a présenté cela comme un sondage, j’ai été très étonné. Quand on n’a pas l’habitude de parler de cela, on nage totalement » (Daniel).

45Plus de 80 % des prises de parole ou questions ont été émises par un tiers des participants. La parole construite principalement à partir de l’expérience individuelle ou professionnelle (on parle de ce que l’on connaît) est majoritairement le fait des non-diplômés tandis que celle, plus décentrée, fondée sur une « montée en généralité » mobilisant des principes de justice plus généraux [22] est le fait exclusif des participants les plus politisés et diplômés. Ces inégalités tiennent pour partie à l’objet du débat : la complexité technique donne peu de prises. Les citoyens sont censés mesurer que la construction statistique de la réalité a plus qu’un impact symbolique mais bien des effets concrets et tangibles sur la conduite des politiques publiques. On est sans doute ici face à un cas limite compte tenu du degré d’abstraction de la question. Le débat a fait mouche et sens lorsqu’il a rencontré des questions de vie quotidienne, la consommation de tous les jours, le « savoir d’usage » des membres du jury. L’« empreinte écologique » du gigot de Nouvelle-Zélande, du litre de jus d’orange de Floride, des cerises à Noël a marqué les esprits et est revenue ensuite beaucoup dans les interventions et les débats.

La portion congrue de la délibération

46Les participants partagent inégalement l’illusio délibérative au fondement du dispositif. La délibération nécessite un apprentissage collectif et individuel (Talpin, 2010, p. 107 et suiv.). Poser des questions pertinentes, demander des clarifications, écouter, avouer ne pas comprendre, demander des précisions, exprimer un point de vue, apprendre à monter en généralité, prendre en compte des positions différentes, les accepter, les contester en respectant une forme de civilité… sont autant de savoir-faire indispensables qui apparaissent difficilement assimilables et maîtrisables dans le temps court d’un jury. La densité délibérative des échanges apparaît dans le cas observé faible, le régime de discussion éclairée et contradictoire ne constituant qu’un élément marginal de la régulation des interactions [23]. Les deux tiers des interventions concernent des demandes de précision par rapport aux formateurs. Les échanges ont été davantage fondés sur l’apprentissage et l’écoute critique que sur l’échange raisonné et contradictoire d’arguments. L’avis final reprend pour une large part les critiques que les intervenants avaient faites des indicateurs présentés.

47Les débats ont été relativement consensuels et les opinions développées peu polarisées (ce qui a peu donné prise à la confrontation). On peut parler ici d’un débat sans adversaire. Un consensus « post-matérialiste » autour d’une volonté de dépassement des indicateurs traditionnels (le PIB) et du modèle productiviste s’est très vite dégagé et a cadré le débat et le champ de ses « possibles ». La composition du panel (absence de chef d’entreprise ou même de cadre du privé, aucun membre du panel ouvertement favorable au modèle productiviste libéral) mais aussi le choix des intervenants (profil le plus souvent militant des intervenants, quoique universitaires pour les trois quarts d’entre eux) n’ont pas été indifférents à ce phénomène [24]. Un effet « contexte » a également joué. La conjoncture de crise économique (la crise des subprimes de 2008) et une certaine actualité des thématiques écologistes dans l’agenda médiatique au moment de la conférence (imminence du Sommet de Copenhague évoqué par de nombreux participants) ont pesé sur les débats et ont fortement imprégné les échanges. Ce contexte a rendu certains propos illégitimes ou difficilement énonçables (la défense résolue de la croissance et du productivisme), alors que l’on aurait pu penser qu’ils auraient émergé dans un autre contexte. Les confrontations (au sens d’oppositions) ont été au final assez peu nombreuses au sein du groupe, contribuant à l’atonie relative des débats. Un consensus s’est ainsi rapidement dégagé pour reconnaître la validité et la pertinence des nouveaux indicateurs de richesse. Dès lors, l’amélioration des indicateurs est apparue comme une question relativement technique qui a suscité des opinions différentes mais non vraiment conflictuelles [25].

48Alors que les conférences de citoyens visent une forme d’universalité, elles sont bien encastrées dans un contexte (à la fois interactionnel, situationnel mais aussi plus global lié à l’agenda médiatique par exemple…). Toute délibération s’opère dans un contexte particulier qui en définit les cadres. L’attention portée à la procédure du jury par des chercheurs qui croient souvent eux-mêmes à la grâce du dispositif tend à sous-estimer l’encastrement de tout débat dans un contexte et un environnement et donc son caractère contingent. Implicitement, l’idéologie constitutive du jury citoyen et son procéduralisme présupposent qu’un autre panel serait parvenu au même résultat (Bedu, 2010). Le cas du jury étudié ici montre bien pourtant le caractère contingent des opinions produites.

Le rôle croissant de l’équipe d’animation

49La délibération a été d’autant plus faible que le rôle de l’équipe a été central notamment dans les deux dernières phases du processus (audience publique et rédaction de l’avis final). Le dispositif prévoit une participation active des citoyens dans la conception de la séance publique, temps fort du dispositif qui précède la rédaction de l’avis. Lors de ce dernier week-end, fortement préparé en amont, deux matériaux ont servi de base : les synthèses effectuées régulièrement par les consultants à l’issue des échanges antérieurs et un canevas de rédaction que les animatrices ont appelé « les possibles ». Cette épure de l’avis final a été présentée avec beaucoup de précaution aux panélistes pour ne pas donner l’impression de déposséder le groupe de son pouvoir final. De fait, elle a servi très largement de guide de rédaction pour de multiples raisons. Les inégalités sociales devant la maîtrise de l’écrit sont d’abord évidentes (plus fortes encore que les inégalités devant la formation ou la prise de parole). Cet exercice final exclut donc d’emblée une partie des membres du panel. La rédaction a par ailleurs commencé tardivement le samedi après-midi après une séance publique qui a été vécue comme très stressante par une partie du groupe (prise de parole publique) et un repas qui a fonctionné comme un sas de décompression et s’est prolongé tard dans l’après-midi. La phase de rédaction n’a commencé que vers 15 h 30. La fatigue ou la lassitude des participants se sont très vite fait ressentir. La productivité du groupe apparaît vite décroissante alors que le compte à rebours a commencé (l’avis doit être bouclé dans la soirée avant la lecture publique le lendemain matin au Conseil régional). Les participants les plus motivés et investis sont dès lors tiraillés par deux injonctions contradictoires : d’un côté, ne pas lâcher prise, veiller à se retrouver dans l’avis, ne pas cautionner des réflexions ou des mots auxquels ils n’adhèrent pas, ne pas perdre la face et d’un autre côté « en finir », arriver au terme pour envisager la dernière étape (la lecture publique de l’avis). De fortes tensions sont apparues dans la phase de rédaction entre les animatrices et une partie du groupe (l’usage de certains termes a fait l’objet de discussions longues et conflictuelles).

50La tâche des animatrices est dès lors impossible : il s’agit de faire avancer la rédaction sans faire trop violence aux participants les plus actifs tout en respectant le pluralisme et en ne donnant pas trop de place au groupe et aux participants les plus activistes. Une des animatrices évoque le risque d’un poids trop important de la « minorité agissante » (le groupe le plus politisé). Au final, une partie du groupe estime que l’avis leur a partiellement échappé. Le travail de rédaction s’est finalement achevé à trois heures du matin, laissant une bonne partie des participants dans un état d’épuisement total. Une participante évoque dans un éclat de rire un véritable « Koh-Lanta participatif », faisant référence à une émission de télévision de téléréalité sur TF1.

Conclusion

51L’observation ethnographique menée ici cherchait à être « désidéologisée », c’est-à-dire à ne pas adopter le prisme exclusif de la délibération. Micro-espace public à la fois artificiel et formalisé, un jury citoyen est un ensemble d’interactions sociales d’autant plus imprévisibles que l’absence d’interconnaissance préalable entre les participants, l’imposition d’une problématique et l’absence de culture délibérative préexistante créent une situation sociale qui impose de multiples ajustements et accommodements. Dans le cas observé, une majorité de participants cherchent avant tout à sauver la face, c’est-à-dire à s’accommoder dans une configuration marquée par de nombreuses incertitudes et une situation ouverte aux accidents. La passivité d’une partie des participants est liée tant aux coûts de la prise de la parole – que le dispositif ne parvient pas vraiment à diminuer voire renforce – qu’au caractère directif de l’animation. L’artificialité de la situation sociale produite par le jury exacerbe les inégalités et produit des effets contre-productifs, la procédure se retournant en quelque sorte contre elle-même. Si le dispositif produit des effets de formation, la circulation de la parole reste fondamentalement inégale. La violence symbolique s’exerce d’autant plus que le jury s’inscrit dans un temps court qui ne permet pas de neutraliser réellement inhibitions et sentiments d’incompétence.

52Le citoyen profane, dès lors qu’il est plongé dans un contexte délibératif, ne joue pas forcément la règle du jeu assigné, même s’il a accepté de participer. Des formes de participation oblique sont possibles et même rendues nécessaires par le process de production de l’avis, fortement assistée par l’équipe d’animation. Dans le cas étudié, la délibération apparaît quasi introuvable. Au mieux, il s’agit de discussion et d’écoute critique. Il est vrai que le jury observé est un cas limite dans la mesure où il porte sur une question complexe, abstraite, multidimensionnelle et non controversée. Le dispositif entretient l’illusion de recueillir la « vraie » opinion des participants, qui est en fait le produit contingent de la situation et d’un contexte [26]. La question du groupe que forment les citoyens apparaît essentielle alors qu’elle est peu traitée dans les analyses portant sur les jurys, centrée sur la délibération, l’échange, l’évolution des points de vue individuels. Or le groupe constitue pourtant une variable en lui-même à prendre fortement en compte dans l’analyse.

53Notre parti pris était ici, dans le prolongement d’autres travaux, de considérer la conférence comme un cadre d’interaction spécifique, à la fois normé et bricolé, inscrit dans un contexte [27]. Le tropisme procédural qui domine les travaux sur les dispositifs délibératifs amène à concentrer l’attention sur la seule dimension délibérative des interactions et recèle un puissant biais idéaliste. Ce qui se joue dans le jury ne se réduit pas à la délibération et l’excède très largement. L’approche ethnographique permet au final de banaliser ce type de dispositif et de mettre à distance des injonctions théoriques qui surdéterminent souvent leur observation, focalisée sur ses attendus normatifs (et cela d’autant plus que les chercheurs impliqués sont des « avocats de la participation » (Ryfe, 2007).

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Mots-clés éditeurs : délibération, tropisme procédural, interactions, sociabilité, jury de citoyens

Date de mise en ligne : 11/10/2013

https://doi.org/10.3917/parti.006.0191

Notes

  • [1]
    Sur la question de leur standardisation à l’étranger et l’émergence d’une communauté professionnelle autour de ce type de dispositif, voir Amelung (2012).
  • [2]
    On peut considérer que tout dispositif est une théorie en actes, au moins dans la manière dont il est légitimé a priori.
  • [3]
    Daniel Cefaï (2012) note que si l’étude des dispositifs de participation est avant tout qualitative et relève le plus souvent des « case studies », elle est rarement ethnographique.
  • [4]
    Je remercie Clémence Bedu, Marion Carrel, Alice Mazeaud, Benjamin Plouviez et Julien Talpin pour leurs relectures critiques. Cette étude s’inscrit dans l’ANR Parthage.
  • [5]
    Il a fallu près de 600 appels à la société chargée de cette mission pour recruter 20 personnes (le panel et une liste d’attente).
  • [6]
    Parmi les participants on compte un responsable d’une association environnementale lilloise par ailleurs conseiller de quartier, un ex-militant d’ATTAC qui a été syndiqué à la CNT, un responsable d’un café citoyen, un responsable d’un « Repaire » de Daniel Mermet, un salarié associatif vivant son activité sur un mode militant.
  • [7]
    « La structure des situations ne peut être déchiffrée » sans faire « référence au système des positions durables dans lequel sont insérés les agents dont elles opèrent la réunion temporaire » (Boltanski, 1973, p. 132).
  • [8]
    L’expression est récurrente dans les propos des participants.
  • [9]
    On s’appuie ici sur les concepts d’Erving Goffman dont les ressources théoriques ont été sous-utilisées dans la littérature sur les dispositifs participatifs. Ces derniers gagneraient à être analysés comme des scènes, des rituels ou des contextes d’interaction plus ou moins codifiés. Les travaux de R. Futrell (2002) ou, plus récemment, de M. Berger (2009) sur les Commissions locales de développement intégré à Bruxelles et de Marion Carrel (2013, chapitre 2) montrent la pertinence de cette approche. On cherche à analyser ici la participation des acteurs au sens de leur « engagement situationnel » pour reprendre l’expression d’E. Goffman.
  • [10]
    Les prénoms ont été modifiés.
  • [11]
    « L’accommodement est un principe de l’ordre spatial de circulation où la fluidité est assurée par une sorte de dissuasion coopérative mais il est également au cœur de l’ordre négocié et émerge des rencontres qui demandent à chaque participant des méthodes et des procédures de justification par lesquelles chacun rend compte de ses activités devant autrui, protège sa face et celle de l’autre » (Joseph, 1998, p. 36).
  • [12]
    La conférence comporte de nombreuses contraintes et coûts qui justifient l’indemnisation : temps libre obéré, nécessité de faire garder les enfants le samedi, déplacements souvent importants (quatre participants seulement sont résidents de la métropole lilloise)…
  • [13]
    Danielle l’avoue : « À 50 % l’argument financier a joué, je vis seule, cela tombait bien, il y avait la taxe d’habitation à payer ». Gilbert déclare dans le même sens : « L’argent oui cela a beaucoup compté, j’ai pas de travail, je partais en vacances juste avant que l’on me propose, je me suis dit, quand je reviendrai j’aurai plus rien… ».
  • [14]
    Une seule défection a été enregistrée et trois des quinze participants ont été absents une journée pour des raisons personnelles ou médicales.
  • [15]
    C’est un choix délibéré censé protéger l’indépendance du groupe. Les séances ont lieu dans des lieux culturels ou associatifs lillois.
  • [16]
    Sur l’importance des moments informels voir Lee (2007).
  • [17]
    On rejoint ici Loïc Blondiaux qui note à propos d’autres jurys : « Les techniques d’animation mobilisées, la forte scénarisation du dispositif sur lequel les participants n’ont qu’une faible prise peuvent contribuer à placer ces derniers dans une position passive » (Blondiaux, 2008a, p. 284).
  • [18]
    Sur ce processus de « désaffiliation critique », voir Bedu (2010).
  • [19]
    Le dispositif est fondé sur le présupposé (assez irréaliste) de neutralité des animateurs, ces derniers cultivant la dénégation de leur rôle de pilotage actif. Les animatrices conçoivent leur rôle comme celui de « facilitateur ». Relèvent de leur compétence la structuration du temps (pondération entre séquences de formation, de questions, d’échange, de synthèses intermédiaires), le découpage des thématiques jugées centrales, l’agenda, le choix des intervenants, la préparation et la rédaction finale… L’équipe d’animation est censée créer des « prises » (Bedu, 2010) pour provoquer et développer le débat et faire monter le groupe en compétence critique sur les outils statistiques étudiés.
  • [20]
    Un tiers des participants ne capitalisaient pas les connaissances d’une séance de formation sur l’autre.
  • [21]
    Quatre participants connaissaient les nouveaux indicateurs de richesse avant d’être contactés (soit un quart du panel) et ont d’ailleurs amélioré leurs connaissances sur le sujet pour « préparer » la conférence. La méconnaissance préalable de l’objet en question par les participants et l’absence de préjugés sont donc inégalement partagées lorsque la conférence s’engage.
  • [22]
    Sur les types ou régimes d’engagement dans les dispositifs participatifs, voir Richard-Ferroudji (2012).
  • [23]
    On rejoint ici les travaux de Clémence Bedu (2010).
  • [24]
    L’administrateur de l’INSEE censé défendre le PIB n’a pas vraiment joué le rôle qu’on attendait de lui, relevant les nombreuses limites de cet indicateur.
  • [25]
    Notons que, de manière plus générale, le consensus est l’horizon régulateur implicite des jurys. Les avis minoritaires peuvent certes être mentionnés dans l’avis final rendu par le panel mais le consensus du groupe est recherché (la force des « meilleurs » arguments devant l’emporter au regard de la théorie délibérative). Un processus délibératif « abouti » doit permettre l’émergence d’un consensus entre les participants.
  • [26]
    Sur ces questions, voir Mariot (2010).
  • [27]
    Alice Mazeaud (2010) a développé dans sa thèse une approche non normative des dispositifs participatifs, appréhendés avant tout comme « des cadres d’interaction entre des acteurs engagés à titres divers dans l’action publique ».

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