Notes
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[1]
Une église pentecôtiste du sud de Londres.
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[2]
En 2009, London Citizens, association construite sur le modèle du Broad-Based Community Organizing, comptait 150 groupes adhérents (églises, mosquées, établissements scolaires, branches de syndicats et associations), dont 45 dans le périmètre de South London Citizens. En juillet 2011, London Citizens en comptait 228. Seules des institutions, et non les particuliers, peuvent adhérer à cette organisation, qui, par ailleurs, est indépendante des autorités publiques.
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[3]
Community organizer, traduit ici par organisateur/trice, est la dénomination des professionnels employés par London Citizens.
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[4]
Cet article est issu d’un travail de terrain mené de juillet à novembre 2009 au sein de London Citizens. J’étais alors une organisatrice bénévole, ayant été formée en tant que stagiaire deux ans auparavant. La plupart des réunions analysées dans cet article ont été enregistrées, en plus de la prise de notes. Dans le cadre de ma thèse, 70 entretiens ont également été conduits entre 2008 et 2010 avec des organisateurs, leaders, administrateurs et partenaires de London Citizens (Balazard, 2012). Je tiens à remercier les coordinateurs de ce numéro pour leurs commentaires précieux et relectures méticuleuses.
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[5]
Les organisateurs appellent « leaders » toutes personnes d’une institution membre de London Citizens étant en contact avec un organisateur, participant régulièrement aux activités de l’alliance et étant capable d’amener plusieurs personnes lors des événements les plus importants (assemblée annuelle, grande manifestation…).
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[6]
Les delegates assemblies, assemblées des délégués, ont lieu annuellement dans chaque section de London Citizens (Est, Sud, Ouest et, depuis 2011, Nord). Elles rassemblent 300 à 500 personnes. À ces occasions, les différentes institutions sont appelées à voter afin de déterminer les campagnes à mener au cours de l’année. Il s’agit parfois de choisir certaines campagnes quand les propositions sont trop nombreuses ou alors de fixer un ordre de priorité entre elles.
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[7]
L’usure est l’intérêt que produit l‘argent prêté. Cette expression peut également désigner le fait de prêter de l‘argent à un taux d‘intérêt supérieur à la coutume ou la loi.
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[8]
Les administrateurs sont des leaders cooptés par les autres administrateurs, souvent conseillés par les organisateurs. Leur nomination est approuvée lors de l’assemblée annuelle de London Citizens.
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[9]
Cefaï (2007, p. 344) qualifie la dualité « représentation nécessaire, bureaucratisation inévitable » d’« antinomie transcendantales de l’action collective ».
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[10]
La tension entre participation et délibération sera également interrogée ici ; participation du grand public et délibération de qualité ne se conjuguent pas facilement (Sintomer, 2011, p. 240).
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[11]
Dans la lignée des approches ethnographiques de la citoyenneté qui tente de saisir celle-ci « par le bas », par le vécu des citoyens (Carrel, Neveu, Ion, 2009).
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[12]
London Citizens se définit comme une Broad Based Community Organization. Saul Alinsky est le principal théoricien et praticien de ce mouvement. Il a fondé, en 1940, l‘Industrial Areas Foundation (IAF). Ce réseau, auquel London Citizens est affiliée, a pour objectif de créer des alliances de citoyens organisés, informés et compétents qui agissent dans la vie publique de leurs quartiers et sont capables de défier, via des actions collectives, les détenteurs des pouvoirs locaux.
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[13]
Notons cependant que l’idéal démocratique d’une organisation n’est pas systématiquement corrélé à sa mise en œuvre en interne. Inversement, le recours à des formes participatives dans les mobilisations ne traduit pas nécessairement une adhésion au projet politique de la participation (Neveu, 2011, p. 197-198).
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[14]
Je traduis. Pour le reste de l’article, les textes en anglais sont traduits par mes soins.
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[16]
Des organisateurs et administrateurs anglais et américains s’étaient rencontrés en février 2009 et avaient parlé de l’éventualité d’une telle campagne commune, sans pour autant fixer d’échéance.
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[17]
« En tant qu’organiser, on a plein d’idées de campagne qui pourrait marcher et il suffit qu’il y ait une personne comme Maurice ou quelqu’un qui se soit vraiment penché sur le sujet et nous dise que ça serait bien qu’on s’attaque à ce sujet-là et donc nous on utilise ça : on a le droit d’en parler à tout le monde parce que ça vient d’un leader. » (Sébastien, organisateur, entretien, 24.08.09).
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[18]
La City of London ne fait pas partie du Grand Londres, bien qu’étant située géographiquement au centre de celui-ci.
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[19]
Le Great London Authority, qui regroupe tous les arrondissements de Londres excepté la City of London, a pour maire, depuis 2008, Boris Johnson.
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[20]
Dans son contrat de travail, il est stipulé qu’un organiser doit effectuer une moyenne de quinze entretiens en tête-à-tête (appelés one-to-ones) par semaine avec les personnes des communautés membres de l’organisation. Ces entretiens ne sont ni retranscris ni soumis à une analyse statistique mais visent à construire une relation d’égal à égal entre l’organisateur et l’individu rencontré. Il s’agit d’une pierre angulaire du community organizing, la méthode d’organisation des citoyens que met en œuvre London Citizens dans la lignée d’Alinsky et Chambers aux États-Unis. Pour des raisons déontologiques, je n’ai ni enregistré, ni pris de notes lors des one-to-ones que j’ai observés.
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[21]
« Ce ne sont pas les gens qui vont arriver avec des revendications, nous y avons pensé avant parce que nous sommes en contact rapproché avec eux. C’est vraiment un processus grassroot. Nous savons quels seront les sujets des campagnes » (Sean, leader, entretien, 21.04.08).
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[22]
C’est l’une des deux stratégies, selon J. Cohen et A. Fung (2011, p. 122), pour concilier participation du plus grand nombre et délibération.
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[23]
Voir à ce sujet la contribution de M. Berger dans ce numéro qui insiste précisément sur l’« expression publique des émotions ».
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[24]
Matthew, organisateur, entretien, 17.04.08.
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[25]
Action pour revendiquer un salaire décent pour les employés de ce musée d’art contemporain de Londres.
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[26]
« Quand je suis allé pour la première fois à une de ces assemblées, ça m’a beaucoup amusé parce que toute la rhétorique tournait autour de la démocratie, mais la réalité est que (…) c’est très chorégraphié, les mécanismes sont dessinés pour produire les résultats voulus » (Austen, organisateur, entretien, 24.04.08).
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[27]
Halima, leader, entretien, 17.07.09.
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[28]
De façon semblable, J. Talpin (2006, p. 21) a montré comment, dans certains dispositifs délibératifs, la capacité à s’exprimer selon les formes requises permet à des individus d’être considérés comme de « bons citoyens ».
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[29]
Kevin, leader, entretien, 15.04.08.
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[30]
La règle d’or du Broad Based Community Organizing est « ne jamais faire pour les autres ce qu’ils peuvent faire pour eux-mêmes » (Chambers, 2004, p. 7).
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[31]
Au-delà des nombreuses références à Tocqueville et aux philosophes pragmatistes ou néotocquevilliens faites par ces deux organisateurs influents, Engel (2002) montre l’héritage pragmatique et Sabl (2002) ou Foley et Edwards (1998) l’héritage tocquevillien du Broad-Based Community Organizing.
« Bonsoir à tous ! Je suis Patsy Cummings de Corpus Christi [1]. Merci aux très bons musiciens et à nos chanteurs. (...) South London Citizens est une organisation démocratique et nous procédons sur la base du consentement de nos membres [2]. Tout au long de la soirée, vous allez être invités à voter. Certains votes seront faits à main levée, mais on ne prendra en compte qu’un seul vote par institution dans le cadre de notre « réponse des Citizens à la crise économique ». Il faut être au moins cinq participants par institution pour pouvoir voter. Si vous n’êtes pas cinq pour une bonne raison, faites-le savoir à votre organisateur [3]. (...) À la fin de l’assemblée, il y aura une rapide évaluation. Vous avez des questions ? Non ? Ok, participez et passez une bonne soirée [4] ! »
2Cette grande femme en tailleur, d’origine antillaise, leader [5] d’une paroisse membre de South London Citizens, laisse ensuite la place à un leader d’une organisation musulmane, l’Hyderi Islamic Center, qui poursuit l’introduction de cette « assemblée des délégués » [6], tenue le mercredi 14 octobre 2009, qui porte sur la réponse à apporter à la crise financière. Ils sont environ 300 à être venus dans cette salle de la mairie de Lambeth, un arrondissement du sud de Londres. Il est 19 h 15 lorsque l’assemblée débute. La salle est comble. Des pancartes indiquent le nom et l’arrondissement des institutions présentes à chaque table. Sur un des bords de la salle est installée une scène, sur laquelle trône une table recouverte des logos de South London Citizens, l’une des quatre sections de London Citizens (avec l’Est où l’organisation a été fondée en 1996, le Nord et l’Ouest). Trois leaders, gardiens du temps et animateurs de l’assemblée, sont assis autour de cette table. Deux grandes affiches sont disposées au centre de la scène, sur lesquelles on peut lire le slogan « Reweaving the Fabric of Society » (« retisser la société civile »). Sur tous les murs de la salle sont également disposés des posters de South London Citizens.
3Au cours de l’assemblée, cinq propositions de réponse à la crise économique sont présentées : l’instauration d’un revenu « décent » (living wage), la limitation des taux d’intérêt à 20 %, le développement du microcrédit et des caisses mutuelles de crédits, l’éducation à la gestion financière et l’établissement d’une charte de bonnes pratiques pour les banques. Une réflexion sur l’usure [7] tirée de l’Ancien Testament est lue par une jeune femme vêtue d’un hijab. Ancienne leader du syndicat des étudiants de la London School of Economics and Political Science, elle a été recrutée récemment en tant qu’organisatrice. Un jeune pasteur noir, représentant de la New Testament Church of God, enchaîne :
« Notre réponse à la crise financière est le fruit d’un long exercice d’écoute. En juin et juillet [2009], environ mille entretiens en tête-à-tête ont été menés pour comprendre comment les gens vivent la crise. En septembre, nous avons organisé une centaine de petites réunions locales. Nous avons entendu des histoires de licenciement, de dette, d’exploitation par des prêteurs, et ensemble nous allons passer à l’action. Le 26 septembre, une cinquantaine de leaders de London Citizens se sont rencontrés pour formuler des propositions concrètes pouvant améliorer la vie des familles souffrant des effets de la crise. Ce soir, nous avançons ces propositions et nous vous invitons à les examiner et à les hiérarchiser. »
5Le public se sent ainsi investi d’un rôle important. Chaque institution se prend au jeu. Chacune n’a qu’un vote, ce qui suppose un accord entre les membres présents. Des débats se déploient autour de chaque table, afin de déterminer en quelques minutes la proposition la plus importante. L’assemblée se termine à l’heure prévue, 21 h 15, après un appel à la mobilisation pour une réunion publique prévue le 25 novembre dans une des plus grandes salles de la City of London : « Le Barbican est immense et nous devons le remplir avec le rassemblement de la société civile le plus large, divers et excitant que nous n’ayons jamais vu. » Deux mille membres de London Citizens y présenteront à des responsables économiques et politiques leur programme de réponse à la crise. Aucune question n’aura été posée par la salle au cours de la soirée, le déroulement minutieusement chronométré étant parfaitement respecté.
6Qui sont ces acteurs qui défilent sur scène ? Comment a été écrit le script de l’assemblée ? Que se passe-t-il en coulisse ? Comment expliquer qu’aucune question ne soit posée et qu’aucune voix ne fasse dissensus ? Une lecture de type dramaturgique permet d’entrevoir dans cette scène de nombreux processus tels que la distribution de rôles, la gestion des espaces de performances, la diffusion et le contrôle de l’information, le maintien d’une tension dramatique et l’orchestration des émotions du public (Benford, Hunt, 1992, p. 37). Elle nous conduit à questionner le contenu des discours de l’assemblée. D’où viennent les cinq propositions sur lesquelles les participants sont amenés à se positionner ? Un processus participatif – un long exercice d’écoute et des réunions de construction des revendications – a été décrit à l’ensemble de la salle. Comment s’est-il réellement déroulé ? La démocratie interne à l’organisation repose sur le développement du leadership des membres des institutions adhérentes. Ces derniers sont encouragés à s’approprier et à s’investir dans les activités de l’association, à devenir des « leaders » ou des « administrateurs » [8], à proposer des campagnes et à recruter de nouveaux membres, à représenter London Citizens lors d’évènements publics ou dans les médias. Leur prise de parole sur la scène lors de l’assemblée, alors que les organisateurs restent dans les coulisses, fait partie de ce processus.
7L’observation ethnographique de ces différentes scènes permet d’interroger deux questions centrales dans les théories de la participation. D’un côté, comment les organisateurs opèrent-ils pour qu’un maximum de membres deviennent des participants actifs, qui prennent part aux décisions, tout en favorisant l’efficacité de London Citizens ? Comment se forgent les accords, le consensus autour des campagnes menées par l’organisation ? Comme dans de nombreuses actions collectives [9], les organisateurs se disent « soucieux de démocratie participative » et tentent de mettre au point des dispositifs de délibération [10] qui incluent le plus grand nombre, mais ils sont également « aiguillonnés par un désir d’efficacité et de rentabilité » (Cefaï, 2007, p. 345). On retrouve ici une tension centrale qui travaille tant les mouvements sociaux que les théories démocratiques : comment concilier participation la plus large aux décisions collectives et efficacité des actions mises en œuvre ? L’approche ethnographique permet par ailleurs d’interroger comment les participants vivent, ressentent et expérimentent cette organisation et le caractère souvent très cadré des assemblées et des formations [11].
8Nous proposons ainsi d’interroger la prise de décision et plus largement l’« initiation au leadership » au sein de l’organisation en revenant, dans un premier temps, sur les séquences qui ont précédé cette assemblée. Dans un second temps, nous interrogeons le processus de développement du leadership au sein de London Citizens. Former un maximum de membres pour qu’ils s’approprient le fonctionnement de l’organisation permettrait de résister à la « loi d’airain de l’oligarchie » (Michels, 1962, p. 338). En ce sens, l’étude de London Citizens, et plus largement du Broad Based Community Organizing, permet d’interroger à nouveaux frais certains questionnements classiques relatifs à la démocratie, précisément car l’objectif central de formation au leadership vient contrecarrer certaines tendances largement repérées à la confiscation du pouvoir au sein des partis politiques, des syndicats ou des mouvements sociaux. [12]
Chronologie des différentes séquences ayant précédé l’assemblée du 14 octobre 2009
7 juillet 2009 : Réunion mensuelle des employés de London Citizens où l’idée d’une campagne portant sur la crise économique ressurgit à la suite de l’annonce du lancement d’une campagne par l’Industrial Areas Foundation (IAF) – fédération 12 à laquelle London Citizens est affiliée – aux États-Unis pour plafonner les taux d’intérêt.
16 juillet 2009 : Réunion stratégique organisée en urgence avec des leaders et administrateurs de London Citizens pour discuter de l’éventualité d’une telle campagne.
22 juillet 2009 : Lancement médiatique d’une campagne « anti-usure » par London Citizens
août-septembre 2009 : Des centaines de petites « réunions d’écoute » sont organisées au sein des institutions adhérentes pour recueillir l’avis des membres sur les conséquences de la crise économique et sur ce qui pourrait être fait par l’organisation.
26 septembre 2009 : Un atelier d’une journée est organisé pour peaufiner et valider les cinq revendications construites par une équipe d’organisateurs et de leaders en réponse à la crise économique.
octobre 2009 : Tenue des assemblées des délégués de South London Citizens, West London Citizens et TELCO (East London Citizens).
Genèse de la campagne en réponse à la crise économique : la démocratie interne au service de la mobilisation
9Afin de comprendre la position commune parmi les délégués au sujet de la campagne relative à la crise économique, revenons sur les étapes qui l’ont précédée. London Citizens souhaite démocratiser la société et considère son processus de décision interne comme une étape nécessaire à l’avènement de cet objectif [13]. Les professionnels de l’organisation doivent créer un consensus autour de ses actions afin de mobiliser et fidéliser le plus grand nombre de personnes, selon un processus souligné par F. Polletta (2002, p. 8) : « Quand des personnes s’approprient des décisions, leur sens de la solidarité et de l’engagement est décuplé [14]. » Cependant, la prise de décision précède généralement ces pratiques démocratiques, et ce notamment parce que les temporalités de l’action politique ne sont pas (toujours) compatibles avec le temps nécessaire à une véritable délibération démocratique. Comme F. Polletta (2002, p. 181) le signale au sujet d’une faith-based organization liée à l’IAF, des « réunions sans fin », pour délibérer démocratiquement de la politique de l’association, sont considérées par les organisateurs comme énergivores et démobilisatrices. Maintenir certains rituels démocratiques, bien que la décision ait été prise par anticipation, permettrait ainsi de tenir ensemble mobilisation maximale, délibération et efficacité politique.
Les stratèges de London Citizens face à l’impératif démocratique
10« Vous connaissez l’histoire d’un rabbin, d’un imam et d’un prêtre qui entrent dans une banque ? ». Tel est le titre de l’article [15] paru dans The Guardian le 22 juillet 2009 relatant le lancement par London Citizens d’une campagne revendiquant le plafonnement des taux d’intérêt des emprunts pour les particuliers. Un imam, un prêtre et un rabbin sont pris en photo devant la Royal Bank of Scotland avec à leur main leur livre sacré respectif et un cadre contenant des citations de ces livres, relatives à l’usure. Une centaine de personnes, la plupart arborant les couleurs de London Citizens – des tee-shirts violets floqués d’un logo représentant des personnes se donnant la main en ronde et d’un slogan « action, pouvoir, justice » – sont réunies derrière eux. Des caméras et plusieurs journalistes sont au rendez-vous. L’IAF inaugurait ce même jour une campagne intitulée « Ten Percent Is Enough », pour protester contre les taux d’intérêt exorbitants. Mais la décision formelle de mener cette campagne au sein de London Citizens n’a été prise que plus tard, lors des assemblées des délégués (Est, Sud et Nord) du mois de septembre 2009. Nous proposons dans un premier temps d’analyser les coulisses d’une telle sortie médiatique.
11Deux semaines plus tôt, le 7 juillet 2009, lors de la réunion mensuelle des employés, les organisateurs discutent de l’initiative de l’IAF de lancer une campagne sur le plafonnement des taux d’intérêts. La date venait d’être fixée par l’organisation américaine, ce sera le 22 Juillet. Neil Jameson, le directeur et co-fondateur de London Citizens, sonde ses collègues : « Doit-on précipiter les choses et se joindre à l’IAF le 22 juillet [16] ? » Les avis divergent. Aucune décision ni même présentation n’a encore été faite auprès des membres. Les organisateurs sont tiraillés entre l’opportunité de mener pour la première fois une campagne à l’échelle internationale et le souhait de soigner la démocratie interne. Une campagne d’écoute est prévue en septembre, en amont des assemblées des délégués, mais il sera un peu tard. Néanmoins, se déclarer après l’IAF pourrait laisser penser que Londres ne fait que suivre l’organisation américaine. Des voix inquiètes s’élèvent : il serait bon de ne pas précipiter les choses comme ce fut le cas pour d’autres campagnes, de faire de la « bonne démocratie » et de ne pas « presser les membres ». Un compromis est finalement trouvé : lancer un débat le 22 juillet sur la réponse adéquate à la crise économique et la réintroduction d’une limitation des taux d’intérêt (appelée Usury law). Soucieux d’un minimum de « démocratie », Neil Jameson estime qu’il faut quand même faire voter quelques leaders avant cette date : « On fera un vote avec les personnes présentes, les absents ont toujours tort. »
12Neuf jours plus tard, le 16 juillet 2009, soit une semaine avant le lancement de la campagne par l’IAF, une réunion est organisée rassemblant le maximum de leaders possible. Neil Jameson veut donner un caractère solennel à l’événement. La réunion commence par un rappel historique sur le rôle de la City of London, forteresse financière très influente au Royaume-Uni depuis plusieurs siècles. Un texte, lu par plusieurs personnes, explique que la City of London n’est pas gouvernée par les citoyens mais par la Corporation of London alliant les différentes entreprises qui y sont établies. Maurice Glasman, chercheur à la Metropolitan University et membre de London Citizens, a conduit des recherches sur l’opacité de la gouvernance de la City of London ainsi que sur l’histoire des prêts bancaires. Présent à la réunion, il témoigne. Pour les organisateurs, l’engagement initial d’un des leaders est le gage d’un processus démocratique de choix des campagnes [17]. Donner la parole à un des membres permet de montrer que ce ne sont pas les organisateurs qui tirent les ficelles. Chacun peut initier des campagnes au sein de l’organisation. Neil Jameson revient sur le processus de l’année passée qui a conduit à réfléchir à l’éventualité d’une campagne sur les conséquences de la crise économique. À la fin de l’été 2008, la crise fait rage. Fort de ses recherches, Maurice Glasman pense alors que le temps est venu d’essayer de s’organiser pour rendre cette « ville de la finance » plus transparente. Il convainc Neil Jameson et quelques administrateurs de London Citizens. Ce petit groupe souhaitait rencontrer le Lord Mayor, le maire de la City of London [18]. Il n’avait finalement rencontré que des chargés de communication de la City of London en novembre 2008. Après cette réunion, il avait été décidé de faire une grande assemblée en novembre 2009, où London Citizens présenterait ses réponses à la crise au Lord Mayor, au maire du Grand Londres [19] et à d’autres responsables politiques et économiques. Neil Jameson précise à son auditoire que cette assemblée est en cours de préparation. Le maire du Grand Londres, Boris Johnson, a déjà accepté d’y participer.
13Ce 16 juillet 2009 donc, la scène se déroule dans une petite salle privée d’un pub, bondée, du fait notamment de la présence d’une quinzaine d’étudiants en stage ce mois-ci au sein de London Citizens. Du haut de ses 60 ans et de ses 20 années d’expérience au sein de l’organisation qu’il a lui-même fondée, Neil Jameson se veut éloquent, grave et solennel. C’est un excellent orateur, il sait mêler humour, empathie et autorité. Il est debout dans un coin de la salle ornée de grands tableaux. La vingtaine de leaders présents sont assis sur des chaises. Les étudiants sont soit debout, soit assis sur des tables ou sur le sol. La dizaine d’organisateurs s’est assise là où il reste de la place, par terre, sur des bouts de table et quelques-uns sur des chaises. Ainsi, la structure de l’espace physique de cette « interaction centrée » (Goffman, 1966, p. 24) tente de mettre en avant l’autorité des leaders par rapport à celle des organisateurs. Ces derniers, et notamment Neil Jameson, sont mal à l’aise face à l’excès d’autorité dont ils ont fait preuve en décidant entre eux de lancer cette campagne en même temps que l’IAF.
14Neil Jameson explicite la proposition préparée par les organisateurs pour le 22 juillet : « London Citizens appelle à un débat national sur le sujet de la dette, qui inclut l’éventuelle réintroduction des lois anti-usure au Royaume-Uni. Simultanément London Citizens appelle à un élargissement des opportunités à obtenir des prêts raisonnables pour les foyers à bas revenus à travers l’extension de la Poste comme « Banque du Peuple » et un réseau national de caisses de crédit. Neil Jameson semble tendu, comme s’il redoutait que les leaders présents critiquent une proposition élaborée dans leur dos. Voulant alors la justifier, il exagère la réalité. Il signale que les organisateurs ont conduit quasiment 1000 entretiens en tête-à-tête (appelés one-to-one) avec les membres de l’organisation au mois de juin au sujet de la crise et de ses éventuelles solutions. Ces entretiens ont bien été effectués. Mais ils n’étaient alors pas particulièrement destinés à recueillir les avis des membres sur une éventuelle campagne autour de la crise. Il s’agissait surtout de renforcer les liens entre les membres des différentes institutions adhérentes et les organisateurs. Neil Jameson surenchérit en expliquant que la vingtaine de stagiaires présents dans la salle ont eux aussi parlé de la crise, cette fois avec les commerçants des différents quartiers de Londres, dans le cadre de la campagne City Safe. Or ce n’était pas le cas. Les stagiaires ont bien rencontré des commerçants, mais pour évoquer des questions de sécurité. Le directeur de London Citizens, visiblement embarrassé, en fait trop pour légitimer une décision prise en petit comité. S’en suit un échange de 35 minutes avec la vingtaine de leaders présents. Neil Jameson essaye de déplacer le débat ; il ne s’agit plus tant de savoir si les membres souhaitent lancer cette campagne mais s’ils en sont capables. Cette mise au défi s’avère efficace, seul un leader se préoccupe de la légitimité démocratique de la décision.
Neil Jameson : « À ma connaissance, c’est la première fois que l’IAF réalise une campagne nationale dans l’histoire du Broad-Based Community Organizing. Et je le répète, ils ne s’attendent pas à ce qu’on lance cette campagne ici également. Mais si nous le souhaitons, nous pouvons le faire le 22 juillet en s’en tenant à cette proposition (…). En solidarité avec nos collègues américains, nous pourrions porter cette proposition le 22 juillet. Est-on prêt pour cela ? Avons-nous assez de muscles politiques dans cette salle pour prendre cette décision et la justifier ensuite aux différents membres ? Avons-nous assez confiance en nous-mêmes et dans l’organisation pour agir stratégiquement en réponse à la proposition de l’IAF ? La proposition me semble raisonnable.
Administrateur : Avez-vous des questions, souhaitez-vous débattre ou faire partager votre point de vue ? (…)
Leader 1 : Mais si nous débutons le 22, c’est-à-dire mercredi, nous faisons l’hypothèse que nous obtiendrons l’accord de notre paroisse, et ce, sans avoir le temps de les informer.
Neil Jameson : C’est le risque à prendre. Nous devrons informer les gens qu’il y a eu une réunion de leaders, de leaders expérimentés, d’administrateurs haut placés, qui ont pris le risque de provoquer le débat. En théorie, ce débat devrait traverser l’Histoire. Il a traversé l’Histoire. Mais nous allons le renouveler et nous souhaitons également, et nous sommes prêts pour le faire, organiser un événement en solidarité avec Boston, Chicago et New York où ils n’ouvrent pas de débat mais appellent au plafonnement des taux d’intérêts des prêts avec le slogan “10 %, c’est assez”.
Leader 2 : Je me dis que notre propre analyse des relations de pouvoir est vraiment importante parce que, fondamentalement, ceux sont des institutions non démocratiques comme « la city » de Londres qui gouvernent le monde. (…)
Administrateur : Je pense que l’idée est que nous aurons notre propre débat et nos propres réunions internes et nous aurons l’occasion de prendre le temps de discuter pour savoir exactement ce que nous souhaitons pour cette campagne.
Organisateur : Pour rebondir sur ce dernier point, je voudrais parler plus particulièrement de l’action. Le but de cette action est d’appeler au débat. Nous savons que ce n’est pas forcément un sujet qui peut être traité dans les actualités. Or il n’y a pas d’intérêt à provoquer une action le 22 si nous n’avons pas de réaction. Il faudrait que la presse couvre le lancement de quelque chose au sujet de l’usure et sur la mauvaise santé de l’économie, mais il ne faut pas court-circuiter le processus vraiment très important des house meetings et des discussions attentives à la nécessité de ne pas exclure les personnes pauvres de l’accès au crédit. Bref, c’est assez compliqué. »
16Tous ceux qui le souhaitaient ont pu s’exprimer. Le temps de parole des organisateurs, des administrateurs et des leaders les plus impliqués a été néanmoins bien plus important que celui des autres personnes présentes. Alors que Neil Jameson et Maurice Glasman étaient tout deux visiblement très tendus en début de réunion, aucune opposition n’a véritablement été formulée. La plupart des participants se sont pris au jeu et intéressés exclusivement aux questions stratégiques, allant même jusqu’à estimer qu’il fallait aller plus loin que le lancement d’un simple débat. Un organisateur confie alors la stratégie, consistant à ne pas donner l’impression de court-circuiter la campagne d’écoute qui précède chaque assemblée des délégués. La formule finalement retenue pour présenter l’action du 22 juillet est très légèrement modifiée. Il faut « rester vague sur la proposition de loi anti-usure » et « s’engager à approfondir le sujet avec tous les membres ». Un vote d’approbation est effectué à main levée. La suite de la réunion sera consacrée à l’organisation du 22 juillet.
17Au final, cette réunion permet de produire un accord grâce à une « action conjointe » (Joseph, 1996, p. 109), le rassemblement dans ce vieux pub de Londres. Les grands tableaux qui ornent la salle, les moulures au plafond et le vieux mobilier en bois alimentent la dimension solennelle que Neil Jameson souhaite donner à l’événement. Les participants sont investis d’une responsabilité « historique ». Neil Jameson met en avant « le courage » nécessaire pour entreprendre une telle campagne. Il n’est pas le seul dans ce rôle. L’organisateur cité plus haut est son bras droit. Ils sont secondés par deux administrateurs dans cette courte délibération. Les leaders présents sont quasiment tous « convertis » au jeu de London Citizens. À aucun moment ils ne remettent en cause un déroulement à rebours du processus démocratique tel qu’il est présenté lors des assemblées, leurs interventions se concentrant sur la stratégie à mettre en œuvre dans le cadre de la future campagne. Ce mécanisme illustre comment les revendications peuvent être « définies, créées et manipulées par les entrepreneurs de mobilisations » (McCarthy, Zald, 1977, p. 1215) qui sont ici les organisateurs et de rares membres de l’organisation. Qu’en est-il lors des assemblées des délégués, censées représenter l’aboutissement du processus démocratique dans l’organisation ?
La démocratie consensuelle : représentation par anticipation et rituel délibératif
18L’assemblée des délégués de South London Citizens, décrite en début d’article, voit défiler sur scène une vingtaine de leaders. Cinq propositions de réponse à la crise financière sont présentées, chacune étant illustrée par le témoignage d’un membre de l’organisation. La démocratie interne de London Citizens est mise en parole et en acte. Aucune question n’est posée et aucun vote contestataire n’est exprimé sur la raison d’être et l’origine de ces propositions. Comment expliquer un tel « consensus apparent » (Urfalino, 2007) et la présence de 400 personnes ? En revenant sur les séquences du « processus démocratique » décrit lors de l’assemblée des délégués, nous souhaitons montrer que cette dernière constitue davantage une mise en scène du pouvoir de London Citizens, en vue de l’événement du Barbican prévu en novembre, qu’un dispositif de délibération menant à une prise de décision.
19En septembre 2009, une « campagne d’écoute », à laquelle il est fait plusieurs fois référence dans l’assemblée des délégués, est organisée. Elle prend la forme de rencontres sur le lieu de travail, chez un habitant ou dans un local, autant d’occasions de tester cette nouvelle campagne, de lancer la mobilisation sur la crise financière et de faire en sorte que les membres se l’approprient, que l’audience de l’organisation s’élargisse. De plus, lors de ces rencontres, des témoignages susceptibles d’illustrer la campagne sont repérés. Un des instruments essentiels des organisateurs est le one-to-one [20]. Lors de cet entretien en tête-à-tête, l’organisateur ou le leader doit questionner son interlocuteur de manière à comprendre son parcours, son histoire, ses passions et ses colères. Ce faisant, ce dernier se questionne sur ce qui le façonne et sur ses « intérêts ». Il doit par exemple arriver à expliquer d’où viennent ses motivations à prendre part aux activités de London Citizens. Ce sont souvent des situations vécues d’injustice, d’inégalité ou des sentiments de frustration qui sont mis en récit. Réciproquement, la personne qui a provoqué cet entretien doit se livrer de la même manière, afin de construire une relation publique de « réciprocité » et de « respect » (Chambers, 2004, p. 73-74). Il doit résulter de cette rencontre une « relation de confiance » (p. 54). En étant à l’écoute de leurs interlocuteurs, les organisateurs et les leaders les plus investis acquerraient ainsi une connaissance fine des problèmes auxquels font face les membres de London Citizens. Alinsky, lorsqu’il observait le quartier du Back of the Yard à Chicago, avant de véritablement se lancer dans le community organizing, définissait les leaders communautaires comme des « individus indigènes qui, à travers leurs expériences et associations dans la communauté, ont acquis une vaste et intime connaissance des aspects subtils, informels et personnels de la vie de leur communauté » (Alinsky, 1941, p. 801). Ces « fins connaisseurs de la communauté » peuvent alors imaginer des campagnes qui feront consensus auprès des membres [21].
20C’est toujours grâce à ces entretiens et à des house meetings, réunions au domicile ou sur le lieu de travail avec des amis, voisins ou collègues autour des thématiques identifiées par les organisateurs, que les leaders et organisateurs peuvent construire puis tester des idées de campagne. Ces allers-retours permettent d’élaborer des positions communes et surtout de mobiliser de nombreuses personnes parfois encore éloignées de London Citizens. Davantage qu’une participation à un processus de prise de décisions, F. Polletta (2002, p. 182) évoque la construction d’un « consensus informel », en parlant d’une faith-based organization. Mais lorsqu’elle avance que ce type d’organisation « manque la possibilité de faire évoluer les intérêts des personnes en les associant à des délibérations et réflexions collectives » (p. 200), notre enquête montre, de manière plus nuancée, que la pratique des one-to-one constitue une sorte de délibération continue et informelle au sein de l’organisation. En effet, la démocratie délibérative « invite ses participants à ne pas se limiter à défendre leurs propres intérêts, mais les exhorte à se mettre à l’écoute des intérêts des autres et à les prendre en compte » (Young, 2011, p. 134). Il s’agit alors d’« élargir la portée de la participation délibérative tout en ne lui conférant qu’un pouvoir indirect sur la prise de décision » [22] (Cohen et Fung, 2011, p. 122). Au final, cette « démocratie des relations de face-à-face » (Mansbridge, 1983, p. 3) n’est pas une fin en soi, liée à une recherche du meilleur dispositif délibératif, mais un moyen de représenter de nombreux membres « par anticipation » (Mansbridge, 2003, p. 515) et grâce aux relations de confiance ainsi construites.
21Le samedi 26 septembre, London Citizens organise un « atelier » sur « la réponse de la société civile à la crise économique » pour clore la campagne d’écoute. Soixante-dix personnes, des leaders déjà impliqués mais aussi de nouvelles têtes, se déplacent pour passer leur samedi dans une salle d’une église de la City of London. Pendant une bonne demi-heure, chaque personne est invitée à se présenter et à expliquer la raison de sa venue. Une dizaine d’entre elles sont directement touchées par la crise et des situations d’endettement, d’emploi précaire ou de chômage. Certaines mettent en avant la volonté de « défendre des valeurs de justice sociale » et de « travailler pour le changement », d’autres disent « représenter les membres de leur institution », « vouloir défendre les jeunes » avec qui elles travaillent ou souhaitent « apprendre et partager ». Les organisateurs jouent également le jeu du tour de table, et signalent ainsi symboliquement qu’ils ont le même statut que les autres participants et qu’ils viennent également « apprendre ». Ils s’expriment cependant bien plus longuement que les autres mais déploient un « style interactionnel caractérisé par l’expression ouverte des émotions et des signes visibles de respect pour les différents participants » (Polletta, 2002, p. 200). C’est l’occasion pour eux de faire passer des messages mobilisateurs, à l’instar de cet organisateur qui rappelle une histoire recueillie pendant le « mois d’écoute » qui a précédé cet atelier :
« Je suis là pour partager mon expérience avec vous sur ce qui se passe à Londres. Nos communautés souffrent, nous le savons tous. Mais en tant qu’organisation nous sommes puissants et nous pouvons faire des choses que personne d’autre ne peut faire. (…) Je suis ici grâce à une personne appelée Lina. Avec qui j’ai eu une très belle rencontre hier. Elle ne pouvait pas venir parce qu’elle a trois jobs et aujourd’hui elle est bien évidemment au travail. Elle gagne £ 6 par heure. Elle m’a raconté plusieurs histoires que j’aimerais partager avec vous. Elle a trois enfants, et s’inquiète car elle ne peut leur offrir de goûter quand ils rentrent de l’école. (…) Ça m’a fait mal quand elle m’a dit ça. Elle m’a aussi dit qu’un de ses fils fêtait son anniversaire dans deux semaines, mais sait qu’il ne va rien avoir et n’arrête pas de dire à sa mère : “Maman, je sais que tu ne peux pas te le permettre, mais s’il te plaît, amène-moi un cadeau.” Ça me fait vraiment mal et je sais que d’autres parmi vous sont dans la même situation. J’espère vraiment que nous allons pouvoir travailler là-dessus. Définir des objectifs atteignables et les atteindre. Merci. »
23Cet organisateur, qui plaide ici implicitement en faveur de la proposition de « revenu décent », participe surtout à donner un ton émotionnel à la rencontre [23]. Ce type de discours, comme la mise en scène de témoignages lors des assemblées, montre que les organisateurs savent jouer avec les émotions. Ils savent qu’elles permettent d’attirer l’attention, de persuader les réticents et d’engager durablement les autres (Jasper, 2011, p. 149). Les participants sont ensuite invités à prendre connaissance, discuter et valider les cinq propositions. Neil Jameson s’appuie alors sur les nombreux one-to-ones et house meetings effectués pour justifier les propositions, alors que la plupart d’entre elles préexistaient à la campagne d’écoute. En effet, ces propositions sont avant tout issues du travail d’un petit groupe ayant consulté quelques membres et des experts du monde de la finance. L’atelier du 26 septembre vise donc surtout à mobiliser pour les assemblées à venir. Le directeur de London Citizens conclut la journée ainsi :
« Nous sommes connus pour réunir des assemblées bondées, comme personne d’autre ne sait le faire. (…) S’il y a moins de 2000 personnes [le 25 novembre devant le monde de la finance et le maire de Londres], ce sera un échec. C’est pour ça que nous devons faire en sorte que tous les membres s’approprient cette campagne. »
25En amont de ce type d’atelier, c’est à l’échelle des différentes communautés adhérentes que se situe le travail de mobilisation de London Citizens. C’est l’entourage des personnes les plus impliquées, les leaders, qui constitue la base de l’organisation. Grâce à des relations patiemment construites en tête-à-tête avec les membres de London Citizens, les organisateurs et leaders gagnent leur confiance et acquièrent une légitimité pour les représenter lors des décisions prises en petit comité. Ces mêmes relations permettent, de proche en proche, de faciliter et d’étendre la mobilisation. Continuons de décrire le processus en observant maintenant l’assemblée qui a suivi cet atelier.
26Lors de l’assemblée des délégués de South London Citizens du 14 octobre 2009, la présentation des cinq propositions que les participants doivent hiérarchiser est illustrée par des témoignages. Il s’agit de susciter l’empathie : « Le témoignage de Chipo n’est pas un cas particulier, nous avons tous besoin d’argent pour survivre » ; « Si vous avez reçu des pubs pour des prêts exagérés, levez votre programme ! » sont des exemples de ce que les organisateurs et les leaders expriment à la salle. L’auditoire est invité à se sentir concerné et à s’unir contre un ennemi extérieur. Les propositions sont mises en compétition ; chaque leader qui en défend une incite fortement les participants à voter pour celle-là : « Cette proposition est celle pour laquelle il faut voter ! » ; « Si vous voulez mettre fin à l’usure, votez pour cette proposition ! ». Les témoignages permettent aux participants de compatir et de s’engager en faveur des propositions de campagne qui leur sont présentées. Ils suscitent également une « émotion partagée », source d’identité collective (Jasper, 1998, p. 415). Comme pour l’atelier du 26 septembre, le vote sur la priorisation des propositions leur donne la sensation de participer à un processus démocratique. Ce vote est un rituel de validation plus que l’expression d’un réel pouvoir. La priorisation n’aura en effet pas d’incidence sur la conduite de ces campagnes. Les cinq revendications seront présentées lors de l’assemblée du Barbican. Ce rituel renforce la légitimation et l’internalisation des relations d’estime et de confiance entre les différents membres (Bell, 1992, p. 89), les leaders les plus impliqués et les organisateurs. Ici, l’acte de vote permet de sceller la légitimité démocratique de cette nouvelle campagne. Ce rituel est là pour rappeler la présence des groupes membres, laquelle est, pour les organisateurs, le gage de l’appropriation des activités de London Citizens par les membres : « La véritable démocratie réside dans notre pouvoir et dans nos pieds, si l’organisation veut aller là où les personnes ne veulent pas, et bien ils ne viendront pas. Personne n’est obligé de venir [24]. »
27Le fait que les leaders acceptent de jouer le jeu est un autre indicateur de cette appropriation. À plusieurs reprises, les orateurs interrogent le public afin de reconnaître et féliciter sa participation aux activités de London Citizens, faisant de ces assemblées de véritables moments d’autocélébration collective : « Qui était dans le hall de Lambeth pour notre première assemblée en 2003 ? », « Combien d’entre vous ont participé à l’action du Tate Modern [25] à Noël ? », « Y a-t-il quelqu’un qui était impliqué dans cette campagne depuis le début ? ». « Ce 4 mai, 20 000 d’entre nous se sont regroupés à Trafalgar Square pour revendiquer la citoyenneté des travailleurs immigrés sans papiers. Qui était là ? Bravo ! ». L’assemblée sert avant tout à la « production sensible d’une communauté » (Rosanvallon, 2011, p. 64). Elle permet de mettre en mouvement le collectif en donnant à voir la puissance qu’il représente et en forgeant une identité collective. Ainsi, chaque assemblée débute par un « appel » (« roll call ») des différents groupes membres. Ils y annoncent, tour à tour, le renouvellement de leur adhésion et les raisons de leur engagement avant d’être chaleureusement applaudis, voire acclamés, par le reste de la salle.
28Si chaque campagne a une genèse propre au sein de l’organisation, les séquences que nous venons de décrire reprennent les différentes étapes de construction d’une campagne à l’œuvre dans la stratégie de communication de London Citizens : une idée issue d’un ou plusieurs leaders, une campagne d’écoute, l’élaboration de propositions, suivie du vote qui s’effectue lors des assemblées des délégués. Au final, la « démocratie » réside dans le choix des membres de participer aux évènements. Le consensus est apparent, du fait de l’absence de contestation lors de la présentation des campagnes. La participation aux activités mises en œuvre dans le cadre de ces campagnes permet de valider, ex post, les décisions qui ont été prises au nom du collectif par un petit groupe investi d’un pouvoir de représentation par anticipation, légitimé par le contact continu qu’il entretient avec les différents membres. F. Polletta (2002, p. 176) parle à ce sujet de « démocratie dans la relation ». Ce qui compte dans le fonctionnement démocratique de l’organisation, c’est la création d’une identité collective, une « mobilisation démocratique », cet atout que London Citizens met en avant dans ses rapports de forces politiques. La ritualisation de ses assemblées permet entre autres l’« incarnation des relations de pouvoir » (Bell, 1992, p. 170) que London Citizens souhaite jouer sur la scène publique. Car in fine, l’horizon des campagnes menées par l’organisation est de démocratiser la gouvernance en forçant les élites économiques et politiques à rendre des comptes et à adopter certaines mesures.
Apprendre à jouer dans London Citizens : émancipation individuelle ou collective ?
29On l’a vu, l’assemblée des délégués met en scène le caractère démocratique du processus de prise de décision dont elle est présentée comme l’aboutissement. Or la différence entre cette interprétation et la réalité peut être perçue par les participants [26]. Une seconde lecture du rôle de ces assemblées permet de les voir autrement que comme une façade démocratique manipulatoire ; elles constitueraient une étape essentielle à la construction d’un collectif et au développement du leadership. Ainsi, deux ou trois semaines avant l’assemblée des délégués, les organisateurs en choisissent les acteurs : en moyenne une vingtaine de leaders se produisent sur scène. Il s’agit en général de leaders confirmés, pour qui monter sur scène représente une forme de récompense de leur engagement. Les organisateurs font répéter aux leaders leur discours, leur expliquent comment se positionner, les aident à prendre confiance en eux et les accompagnent jusqu’au pied de la scène. Deux heures avant le début de l’assemblée du 14 octobre, les différents orateurs de la soirée se sont retrouvés pour répéter leurs discours. La plupart ont écrit eux-mêmes leur texte. Celui-ci est relu et modifié par les organisateurs, notamment lorsque les enjeux sont importants, comme c’est le cas lors d’assemblées où des personnalités politiques sont présentes. L’éventuelle tension entre la réalité du pouvoir d’un leader et sa mise en scène est résolue par le fait que les protagonistes en question sont convertis au jeu organisationnel de London Citizens. L’émancipation individuelle est conditionnée à celle du collectif. Un membre peut simplement participer aux grandes assemblées de l’organisation qui se tiennent deux à trois fois par an. Ensuite, encouragé, voire encadré par les organisateurs, il pourra s’engager dans une campagne qui lui tient à cœur, voire en initier une, notamment au niveau local.
Des campagnes micro-locales : lieu d’apprentissage
30C’est à travers ces campagnes de proximité que les membres sentent que leurs voix comptent et peuvent ensuite envisager une implication plus conséquente dans l’organisation et dans des campagnes plus larges :
« Ma voix est écoutée au sein de l’organisation parce que tout un chacun est le bienvenu, donc si je me présente à une réunion et qu’on débat sur un sujet particulier et si j’ai des idées, mes idées personnelles, il suffit de s’exprimer (…). Il y a un parc qui est là, où généralement il y a des agressions et moi j’avais exprimé que vraiment on ne se sent pas en sécurité la nuit. (…) Donc ça, c’était une idée qui m’est venue, je l’ai suggérée, beaucoup de gens ont dit que oui, c’était une possibilité de campagne [27]. »
32Suite à cette réunion, encouragée par les participants et aidée par un organisateur, Halima a pris l’initiative, avec son fils et des amis de celui-ci, de réaliser un plan du parc indiquant les zones d’ombre et, assez rapidement, elle a pu obtenir gain de cause auprès de la mairie d’arrondissement qui a implanté de nouvelles lumières dans le parc. Halima raconte volontiers cet épisode qui lui a donné confiance dans sa capacité d’action. De nombreuses « petites actions » de ce type ont ainsi lieu à l’échelle d’un quartier. L’organisateur y tient le rôle de catalyseur et de conseil. En vue de « mobiliser pour l’action », il souhaite faire émerger « un sentiment d’efficacité chez les personnes qui se sentent généralement impuissantes » (Klandermans, 1988, p. 179). Celles-ci, grâce à des actions limitées, se convainquent qu’elles sont capables de changer leurs conditions de vie. Il s’agit d’une étape essentielle pour le développement de leadership et donc pour un engagement plus durable dans l’organisation. Cet objectif renvoie à l’ « espoir ambitieux » de la démocratie radicale qui serait que « les citoyens qui participent à la construction de solutions à des problèmes concrets dans la vie locale s’engagent ensuite plus à fond dans des délibérations dans l’espace public élargi » (Cohen, Fung, 2011, p. 129), espace circonscrit ici à London Citizens et à ses campagnes de plus grande envergure. Halima, en plus d’avoir accru son sentiment de pouvoir agir sur le cours des choses (efficacy), a également renforcé la confiance qu’elle a dans le processus démocratique de l’organisation : « Plus on discute de nos idées, plus il y a de gens qui ont la même suggestion, plus l’idée est adoptée. »
33Le processus de prise de décision au sein de London Citizens correspond ainsi à un travail minutieux de mise en cohérence des attentes des différents membres permettant l’appropriation d’idées de campagnes qui viennent de quelques personnes de l’organisation. Ce processus est plus simple lorsqu’il s’agit d’actions à l’échelle micro-locale, qui permettent à de nouveaux membres de prendre des initiatives, de se convertir au jeu de l’organisation et éventuellement de s’impliquer dans des campagnes de plus grande envergure. Si ces actions contribuent à développer les capacités d’action d’individus n’ayant pas une position initiale de leadership, il n’en est pas toujours de même pour celles menées à plus grande échelle, comme l’analyse de la genèse de la campagne en réponse à la crise économique l’a illustré. Une autre manière de « former des leaders », couramment utilisée par l’organisation, passe par des stages.
Les stages de leadership : cadrer l’expérience des membres
34Un membre a en effet la possibilité de participer à une formation au community organizing, aussi appelée « stage de leadership », dispensée régulièrement et gratuitement. Ces stages, organisés sur deux à cinq jours tous les trimestres, sont un condensé de ce que London Citizens souhaite transmettre à ses membres. Ils sont ouverts à tous, à la seule condition d’appartenir à un groupe adhérent. La participation à ces stages n’est pas systématique chez les membres les plus impliqués, mais les organisateurs tentent d’en faire un passage obligé pour être reconnu « leader ». Regroupant une trentaine de membres, les stages sont animés par les organisateurs qui deviennent alors explicitement des « enseignants ». Ils transmettent la théorie élaborée par Alinsky (1971) et Chambers (2004) et l’agrémentent d’histoires tirées des activités passées de London Citizens. Ainsi, ils fixent le cadre au sens de Goffman, c’est-à-dire le « dispositif cognitif et pratique d’attribution de sens, qui régit l’interprétation d’une situation et l’engagement dans cette situation » (Joseph, 2002, p. 65-66), des activités de l’association. Le stage permet aux participants d’interpréter leur expérience passée et future dans l’organisation, de lui donner un sens, de l’ancrer dans un projet collectif, mais aussi d’adopter le langage, les manières de faire et de dire, de l’organisation. On retrouve ainsi dans le contenu de ces formations les dimensions de la définition idéologique du Broad Based Community Organizing.
35Tout d’abord, des modules de la formation permettent de construire une vision commune de la situation à partir de laquelle l’organisation justifie son existence. La déconstruction du mot « pouvoir » est au centre de ces stages. Les organisateurs tentent de faire prendre conscience aux participants de leur capacité d’agir notamment en relativisant la « puissance » des élites économiques et politiques. Ils expliquent qu’il faut se servir de ses colères et frustrations pour se prendre en main et faire changer les choses. Ensuite, des outils pour défier « le monde tel qu’il est » et aller vers « le monde tel qu’il devrait être » sont enseignés. Les participants prennent part à des jeux de rôles mimant une négociation entre des élites économiques ou politiques et des leaders de London Citizens. Cela permet de comprendre en acte les modalités d’accomplissement d’une campagne, de se mettre à la place d’autrui et de développer des compétences d’animation de réunion (se tenir à un ordre du jour, introduire les différents participants, faire aboutir l’échange, respecter le temps imparti) et de négociation (avoir préparé et imposer son propre ordre du jour, quitter la réunion avec un résultat, que cela soit une réponse positive aux demandes présentées ou un autre rendez-vous). La technique des one-to-one y est également enseignée. L’usage de cet « instrument » est très codé par « le savoir social » du Broad Based Community Organizing, qui est distillé pendant les stages. Un entretien en tête-à-tête est mimé entre deux organisateurs. Les participants s’entraînent ensuite entre eux à poser les « bonnes questions » [28]. Entre autres, ces questions doivent permettre selon Chambers (2004, p. 52-54) d’apprendre au sujet de ses interlocuteurs : « Qui sont-ils ? Qui sont leurs héros ou leurs héroïnes ? (…) Qu’appelleraient-ils avoir vécu une belle vie ? (…) Sont-ils ouverts à la vie publique et aux organisations ? Ont-ils un goût pour l’action ? » et de savoir si « le début d’une relation de confiance ou une appréciation mutuelle s’est développée » et ce « qu’apporterait cette personne à la construction d’une organisation composée d’organisations ». Il est également enseigné que toute action doit être suivie d’une évaluation, afin de faire évoluer pragmatiquement le savoir et les outils de l’organisation. Ces évaluations permettent de situer les campagnes dans un processus d’apprentissage collectif permanent. Pour atteindre des résultats concrets, les organisateurs expliquent qu’il faut être pragmatique et n’investir son énergie que là où il est possible d’obtenir des résultats rapides. Les valeurs propres au Broad Based Community Organizing sont diffusées et partagées lors de sessions qui décrivent « le monde tel qu’il devrait être » (Chambers, 2004, p. 21) et à travers la construction de la figure du leader. Les organisateurs tentent d’inciter les leaders à œuvrer pour le « bien commun », à donner un sens à leur vie et ce en s’impliquant sur le long terme dans London Citizens.
36Enfin, les organisateurs illustrent leurs enseignements par de nombreux exemples qui permettent de dresser un parallèle entre des évènements historiques et leur expérience au sein de London Citizens. Barack Obama, qui fut community organizer, est par exemple souvent mentionné. L’histoire de Rosa Parks est généralement celle qui donne le mieux à voir ce que représente le Broad Based Community Organizing. Connue pour être la « mère du mouvement des droits civiques », Rosa Parks était en fait une « leader » d’une community organization. Cette dernière avait planifié cet événement minutieusement et Rosa Parks n’aurait été qu’une actrice, désignée au dernier moment, de cette scène.
« Quand ils nous ont parlé de Rosa Parks, la femme qui s’est rendue célèbre aux États-Unis pour avoir refusé de laisser sa place dans le bus quand les Noirs devaient s’asseoir à l’arrière… Elle était à l’avant et l’histoire dit qu’elle ne laissa pas sa place. Mais la vérité est que l’action était planifiée par une community organization et beaucoup de personnes dans la salle ont dit : « vraiment ? ». Parce que l’histoire nous a dit que cette femme, un jour, avait décidé qu’elle ne bougerait pas alors qu’en fait la réalité est que tout était prévu et organisé ! Les médias devaient se trouver à l’arrêt de bus en question, tout était préparé. (…) Donc, Rosa Parks prit sa place et l’histoire fut écrite ainsi. Et quand on a appris cette histoire, ça nous a fait prendre conscience de notre pouvoir. (…) C’était comme quand on dit à un enfant que le Père Noël n’existe pas ! Ça a eu cet effet dans la salle. C’est ça, le pouvoir des gens organisés [29]. »
38Lors de ces stages, les organisateurs souhaitent développer chez les participants non seulement leurs compétences mais surtout leur volonté d’être des leaders actifs au sein de l’organisation. En cadrant leur expérience via la transmission « de normes, de croyances qui socialisent », ils permettent de « tenir ensemble » (Pierru, 2010, p. 32) les membres et de créer un sentiment d’appartenance à l’organisation. La notion de leadership renvoie au sentiment de pouvoir, au sens de capacité d’action. À travers les différents évènements de l’organisation, les individus ont de nombreuses opportunités pour développer des compétences personnelles comme l’expression en public et l’animation de réunion. De plus, chaque stage est couplé avec une action de l’organisation, une assemblée pour les stages d’une semaine, une action de terrain pour les stages de deux jours. En filant la métaphore, les stages de leadership correspondent à un stage intensif de théâtre aboutissant à un spectacle, les rôles étant répartis en fonction des talents repérés. Se mettre en scène permet de valider et de mettre à l’épreuve le cadre commun construit pendant le stage. Le développement du leadership est ainsi conditionné à la construction de la capacité d’action de London Citizens. Dans des situations qu’un observateur externe pourrait qualifier de paternalistes, s’apprennent en fait des compétences propres au jeu organisationnel. Les différents événements collectifs, des one-to-one menés par les organisateurs aux assemblées en passant par les diverses réunions et actions directes de terrain, prévalent sur des délibérations « sans fin ». « La démocratie est la conviction que le processus de l’expérience importe davantage que tel ou tel résultat particulier » (Dewey, 1995, p. 47) déclarait l’un des maîtres à penser d’Alinsky et de Chambers.
39Les organisateurs sont conscients de la dimension instrumentale du développement aux compétences de leadership proposé par London Citizens. La tension est permanente entre la « recherche de la puissance d’action stratégique et la peur d’une confiscation du pouvoir par une instance hiérarchique centralisée » (Cefaï, 2007, p. 343). Dans le cas du Broad Based Community Organizing, un des objectifs, souvent présenté comme plus important que les campagnes elles-mêmes, est de former un maximum de « leaders », c’est-à-dire de développer la capacité d’action des membres de l’organisation. Mais les temporalités d’une action politique sont différentes de celles nécessaires au développement de leaders. F. Polletta (2002) souligne l’importance des relations personnelles et des rituels de discussion dans l’évitement des dérives oligarchiques d’une structure. Un organisateur ou un leader seront d’ailleurs jugés à l’aune du nombre de membres qu’ils peuvent attirer à un évènement et qui s’investiront activement dans les activités de l’organisation, c’est-à-dire sur le nombre de leaders qu’ils mobiliseront et formeront. On peut ainsi considérer que l’organisation, dans ce cas, est sa propre fin. Elle cherche avant tout à croître, le nombre de ses membres et leaders ne faisant que refléter sa capacité à être un vecteur effectif d’empowerment. Dès lors, bien que nous ayons montré son fonctionnement peu démocratique en interne, il semble que l’inclusion permanente de nouveaux membres qui est recherchée et plutôt réussie, soit un garant solide contre une évolution oligarchique de l’organisation, laquelle repose notamment sur l’absence de circulation ou de rotation parmi les élites.
Conclusion
40Analyser la prise de décision au sein de London Citizens permet de révéler la dimension instrumentale du « développement du leadership » que propose cette organisation. La mise en scène du pouvoir démocratique des leaders constitue une forme de mobilisation en ce qu’elle est créatrice et démultiplicatrice d’identités collectives et de motivations à intervenir dans la sphère publique pour faire valoir des droits, dénoncer des injustices, interpeller les pouvoirs publics. Cette mise en scène vise avant tout à inclure le plus grand nombre et, ce faisant, à développer le pouvoir de l’organisation. Certaines personnes ont un intérêt direct à se mobiliser, la campagne répondant à une de leurs préoccupations personnelles. Elles sont alors invitées à témoigner de leur situation auprès des autres membres afin de susciter un engagement affectif à leur cause auprès des autres membres. Le recours aux « émotions partagées », via notamment des « rituels internes » (Jasper, 1998, p. 417-418), permet de souder le groupe en le mobilisant autour d’une même colère. De plus, des responsabilités se développent – telle la performance sur scène des leaders lors des assemblées – et tendent vers un engagement des membres les plus impliqués, quelles que soient la campagne et son origine. Le vote qui a lieu lors des assemblées sert à sceller un consensus construit informellement par anticipation. La démocratie est « unitaire » et non « conflictuelle » (Mansbridge, 1983). Le but n’est finalement pas tant de construire un dispositif délibératif mettant en dialogue les intérêts divergents, mais surtout de développer le pouvoir de London Citizens. Pour les participants, si jouer sur une scène permet de développer leurs capacités de parole et d’action (Benford, Hunt, 1992, p. 45), ces avancées sont relatives au jeu de l’organisation.
41On peut parler d’une certaine oligarchie, d’ailleurs observée dans des organisations similaires aux États-Unis (Osterman, 2006, p. 633). La démocratie est moins envisagée comme un principe de décision, un régime idéal à atteindre, que comme une valeur qui guide l’action. Un théoricien de cette mouvance résume ainsi cette posture : « Nous devons surmonter un préjugé ultra-démocratique et commencer à envisager des formes d’autorité qui peuvent contribuer à l’action démocratique » (Warren, 2001, p. 238). Face au dilemme posé par l’articulation entre délibération et action collective, dans le débat sur les voies les plus efficaces du changement social (Sintomer, 2011, p. 265), les promoteurs du Broad Based Community Organizing ont choisi leur camp, celui de l’« action directe » (Young, 2011, p. 157) d’un grand nombre de personnes, et donc de l’action collective. L’« auto-organisation » de la société civile, présentée comme horizon idéologique du Broad-Based Community Organizing [30], n’est pas si « auto-organisée » que cela : elle dépend des entrepreneurs de mobilisation que sont les organisateurs. Ces derniers doivent surmonter le « problème » de l’autogestion qui réside dans le fait que « plus les initiatives des participants d’un système augmentent (…) plus en même temps le problème de la gestion de l’ensemble se complique » (Crozier, Friedberg, 1992, p. 445).
42On a vu cependant, pour nuancer ce constat, que l’ouverture toujours recherchée de l’organisation à de nouveaux membres, ainsi que les discussions générées, évitaient le fonctionnement entièrement oligarchique de « l’entre-soi » pyramidal. Le caractère démocratique de l’organisation s’exprime dans les relations de confiance tissées entre les organisateurs et les membres, mises en scène par les rituels de validation ou de célébration des décisions collectives prises « par anticipation ». La praxis de London Citizens, dans la lignée de celle d’Alinsky et de Chambers, puise sa légitimité dans la tradition américaine pragmatiste et démocrate [31]. À travers la valorisation de la démocratie, c’est un « mode de vie » normé impliquant « contacts, échanges, communications, interactions » (Dewey, 1995, p. 48) qui est mis en avant. Alinsky (1971, p. 24) met ainsi, en exergue d’un chapitre de son manuel, une citation de Whitehead : « Nous ne pouvons pas penser en premier et agir après coup. » La démocratie n’est alors « pas une fin mais le meilleur moyen d’atteindre » (Alinsky, 1971, p. 12) les valeurs « d’égalité, de justice, de paix, de coopération » (ibid, p. 3).
Bibliographie
Bibliographie
- Alinsky S., 1941, « Community Analysis and Organization », American Journal of Sociology, 46 (6), p. 797-808.
- Alinsky S., 1971, Rules for Radicals : A Practical Primer for Realistic Radicals, New York, Vintage Books.
- Balazard H., 2012, Quand la société civile s’organise : l’expérience démocratique de London Citizens, thèse pour le doctorat de science politique, Université Lyon 2
- Bell C. M., 1992, Ritual Theory, Ritual Practice, Oxford, Oxford University Press.
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Notes
-
[1]
Une église pentecôtiste du sud de Londres.
-
[2]
En 2009, London Citizens, association construite sur le modèle du Broad-Based Community Organizing, comptait 150 groupes adhérents (églises, mosquées, établissements scolaires, branches de syndicats et associations), dont 45 dans le périmètre de South London Citizens. En juillet 2011, London Citizens en comptait 228. Seules des institutions, et non les particuliers, peuvent adhérer à cette organisation, qui, par ailleurs, est indépendante des autorités publiques.
-
[3]
Community organizer, traduit ici par organisateur/trice, est la dénomination des professionnels employés par London Citizens.
-
[4]
Cet article est issu d’un travail de terrain mené de juillet à novembre 2009 au sein de London Citizens. J’étais alors une organisatrice bénévole, ayant été formée en tant que stagiaire deux ans auparavant. La plupart des réunions analysées dans cet article ont été enregistrées, en plus de la prise de notes. Dans le cadre de ma thèse, 70 entretiens ont également été conduits entre 2008 et 2010 avec des organisateurs, leaders, administrateurs et partenaires de London Citizens (Balazard, 2012). Je tiens à remercier les coordinateurs de ce numéro pour leurs commentaires précieux et relectures méticuleuses.
-
[5]
Les organisateurs appellent « leaders » toutes personnes d’une institution membre de London Citizens étant en contact avec un organisateur, participant régulièrement aux activités de l’alliance et étant capable d’amener plusieurs personnes lors des événements les plus importants (assemblée annuelle, grande manifestation…).
-
[6]
Les delegates assemblies, assemblées des délégués, ont lieu annuellement dans chaque section de London Citizens (Est, Sud, Ouest et, depuis 2011, Nord). Elles rassemblent 300 à 500 personnes. À ces occasions, les différentes institutions sont appelées à voter afin de déterminer les campagnes à mener au cours de l’année. Il s’agit parfois de choisir certaines campagnes quand les propositions sont trop nombreuses ou alors de fixer un ordre de priorité entre elles.
-
[7]
L’usure est l’intérêt que produit l‘argent prêté. Cette expression peut également désigner le fait de prêter de l‘argent à un taux d‘intérêt supérieur à la coutume ou la loi.
-
[8]
Les administrateurs sont des leaders cooptés par les autres administrateurs, souvent conseillés par les organisateurs. Leur nomination est approuvée lors de l’assemblée annuelle de London Citizens.
-
[9]
Cefaï (2007, p. 344) qualifie la dualité « représentation nécessaire, bureaucratisation inévitable » d’« antinomie transcendantales de l’action collective ».
-
[10]
La tension entre participation et délibération sera également interrogée ici ; participation du grand public et délibération de qualité ne se conjuguent pas facilement (Sintomer, 2011, p. 240).
-
[11]
Dans la lignée des approches ethnographiques de la citoyenneté qui tente de saisir celle-ci « par le bas », par le vécu des citoyens (Carrel, Neveu, Ion, 2009).
-
[12]
London Citizens se définit comme une Broad Based Community Organization. Saul Alinsky est le principal théoricien et praticien de ce mouvement. Il a fondé, en 1940, l‘Industrial Areas Foundation (IAF). Ce réseau, auquel London Citizens est affiliée, a pour objectif de créer des alliances de citoyens organisés, informés et compétents qui agissent dans la vie publique de leurs quartiers et sont capables de défier, via des actions collectives, les détenteurs des pouvoirs locaux.
-
[13]
Notons cependant que l’idéal démocratique d’une organisation n’est pas systématiquement corrélé à sa mise en œuvre en interne. Inversement, le recours à des formes participatives dans les mobilisations ne traduit pas nécessairement une adhésion au projet politique de la participation (Neveu, 2011, p. 197-198).
-
[14]
Je traduis. Pour le reste de l’article, les textes en anglais sont traduits par mes soins.
- [15]
-
[16]
Des organisateurs et administrateurs anglais et américains s’étaient rencontrés en février 2009 et avaient parlé de l’éventualité d’une telle campagne commune, sans pour autant fixer d’échéance.
-
[17]
« En tant qu’organiser, on a plein d’idées de campagne qui pourrait marcher et il suffit qu’il y ait une personne comme Maurice ou quelqu’un qui se soit vraiment penché sur le sujet et nous dise que ça serait bien qu’on s’attaque à ce sujet-là et donc nous on utilise ça : on a le droit d’en parler à tout le monde parce que ça vient d’un leader. » (Sébastien, organisateur, entretien, 24.08.09).
-
[18]
La City of London ne fait pas partie du Grand Londres, bien qu’étant située géographiquement au centre de celui-ci.
-
[19]
Le Great London Authority, qui regroupe tous les arrondissements de Londres excepté la City of London, a pour maire, depuis 2008, Boris Johnson.
-
[20]
Dans son contrat de travail, il est stipulé qu’un organiser doit effectuer une moyenne de quinze entretiens en tête-à-tête (appelés one-to-ones) par semaine avec les personnes des communautés membres de l’organisation. Ces entretiens ne sont ni retranscris ni soumis à une analyse statistique mais visent à construire une relation d’égal à égal entre l’organisateur et l’individu rencontré. Il s’agit d’une pierre angulaire du community organizing, la méthode d’organisation des citoyens que met en œuvre London Citizens dans la lignée d’Alinsky et Chambers aux États-Unis. Pour des raisons déontologiques, je n’ai ni enregistré, ni pris de notes lors des one-to-ones que j’ai observés.
-
[21]
« Ce ne sont pas les gens qui vont arriver avec des revendications, nous y avons pensé avant parce que nous sommes en contact rapproché avec eux. C’est vraiment un processus grassroot. Nous savons quels seront les sujets des campagnes » (Sean, leader, entretien, 21.04.08).
-
[22]
C’est l’une des deux stratégies, selon J. Cohen et A. Fung (2011, p. 122), pour concilier participation du plus grand nombre et délibération.
-
[23]
Voir à ce sujet la contribution de M. Berger dans ce numéro qui insiste précisément sur l’« expression publique des émotions ».
-
[24]
Matthew, organisateur, entretien, 17.04.08.
-
[25]
Action pour revendiquer un salaire décent pour les employés de ce musée d’art contemporain de Londres.
-
[26]
« Quand je suis allé pour la première fois à une de ces assemblées, ça m’a beaucoup amusé parce que toute la rhétorique tournait autour de la démocratie, mais la réalité est que (…) c’est très chorégraphié, les mécanismes sont dessinés pour produire les résultats voulus » (Austen, organisateur, entretien, 24.04.08).
-
[27]
Halima, leader, entretien, 17.07.09.
-
[28]
De façon semblable, J. Talpin (2006, p. 21) a montré comment, dans certains dispositifs délibératifs, la capacité à s’exprimer selon les formes requises permet à des individus d’être considérés comme de « bons citoyens ».
-
[29]
Kevin, leader, entretien, 15.04.08.
-
[30]
La règle d’or du Broad Based Community Organizing est « ne jamais faire pour les autres ce qu’ils peuvent faire pour eux-mêmes » (Chambers, 2004, p. 7).
-
[31]
Au-delà des nombreuses références à Tocqueville et aux philosophes pragmatistes ou néotocquevilliens faites par ces deux organisateurs influents, Engel (2002) montre l’héritage pragmatique et Sabl (2002) ou Foley et Edwards (1998) l’héritage tocquevillien du Broad-Based Community Organizing.