Notes
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[1]
Tous les termes sont traduits de l’espagnol. L’expression « Indignés » prend source dans l’ouvrage de Stéphane Hessel (2011) qui incite les jeunes à s’indigner face aux injustices de la période actuelle. En Espagne, le mouvement des Indignados est souvent qualifié de « mouvement du 15 mai » (15-M), en référence à la date d’installation du campement à Puerta del Sol, à la suite d’une manifestation convoquée par des collectifs constitués sur Internet et les réseaux sociaux comme la plate-forme « Democracia real ya ! » (« Démocratie réelle maintenant ! »). Dans ce pays particulièrement touché par la crise économique et le chômage, les Indignés se rassemblent autour d’une dénonciation de la démocratie représentative, l’un des principaux slogans étant « No nos representan ! » (« Ils ne nous représentent pas ! »).
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[2]
Je remercie Marion Carrel, Daniel Cefaï et Julien Talpin pour leurs commentaires.
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[3]
Notes d’observation, assemblée générale de Puerta del Sol, le 28 mai 2011.
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[4]
Le mouvement okupa, qui émerge en Espagne dans les années 1980, vise à occuper des locaux désaffectés pour les transformer en centres sociaux autogérés, ouverts à tous et coordonnés par les habitants des quartiers où ils se trouvent. L’objectif est tant de revendiquer un droit au logement que de forger une contre-culture, en s’inscrivant dans une tradition libertaire et dans une culture politique autonome.
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[5]
Pour qualifier les pratiques de démocratie interne à un mouvement social, j’utilise le terme de « délibération » – dans le double sens du mot français, comme discussion collective et prise de décision au sein d’une instance collective – plutôt que celui de « participation » ou de « démocratie participative », car ceux-ci (souvent utilisés dans la littérature anglo-saxonne) sont très liés à la sphère institutionnelle en France. Sur les tensions entre ces deux notions – et plus particulièrement entre participation du grand public et délibération de qualité, débat théorique que cet article réinterroge par l’observation –, voir Sintomer, 2011 ; sur les relations ambiguës entre démocratie participative et mouvements sociaux, voir Neveu, 2011. Notons que les Indignés espagnols n’utilisent pas les termes de « délibération » ou de « démocratie délibérative », mais ceux de « démocratie réelle », de « démocratie participative » et de « démocratie d’assemblées » (asamblearismo).
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[6]
La photographie est utilisée comme support de mémorisation au même titre que le journal de terrain (Conord, 2007), afin d’analyser la dimension spatiale de l’action collective et de la délibération, en captant et en restituant les agencements des lieux de réunion.
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[7]
Sur la genèse des pratiques délibératives mises en œuvre dans les assemblées des Indignés, voir Nez et Ganuza, 2012.
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[8]
http://madrid.tomalosbarrios.net/metodologia-asamblearia/ (accès le 6 janvier 2012).
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[9]
Dans l’assemblée d’un quartier ou d’un groupe de travail, quiconque peut se porter volontaire en début de réunion pour assumer les différentes fonctions liées à son bon déroulement, qui sont toutes rotatives, alors que ces rôles sont définis au cours d’une réunion publique préparatoire pour les assemblées générales à Puerta del Sol. Il n’y a pas de représentant mais un système de porte-parole tournant, uniquement habilité à transmettre les décisions de l’assemblée dans d’autres espaces, notamment médiatiques.
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[10]
« Le recours au consensus, l’importance accordée à la délibération, ou l’absence de porte-parole, sont des pratiques anciennes qui ont précocement marqué les mouvements protestataires, des groupes anarchistes européens de la fin du XIXe siècle aux coordinations qui ont fleuri en France à la fin des années 1980, en passant par les mouvements américains des droits civiques dans les années 1950 » (Agrikoliansky, 2009, p. 34 ; voir aussi Cefaï, 2007, chap. 7). La décision par consensus semble d’ailleurs avoir été prédominante dans la quasi-totalité des sociétés humaines, avant que le vote ne tende à la remplacer sous l’influence de l’Occident (Urfalino, 2007).
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[11]
En développant la notion de « décision par consensus apparent », P. Urfalino (2007) montre bien que le consensus n’équivaut pas à l’unanimité réelle, mais au consentement des réticents minoritaires.
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[12]
L’un des principaux sujets de division concerne le rapport aux autorités politiques et aux politiques publiques : alors que les Indignés rassemblés au sein du groupe « sur la politique à court terme » se sont mis d’accord sur quatre propositions visant à améliorer le système représentatif actuel (réforme de la loi électorale, lutte contre la corruption, séparation effective des trois pouvoirs, création de mécanismes de contrôle citoyen), le groupe « sur la politique à long terme » cherche à promouvoir, dans une perspective autonome, des expérimentations locales visant à forger une contre-culture et à constituer des « poches de résistance » (occupations d’immeubles, création de coopératives, etc.). Voir Nez, 2011a.
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[13]
En Espagne, les associations de quartier représentent les principaux interlocuteurs des gouvernements locaux depuis le retour de la démocratie à la fin des années 1970. Principaux bastions de contestation de la gauche sous le franquisme, la dynamique des associations de quartier s’est aujourd’hui essoufflée, en lien avec la diminution et le vieillissement de leurs membres ainsi que l’institutionnalisation de leur action (Navarro, 1999 ; Font, 2001).
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[14]
Notes d’observation, assemblée générale du quartier Villa de Vallecas, le 13 juin 2011.
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[15]
Notes d’observation, assemblée générale du quartier Puente de Vallecas, les 2 et 16 juillet 2011.
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[16]
Depuis le début du mouvement, l’assemblée générale du campement madrilène se réunit à Puerta del Sol, cette place symbolisant rapidement la lutte des Indignados. Le fait que l’APM se réunisse ce jour-là au même moment à Puerta del Sol (alors que les fois précédentes, les deux assemblées se réunissaient sur la place à des horaires différents) est perçu comme une concurrence par l’assemblée générale de Puerta del Sol, dont le rôle dans le mouvement serait remis en cause si elle devait quitter cette place symbolique.
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[17]
http://madrid.tomalaplaza.net/2011/12/19/extension-internacional-de-sol-se-declara-en-huelga-%C2%BFsomos-el-99/ (accès le 17 février 2012).
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[18]
Je m’appuie ici sur une typologie des savoirs citoyens dans les dispositifs participatifs en urbanisme, qui distingue notamment des savoirs d’usage, fondés sur une pratique du territoire, et des savoirs militants, liés à l’inscription dans des réseaux d’acteurs et à la maîtrise de savoirs et de savoir-faire politiques (Nez, 2010).
1Ce samedi 28 mai 2011, une assemblée générale se tient sur la place de Puerta del Sol, au centre de Madrid, comme tous les jours depuis l’installation du campement des Indignados [1] il y a près de deux semaines [2]. Plus d’un millier de personnes sont assises en arc de cercle sur le bitume, en face de l’équipe de modération et de sonorisation. Le modérateur introduit la séance à 21h30, en précisant « ce qu’est une assemblée » : « une forme d’organisation horizontale, inclusive, qui permet à tout le monde de s’exprimer et où les décisions sont prises par consensus ». Il rappelle les gestes pour signifier une position sans perturber les prises de parole : en levant les mains en l’air, en les croisant ou en faisant le signe d’un roulement, tout le monde peut faire part de son accord, de son désaccord ou de sa lassitude à l’égard d’une intervention. Ce langage gestuel rapidement intégré par les participants, permet aux assemblées de se tenir dans une atmosphère sereine malgré la forte affluence. Les autres membres de la commission « de dynamisation des assemblées » sont ensuite présentés : trois personnes, réparties à différents endroits sur la place, prennent les tours de parole ; les autres sont chargées de rédiger le compte rendu ou d’aider le modérateur en cas de situation difficile à gérer.
2Après le témoignage d’une Indignée du campement de Barcelone, réprimé par la police la veille, la séance est dédiée aux informations et propositions des commissions et groupes de travail qui préparent la discussion en amont. Ce soir, une vingtaine de groupes mettent en débat leurs propositions pendant plus de trois heures. Les commissions « de diffusion internationale » et « d’organisation interne » ouvrent le bal. La première cherche à connecter Madrid à d’autres villes dans le monde, notamment Paris où la répression place de la Bastille est commentée tout au long de la soirée. Le porte-parole de la deuxième commission lit un communiqué, destiné aux réseaux sociaux, qui est chaudement applaudi : « Ce qui nous unit, c’est un mécontentement général. On veut un nouveau modèle de société reposant sur la participation de toutes les personnes, une démocratie participative effective, où les gens peuvent participer à la prise de décision sur les plans social, économique et politique ». Alors que la commission « d’information » annonce « un point d’inflexion dans l’histoire démocratique de notre pays », le mégaphone s’arrête un instant, à cause d’une panne d’électricité. Mais l’assemblée continue, tous les participants étant invités à répéter à leurs voisins ce qu’ils entendent de l’intervention en cours, pour que la communication puisse parvenir jusqu’aux derniers rangs. La commission « quartier » fait un premier bilan positif de la décentralisation des assemblées organisées pour la première fois ce samedi dans plus d’une centaine de quartiers et villes de la banlieue de Madrid, qui ont réuni 28 000 personnes. Au-delà du caractère informatif de cette assemblée générale, les porte-parole se succédant pour rendre compte de l’activité de leur groupe, deux propositions sont plus particulièrement débattues.
3La première vient du groupe « d’action créative », qui propose de respecter une minute de silence le lendemain, en solidarité avec les Barcelonais victimes de la répression policière. Alors que le modérateur demande si « quelqu’un est contre », un homme âgé fait une contre-proposition : « Ça fait bien trop longtemps qu’on se tait, je propose de faire plutôt une minute de scandale ! ». Deux tours de parole sont ouverts pour alimenter le débat. Une femme d’une cinquantaine d’années défend le silence, car « c’est quelque chose qui en impose ». La proposition de consensus avancée par le modérateur est de faire une minute de silence, puis une minute de scandale. Une marée de mains se lève à Puerta del Sol, l’immense majorité se prononçant en faveur de cette proposition. Mais une personne propose de procéder dans le sens inverse, et là, aucun consensus ne se dégage, si bien qu’aucune décision ne sera prise à ce propos.
4Le second débat est lancé par le groupe de travail « sur l’éducation », qui soumet une série de propositions, notamment « que l’éducation soit publique, gratuite et laïque à tous les niveaux ». Cette formulation est longuement débattue, notamment le caractère public de l’enseignement – qui est remis en cause par les partisans d’une école autogérée – et la question de la laïcité. Si la porte-parole du groupe de travail explique qu’une éducation laïque signifie « qu’il n’y ait aucune religion dans les programmes », une professeure d’histoire s’oppose à cette définition : « Je ne suis pas d’accord avec le fait de ne pas parler de religion. Je crois qu’on doit enseigner la religion à l’école, mais pas le catéchisme, pas d’une manière confessionnelle ». La définition de la laïcité sera nuancée en ce sens. Le modérateur de l’assemblée, qui se félicite de la qualité des débats, propose au groupe de retravailler les points qui n’ont pas fait l’objet d’un consensus et de les rediscuter à une prochaine assemblée générale. Finalement, un tour de parole libre est organisé, afin que chacun puisse formuler des propositions à débattre dans les commissions et groupes de travail [3].
5Cette assemblée est révélatrice du fonctionnement interne du mouvement des Indignés madrilènes, inspiré notamment d’une culture politique autonome mise en œuvre dans les « centres sociaux occupés autogérés », sous l’impulsion du mouvement okupa [4] en Espagne (Adell, Martínez, 2004 ; Martinez, 2007 ; Botella, 2011). Elle soulève plusieurs questions sur les pratiques démocratiques mises en œuvre dans un mouvement social. Comment se déroulent les débats et comment sont prises les décisions collectives, qui se veulent horizontales, transparentes et inclusives ? Quels participants disposent d’une légitimité et d’une confiance suffisantes pour s’exprimer au cours des assemblées ? Que fait la délibération au mouvement social et comment l’évolution du mouvement modifie-t-elle les pratiques délibératives ? L’observation ethnographique, depuis fin mai 2011, des assemblées populaires organisées par les Indignés à Madrid est ainsi susceptible de contribuer au débat classique sur la délibération [5] au sein des mouvements sociaux – entendue comme « un processus décisionnel et communicationnel basé sur la raison (la « force du meilleur argument »), capable de transformer les préférences individuelles et de produire des décisions orientées vers le bien commun, à condition que les principes d’égalité, d’inclusion et de transparence soient respectés » (Della Porta, 2009, p. 1). À rebours de la « loi d’airain de l’oligarchie » formulée par Robert Michels (2009 [1912]), selon laquelle les organisations évolueraient forcément vers une confiscation du pouvoir par les permanents et les notables, Francesca Polletta (2002) considère que les logiques délibératives présentent des avantages pratiques, car elles permettent de créer des liens de solidarité et de sceller la cohésion entre les participants. Les recherches sur les militants altermondialistes indiquent que les choix de fonctionnement démocratique ne relèvent pas seulement d’une adhésion à un système de valeurs spécifiques, privilégiant la démocratie participative à la délégation (Della Porta, 2009), mais qu’ils répondent aussi à des problèmes pratiques visant à concilier coopération et diversité au sein d’une nébuleuse éclatée (Sommier, 2003 ; Aguiton, Cardon, 2005 ; Agrikoliansky, 2009). L’une des limites de la plupart de ces travaux est de s’appuyer sur des matériaux discursifs, à travers la conduite d’entretiens avec des militants, plutôt que sur l’observation et la description de leurs pratiques. Dans son ouvrage sur la délibération au sein des mouvements altermondialistes (2009), Donatella Della Porta privilégie ainsi une approche comparative, en multipliant le nombre de cas d’étude, mais reste focalisée sur les discours et représentations, par l’administration de questionnaires et l’analyse du contenu des sites web et des productions écrites des organisations. Les travaux historiques de F. Polletta (2002), qui s’appuient sur des retranscriptions de délibérations, les écrits et correspondances des militants et des entretiens rétrospectifs avec eux, offrent davantage de précisions sur les pratiques délibératives. Pour analyser finement les situations de protestation collective en cours, l’enquête ethnographique, in situ paraît incontournable, afin de décrire les arrangements scénographiques, les multiples formes de communication non verbale et les modes de rassemblement des participants (Goffman, 2012 [1963]).
6Dans l’optique d’alimenter les débats sur la démocratie interne aux mouvements sociaux et sur les risques de confiscation du pouvoir au fur et à mesure de leur institutionnalisation, il semble donc utile de développer une ethnographie des pratiques d’assemblée et de délibération en leur sein. Pour cela, j’ai suivi pendant neuf mois, de fin mai 2011 à début février 2012, une soixantaine d’assemblées générales et de réunions de groupes de travail mis en place par les Indignés, à Puerta del Sol comme dans plusieurs quartiers madrilènes. Je me suis mêlée à la foule lors des grands rassemblements, en prenant des notes et en photographiant les scènes que j’observais [6], tandis que les plus petits groupes m’ont parfois incitée à prendre la parole et à m’engager dans l’action. Afin d’analyser les interactions entre ce mouvement et les organisations sociales et politiques existantes (partis politiques, syndicats, associations de quartier), j’ai en particulier suivi les activités des Indignés à Carabanchel et Vallecas, deux quartiers populaires au sud de la capitale, où une tradition politique ancrée dans le mouvement ouvrier est encore vivace. J’ai également observé des assemblées et groupes de travail à Parla, une ville de la banlieue sud de Madrid en forte expansion démographique, où la tradition associative est plus faible parmi les habitants issus de classes moyennes et populaires. Cette observation sur la durée vise à analyser les modes de discussion et de prise de décision dans les assemblées, ainsi que les débats qu’ils génèrent parmi les participants. J’étudierai dans un premier temps les pratiques délibératives mises en œuvre par les Indignés, en centrant l’analyse sur la prise de décision par consensus qui est très fréquemment débattue au sein du mouvement. J’interrogerai ensuite l’évolution de la participation et du mode de fonctionnement des assemblées dans le temps, afin de comprendre comment s’opère l’institutionnalisation des pratiques de délibération dans ce mouvement. Y observe-t-on, comme dans les forums sociaux, l’émergence d’une « bureaucratie participative » et d’une logique représentative, qui compliquerait l’inclusion de nouveaux thèmes et acteurs au processus de participation (Polletta, 2002 ; Aguiton et al., 2005) ?
Élaborer une parole collective à travers la délibération
7Dès les premiers jours du campement madrilène, des pratiques délibératives sont mises en place. Loin d’émerger de manière spontanée, ces méthodes sont proposées par de jeunes militants autonomes investis dans les centres sociaux occupés autogérés et par une génération de professionnels formés dans des masters spécialisés sur la participation. Elles sont immédiatement adoptées par des citoyens habitués des forums de discussion sur Internet et des réseaux sociaux, ou plus généralement en quête d’espaces de dialogue face à une démocratie représentative qui ne les satisfait pas [7]. Les décisions se prennent au sein d’assemblées générales, dont le travail est préparé en amont dans des groupes plus restreints qui se réunissent une à plusieurs fois par semaine en assemblée publique sur les places aux alentours de Puerta del Sol. Les commissions (d’infrastructures, d’alimentation, de santé, etc.) s’occupent des problèmes pratiques de cet espace autogéré, tandis que les groupes de travail (sur l’économie, la politique, l’éducation, l’environnement, etc.) élaborent des projets, des propositions et des réflexions en vue d’un changement de société. Cette structure horizontale, qui se maintient à Puerta del Sol depuis la levée du campement le 12 juin 2011 (avec des évolutions pour certains groupes, au niveau des thématiques et de la périodicité des réunions), est également adoptée dans chaque quartier madrilène lorsque le mouvement se décentralise (Nez, 2011b). Toutes les assemblées respectent une série de règles communes, résumée dans la proposition méthodologique transmise par l’assemblée générale de Puerta del Sol aux quartiers et villes de banlieue lors de la décentralisation le 28 mai 2011 : « L’objectif sera de promouvoir dans toutes les assemblées du mouvement un fonctionnement transparent, horizontal et qui permette à toutes les personnes de participer de manière égale [8]. » La formalisation de méthodes délibératives (rotation des fonctions et des porte-parole [9], organisation de tours de parole et contrôle du temps, définition claire de la posture du modérateur, etc.) vise à éviter les tentatives d’accaparement du pouvoir et la production de hiérarchies au sein du mouvement. L’objectif est de mettre en pratique quatre principes fondamentaux, qui se situent au cœur de la conception de la démocratie promue par les Indignés : l’horizontalité, l’inclusion, le respect et la « pensée collective ». Face à une démocratie représentative dont ils jugent le fonctionnement oligarchique, les Indignés cherchent ainsi à créer de nouveaux espaces de discussion collective qui s’appuient sur la diversité des opinions de la population et lui donnent une expression. La délibération et la recherche du consensus ne sont pas perçues comme des moyens d’évacuer les questions de pouvoir et de conflits (Mouffe, 1999), mais comme des méthodes permettant d’élaborer une parole collective au sein d’un mouvement social, en s’appuyant sur l’expression des désaccords et sur la formulation d’accords autour d’un minimum commun.
Le consensus en pratique
8À Madrid, l’une des principales caractéristiques des assemblées est de fonctionner par consensus, et non selon les principes du vote majoritaire – une pratique qui n’est pas nouvelle dans les mouvements sociaux [10]. Avant de valider une proposition en sondant l’ensemble des participants, le modérateur demande systématiquement s’il y a une personne « radicalement contre » ou qui souhaiterait « apporter des nuances ». Si la proposition fait débat, des tours de parole – limités en nombre et en durée – sont ouverts, afin d’entendre les arguments en sa faveur et à son encontre. Pour qu’une décision soit prise, il faut qu’elle soit acceptée par l’ensemble des participants, c’est-à-dire qu’aucun désaccord argumenté ne s’exprime au sein de l’assemblée. Cette méthode implique « d’essayer de convaincre l’autre, et si on n’est pas d’accord, de le présenter de manière constructive », comme l’exprime un participant dans une assemblée de quartier. Les échanges d’arguments et de contre-arguments visent ainsi à formuler et à reformuler les propositions, jusqu’à ce qu’un accord soit finalement trouvé. Cela exige du temps comme le suggère la devise du mouvement : « Vamos lentos porque vamos lejos » (« On va lentement, parce qu’on va loin »). Dans bien des cas, cette méthode délibérative permet d’enrichir la formulation des propositions. Plusieurs quartiers décident par exemple, lors de leur assemblée inaugurale le 28 mai 2011, d’établir des rotations pour leurs dates ou lieux de réunion, afin que tout le monde puisse participer. Le fait de tout mettre en débat, même ce qui pourrait paraître des détails d’organisation (date, heure et lieu des réunions), en laissant chacun exprimer ses contraintes temporelles, est ainsi susceptible de favoriser la participation du plus grand nombre. Il n’est pas rare que les propositions des groupes de travail soient également améliorées, à l’instar de la définition de la laïcité à l’école dans l’observation introductive – qui a été précisée en distinguant enseignement confessionnel et apprentissage de l’histoire des religions – ou de la méthodologie pour l’organisation des assemblées, qui est discutée point par point au sein des commissions et groupes de travail avant d’être adoptée en assemblée générale.
9La méthode du consensus fait toutefois débat au sein du mouvement des Indignés, du fait notamment des situations de blocage qu’elle provoque. Les discussions débouchent souvent sur le statu quo, sans qu’aucune décision ne soit prise faute de parvenir à un accord. Le cas du débat sur la minute de silence, à l’assemblée générale du 28 mai 2011, interroge l’efficacité de ce mode de prise de décision. De la même manière, le lendemain, lorsqu’il faut à minuit déterminer la date de la prochaine assemblée générale, une seule personne s’oppose à la proposition de l’organiser le mardi suivant, car elle habite dans une ville éloignée du centre de Madrid et travaille en semaine. L’assemblée s’achève sans avoir arrêté de date. Se pose alors un problème de légitimité démocratique : lorsqu’une seule personne s’oppose à une proposition, alors que l’immense majorité se prononce en sa faveur, quelle est sa légitimité à bloquer la décision ? Comme le souligne Philippe Urfalino (2007, p. 66) : « Ainsi l’usage de la décision par consensus apparent est-il congruent avec la légitimité des inégalités des contributions individuelles à la décision collective. Le souci de l’égalité en matière de participation y côtoie la reconnaissance des inégalités d’influence. » Le problème commence à être pris en compte à l’assemblée générale du 29 mai 2011, où le débat porte sur l’épineuse décision de lever ou non le campement :
« On va utiliser un nouveau moyen d’arriver au consensus. Quand une personne est contre une proposition, elle doit argumenter, ce n’est pas valable sans argument. Il faut arriver à un nouveau consensus, ce n’est pas valable si une personne s’oppose et n’essaie pas d’arriver au consensus. »
11Un nouveau geste est également introduit, dessiner des cercles de la main devant son visage permettant d’exprimer un désaccord ou un doute sans bloquer la décision. Certains quartiers vont plus loin dans le changement de méthodologie, en décidant, lors de leur première assemblée, de considérer qu’un consensus est obtenu lorsque 80 % des participants se prononcent en faveur d’une proposition, une estimation généralement effectuée à main levée. Le parallèle est ici frappant avec l’évolution de la théorie délibérative dans les années 1990, qui s’éloigne d’une position habermassienne pro-consensus et se positionne en faveur du vote à la majorité après délibération, ainsi que plus largement avec celle des théories démocratiques qui sont « amenées à faire intervenir simultanément un principe de décision plus réaliste que celui de l’unanimité : le principe majoritaire » (Manin, 1985, p. 75).
Le mode de prise de décision en débat
12La proposition d’un vote majoritaire aux 4/5es des présents fait également son chemin dans les assemblées générales de Puerta del Sol, où de nombreux débats sont consacrés aux modes de prise de décision. À l’assemblée du 3 juillet 2011, le porte-parole de la commission « de diffusion internationale » formule une proposition dans ce sens, qui est discutée pendant plus de deux heures :
« Il y a un mécontentement à l’égard du système de l’unanimité. Ce mode de prise de décision est en train de bloquer l’assemblée générale. Et il ne tient pas compte du travail des commissions et groupes de travail. Ce système n’a jamais été validé par l’assemblée elle-même. Notre proposition est que les décisions soient prises selon le principe majoritaire. Il faut garder l’esprit du consensus, que les propositions soient débattues et reformulées, mais il y a une différence entre le consensus et l’unanimité. On propose donc qu’il y ait d’abord un tour de parole, puis un système de décision directe aux 4/5es. Les désaccords doivent être argumentés et pris en compte dans le compte rendu de la réunion. On pourra, de cette manière, maintenir l’esprit inclusif et transparent de l’assemblée générale. »
14Cette proposition va rendre l’atmosphère de l’assemblée particulièrement tendue, une large majorité des 500 participants s’exprimant en sa faveur, alors qu’un petit groupe s’y déclare farouchement hostile. Le désaccord se manifeste visuellement : une vingtaine de poings serrés et orientés en signe de croix accompagnent systématiquement une marée de mains levées visant à soutenir la proposition. Les partisans du vote majoritaire insistent sur le risque de blocage qu’engendre le mode de décision par consensus, mais aussi sur la nécessité de reconnaître les désaccords : « Ce que je défends le plus, c’est la question des désaccords, dont les comptes rendus vont enfin rendre compte », explique une intervenante. Une femme renchérit : « Ce que tu obtiens, c’est la fatigue. Tu finis par acculer les gens qui doivent assouplir leur position pour arriver à un consensus, qui sont obligés de limiter leur désaccord. » Les entorses à la règle sont également pointées du doigt, soulignant l’illusion de la prise de décision par consensus : « Le consensus n’a jamais fonctionné. Beaucoup de gens du campement ne voulaient pas partir et au final on l’a décidé au consensus majoritaire, pas au consensus unanime. » Un petit groupe d’une dizaine de jeunes s’oppose frontalement à la proposition du vote majoritaire, en estimant qu’il s’agit « du système de toujours, dont on ne veut plus ». Ils craignent que ce mode de prise de décision soit excluant, ne stimule pas autant la discussion que la recherche du consensus et s’oppose ainsi à « l’esprit du mouvement ». Une jeune femme ironise sur la façon de trancher le débat : « Comment va-t-on décider : à la majorité ou au consensus ? On va décider au consensus d’arrêter de prendre des décisions au consensus ? » Après plusieurs tours de parole et un quart d’heure de discussions en face à face avec ses voisins dans l’assemblée (dont l’objectif est de comprendre le point de vue des personnes défendant une posture opposée et d’échanger des arguments avec elles), des voix se prononcent pour une combinaison des deux méthodes : « On pourrait utiliser les deux, soyons pragmatiques, pour certaines questions on décide au consensus, pour d’autres à la majorité. » Un intervenant précise, en prenant en compte les impératifs d’une mobilisation incitant à prendre parfois des décisions dans l’urgence :
« Ici, personne ne défend l’unanimité, mais le fait d’arriver à un consensus unanime, ce qui est différent [11]. Ce n’est pas l’unanimité, mais une nouvelle manière de penser qui permette d’arriver à de nouvelles propositions. Mais une camarade a dit que ce système empêche parfois de prendre des décisions urgentes. Dans ce cas-là uniquement, on pourrait prendre la décision aux 4/5es. (…) On devrait avancer dans ce sens, sans tomber non plus dans une dynamique majoritaire qui reviendrait à perdre une grande partie de l’esprit du mouvement. »
16L’unique conclusion de ce débat houleux est d’affirmer que le mode de prise de décision doit faire l’objet d’une réflexion plus poussée au sein de l’assemblée. Plusieurs participants indiquent qu’une discussion à ce sujet est déjà en cours dans une « assemblée extraordinaire » qui se réunit depuis plus d’un mois, à l’initiative de la commission « de dynamisation des assemblées » de Puerta del Sol. Deux semaines plus tard, ce groupe de travail présente les résultats de sa réflexion à l’assemblée générale. La jeune femme qui s’était le plus violemment opposée au principe majoritaire lors du précédent débat expose de manière plus posée, pendant une demi-heure, une proposition mûrie collectivement. Elle propose d’abord de différencier les accords et les décisions, en s’inscrivant dans une conception qu’on pourrait rapprocher de l’idéal délibératif : « Les accords sont seulement un des résultats du système des assemblées, ils se construisent, mais ne se décident pas. Ils ne se caractérisent pas par la prise de décision, mais par la construction d’une pensée collective. » Il s’agit aussi de repérer différents types de propositions (d’organisation, d’urgence, d’action et celles qui représentent « des pièges ») et d’accords (le consensus unanime ou tacite, la majorité simple et l’accord qualitatif). Parmi les conclusions, figure entre autres la perspective d’articuler les différents types d’accords et de propositions. Ces réflexions se poursuivent au sein de l’assemblée extraordinaire au cours du mois de juillet 2011, dans l’optique de présenter des propositions de restructuration du fonctionnement des assemblées organisées par les Indignés madrilènes et d’échanger autour de questions de démocratie interne. Ces nombreux débats, qui illustrent combien la question démocratique figure au cœur des préoccupations du mouvement, n’ont pas encore eu d’impact sur les assemblées générales, qui fonctionnaient toujours par consensus à Puerta del Sol en février 2012.
Produire du commun au sein d’un mouvement hétérogène
17Comme le souligne F. Polletta (2002), le choix du consensus correspond non seulement à un système de valeurs spécifique auquel un certain nombre d’Indignés se disent attachés, mais également à un intérêt pratique pour éviter les divisions internes et continuer à mobiliser un nombre important de citoyens. Si la prise de décision par consensus peut poser un problème d’efficacité, elle permet en effet de créer de la cohésion interne utile à l’action collective, au sein d’un mouvement traversé par de fortes tensions générationnelles, politiques et idéologiques. Les Indignés, qui n’ont pas tous le même passé militant – lié à leur génération, à leur orientation politique ou à leur engagement (ou non) dans de précédents mouvements et organisations – ni la même conception de leur mobilisation [12], peuvent ainsi trouver des terrains d’entente. C’est le cas dans la commission « d’action » de l’assemblée de Villa de Vallecas, qui rassemble deux générations de militants – celle qui a résisté au franquisme dans les années 1960-1970, en s’impliquant dans les associations de quartier et les partis politiques de gauche (notamment le Parti communiste espagnol, devenu depuis la Gauche unie), et la nouvelle génération des 20-30 ans, dont certains ont fait leurs armes dans les mouvements altermondialistes et/ou autonomes –, ainsi que des Indignés n’ayant pas d’engagement préalable. À la réunion du 13 juin 2011, la commission réunit douze personnes, une majorité de jeunes de 20 à 30 ans et quatre participants âgés de 40 à 70 ans. Alors que le modérateur énumère les différentes actions proposées lors de l’assemblée de quartier, un débat s’engage sur les relations que les Indignés devraient ou non entretenir avec les élus locaux :
18Cet extrait montre que la délibération et la recherche du consensus permettent, dans certains cas, de dépasser des clivages qui ne sont pas seulement générationnels, mais qui opposent également les citoyens organisés aux citoyens non organisés – Pedro s’affronte ici à des femmes de sa génération qui ont, contrairement à lui, une longue trajectoire militante. Dans ce cas, une position commune a facilement pu être trouvée, alors que les positions initiales sont antagonistes et relèvent de conceptions différentes de l’action collective et de la démocratie, car la délibération s’opère au sein d’un petit groupe qui recherche une capacité d’action collective immédiate à l’échelle locale. La taille de l’assemblée et le souci d’efficacité incitent les participants à trouver rapidement des points d’accord, afin que leur action soit visible et concrète dans le quartier. Au contraire, dans les assemblées générales de Puerta del Sol, le temps que requiert la prise de décision par consensus parmi un nombre plus important de participants et la focalisation des débats sur la méthode de la délibération (plus que sur le résultat), tendent à épuiser les forces pour l’action et à exacerber les divisions, comme en témoigne l’assemblée consacrée aux modes de prise de décision. L’intérêt pratique du consensus mis en avant par F. Polletta ne semble donc pas systématique dans les assemblées des Indignés, ce mode de décision présentant parfois le risque de renforcer les divergences internes et de démobiliser les participants.
La démocratie d’assemblées à l’épreuve de la durée
19Comment maintenir un système d’assemblées dans la durée, alors qu’il est déconnecté des instances officielles de pouvoir et risque donc de n’avoir qu’une influence limitée sur les politiques publiques à court terme ? Quel est l’impact de l’institutionnalisation du mouvement et de sa transformation dans le temps sur les pratiques de démocratie interne ?
La délibération : un rempart contre la bureaucratisation ?
20La formalisation des règles de délibération au sein des assemblées permet d’éviter que certains groupes organisés ne monopolisent la parole et s’accaparent le pouvoir, comme cela a pu être le cas au cours d’autres épisodes historiques. En s’appuyant sur les analyses de l’historien Marc Ferro (1980) au sujet de la bureaucratisation des soviets au moment de la révolution russe, Pierre Bourdieu (1987) théorise un « effet bureau » selon lequel les organisations évolueraient nécessairement vers une confiscation du pouvoir par les permanents des organisations. La situation est différente dans les assemblées des Indignés, car celles-ci ne fonctionnent pas selon un principe de représentation politique et de délégation du pouvoir, comme c’était le cas des soviets de quartier ou des comités d’usines analysés par M. Ferro. Malgré leurs tentatives, les membres des organisations existantes (partis politiques, syndicats, associations de quartier) ne parviennent pas à prendre le contrôle des assemblées récemment créées, car la règlementation des tours de parole et la prise de décision par consensus ne leur donnent pas plus de poids dans la discussion qu’à n’importe quel autre participant. Par exemple, les membres du groupe « sur le travail » de l’assemblée de Puente de Vallecas, qui sont également militants syndicaux, ne réussissent pas à imposer leur point de vue dans les assemblées de quartier du fait des règles de la délibération, comme en témoigne cet extrait de mon journal de terrain :
21En dépit de la stratégie utilisée par ces responsables syndicaux d’inscrire systématiquement leurs revendications à l’ordre du jour des réunions, les règles de délibération et de décision ne leur permettent pas de prendre en main l’assemblée. De la même façon, le principe de rotation des fonctions, notamment celles de modérateur et de porte-parole, empêche qu’émergent des « têtes visibles » du mouvement des Indignés qui pourraient s’octroyer le droit de parler en son nom. Au sein des organisations valorisant la délibération dans leur fonctionnement interne, c’est précisément l’absence de règles claires sur la fonction de porte-parole qui entraîne l’émergence de la délégation politique (Mouchard, 2002). À l’assemblée générale de Puerta del Sol, à l’exception de « l’abuelo de la revolución » (« le grand-père de la révolution ») qui est souvent recherché par les médias pour son investissement quotidien à plus de quatre-vingts ans, aucun participant ne fait figure de représentant des Indignés. La configuration spatiale des assemblées sur les places publiques (voir la photo ci-dessous) ne favorise d’ailleurs pas l’émergence de leaders, toutes les personnes assises sur le sol se trouvant au même niveau, sans qu’aucune hiérarchie visuelle ne soit instaurée entre les participants – comme c’est le cas avec les dispositions en tribune, lorsque des chaises et des tables séparent les intervenants légitimes du public.
La configuration spatiale des assemblées, un facteur d’inclusion
La configuration spatiale des assemblées, un facteur d’inclusion
Une routinisation des assemblées
22Des conflits émergent cependant, à partir de septembre 2011, relatifs à la domination de l’assemblée générale de Puerta del Sol sur les assemblées des quartiers et des villes de banlieue, qui coordonnent leurs activités dans une « assemblée populaire de Madrid » (APM). Cette assemblée, qui se réunit une à deux fois par mois, regroupe les porte-parole – en principe tournants, en réalité ce sont souvent les mêmes – de chaque assemblée de quartier pour définir des stratégies d’action commune. À chaque séance, ils se réunissent d’abord en sous-groupes régionaux, afin de faire le point sur les décisions de chaque assemblée quant aux propositions d’action globale, puis se retrouvent en plénière pour les valider (ou non) selon la règle majoritaire des 4/5es. Peu à peu se diffuse l’impression dans les assemblées de quartier que l’assemblée générale de Puerta del Sol s’inscrirait en surplomb des autres, du fait notamment de sa visibilité médiatique. Cela introduirait une verticalité dans le système de démocratie directe et serait incompatible avec le principe d’horizontalité défendu par le mouvement. Le changement de lieu de réunion de l’assemblée populaire de Madrid illustre ce conflit de légitimité, comme l’explique cet Indigné lors d’un entretien informel : « On a dû déplacer l’APM à Plaza del Carmen, parce que cela retirait son rôle prépondérant à l’assemblée générale de Sol [16]. » Le problème est abordé par une porte-parole à l’assemblée populaire de Madrid, le 2 octobre 2011 :
« Certains ne font toujours pas la différence entre l’assemblée générale de Sol et l’APM. Ils [l’assemblée générale de Puerta del Sol] ne représentent qu’eux-mêmes, c’est l’APM qui doit prendre les décisions du 15-M [mouvement du 15 mai] à Madrid. L’assemblée générale de Sol devrait alors se convertir en une assemblée de quartier parmi d’autres et être représentée à l’APM. »
24Les débats de la première réunion convoquée par « l’assemblée extraordinaire sur la structure des assemblées et la prise de décision », le 9 septembre 2011, se concentrent sur cette tension, les participants étant invités à s’exprimer sur la place de ces deux assemblées dans le mouvement des Indignés madrilène. Un intervenant résume les dysfonctionnements en termes de démocratie interne :
« On introduit une centralisation de la prise de décision en faisant de l’assemblée de Sol l’élément central par rapport aux quartiers. C’est le premier pas vers une structure verticale du pouvoir. Il faut reconsidérer la place de cette assemblée dans le mouvement, comme si c’était une agora, un centre de réflexion. »
26Au-delà de ces entorses au principe d’horizontalité, la baisse régulière du nombre de participants aux assemblées générales et aux réunions des commissions et des groupes de travail, à Puerta del Sol comme dans les quartiers, remet en cause certains principes institués en rempart à toute bureaucratisation du mouvement. C’est surtout la règle de rotation des modérateurs et des porte-parole qui est de moins en moins respectée, faute de volontaires, au fur et à mesure que le mouvement s’installe dans le temps. Les Indignés investis dans les commissions « de dynamisation des assemblées » sont conscients de cette dérive, comme l’indique cette intervention lors de l’assemblée générale de Carabanchel du 2 juillet 2011 :
« Il faut que des gens viennent à la commission de dynamisation, hier on n’était que trois. Aujourd’hui, pour la première fois, une personne qui l’a déjà fait doit modérer à nouveau, ce n’est pas bon de voir toujours les mêmes têtes. La modération doit tourner, pour qu’on n’ait pas l’air d’être les dirigeants de l’assemblée de Carabanchel. »
28Partout, l’affaiblissement des commissions « de dynamisation » a des répercussions sur le bon fonctionnement des assemblées. Le 10 novembre 2011, à l’assemblée générale de Parla, l’ordre du jour est élaboré dans la précipitation quelques minutes après le début de la réunion, en partant des propositions de chaque participant. Personne ne se propose pour modérer l’assemblée, hormis un jeune homme qui a déjà assumé cette tâche à plusieurs reprises. Au cours de la discussion, un intervenant propose de créer « une commission des commissions » pour préparer les débats en amont. Le lendemain, à l’occasion de l’assemblée générale de Puerta del Sol, le problème revient sur la table, comme l’explique un membre de la commission de dynamisation : « On n’a pas pu élaborer l’ordre du jour, parce que les commissions n’étaient pas là [une heure avant l’assemblée générale] et il y a très peu de monde dans l’équipe. » Du fait de ces dysfonctionnements dans l’organisation et la préparation des débats, les points à l’ordre du jour sont épuisés au bout d’une heure et le « micro ouvert » final, dont le temps est d’ordinaire limité, s’éternise. Ces failles dans la modération favorisent des prises de parole longues et peu structurées. La dynamique délibérative des assemblées est ainsi perturbée par la diminution du nombre de participants dans les commissions et groupes de travail, alors que le nombre est souvent présenté comme un obstacle à la qualité de la délibération (Mutz, 2006). La forte procéduralisation mise en œuvre, qui permet initialement de gérer une participation massive, perd de son effectivité démocratique à mesure que les assemblées se dépeuplent. Ainsi, alors qu’elles attiraient des milliers de personnes, une à deux fois par jour, lorsque le campement était encore en place à Puerta del Sol, ce sont généralement depuis sa levée, une centaine (parfois quelques centaines) d’individus qui se rassemblent une fois par semaine. De la même manière, l’assistance des assemblées de quartier a rapidement diminué. À Carabanchel, alors que plus de 500 personnes occupent la place d’Oporto le 28 mai 2011, la participation chute de moitié deux semaines plus tard, avant de descendre à une petite centaine début juillet, puis à quelques dizaines.
La perversion du principe inclusif
29Cette désertion des assemblées n’est pas sans lien avec les méthodes délibératives instaurées, sachant que la revendication de modes d’organisation non hiérarchiques ne vient pas forcément effacer les relations de pouvoir (Polletta, 2002 ; Mouchard, 2002 ; Aguiton et al., 2005 ; Fillieule, 2009). En effet, la lenteur du mode de décision par consensus augmente les coûts de la participation et pénalise les participants les moins politisés et plus rétifs à de longues discussions n’aboutissant à aucun résultat concret. Certes, les premières assemblées de quartier attirent des centaines de participants dans la dynamique du campement de Puerta del Sol. S’il est intimidant d’intervenir devant une foule dont les réactions d’approbation ou de rejet sont immédiates, les personnes sont alors nombreuses à s’exprimer sans en avoir l’habitude, en tremblant et en reconnaissant leur anxiété : « C’est la première fois que je m’exprime devant une assemblée… depuis que je suis né ! », déclare un homme d’une soixantaine d’années à la première assemblée de Carabanchel, la voix chargée d’émotion. Toutefois, les heures de débat consacrées à la définition de l’organisation pratique de l’assemblée, puis les discussions interminables sur tel ou tel point mis à l’ordre du jour, ont pu décourager les moins rompus à l’action collective. Au fil du temps, les assemblées générales tendent à se résumer à un défilé de comptes rendus de l’activité des commissions et des groupes de travail, qui nécessitent du temps pour s’y investir en semaine. Un fossé s’est ainsi installé entre les Indignés qui se rendent disponibles pour « travailler » régulièrement dans les groupes et ceux dont la participation se limite à l’assemblée générale.
30Sans avoir le rôle ni le statut de permanents, celles et ceux qui prennent régulièrement part aux groupes de travail ont tendance à se professionnaliser, en cumulant une participation au sein des assemblées et des « compétences d’enquête sociale » (Dewey, 1993 [1938]). C’est le cas de la dizaine de trentenaires réunis au sein de la commission « d’action » dans l’assemblée populaire de Parla, qui accumulent pendant des mois des connaissances sur les réseaux de troc et les monnaies sociales, en organisant une conférence sur la question, en rencontrant un expert de l’économie sociale et solidaire, et en faisant de nombreuses recherches sur Internet. Lorsqu’ils souhaitent ouvrir la réflexion sur les différentes alternatives possibles au sein d’une assemblée publique, après avoir organisé deux journées de troc, les membres de ce groupe se rendent compte qu’ils sont devenus tellement spécialistes de la question que les autres participants dénués de ces connaissances ont des difficultés à prendre la parole et à s’investir dans le débat. On retrouve ainsi, dans un contexte toutefois très différent de celui de la révolution russe, un « effet bureau » dans la mesure où les Indignés les plus actifs commencent à développer « [une] compétence spécifique, [un] langage propre, [une] culture qui leur est propre » (Bourdieu, 1987, p. 201). Le langage de l’assemblée – qui inclut les gestes visant à exprimer une opinion au cours de la réunion et des sigles fréquemment employés comme « l’AG de Sol » [l’assemblée générale de Puerta del Sol] ou « l’APM » [l’assemblée populaire de Madrid] – est ainsi progressivement intégré par ses membres qui tendent à ne plus rappeler leur signification en début de réunion, ce qui rend plus difficile l’entrée de nouveaux participants. Cette spécialisation du mouvement des Indignés et la diminution de ses effectifs, qui fait que « l’espace public que nous avions redécouvert est à nouveau remplacé par un empilement d’espaces privés », a incité la commission « de diffusion internationale » de Puerta del Sol à se déclarer en « grève d’activité [et] journée de réflexion active indéfinie » [17].
31L’hémorragie des participants et la professionnalisation des plus actifs sont cependant atténuées lorsque certaines thématiques sont traitées de front dans les assemblées, comme les actions contre les expulsions de logement, qui se multiplient à Madrid depuis l’appel lancé par l’assemblée populaire de Tetuán le 15 juin 2011. Ces actions directes attirent au sein du mouvement les personnes directement affectées par ce problème touchant un nombre croissant de familles, qui participent rarement à l’assemblée de leur quartier et peuvent ainsi se mobiliser à partir de leur expérience vécue. Ici, le savoir d’usage relatif au logement constitue une ressource pour l’action, compensant en partie les savoirs militants plus limités dont disposent ces participants [18]. Au-delà du temps consacré aux débats et des barrières liées à la spécialisation de certains membres des assemblées, la mobilisation des personnes les moins politisées est ainsi étroitement liée à l’objet de la concertation et aux résultats qu’elles peuvent attendre de l’action collective sur leur vie quotidienne. Certaines actions concrètes portées par les Indignés, comme les arrêts d’expulsions de logement, parviennent à rassembler parfois plus de participants que les assemblées. Les personnes qui s’investissent dans le mouvement à cette occasion, parce qu’elles sont concernées par l’expulsion de leur logement, ont toutefois des difficultés à trouver ensuite leur place au sein de leur assemblée de quartier où les séquences discursives sont plus fréquentes que les moments d’action directe. La prise de décision par consensus, par le temps et les compétences orales qu’elle requiert, apparaît ici comme une barrière à un élargissement de la participation au sein du mouvement.
32La radicalisation des modes d’action a également un impact sur les pratiques délibératives mises en œuvre dans ces réunions. La lutte contre les expulsions de logement, qui fait l’objet de nombreuses convocations relayées par les Indignés à travers les réseaux sociaux sans toujours être débattues au sein des assemblées de quartier, s’accompagne d’une réactivation du mouvement okupa. Les occupations d’immeubles vides se multiplient à Madrid comme dans d’autres villes espagnoles, dans l’optique notamment de loger les personnes expulsées de leur logement. Un exemple parmi d’autres, « l’hôtel Madrid » est occupé à deux pas de Puerta del Sol, à l’issue de la manifestation internationale du 15 octobre 2011, sans que cette action ne fasse l’objet d’une discussion ni d’un consensus en assemblée générale. Or cette radicalisation du mouvement des Indignés n’est pas sans effet sur son principe d’inclusion. À Madrid, le déplacement de plusieurs groupes de travail de Puerta del Sol dans des squats, comme celui de l’hôtel Madrid, décourage la participation de ceux qui ne sont pas habitués à passer la porte de tels lieux illégaux, susceptibles d’être à tout moment évacués par la police. Entrer dans un centre social occupé constitue en effet une démarche très différente de celle consistant à se rendre sur une place publique : il faut passer une porte avec un service de garde, voire demander son ouverture lorsque les centres sont fermés alors que des assemblées se tiennent à l’intérieur. La participation des familles avec enfants semble compromise dans ces squats, car elle est plus risquée que sur les places publiques. De plus, l’apparence physique des lieux occupés (graffitis, saleté, etc.) et de certains de leurs occupants (piercing, tatouages, coiffure et style vestimentaire « punk », etc.) peut effrayer les personnes âgées ou leur faire sentir qu’elles ne sont pas à leur place.
33Cette évolution spatiale des lieux d’assemblée a également un impact sur les pratiques de délibération, la configuration de certains lieux fermés ou privés incitant moins au débat et à la discussion que les places publiques, où une configuration circulaire peut être systématiquement organisée pour faciliter la délibération. Ainsi, le 30 septembre 2011, une assemblée « d’action internationale » est prévue à 18 h à Plaza de la Luna dans le centre de Madrid, afin de préparer la journée de manifestation globale du 15 octobre 2011. Elle est déplacée à la dernière minute au Patio Maravillas, un centre social occupé autogéré dans le quartier. Lorsque j’arrive à la réunion, la petite salle où est prévue l’assemblée, de forme rectangulaire, est déjà remplie par une quarantaine de personnes. Plusieurs participants sont contraints de se tenir à l’écart, un peu en dehors de la salle et du centre des débats, assis sur le sol alors que la majorité est confortablement installée sur des chaises, ce qui introduit une hiérarchie de fait entre les présents. C’est d’ailleurs l’une des rares assemblées des Indignés à laquelle j’ai assisté où l’animateur des débats demande à chacun de se présenter et de dire à quel mouvement ou organisation il prend part, en insistant sur la nécessité d’une affiliation organisationnelle quand les participants se présentent comme de simples sympathisants du mouvement. La réunion aurait probablement pris une autre tournure si elle avait eu lieu sur la place publique où elle était initialement programmée.
Conclusion
34Au-delà de l’analyse de l’émergence et du développement d’un mouvement social à maints égards inédit, l’ethnographie des assemblées populaires de Puerta del Sol est riche d’enseignements sur la mise en pratique de la délibération au sein d’un mouvement social. Si la prise de décision par consensus présente des inconvénients du point de vue de l’efficacité de l’action, du fait des situations de blocage qu’elle provoque, elle permet également d’assurer une cohérence et de produire du commun au sein d’un mouvement hétérogène. La formalisation des règles délibératives assure en outre une certaine effectivité à la démocratie interne, en évitant l’emprise des organisations existantes dans les assemblées et en assurant la qualité des débats. Cette clarification des règles du jeu, garante du respect des principes d’horizontalité, de transparence et d’inclusion, empêche une bureaucratisation du mouvement des Indignés, dans le sens d’un accaparement du pouvoir par certaines personnes ou groupes préconstitués. Toutefois, la permanence dans le temps de ce système d’assemblées provoque inévitablement des formes de routinisation des pratiques délibératives. Le suivi des assemblées, pendant neuf mois à Madrid, montre bien la difficulté de mettre en application certains principes dans la durée, notamment la rotation des porte-parole et des équipes de modération qui jouent pourtant un rôle essentiel dans la représentation du mouvement vis-à-vis de l’extérieur et dans le fonctionnement interne de l’assemblée – par exemple, en définissant l’ordre du jour ou en décidant d’ouvrir ou non un tour de parole. Comme dans les associations (Cefaï, Lafaye, 2002) et les dispositifs institués de démocratie participative (Nez, 2010 ; Talpin, 2011), on observe une professionnalisation d’un petit nombre de participants particulièrement actifs, qui acquièrent des savoirs et savoir-faire dans les assemblées, alors que la majorité se limite à un rôle passif ou déserte ces espaces faute d’y trouver leur place. Le principe d’inclusion est ainsi mis à l’épreuve de la durée, le mode de décision par consensus présentant l’inconvénient de réintroduire des hiérarchies dans l’accès aux assemblées. De ce point de vue, le vote majoritaire pourrait s’avérer plus inclusif pour les individus les moins habitués à l’action collective et représenter une forme de lutte plus efficace contre la reproduction d’un « cens caché », excluant les moins politisés et les plus faiblement scolarisés du champ politique (Gaxie, 1978). Il permettrait également de dépasser les situations de blocage liées au consensus, en facilitant la prise de décision. En outre, le principe d’horizontalité est mis à l’épreuve dans le mouvement des Indignés madrilènes, car leur système d’assemblées se complexifie avec la multiplication du nombre d’assemblées générales, de commissions et de groupes de travail, à l’échelle de la ville comme des quartiers. Si la logique pyramidale est systématiquement refusée, certains partisans ressentent et dénoncent l’apparition de hiérarchies entre plusieurs types et échelles d’assemblées. Les pratiques démocratiques expérimentées par les Indignés à Puerta del Sol révèlent non seulement la nécessité pour un mouvement social de formaliser les méthodes de délibération, la démocratie interne pouvant constituer à cette condition le meilleur antidote face à la « loi d’airain de l’oligarchie », mais également les difficultés à garantir le respect des principes d’horizontalité, de transparence et d’inclusion dans la durée.
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Mots-clés éditeurs : Indignés, délibération, mouvement social, espace public, Espagne
Date de mise en ligne : 11/12/2012
https://doi.org/10.3917/parti.004.0079Notes
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[1]
Tous les termes sont traduits de l’espagnol. L’expression « Indignés » prend source dans l’ouvrage de Stéphane Hessel (2011) qui incite les jeunes à s’indigner face aux injustices de la période actuelle. En Espagne, le mouvement des Indignados est souvent qualifié de « mouvement du 15 mai » (15-M), en référence à la date d’installation du campement à Puerta del Sol, à la suite d’une manifestation convoquée par des collectifs constitués sur Internet et les réseaux sociaux comme la plate-forme « Democracia real ya ! » (« Démocratie réelle maintenant ! »). Dans ce pays particulièrement touché par la crise économique et le chômage, les Indignés se rassemblent autour d’une dénonciation de la démocratie représentative, l’un des principaux slogans étant « No nos representan ! » (« Ils ne nous représentent pas ! »).
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[2]
Je remercie Marion Carrel, Daniel Cefaï et Julien Talpin pour leurs commentaires.
-
[3]
Notes d’observation, assemblée générale de Puerta del Sol, le 28 mai 2011.
-
[4]
Le mouvement okupa, qui émerge en Espagne dans les années 1980, vise à occuper des locaux désaffectés pour les transformer en centres sociaux autogérés, ouverts à tous et coordonnés par les habitants des quartiers où ils se trouvent. L’objectif est tant de revendiquer un droit au logement que de forger une contre-culture, en s’inscrivant dans une tradition libertaire et dans une culture politique autonome.
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[5]
Pour qualifier les pratiques de démocratie interne à un mouvement social, j’utilise le terme de « délibération » – dans le double sens du mot français, comme discussion collective et prise de décision au sein d’une instance collective – plutôt que celui de « participation » ou de « démocratie participative », car ceux-ci (souvent utilisés dans la littérature anglo-saxonne) sont très liés à la sphère institutionnelle en France. Sur les tensions entre ces deux notions – et plus particulièrement entre participation du grand public et délibération de qualité, débat théorique que cet article réinterroge par l’observation –, voir Sintomer, 2011 ; sur les relations ambiguës entre démocratie participative et mouvements sociaux, voir Neveu, 2011. Notons que les Indignés espagnols n’utilisent pas les termes de « délibération » ou de « démocratie délibérative », mais ceux de « démocratie réelle », de « démocratie participative » et de « démocratie d’assemblées » (asamblearismo).
-
[6]
La photographie est utilisée comme support de mémorisation au même titre que le journal de terrain (Conord, 2007), afin d’analyser la dimension spatiale de l’action collective et de la délibération, en captant et en restituant les agencements des lieux de réunion.
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[7]
Sur la genèse des pratiques délibératives mises en œuvre dans les assemblées des Indignés, voir Nez et Ganuza, 2012.
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[8]
http://madrid.tomalosbarrios.net/metodologia-asamblearia/ (accès le 6 janvier 2012).
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[9]
Dans l’assemblée d’un quartier ou d’un groupe de travail, quiconque peut se porter volontaire en début de réunion pour assumer les différentes fonctions liées à son bon déroulement, qui sont toutes rotatives, alors que ces rôles sont définis au cours d’une réunion publique préparatoire pour les assemblées générales à Puerta del Sol. Il n’y a pas de représentant mais un système de porte-parole tournant, uniquement habilité à transmettre les décisions de l’assemblée dans d’autres espaces, notamment médiatiques.
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[10]
« Le recours au consensus, l’importance accordée à la délibération, ou l’absence de porte-parole, sont des pratiques anciennes qui ont précocement marqué les mouvements protestataires, des groupes anarchistes européens de la fin du XIXe siècle aux coordinations qui ont fleuri en France à la fin des années 1980, en passant par les mouvements américains des droits civiques dans les années 1950 » (Agrikoliansky, 2009, p. 34 ; voir aussi Cefaï, 2007, chap. 7). La décision par consensus semble d’ailleurs avoir été prédominante dans la quasi-totalité des sociétés humaines, avant que le vote ne tende à la remplacer sous l’influence de l’Occident (Urfalino, 2007).
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[11]
En développant la notion de « décision par consensus apparent », P. Urfalino (2007) montre bien que le consensus n’équivaut pas à l’unanimité réelle, mais au consentement des réticents minoritaires.
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[12]
L’un des principaux sujets de division concerne le rapport aux autorités politiques et aux politiques publiques : alors que les Indignés rassemblés au sein du groupe « sur la politique à court terme » se sont mis d’accord sur quatre propositions visant à améliorer le système représentatif actuel (réforme de la loi électorale, lutte contre la corruption, séparation effective des trois pouvoirs, création de mécanismes de contrôle citoyen), le groupe « sur la politique à long terme » cherche à promouvoir, dans une perspective autonome, des expérimentations locales visant à forger une contre-culture et à constituer des « poches de résistance » (occupations d’immeubles, création de coopératives, etc.). Voir Nez, 2011a.
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[13]
En Espagne, les associations de quartier représentent les principaux interlocuteurs des gouvernements locaux depuis le retour de la démocratie à la fin des années 1970. Principaux bastions de contestation de la gauche sous le franquisme, la dynamique des associations de quartier s’est aujourd’hui essoufflée, en lien avec la diminution et le vieillissement de leurs membres ainsi que l’institutionnalisation de leur action (Navarro, 1999 ; Font, 2001).
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[14]
Notes d’observation, assemblée générale du quartier Villa de Vallecas, le 13 juin 2011.
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[15]
Notes d’observation, assemblée générale du quartier Puente de Vallecas, les 2 et 16 juillet 2011.
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[16]
Depuis le début du mouvement, l’assemblée générale du campement madrilène se réunit à Puerta del Sol, cette place symbolisant rapidement la lutte des Indignados. Le fait que l’APM se réunisse ce jour-là au même moment à Puerta del Sol (alors que les fois précédentes, les deux assemblées se réunissaient sur la place à des horaires différents) est perçu comme une concurrence par l’assemblée générale de Puerta del Sol, dont le rôle dans le mouvement serait remis en cause si elle devait quitter cette place symbolique.
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[17]
http://madrid.tomalaplaza.net/2011/12/19/extension-internacional-de-sol-se-declara-en-huelga-%C2%BFsomos-el-99/ (accès le 17 février 2012).
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[18]
Je m’appuie ici sur une typologie des savoirs citoyens dans les dispositifs participatifs en urbanisme, qui distingue notamment des savoirs d’usage, fondés sur une pratique du territoire, et des savoirs militants, liés à l’inscription dans des réseaux d’acteurs et à la maîtrise de savoirs et de savoir-faire politiques (Nez, 2010).