Notes
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[1]
Le Monde, samedi 22 juin 2013, p. 8. L’expression « député bashing » est attribuée à la sénatrice UMP de Paris, Valérie Pécresse.
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[2]
« Moralisation de la vie publique : abolissons les privilèges ! », Le Nouvel Observateur, 20 juin 2013.
-
[3]
Toutes citations extraites du Monde, op. cit., p. 8.
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[4]
Interview publiée dans 20 minutes, 20 juin 2013.
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[5]
Cf. en couverture, « Un mois chez les députés », caricature de Jean Sennep, (Le Rire, janvier 1931), et dans la rubrique [Sources] : « Des assiettes antiparlementaires ? », Quelques assiettes de faïence commentées par Maïté Bouyssy, p. 145-156. et une série d’affiches antiparlementaires placardées lors des législatives de 1910 présentées par Alexandre Niess, p. 157 et suivantes.
-
[6]
Article « Parlement, Parlementarisme, Parlementaire ».
-
[7]
Jean-Claude Caron « Un mal français ? Quelques remarques sur la généalogie de l’antiparlementarisme, p. 23-34.
-
[8]
Jean Garrigues, « Le boulangisme est-il un antiparlementarisme ? », p. 49-58.
-
[9]
Mathias Bernard, « L’antiparlementarisme de droite dans la France des années 1930 », p. 99-111.
-
[10]
Bertrand Joly, « L’antiparlementarisme des nationalistes antidreyfusards », p. 59-72.
-
[11]
Vivien Bouhey, « L’antiparlementarisme des anarchistes au moment de l’affaire de Panama », p. 73-84.
-
[12]
Julien Bouchet, « Dépasser l’affaire Dreyfus. Les recompositions inabouties de l’antiparlementarisme « césarien » au temps de la République radicaliste » (1899-1906) », p. 85-98.
-
[13]
David Bellamy, « Le gaullisme fut-il une critique du régime d’Assemblée ? », p. 113-126.
-
[14]
Jean El Gammal, « L’antiparlementarisme et les événements de Mai 68 : essai de mise en perspective », p. 127-138.
-
[15]
Pierre Triomphe, « L’antiparlementarisme sous la Restauration », p. 35-48.
-
[16]
Dans la rubrique [Sources], une série d’affiches antiparlementaires placardées lors des législatives de 1910 présentées par Alexandre Niess, p. 157 et suivantes.
-
[17]
La Révolte, n° 12, 4-10 décembre 1892, citée par Vivien Bouhey, art. cité.
-
[18]
Victor Hugo, Napoléon le Petit, in Œuvres Complètes, t. 7, Ollendorf, 1907, p. 126. Dans ce 5e livre de cette œuvre, Hugo intitule significativement deux chapitres « Parlementarisme » – qu’il présente comme un néologisme inventé par Louis-Napoléon Bonaparte – et « La Tribune détruite ».
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[19]
Cf. dans la rubrique [Sources], « Des assiettes antiparlementaires ? », quelques assiettes de faïence commentées par Maïté Bouyssy, p. 145-156.
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[20]
Cf. la rubrique [Sources], p. 142.
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[21]
NDLR : voir à ce propos le n° 14 de Parlement[s], « Violence des échanges en milieu parlementaire », dir. par Olivier Rozenberg et Pierre-Yves Baudot.
-
[22]
Cf. « Un mois chez les députés », caricature de Jean Sennep reproduite en couverture (Le Rire, janvier 1931).
1Consacrer un numéro spécial de Parlement[s] à l’antiparlementarisme, quoi de plus normal ? Depuis que les régimes d’assemblée(s) existent en France, c’est-à-dire depuis la Révolution française, les membres de ces assemblées, les assemblées elles-mêmes et le système représentatif n’ont eu de cesse de générer des critiques, des plus individuelles aux plus systémiques. La figure du corrompu y rejoint le thème de la gabegie ; la critique de l’impuissance parlementaire y conduit, aux extrêmes de la palette idéologique, à la remise en cause de l’idée même de représentation. Mais pourquoi parler au passé d’une tentation qui s’inscrit dans le temps présent ? Les actuels débats sur la transparence de la vie publique ont nourri des attaques dont les thèmes, les figures de style et les images renvoient, mutatis mutandis, à des pratiques familières à l’historien. Au mieux note-t-on quelques évolutions sémantiques dont il n’est pas sûr qu’elles survivent à l’instant qui les produit : « L’Assemblée prise au piège du “député bashing” », titrait ainsi à l’été 2013 Le Monde [1]. Nourrie depuis l’automne 2012 par des rumeurs relatives à « l’affaire Cahuzac », la séquence ainsi identifiée se terminait – provisoirement – par les violentes réactions suscitées par la publication dans Le Nouvel observateur de l’appel d’une dizaine de députés, de droite et de gauche, à abolir les « privilèges » des parlementaires [2]. Étaient ainsi réclamées la transparence des patrimoines, la fin des conflits d’intérêts, la fin du régime spécial des retraites comme de l’exonération fiscale de certains revenus, etc. La virulence des réactions au sein de l’Assemblée nationale témoigne de l’extrême sensibilité des élus de la République face à l’emploi de certains mots ou expressions, comme « abolition des privilèges », un chapeau quelque peu provocateur créé par l’hebdomadaire, qui renvoie ainsi explicitement à la « nuit du 4 août » 1789. Désignés à « la vindicte populaire », « crucifiés en permanence », « poujadisme ignorant », « surenchère de démagogie » [3] : telles sont les réactions enregistrées à gauche comme à droite dans l’enceinte parlementaire, avec la condamnation exprimée par le député « vert » de Bègles, Noël Mamère, d’une initiative propre à « alimenter l’antiparlementarisme » [4].
2Le temps présent n’a pas inventé l’antiparlementarisme. Mais dans quelle généalogie ce dernier s’inscrit-il ? C’est à quoi ce numéro entend apporter des éléments de réponse. Restreint à l’espace français, il s’inscrit dans la longue durée, de la Restauration à mai 68. Cela pose de suite la question des sens du mot « antiparlementarisme » : nul doute que sa perception diffère sensiblement entre un contemporain de Louis XVIII (d’autant que, si la chose existe, ce n’est pas encore le cas du mot qui la désigne) et un contemporain de Charles de Gaulle. Les historiens ont pris en compte depuis longtemps cet écart de sens qui est au fondement même de leur analyse. Pour autant, les formes, les mots, les images de l’antiparlementarisme empruntent à une grammaire qui, sans être figée, n’en comporte pas moins des invariables qui interrogent sur la continuité de la chose. Ce dont témoignent en particulier les contributions réunies dans ce volume, c’est de la relation émotionnelle, et parfois irrationnelle, qui, par-delà la dimension politique qu’exprime l’antiparlementarisme, révèle paradoxalement la force du parlementarisme dans le système institutionnel issu de la Révolution française. Il convient naturellement de nuancer le propos en rappelant deux évidences. La première est que le mouvement antiparlementaire ne s’inscrit pas dans une linéarité, mais dans des ruptures, et connaît donc des pics et des creux. La seconde est qu’en parlant de l’antiparlementarisme comme d’un bloc, on tend à gommer la diversité des courants qui s’en rappellent : même s’ils font objectivement ou subjectivement cause commune contre les « ventrus », les corrompus et autres parvenus qui rempliraient les chambres, ils divergent tant dans leur analyse des causes du système qu’ils combattent que dans les réformes qu’ils entendent mettre en œuvre. Cinq questions étroitement interdépendantes permettent de saisir la diversité des antiparlementarismes, tout en laissant entrevoir des points nodaux :
- Quelle est la chronologie de l’antiparlementarisme et, en particulier, quand ses pics se manifestent-ils et pourquoi ?
- Que désigne-t-on réellement sous le couvert de ce mot-valise d’antiparlementarisme ?
- Qui sont les idéologues et les porteurs de cet antiparlementarisme, incluant des antiparlementaires de l’intérieur du système ?
- Quelles formes prennent ces attaques antiparlementaires, en termes de mots et d’images, de supports [5], de stéréotypes et d’innovations ?
- Que propose-t-on comme régime de substitution à celui que l’on entend réformer, mais aussi, dans certains cas, abolir ?
Chronologie de l’antiparlementarisme
3Peut-on, de manière mécanique, établir un parallèle entre les crises (économiques, sociales, politiques) et les pics d’antiparlementarisme ? Le déterministe induit par ce postulat de base mérite d’être sérieusement nuancé. De fait, la France des années 1880-1890 et celle des années 1930 sont en crise : l’épisode boulangiste (Jean Garrigues [8]) comme celui du 6 février 1934 (Mathias Bernard [9]) incarnent cette liaison dangereuse entre effondrement des équilibres sociaux, crise politique, montée des extrémismes et développement d’un antiparlementarisme virulent. Dira-t-on que la crise économique et sociale actuelle nourrit une crise de confiance dans les vertus de la démocratie parlementaire qui, par certains aspects, renvoie aux périodes précitées ? Cette crise de confiance, pour autant, n’a abouti qu’une seule fois, entre 1940 et 1944, à l’éradication de toute forme de constitution et de représentation – cette dernière étant jugée comme l’une des responsables majeures du désastre.
4Dans sa contribution, Bertrand Joly revient avec précision sur le fonctionnement réel du parlementarisme à la française [10]. Il pointe le rôle complémentaire de facteurs conjoncturels (ainsi Panama, l’Affaire) et structurels (l’instabilité ministérielle) : le thème de l’impuissance de l’exécutif nourrissait déjà la crise boulangiste présentée par Jean Garrigues. C’est également autour du scandale de Panama que Vivien Bouhey repère l’émergence d’un temps fort de l’antiparlementarisme anarchiste [11]. Autre séquence forte, celle du combisme qui, en clivant de manière radicale les forces politiques, suscite un temps d’antiparlementarisme dont Julien Bouchet rappelle le contexte, le contenu et la portée [12]. Ou encore les années 1930, avec en particulier la séquence 1934-1938. Toutefois, ces vignettes chronologiques d’un antiparlementarisme d’autant plus visible et audible qu’il est stimulé par des situations de crise apparaissent en somme comme des parenthèses au sein d’un régime parlementaire apaisé, vécu et apprécié comme le garant de l’éviction définitive de la guerre civile. Il convient donc de réfléchir à la chronologie de l’antiparlementarisme en articulant plusieurs temporalités entre elles : si les années 1930 constituent l’apogée de l’antiparlementarisme, on ne peut en saisir le sens qu’en inscrivant ce moment dans des séquences élargies : de moyenne durée (par exemple du boulangisme aux débats entourant le vote de la constitution de la IVe République), mais aussi de longue durée (de la Révolution française à nos jours).
5L’antiparlementarisme s’estompe-t-il au lendemain de la France de Vichy, au regard d’une acculturation incontestable et largement partagée par le corps civique au régime parlementaire ? Surgit alors la question du gaullisme envisagée dans sa relation à un discours, voire à des pratiques antiparlementaires (David Bellamy [13]). Il est captivant de saisir, dans le compte rendu des débats parlementaires d’octobre 1962 abordant la question du recours au référendum pour approuver l’élection du président de la République au suffrage universel, comment Georges Pompidou, alors Premier ministre, mobilise les figures de Bonaparte et de Boulanger pour mieux exonérer de Gaulle de toute tentation plébiscitaire, autoritaire, voire davantage… On songe évidemment au titre devenu emblématique de l’ouvrage de François Mitterrand, Le coup d’État permanent, publié en 1964, d’autant que, lors du même débat, furent évoqués – entre autres – Louis XIV, 1793, Napoléon III, « la constitution de 1875 » (sic), le 16 mai 1887, Mac Mahon, Sadi Carnot, la constitution de la IVe République et même, sur le registre de l’humour, la « Chambre introuvable de la Ve République » (Paul Reynaud) ou la « Sainte-Alliance des partis » (André Fanton) ! Au-delà d’une culture historique alors largement partagée par les députés, ces références renvoient explicitement à une tension très vive générée par le débat du moment. Un débat où les parlementaires s’affrontent sur leur éventuelle marginalisation, déjà critiquée en 1958, mais qui semble renforcée aux yeux de certains par l’élection du président au suffrage universel : en soi, cette réforme est considérée par ses adversaires comme un acte affirmé d’antiparlementarisme.
6Dira-t-on que cette année 1962 apparaît comme le dernier temps fort de la thématique de l’antiparlementarisme ? Et que les principaux acteurs de mai 68 (Jean El Gammal [14]) avaient en définitive d’autres chats à fouetter que l’Assemblée nationale ? Les élections de juin 1968 sonnent au mieux comme une – petite – revanche du Parlement sur l’exécutif, quelque peu dépassé par les événements. On peut même y percevoir le point de départ de ce qui, quelques mois plus tard, devait pousser de Gaulle vers la sortie, faute d’avoir bien soupesé la capacité de résistance des partis, voire des représentants de la nation… Mai-juin 68, prémices de la revanche de mai-juin 58 ? Pas du côté des extrêmes gauches, qui se désintéressèrent totalement du Palais-Bourbon. Mais il y a en tout cas une généalogie décennale qui mérite d’être retracée, ne serait-ce que pour montrer qu’il est possible de faire une « lecture en creux » d’une évolution politique : le déclin d’un « exécutisme » (si l’on peut employer ce néologisme) tout puissant, incarné par de Gaulle, au profit d’un parlementarisme discret mais latent, n’attendant que le moment ad hoc pour se révéler.
Hiérarchie des antiparlementarismes
7De la France de Charles X (Pierre Triomphe [15]) à la France de Charles de Gaulle (David Bellamy, Jean El Gammal), la tentation est récurrente parmi les oppositions, et pas seulement les extrêmes, d’attaquer le régime en place à travers une critique en règle du fonctionnement parlementaire. Qu’il s’agisse d’une période de forte personnalisation du pouvoir exécutif (Second Empire, Ve République) ou à l’inverse d’une période de domination du législatif (IIIe et IVe Républiques), le débat fait rage autour de ceux qui sont censés faire la loi et voter l’impôt. Parler de hiérarchie suppose des degrés dans l’antiparlementarisme : c’est bien ce qui ressort de la lecture des contributions de ce numéro. L’antiparlementarisme anarchiste (Vivien Bouhey) est de nature systémique, organique et révolutionnaire : il apparaît comme sa forme la plus extrême, là où bien d’autres critiques pointent davantage les dysfonctionnements du Parlement, le déséquilibre des pouvoirs ou encore l’incapacité, voire la corruption des élus [16]. Du reste, le contenu de l’antiparlementarisme anarchiste partage avec d’autres – d’inspiration marxiste – des positions critiques : sur le suffrage universel, l’idée de représentation, toutes choses qui font d’un parlement l’« incarnation du génie bourgeois » [17]. Pour virulentes qu’elles soient au plan formel, ces critiques ne postulent pas pour autant la volonté d’en finir avec le système parlementaire. Même la version de l’antiparlementarisme « moral et fonctionnaliste » (Jean Garrigues) de Barrès, fondé sur ses strates panamiste et antidreyfusarde, se limite à des mesures plus réformistes que radicales. Quant à André Tardieu (Mathias Bernard), s’il en appelle à la Révolution à refaire, il signifie par là que son interlocuteur privilégié est désormais le peuple, à qui il entend rendre sa pleine souveraineté confisquée par le Parlement. Mais, incontestablement, le modèle mussolinien de prise du pouvoir est admiré et pas seulement à l’extrême-droite, la crise frappant de plein fouet la France à partir de 1932 ne faisant qu’alimenter cette quête d’un chef providentiel.
8On peut, semble-t-il à bon droit, distinguer l’antiparlementarisme en régime monarchiste de son successeur en régime républicain. Dans le premier cas, qui correspond aux années 1815-1848, la France des notables jadis étudiée par André-Jean Tudesq exerce une sorte de monopole sur tous les pouvoirs, par le biais du régime censitaire. L’antiparlementarisme anti-élitaire en appelle à un élargissement du corps électoral, mais aussi, en définitive, à davantage de parlementarisme. Comme Pierre Triomphe le constate, c’est parfois la droite la plus ultra qui peut se montrer la plus antiparlementaire. Le modèle auquel se rallient progressivement tous les républicains, c’est celui de la Convention, donc d’une assemblée unique à pouvoir fort. Mais, au sein de celle-ci, dans sa version IIIe République, la faiblesse de l’opposition antirépublicaine et antiparlementaire est manifeste. C’est plutôt en dehors des chambres, et notamment par le biais des ligues – à commencer par l’Action française –, que se développent conjointement anti-républicanisme et antiparlementarisme : sur ce point, les conclusions de Bertrand Joly, de Vivien Bouhey et de Julien Bouchet se rejoignent. Mais, comme le souligne Mathias Bernard, on assiste sur la durée considérée à un phénomène de droitisation de l’antiparlementarisme. Ce qui était déjà perceptible avant 1914, une fois « l’épisode » anarchiste passé, se renforce dans l’entre-deux-guerres : face aux mouvements ligueurs en France et à la montée des fascismes en Europe, les gauches de quasiment toutes obédiences s’unissent dans la défense de la démocratie parlementaire. Et ce d’autant plus que les partis dits « modérés » de la droite républicaine sont parfois ralliés par d’authentiques antiparlementaires plus ou moins affichés.
9L’antiparlementarisme apparaît également comme un révélateur de la lutte entre les pouvoirs exécutif et législatif. Le modèle législatif de type conventionnel auquel aboutit la constitution de 1848 a provoqué de suite un conflit entre les deux pouvoirs qu’aucun arbitrage ne pouvait résoudre. La justification du coup d’État du 2 Décembre par Louis-Napoléon Bonaparte – sortir de la légalité pour rétablir le droit – entraîne une remise en cause de ce système monocaméraliste et une profonde défiance du nouveau pouvoir envers toute forme de « parlementarisme », un mot que le futur empereur emploie dans un sens péjoratif. Dès lors, le camp républicain relève le gant : de même qu’il avait pris à son compte le combat pour le suffrage universel, il devient le porteur du parlementarisme. En témoigne Victor Hugo (cité par Jean-Claude Caron) dans Napoléon le Petit qui en fait « la garantie des citoyens, la liberté de discussion, la liberté de la presse, la liberté individuelle, le contrôle des impôts, (…), la liberté de conscience, la liberté des cultes, le point d’appui de la propriété (…), la sécurité de chacun, le contrepoids à l’arbitraire » [18]. Le triptyque République-suffrage universel-parlementarisme est désormais fondé : le régime républicain sacralisant la loi, ceux qui la font deviennent par ricochet les piliers de la démocratie. Et ceux qui s’y opposent forment la « réaction » – terme englobant suffisamment explicite pour qu’il rassemble, aux yeux de ses promoteurs, tous les ennemis du « progrès ». Rares sont ceux, en définitive, qui, à l’instar des anarchistes, remettent en cause le principe de la loi comme socle à la fois moral, politique et social de la res publica. Et c’est en définitive au sein de l’institution parlementaire que se déroule le combat antiparlementaire de la manière la plus régulière : comme un hommage indirect – et inconscient ? – rendu au système parlementaire… Le point ultime se situe en 1962, comme on l’a vu, où une Assemblée nationale alors largement gaullienne et gaulliste renonce à sa capacité d’élection du chef de l’exécutif, rompant ainsi avec la tradition des IIIe et IVe Républiques, pour en revenir à celle de la IIe, mais dans une configuration constitutionnelle tout autre. Opposant dès l’origine au gaullisme, André Chandernagor qualifie quant à lui d’« aparlementaire » la pratique du gouvernement de la Ve République. Mais, au cœur de l’antiparlementarisme gaulliste, « le seul qui ait abouti ! », suggère David Bellamy, la condamnation est double : elle vise autant la toute puissance du parlement que celle des partis.
Diversité des antiparlementaires
10Ils se recrutent dans toute la palette des options politiques, même si, à l’évidence, les partis extraparlementaires (à droite comme à gauche) sont davantage en pointe sur la chose. Toutefois, l’un des mérites de ce numéro est de rappeler que, quelle que soit la période, un antiparlementarisme latent attend le moment idoine pour se manifester. Les débuts de la monarchie de Juillet sont à cet égard significatifs d’un moment où l’opposition légitimiste et l’opposition républicaine attaquent frontalement le régime, à la fois en la personne de son souverain et en la personne de son (dys)fonctionnement parlementaire. On connaît sur ce point la férocité d’un Daumier et du Charivari. Les utopistes sociaux sont également très présents sur ce front, à l’image d’un Cabet, comme le rappelle Jean-Claude Caron, et plus tard les courants d’inspiration marxiste, Marx étant un inlassable pourfendeur du système parlementaire. L’antiparlementarisme a aussi son juste milieu, improbable centre se voulant à égale distance entre antiparlementaires et « ultraparlementaires », pour reprendre le néologisme créé par le député Charles Benoist, cité par Julien Bouchet.
11Le boulangisme que présente Jean Garrigues n’offre-t-il pas un étonnant rassemblement d’antiparlementaires issus de courants politiques théoriquement antagonistes ? Loin d’être secondaire, la condamnation morale, éthique, déontologique de la pratique parlementaire est d’autant plus mise en avant qu’elle rencontre l’expression populaire de l’antiparlementarisme [19]. C’est l’opportunisme, l’impuissance, la malhonnêteté des représentants qui sont stigmatisés. Mais, remarque Bertrand Joly, le rejet absolu du parlementarisme demeure rare, car « l’acculturation du fait parlementaire est si forte qu’il est difficile pour un Français de 1900 de s’en abstraire totalement. » Le nationalisme d’Action française est loin d’être majoritaire, malgré la virulence d’un Maurras. Il en est de même de l’antiparlementarisme anarchiste : alternant entre attaque ad hominem et critique organique – c’est la fonction de représentant qui est mise en cause –, il reste marginal, quand bien même l’action violente le place à la une des journaux. Ce que suggèrent certaines contributions est clairement affirmé dans d’autres : il est possible de percevoir une dimension générationnelle dans le militantisme antiparlementaire le plus radical, celui qui émane de jeunes élites ambitieuses – « la relève » – quitte à évoluer ensuite, une fois une position… parlementaire acquise.
12S’il est difficile de trouver des points de rencontre à travers ces différents courants, notons toutefois que l’antiparlementarisme se présente à toutes les époques comme une remise en cause d’élites accusées d’être illégitimes. Et aussi, paradoxalement, que pour se faire entendre, les porte-voix de l’antiparlementarisme n’ont guère d’autre choix que de se faire élire au Parlement : ainsi Barrès et Boulanger, Déroulède et Drumont, Poujade plus tard. Autre point commun, l’appel au peuple, en particulier par le plébiscite – mais non sans limites –, tout comme le recours à l’homme providentiel. On repère aussi une constante dans la remise en cause du fonctionnement du Parlement : l’accusation portée contre la majorité parlementaire de verrouiller le fonctionnement du Parlement, soit par une étroite collusion avec le gouvernement, soit par la corruption et/ou la menace (système Guizot des députés-fonctionnaires), soit encore par des alliances entre groupes de façon à monopoliser tout ce que le parlementarisme secrète de commissions, etc. C’est donc le rôle de la minorité parlementaire qui est en débat – comme il l’a été dès les premiers temps de la Révolution française.
13On est toujours, au fond, l’antiparlementaire de quelqu’un. L’argument affleure dès qu’un débat constitutionnel central surgit – et même, parfois, un débat en mode mineur, mais où le choc rhétorique et le relais médiatique espérés par l’accusation d’antiparlementarisme entraînent les orateurs à cette extrémité langagière. De Gaulle en incarne une figure majeure dès ses premiers pas en politique. La réponse de Léon Blum au discours de Bayeux de juin 1946 (rappelée par David Bellamy) est cinglante : « l’Assemblée directement issue du suffrage universel doit avoir le premier et le dernier mot ». À ce jeu-là, les oppositions ne sont pas les dernières, mais il est à noter que c’est parfois de la majorité elle-même que surgit l’accusation, en osmose avec la minorité, lorsque les intérêts de la représentation nationale semblent menacés : le front commun des élus ou d’une majorité d’entre eux, dépassant les clivages politiques habituels, entend délégitimer ainsi toute accusation venant de l’extérieur contre, par exemple, les « privilèges » des élus, leur absentéisme ou leur corruptibilité supposée.
Les formes de l’antiparlementarisme : entre tradition et innovation
14Les mots de l’antiparlementarisme, à première vue, semblent s’inscrire dans une tradition de longue durée et donc être l’objet de réemplois permanents. On en veut pour preuve la figure du « ventru », repérée dès la Révolution française, récupérée sous la Restauration (Pierre Triomphe) et largement usitée sous la monarchie de Juillet, et encore mobilisée par les anarchistes fin-de-siècle (Vivien Bouhey). Sous la Troisième République, le thème du député « voleur » est d’autant plus sollicité que le scandale de Panama met au jour l’ampleur des liens entre représentants élus et milieux affairistes. Le « girouettisme » a également une longue descendance : s’il ne concerne pas que les parlementaires, ceux-ci en fournissent toutefois les gros bataillons. Le « coup de balai » pour purifier les écuries d’Augias que serait devenu le « Palais Bourbeux » est réclamé. Si toutes les formes traditionnelles de la littérature politique sont mobilisées au profit de l’antiparlementarisme – discours et programmes politiques, articles de presse, brochures, pamphlets, etc. –, d’autres relèvent de genres plus populaires, comme la chanson, dont la diffusion ne cesse de grandir, des objets de la vie quotidienne ou l’affiche [20]. De la IIIe à la Ve République, c’est bien la rhétorique qui occupe le devant de la scène antiparlementaire. La violence des échanges est alors un marqueur des combats d’idées, en particulier dans les années 1930, mais aussi dans les premiers temps de la République gaullienne [21]. Depuis 1945, comme le rappelle David Bellamy, de Gaulle est perçu par une majorité d’élus de la nation comme un chantre de l’antiparlementarisme, ce qui réactive la notion de « défense républicaine ». Et les députés gaullistes sont dépeints régulièrement comme des « godillots », nourrissant l’ironie d’un Robert Escarpit au lendemain des élections de juin 1968 : le Parlement ne peut que retrouver son rôle d’antan, puisque, se moque Escarpit cité par Jean El Gammal, « quand on est assuré que la réponse sera toujours oui, on ne recule pas devant le dialogue »…
15Lorsque les mots ne suffisent plus, l’image prend le relais. Le fonds d’images antiparlementaires de toutes natures est quasiment inépuisable. Les caricaturistes exploitent le filon, de manière assez peu innovante, mais avec talent [22]. Le passage par l’animalisation du parlementaire est classique – à cet égard, le vautour est souvent sollicité au sein de la « Ménagerie » moquée par Rochefort. Déjà repérable par des allusions épisodiques, la dimension antisémite de l’antiparlementarisme s’impose sous la IIIe République et en devient une composante centrale, notamment dans l’imagerie, ressurgissant dans les années 1930. Le nationalisme virulent des antiparlementaires au temps de Panama prend pour cible le cosmopolitisme – celui des hommes sans patrie que seraient les Juifs, corrupteurs apatrides. Il est des imageries moins porteuses, tel l’anti-méridionalisme repéré par Julien Bouchet. Dans l’entre-deux-guerres, le positif du député corrompu (image ravivée par l’affaire Stavisky) est le travailleur – ouvrier ou paysan –, mais aussi l’ancien combattant, auquel s’oppose le « planqué », dont le député est l’une des incarnations récurrentes.
16Restent des formes de protestation collective de rue où s’exprime, à l’occasion de manifestations, un antiparlementarisme de slogans, mais aussi d’actes : si le paroxysme de la violence est atteint le 6 février 1934, la liste est longue des manifestations ayant comme objectif la Chambre des députés, avec dans tous les cas l’exercice d’une pression populaire sur cette dernière. Il existe une culture de la violence propre à l’antiparlementarisme, même si le coup de force de Déroulède en 1899 relève plutôt de l’exception, tout comme la « propagande par le fait » que les anarchistes mènent contre la société bourgeoise en général et les institutions en particulier. Encore, à l’invitation de Vivien Bouhey, faut-il considérer les multiples formes de cette propagande par le fait, depuis les plus pacifiques – l’abstention électorale – jusqu’aux plus violentes – l’attentat, dont celui que perpétue Vaillant dans l’enceinte même de la Chambre en décembre 1893. Le pic de violence se situe dans l’entre-deux-guerres : mais s’agit-il alors, avec des bagarres de rues parfois mortelles, de violences antiparlementaires ou de violences extraparlementaires ?
Réformer ou supprimer le parlement(arisme) ?
17La suppression de toute forme de représentation nationale reste l’apanage des extrêmes. Au début de la Restauration, une partie des ultras, confrontée à la percée électorale des libéraux, s’élève contre la puissance et parfois même l’existence de la Chambre (Pierre Triomphe). Influencés par Joseph de Maistre ou Louis de Bonald, ils plaident pour la constitution d’assemblées locales. À la fin de la période, alors que l’opposition est dominante depuis les élections de 1827, de tels propos ressurgissent, couplés avec de violentes attaques contre la presse. Lorsqu’ils sont minoritaires, les libéraux critiquent quant à eux la loi électorale, le rôle des fonctionnaires dans l’organisation des élections et la collusion de la majorité avec la Congrégation. Pour autant, à droite comme à gauche, l’antiparlementarisme systémique relève de l’exception. Notons toutefois que, dans les ordonnances de juillet 1830 prises par Charles X pour « casser » la Chambre à peine élue, avec une opposition augmentée, il y a bien une dimension antiparlementaire.
18Sous la IIIe République, les temps forts de l’expression antiparlementaire n’entraînent pas nécessairement une volonté d’en finir une fois pour toutes avec le régime parlementaire. Là réside par exemple l’ambiguïté du boulangisme de Boulanger, comme de celui des boulangistes faisant masse autour du général (Jean Garrigues). La révision qui est demandée apparaît dès lors comme une anti-révolution : c’est la constitution qu’il faut changer. Ce n’est pas tant le parlement que le parlementarisme qui est visé. Au profit de quoi ? D’un exécutif fort, assurément. De nature césariste ? Mais alors sans la solution préalable du coup d’État, aux relents non assumés de bonapartisme. Du reste, un courant bonapartiste fortement représenté à Paris reprend l’antienne quarante-huitarde d’une République démocratique et sociale, avec une seule assemblée et sans président. Boulanger, quant à lui, « surfe » sur ces positions opposées, et se veut le promoteur d’une République démocratique balayant la nouvelle aristocratie qui confisque le pouvoir par le biais d’une constitution parlementariste.
19À toutes les époques, des projets de réforme de l’organisation et du fonctionnement du Parlement ont été imaginés et portés, émanant parfois de l’intérieur du système. Dès lors, la stabilité de ce dernier, pour ne pas dire le statu quo qui est érigé en règle, n’en est que plus frappante : on peut y voir une belle illustration des capacités de résistance active ou passive de ce « souverain à six cents têtes » (Jules Lemaître cité par Julien Bouchet) capable de faire bloc lorsque ses intérêts sont menacés. L’une de ces propositions récurrentes de réforme, dont l’actualité n’est plus à démontrer, consiste à encourager la promotion de « techniciens » au détriment des politiciens. Du reste, la proposition concerne davantage le gouvernement que le Parlement, même si le but est bien de favoriser l’émancipation du premier par rapport au second – et donc d’affaiblir ce dernier.
20De fait, entre la clarté de la dénonciation du parlementarisme et le flou de la solution de substitution préconisée, le fossé est grand. À cela, nous semble-t-il, une raison majeure : la multiplication des expériences politiques depuis la Révolution française pèse lourd dans l’appréhension des solutions proposées. Car survient en permanence la dimension mémorielle d’expérimentations passées qui ont laissé des traces profondes, positives comme négatives. Un passé qui ne passe pas encore, un ensemble d’expériences concurrentielles dont aucune synthèse n’est possible, la crainte, réelle ou surjouée, d’une dictature, voire d’une guerre civile : autant d’éléments qui montrent la puissance de l’interférence entre l’histoire qui s’écrit et la vie politique qui s’élabore, et qui neutralise en définitive le désir de rupture radicale. Critiquée pour sa tendance absolutiste par ses adversaires, la République s’impose précisément parce qu’elle devient à son tour l’incarnation de l’autorité juridico-politique, de l’État protecteur détenteur de droits régaliens.
Notes
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[1]
Le Monde, samedi 22 juin 2013, p. 8. L’expression « député bashing » est attribuée à la sénatrice UMP de Paris, Valérie Pécresse.
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[2]
« Moralisation de la vie publique : abolissons les privilèges ! », Le Nouvel Observateur, 20 juin 2013.
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[3]
Toutes citations extraites du Monde, op. cit., p. 8.
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[4]
Interview publiée dans 20 minutes, 20 juin 2013.
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[5]
Cf. en couverture, « Un mois chez les députés », caricature de Jean Sennep, (Le Rire, janvier 1931), et dans la rubrique [Sources] : « Des assiettes antiparlementaires ? », Quelques assiettes de faïence commentées par Maïté Bouyssy, p. 145-156. et une série d’affiches antiparlementaires placardées lors des législatives de 1910 présentées par Alexandre Niess, p. 157 et suivantes.
-
[6]
Article « Parlement, Parlementarisme, Parlementaire ».
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[7]
Jean-Claude Caron « Un mal français ? Quelques remarques sur la généalogie de l’antiparlementarisme, p. 23-34.
-
[8]
Jean Garrigues, « Le boulangisme est-il un antiparlementarisme ? », p. 49-58.
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[9]
Mathias Bernard, « L’antiparlementarisme de droite dans la France des années 1930 », p. 99-111.
-
[10]
Bertrand Joly, « L’antiparlementarisme des nationalistes antidreyfusards », p. 59-72.
-
[11]
Vivien Bouhey, « L’antiparlementarisme des anarchistes au moment de l’affaire de Panama », p. 73-84.
-
[12]
Julien Bouchet, « Dépasser l’affaire Dreyfus. Les recompositions inabouties de l’antiparlementarisme « césarien » au temps de la République radicaliste » (1899-1906) », p. 85-98.
-
[13]
David Bellamy, « Le gaullisme fut-il une critique du régime d’Assemblée ? », p. 113-126.
-
[14]
Jean El Gammal, « L’antiparlementarisme et les événements de Mai 68 : essai de mise en perspective », p. 127-138.
-
[15]
Pierre Triomphe, « L’antiparlementarisme sous la Restauration », p. 35-48.
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[16]
Dans la rubrique [Sources], une série d’affiches antiparlementaires placardées lors des législatives de 1910 présentées par Alexandre Niess, p. 157 et suivantes.
-
[17]
La Révolte, n° 12, 4-10 décembre 1892, citée par Vivien Bouhey, art. cité.
-
[18]
Victor Hugo, Napoléon le Petit, in Œuvres Complètes, t. 7, Ollendorf, 1907, p. 126. Dans ce 5e livre de cette œuvre, Hugo intitule significativement deux chapitres « Parlementarisme » – qu’il présente comme un néologisme inventé par Louis-Napoléon Bonaparte – et « La Tribune détruite ».
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[19]
Cf. dans la rubrique [Sources], « Des assiettes antiparlementaires ? », quelques assiettes de faïence commentées par Maïté Bouyssy, p. 145-156.
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[20]
Cf. la rubrique [Sources], p. 142.
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[21]
NDLR : voir à ce propos le n° 14 de Parlement[s], « Violence des échanges en milieu parlementaire », dir. par Olivier Rozenberg et Pierre-Yves Baudot.
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[22]
Cf. « Un mois chez les députés », caricature de Jean Sennep reproduite en couverture (Le Rire, janvier 1931).