Notes
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[1]
Une première version de ce texte est parue en 1999 dans la revue Kreis, du Centre de recherches bretonnes et celtiques de l’Université de Brest (n° 10 sur « Les élites politiques et sociales en Bretagne », sous la direction de Christian Bougeard que nous remercions de nous avoir autorisé à le reprendre).
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[2]
La référence à l’œuvre « varoise » de Maurice Agulhon s’impose, en particulier La République au village, Paris, Plon, 1970.
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[3]
Pour une présentation synthétique, voir prioritairement « La France du Sud-Est » in Yves Lacoste dir., Géopolitique des régions françaises III, Paris, Fayard, 1986, pp. 829-852.
-
[4]
Clovis Hugues en 1881, puis Antide Boyer en 1886.
-
[5]
Sur les personnages qui relèvent du « mouvement ouvrier », on se reportera aux notices du « Maitron ».
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[6]
Parmi les rares études sur lui, le mémoire de maîtrise de Stéphane Cipriani, Une expérience socialiste face aux réalités municipales : Siméon Flaissières. Vie politique de 1886 à 1914, Université de Provence, 1993.
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[7]
L’un des travaux les plus perspicaces sur Defferre est la maîtrise de Jean-Yves Lambert, Gaston Defferre et la rénovation du socialisme. De Monsieur “X” à l’union de la gauche 1963-1973, Université de Provence, 1995. Sinon se reporter à la biographie de Georges Marion (Paris, Albin Michel, 1989) et aux souvenirs de Roger Colombani et Charles-Émile Loo, C’était Marseille d’abord, Paris, Robert Laffont, 1992.
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[8]
Créé en 1876, Le Petit Provençal est le quotidien régional de la gauche non communiste. Il est dirigé par Vincent Delpuech, maire de Peynier, village des Bouches-du-Rhône, sénateur radical avant la guerre et sous la IVe République, alors que Defferre lui a « pris » son journal à la Libération pour en faire Le Provençal, pivot d’un groupe de presse qui a dominé le paysage local jusqu’à il y a peu.
-
[9]
Pour illustrer cette greffe, voir la biographie de Virgile Barel que Dominique Olivesi a tirée de sa thèse (Nice, Serre, 1996) ou l’étude de Philippe Dubois et Magali Thomas, Une mairie communiste à La Seyne-sur-Mer : la municipalité Toussaint Merle 1947-1969, Université de Provence, maîtrise, 1996.
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[10]
Sur ce sujet, la maîtrise de Benjamin Fitoussi, L’Escartefiguisme ou le « paradoxe politique toulonnais » (1929–1940), Université de Provence, 2001.
-
[11]
Voir Frédéric Sawicki, Les Réseaux du parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997, pp. 274-275. Arreckx, PR-UDF, maire de Toulon depuis 1959, a été élu conseiller municipal en 1953 sur la liste « escartefiguiste ».
-
[12]
Voir Jacques Basso, Les Élections législatives dans le département des Alpes-Maritimes de 1860 à 1939. Eléments de sociologie électorale, Paris, Librairie générale de droit et jurisprudence, 1968.
-
[13]
Cf. les travaux d’Yves Rinaudo, notamment Les Vendanges de la République, Lyon, PUL, 1982.
-
[14]
Si le socialisme dans les Bouches-du-Rhône reste à analyser, le socialisme varois bénéficie des travaux de Jacques Girault, en particulier, Le Var rouge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, 860 p.
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[15]
Voir la maîtrise de Sandrine Jullien, L’Ascension politique de Fernand Bouisson, député des Bouches-du-Rhône, 1904-1927, Université de Provence, 1995.
-
[16]
Cette gestion aurait inspiré la pièce Topaze à Marcel Pagnol (1928).
-
[17]
Sur le clientélisme de Tasso, la thèse de Simon Kitson, The Marseille police in their context, from the Popular Front to the Liberation, Université du Sussex, 1995.
-
[18]
Maire du Muy, sénateur du Var.
-
[19]
Pour l’analyse des réseaux et pratiques defferristes, voir Philippe Sanmarco et Bernard Morel, Marseille, L’endroit du décor, Aix-en-Provence, Edisud, 1985, et Michel Péraldi et Michel Samson, Gouverner Marseille. Enquête sur les mondes politiques marseillais, Paris, La Découverte, 2005.
-
[20]
NDLR : référence à Simon Sabiani (1888-1956), député (1928-1936), passé du communisme au PPF puis à la collaboration, et dont les pratiques clientélistes furent particulièrement développées.
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[21]
Et même du socialisme « utopique » toulonnais.
-
[22]
Type du bandit social du XVIIIe siècle, le personnage, condamné à mort et exécuté à Aix en 1781, a donné matière à deux romans de Jean Aicard, écrits en 1918 et 1919. La veine est patriotique et le bandit est devenu « à la française »…
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[23]
Frédéric Sawicki, op. cit., p. 228.
-
[24]
Idem, p. 229.
-
[25]
NDLR. De Jacques Médecin (1928-1998), maire de Nice de 1966 à 1990.
1La Provence a été, pendant un peu plus d’un siècle, partie prenante du « Midi rouge ». On en connaît les fondements structurels, en particulier le terreau entretenu par une riche sociabilité, la prédominance, même dans les campagnes, d’un mode de vie de type « urbain » [2] et une large diffusion de la propriété [3]. Très tôt, la vie politique est clivée entre « Rouges » et « Blancs ». Pour les premiers, la République se confond avec la liberté d’individus égaux en dignité et celle des communes. Leurs adversaires, tenants de l’Ordre et de l’Église, sont attachés aux hiérarchies naturelles. Cette République, prônée par les “démoc-soc” de 1848, installée par les radicaux dans les années 1870-1880, a trouvé son expression la plus durable et la plus large dans le socialisme, dont les premiers élus apparaissent sur les listes radicales de la région de Marseille dans les années 1880 [4], puis font la conquête des villes : Marseille, Toulon, Draguignan, La Ciotat, etc., et des départements (Var, Bouches-du-Rhône). Ce cycle républicain « avancé », inauguré de façon spectaculaire avec l’insurrection de décembre 1851, se termine dans les années 1980, entre les élections de 1983-1986 et la disparition de Gaston Defferre. Cette domination appartient désormais au passé, même si les Bouches-du-Rhône et quelques zones de résistance en Provence intérieure en gardent les traces.
2Le titre de cette contribution souligne cette continuité, à deux niveaux, celui de la tendance politique et celui du type de pouvoir. Les deux maires de Marseille mis en avant sont les incarnations d’un socialisme pratique et municipal [5]. Siméon Flaissières, élu en 1892, est le premier maire socialiste de la ville (et d’une grande ville de France) [6]. Defferre, véritable « patron » du socialisme en Provence entre 1945 et 1986, est son dernier maire socialiste [7]. Ceci dit, Defferre n’est pas Flaissières ; ni les moments, ni les ambitions ne sont semblables, mais les deux représentent un type de pouvoir personnalisé, voire autocratique. Ils sont les archétypes de l’élu, gestionnaire populaire et maître d’un système que l’on peut qualifier de clientéliste, autour duquel gravite toute la vie politique. Ce monde de bourgeois plus ou moins grands, vivant plus pour la politique que de la politique, bénéficiant d’une autorité sociale, à l’échelon local, avant de conquérir la légitimité politique, marque la gauche urbaine en Provence jusqu’aux années récentes, avec, à ses côtés, pour le monde rural, les propriétaires agriculteurs et les fonctionnaires, qui ont pris, après la Libération, une place grandissante. Ajoutons que Flaissières et Defferre appartiennent aux professions indépendantes (le premier est médecin, le second avocat) et qu’ils sont issus des Cévennes protestantes. Cette origine, qui n’est significative que pour Marseille, renvoie sur le plan régional au poids des réseaux laïques en politique.
3Mais le socialisme n’est pas toute la gauche et Marseille n’est pas la Provence. Si son influence est réelle, elle est toujours contestée lorsqu’elle se transforme en pouvoir. Il faut tenir compte de l’extrême parcellisation d’un territoire vaste et peu homogène. Le radicalisme se maintient longtemps, en particulier dans le Vaucluse. Bien inséré dans les réseaux professionnels de la bourgeoisie et dans les campagnes, appuyé sur une presse quotidienne dominante jusqu’à la Libération [8], il fournit longtemps un contingent de maires et de conseillers généraux, même lorsque les législatives sont favorables aux socialistes. Quant aux villes populaires du littoral, à commencer par Marseille elle-même, elles fournissent aux communistes leurs principaux bastions après 1944 et jusque dans les années 1970 [9]. Rappelons enfin que la droite la plus traditionnelle n’est jamais absente. Réfractaire aux hétérodoxies démocrates chrétiennes ou gaullistes (ou bien les phagocytant), elle est rejointe aussi par des élus issus du courant « rouge », repoussés vers elle par les forces ou les générations qui les contestent sur leur gauche (dans le cas des radicaux ou des socialistes indépendants). Ainsi, le deuxième maire socialiste de Toulon, Marius Escartefigue, élu en 1904, est réélu à droite en 1928 et 1935 [10]. Et l’on pourrait évoquer ces conseillers généraux du Var, socialistes sous le règne d’Édouard Soldani, mais faisant allégeance à Maurice Arreckx qui prend la tête du Conseil général en 1985 [11]. Par ailleurs, tout au long de la période, les Alpes-Maritimes, surtout dans leur partie niçoise, manifestent leur singularité par un choix conservateur dominant, spécifique dans la mesure où il cultive le particularisme (à l’égard de Marseille autant que de Paris) et s’appuie à la fois sur la grande ville et sur l’arrière-pays exsangue, partagé en fiefs familiaux où seule l’usure des ans permet le renouvellement [12]. La contamination de l’arrondissement de Grasse par ce système, facilitée par la molle emprise d’un radicalisme très grand bourgeois, est précoce et l’on pourrait considérer que le retournement du Var dans les années 1970 résulte de cette extension du modèle sociopolitique azuréen.
4Cependant, c’est le socialisme, corps central de la tradition « rouge », qui a marqué l’histoire politique de la région.
Implantation et renouvellement
5L’entretien de la tradition « avancée » doit beaucoup à la transmission familiale, bien qu’elle soit difficile à mesurer, mais elle est étayée par divers réseaux, professionnels (le syndicalisme), associatifs (le mouvement laïc, etc.), et la franc-maçonnerie. Mais les élites politiques autochtones sont issues directement ou indirectement d’un milieu militant assez étroit. Le chef du socialisme varois d’après 1945, Édouard Soldani, fils d’immigrés italiens, s’est formé au contact de celui de son village natal et sous la tutelle bienveillante du maire socialiste. Les élus « parachutés » revendiquent cette tradition. Clemenceau, député, puis sénateur du Var, s’y est référé [13]. Mais Renaudel, contre lui, revendique le même ancrage et le relaiera en devenant le chef de file du socialisme varois.
6Plusieurs générations successives marquent le paysage politique. La première caractérise le passage du radicalisme au socialisme. Elle illustre la façon dont les élites dominantes sont renouvelées à partir de la critique des positions installées et des « vieux » par les plus jeunes, qui agissent par le biais d’organisations nouvelles, ou périphériques. De ce fait, la notion de génération, à la fois d’un point de vue biologique et d’un point de vue sociopolitique et culturel, scande les renouvellements politiques les plus significatifs.
7Le remplacement du radicalisme par le socialisme s’étale sur plusieurs décennies, surtout lorsque l’on descend aux niveaux les plus élémentaires. La conquête socialiste commence par les mandats législatifs et les villes, se diffuse ensuite, parfois très vite, dans les campagnes. Dans la pratique, il s’agit moins d’une rupture que d’une inflexion. Les radicaux ont, en quelque sorte, inventé le notable républicain. Le socialisme le fait émerger de milieux moins bourgeois, moyenne paysannerie (propriétaires) ou autres professions indépendantes, et parfois populaires (il est alors fonctionnaire). Mais l’ambiance idéologique et les attaches socioprofessionnelles sont finalement comparables. Flaissières est médecin comme nombre de notables radicaux, dont Clemenceau. Il est conseiller municipal radical avant d’être proche du Parti ouvrier. Le journaliste Ferrero, maire de Toulon, ou bien l’agriculteur Octave Vigne, le bien nommé (il est l’élu du Var viticole), viennent du radicalisme. Les élus socialistes sont soit des transfuges déçus par la « trahison » d’un courant compromis avec le pouvoir et n’incarnant plus le progrès et la justice, soit ils sont fils de radicaux. Même s’ils n’y adhèrent pas, ils traduisent le glissement de la franc-maçonnerie vers le socialisme. Idéalistes plus que doctrinaires, inscrivant leur politique municipale ou agricole dans la continuité modernisatrice de leurs prédécesseurs, mais avec une orientation de justice sociale, ils préconisent un socialisme pratique, si pratique d’ailleurs qu’ils se heurtent assez rapidement à plus socialistes qu’eux. Les uns et les autres sont plutôt du côté du Bloc des gauches, refusent l’idéologie et le sectarisme, répugnent à la discipline de parti et se tiennent souvent à l’écart de l’unité de 1905. Flaissières ou Boyer sont dans ce cas et Escartefigue, à Toulon, se refuse à rompre avec le clemencisme dispensateur de subventions.
8La génération conquérante est celle des remplaçants, mais elle reste marquée par les traits de la précédente. Elle n’en diffère guère que par son âge et sa participation à la naissance de la SFIO. C’est la génération de l’unité et aussi celle qui subit la guerre de 1914. C’est elle qui conquiert le pouvoir local à sa suite et assure au socialisme provençal une première phase d’apogée. Elle soutient Flaissières avant de s’en séparer à la fin des années 1920, puis reconquiert la mairie de Marseille en 1935 avec Henri Tasso, reprend celle de Toulon durant un mandat en 1919, s’assure celle d’Avignon avec Louis Gros, monopolise les conseils généraux du Var, des Bouches-du-Rhône, des Basses-Alpes, et commence à s’implanter solidement dans le Vaucluse. La SFIO est donc ici au pouvoir avant le Front populaire ou, plus exactement, sont au pouvoir des élus se réclamant de l’étiquette socialiste. Face à la droite et à la concurrence communiste – pour le moment cantonnée – chahuté par une conjoncture difficile (y compris en son sein), le socialisme est déjà ici le parti d’un « système » municipal et départemental. Pragmatique, préfiguration d’une sorte de démocratie idéale de petits possédants, autochtones, jaloux de leur autonomie, à la fois modernes et attachés à la tradition, il cherche à préserver le pouvoir conquis en entretenant divers réseaux : réseaux associatifs ruraux, en particulier agricoles, ou urbains, le syndicalisme fonctionnaire par exemple, réseaux laïques (la franc-maçonnerie est essentielle), et réseaux d’élus bien entendu.
9Deux hommes peuvent caractériser cette période : Pierre Renaudel et Fernand Bouisson. Le premier est un « parachuté », mais, comme Clemenceau, il est en symbiose avec le Var dont il est devenu le leader. Il y applique sa ligne d’alliance politique, il s’appuie sur les élus et ne fait guère d’efforts pour développer l’appareil partisan. Chef de file de la scission néo-socialiste en 1933, il entraîne donc une partie importante du socialisme varois rural ou semi-rural [14]. Le second est un fils d’industriel, jeune élu dynamique, devenu homme d’affaires. Il s’appuie sur la population ouvrière de La Ciotat, reconnaissante de sa protection et des contrats qu’il assure pour les chantiers navals [15]. Membre du cabinet Clemenceau à la fin de la guerre, il conduit à la victoire la liste socialiste dans les Bouches-du-Rhône en 1919 et 1924 et s’impose dans la reconstruction de la SFIO avant que ses pratiques, son affairisme, sa participation aux sommets de l’État (il préside la Chambre des députés à partir de 1927) ne l’éloignent du parti, qu’il quitte en 1934. Autant que Sabiani, chef d’un parti communiste marseillais autonome, élu du petit peuple corse, maître de la mairie au début des années 1930, Bouisson est l’exemple même du politicien opportuniste et populiste. Il contribue à la « mauvaise réputation » de Marseille. Mais les élus restés fidèles à la SFIO, les vainqueurs du Front populaire, ne permettent guère de redorer ce blason. Léon Bon, le président du Conseil général, a été trop lié au pouvoir municipal de Flaissières [16]. Tasso, le maire de 1935, hérite certes d’une situation difficile, mais fournit aussi un bel exemple de clientélisme [17]. Dans le Var, le président du Conseil général, Sénès, propriétaire viticulteur, est un notable trop installé pour incarner un renouvellement par rapport aux partisans de Renaudel [18]. Cette façon d’exercer le pouvoir, de le cumuler, et de s’y maintenir est l’une des raisons qui expliquent l’attraction relative du communisme, en particulier en milieu urbain et ouvrier.
Régénération et sclérose
10La génération de la Résistance représente une véritable rupture, même si quelques élus – dont Félix Gouin, conseiller général depuis 1911 et maire d’Istres depuis 1923 – font le lien entre l’avant et l’après. Les socialistes ont dominé la résistance non communiste, y compris dans les Alpes-Maritimes. Ces résistants assumaient souvent des mandats locaux mais, qu’ils animent les mouvements (les résistants socialistes) ou qu’ils s’emploient à reconstruire le parti (les socialistes résistants), ils rejettent l’essentiel de la vieille génération. On ne saurait comprendre l’influence de Defferre après guerre si l’on ignore le rôle majeur qu’il a joué dans cette régénération. Accompagné par Francis Leenhardt, son allié dans la création du Provençal, par Max Juvénal, chef des MUR de la région et quelques autres, il est, à la Libération, le chef de file du socialisme provençal qui a dû et doit résister aussi aux volontés conquérantes du PCF. Autour de lui, les hommes de cette génération contrôlent une grande part du pouvoir régional, après avoir éliminé ou marginalisé les anciens. Ils s’y maintiennent plus ou moins longtemps, mais souvent jusqu’aux années 1980. De véritables puissances locales émergent, députés et sénateurs, mais surtout présidents de conseils généraux, comme Soldani dans le Var (1956-1985), Jean Garcin dans le Vaucluse (1970-1990) ou Louis Philibert dans les Bouches-du-Rhône (1967-1990), compléments ruraux du pouvoir defferiste. En dépit du réveil de la droite, de l’activisme du PCF (longtemps majoritaire à Marseille) et des assauts gaullistes, forts de la légitimité résistante et d’un noyau électoral solide, ils se maintiennent au pouvoir en s’appuyant sur les mêmes réseaux que leurs prédécesseurs. Fils du peuple ou bourgeois, ils sont issus des mêmes milieux professionnels (professions libérales et notamment judiciaires, agriculteurs, négociants ou entrepreneurs, etc.), même si le poids des fonctionnaires s’accroît. Cultivant volontiers les racines populaires de leur autorité, ils ont souvent une revanche individuelle et sociale à prendre. Modernisateurs et traditionnels à la fois, méfiants vis-à-vis du pouvoir central surtout lorsqu’il devient gaulliste, anticommunistes et pragmatiques, contrôlant un parti qui n’existerait plus guère sans eux, ils sont les éléments-clés d’un système aux allures féodales, à la fois égalitaire (la confrérie des compagnons de combat, combat résistant ou luttes politiques ultérieures) et hiérarchisé. Defferre, maître de Marseille et de la presse locale, le seul qui ait acquis très tôt une stature nationale, distribue les responsabilités à ses vassaux. Ceux-ci ont leurs fiefs, quartiers de Marseille ou portions du territoire provençal. Ils entretiennent eux-mêmes des réseaux d’affidés, qui sont d’abord les élus, conseillers généraux et maires des bourgades semi-rurales, issus non pas de la vie militante, mais contrôlant des associations ou fabriqués par les divers réseaux. Le « système » Defferre fonctionne à Marseille comme dans les bastions socialistes de la région [19]. Il est plus conciliant vis-à-vis des élus de droite qui ne le remettent pas en cause qu’avec les représentants de l’État central avec lesquels les conflits sont récurrents sous la Ve République gaullienne et post-gaullienne. Il s’accommode bien d’élus aux relations floues avec la SFIO, apparentés ou formellement encartés. Le danger, outre les communistes et le pouvoir central, c’est un appareil partisan qui prendrait son autonomie. L’objectif est gestionnaire et redistributeur, l’idéologie plutôt travailliste et le modèle inspiré de l’Europe du Nord. C’est explicite lorsque Defferre tente l’aventure nationale dans les années 1960.
11Mais la permanence des hommes au pouvoir ne peut cacher l’érosion globale des positions de la gauche socialiste dans la région. Elle est limitée tant qu’elle apparaît comme garante d’une identité et d’un équilibre régional menacés par le pouvoir central. À partir du moment où la région se transforme de façon non maîtrisable par le pouvoir local, où elle est bouleversée dans sa démographie, comme dans sa société et son économie, à partir du moment aussi où la donne nationale change à gauche et à droite – à partir des années 1960 – le système de domination est remis en question. Mais il est une donnée supplémentaire : c’est la perte de la capacité interne de régénération du mouvement socialiste. Une partie de cette capacité lui a échappé, captée par le parti communiste dans un premier temps, puis par la « société civile » ensuite. La phase militante et partisane de la Libération et des débuts de la « guerre froide » s’est figée. L’intégration de forces nouvelles dans les années 1970 a été limitée à la fois par la faiblesse de la « nouvelle gauche » locale et par le caractère peu attractif de cette force installée depuis trop longtemps au pouvoir. La jeune génération qui aurait pu prendre la relève à l’intérieur du milieu politique était prisonnière du système en s’y étant coulée. Provenant en général des mêmes couches (le palais, mais aussi désormais la fonction publique, énarchie incluse), ses bases étaient étroites, sans commune mesure avec celles dont les générations précédentes avaient pu bénéficier. Elle ne jouissait ni de la même légitimité, ni des mêmes forces, surtout lorsqu’elle s’incarnait dans le CERES. Les velléités d’autonomie, de prise de distance, forcément traduites en enjeux de pouvoir, ont conduit à des échecs retentissants (Michel Pezet à Marseille). La dissolution du pouvoir socialiste local dans le Var et le Vaucluse, sa fragilisation dans les Alpes-de-Haute-Provence, puis dans les Bouches-du-Rhône, ont illustré cette incapacité à assurer le renouvellement.
Clientélisme méditerranéen ?
12En matière de stéréotypes, la barque provençale est richement dotée, plus que le Midi d’Outre-Rhône généralement considéré – en tout cas avant Georges Frêche – comme plus sérieux et plus austère. Les stéréotypes sont ici tout « méditerranéens ». La Provence tient déjà de l’Italie, de sa réputation aimable ou mauvaise selon les cas. Dans cette image, la corruption tient sa part, liée au pouvoir de chefs populistes entretenant leurs clientèles et peu regardants sur les méthodes. Le syndrome Sabiani [20] est venu revivifier les idées reçues, avant que, dans les années 1990, les affaires azuréennes et varoises, après les affaires marseillaises de la décennie précédente et avant celles d’aujourd’hui, ne leur redonnent de la vigueur. Les idées reçues ne sont pas forcément des idées fausses, mais la réalité est toujours plus compliquée.
13L’image du politicien démagogue, grand distributeur de promesses et de prébendes, et s’enivrant de paroles doit sans doute beaucoup à Alphonse Daudet, à l’image qu’il forge de la Provence à partir de Tartarin de Tarascon (1872). Il l’applique à la vie politique dans un roman, Numa Roumestan, publié en 1881. Mais Numa est un leader « blanc » ; il représente la greffe réussie de la démocratie élective sur la tradition conservatrice. Son clientélisme se fonde sur une hiérarchie acceptée, qui unit le bon peuple, un peu enfant, à ses élites. Ce système, c’est celui que la tradition niçoise entretient encore sous la République. Or c’est contre lui que les « Rouges » luttent. Leur système est un contre-système. Mais ni le radicalisme, ni le socialisme n’échappent à ses travers. Jean Aicard, autre écrivain consacré, mais de tradition républicaine [21], caricature, dans un roman publié en 1906 – Maurin des Maures – le politicien radical, un homme d’affaires, qui, de retour au pays après s’être enrichi dans les colonies, achète les électeurs, ce qui provoque l’indignation de son héros. Maurin représente le peuple libre, et même libertaire, républicain pour autant que la République respecte sa liberté. En portant à l’écran, en 1935, un autre roman d’Aicard, Gaspard de Besse [22], André Hugon fournit une autre représentation du politicien corrompu dans laquelle on peut, sans peine, reconnaître Fernand Bouisson.
14En fait, au-delà des clivages politiques, un archétype du politicien méridional s’est imposé, qui n’épargne personne, à l’exception des communistes. Le « système socialiste » s’inscrit dans le prolongement du radicalisme. En démocratisant le recrutement de l’élite, il a introduit une relation plus égalitaire entre l’élu et les électeurs, entre les élus et un chef de file qui appartient de plus en plus à leur univers. La notabilisation n’est pas donnée : elle est conquise même contre les notables en place ou ceux qui représentent l’État. L’élu est un égal ; il n’est pas un « Monsieur ». Le plus souvent, il « est produit par ses réseaux autant qu’il les manipule » [23]. En analysant l’une des expressions les plus accomplies de ce système, le « soldanisme », du nom du président du Conseil général du Var de 1956 à 1985 (par ailleurs sénateur maire de Draguignan et conseiller régional), Frédéric Sawicki insiste sur ce clientélisme particulier à base partisane, système de reconnaissance réciproque où « la relation n’est pas vécue comme une relation de dépendance personnelle » et où l’échange porte moins sur des biens matériels que sur des « biens politiques abstraits » [24]. Encore note-t-il, à juste titre, que les premiers prennent plus de place à partir du moment, surtout, où l’on peut vivre des mandats locaux et des avantages qui peuvent en découler. Peut-être sous-estime-t-il ce que la relation entre celui qui distribue les biens (subventions, travail, logement, etc.) et celui qui les reçoit a d’inégal. Il n’est qu’à voir la place des employés municipaux dans les structures partisanes pour le mesurer. Mais l’intérêt de cette analyse, qui confirme celle du « defferrisme », est de montrer surtout que le notable polarise la vie politique. En tout cas, les caractéristiques essentielles de l’héritage radical se retrouvent, avec ce poids fondamental des élus et la faiblesse de toute organisation partisane qui pourrait servir de contrepoids. Il n’existe pas d’appareil partisan autonome. Dans le Var comme à Marseille, la Fédération est contrôlée par les élus (qui éventuellement se la disputent), elle se confond avec eux et n’existe pas en dehors d’eux. On est loin de la SFIO des origines. Il est vrai que d’emblée les notables élus ont eu tendance à s’en tenir à l’écart. Beaucoup restent socialistes indépendants, républicains socialistes. Très souvent, leur adhésion n’intervient que pour consolider leur position. Dans leur commune, ils ne font pas grand chose pour donner vie au parti. Il en va de même après 1945. Les élus ont acquis la légitimité et le parti doit être à leur service. Leur réseau n’a pas forcément besoin de sa médiation. Ce type de notable, promu par la représentation d’un peuple dont il est issu, à qui il est attaché, qui s’en sert autant qu’il le sert, monopolise la parole et l’acte politiques. Le discours identitaire se partage entre rappel de la tradition – qui sert de bannière idéologique – et classique défense du particularisme local, menacé par les autres.
15Deux questions pour terminer : d’une part, ce « système » est-il propre à la gauche une fois qu’elle a accédé au pouvoir et s’y est installée ? Par rapport au clientélisme traditionnel, peu le distingue, sinon qu’il est à base politique, commence toujours par une phase militante, contestataire vis-à-vis du pouvoir en place et des anciens, avant de se couler à son tour dans le moule. De ce fait, ce système fonctionne au début sur un autre mode que le clientélisme traditionnel, qui est attachement apolitique à un homme et une famille, qui est aussi respect de la hiérarchie naturelle et reconnaissance d’une autorité sociale préalable, avec tendance dynastique. Mais il perd vite ces caractéristiques. Personnalisation du pouvoir et autocratisme, cumul des mandats, professionnalisation et pérennisation des responsabilités aux mains des mêmes, vieillissement, tendance à la dévolution dynastique, distribution des responsabilités entre fidèles, paternalisme et populisme, fluidité des étiquettes et faiblesse des organisations qui ne sont jamais « de masse », tendance à s’appuyer sur l’arrière-pays rural et à privilégier les relations affectives sont autant de traits qui caractérisent finalement le socialisme local au pouvoir. Mais, à ce stade, rien, en tant que mécanisme de conservation du pouvoir, ne le distingue plus de la droite, que ce soit « le médecinisme » [25] dans les Alpes-Maritimes ou le « système » Arreckx dans le Var reconquis sur la gauche, dont on a d’ailleurs vu qu’il avait bénéficié d’une partie de l’encadrement politique antérieur.
16La deuxième question est de savoir si ce système est « méditerranéen ». Greffée sur des stéréotypes bien connus et anciens, la tentation est forte d’en faire une caractéristique de sociétés du « Sud ». Les scandales de la décennie 1990 – l’affaire Jacques Médecin, le séisme politique qui a suivi l’assassinat de Yann Piat, députée du Var, transfuge du Front national passée à droite, avec la chute et les condamnations de Maurice Arreckx, président du Conseil général et prétendu « parrain » du Var – n’ont fait que raviver l’idée que, décidément, rien n’est jamais ici comme ailleurs, tout comme les remous qui secouent de façon répétée la Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône. Ce serait, à nos yeux, une interprétation essentialiste très contestable, d’autant plus contestable que nombre d’acteurs de ces affaires ne sont que des « méditerranéens » récents. Il est des facteurs locaux – économiques et sociaux – qui y contribuent sans qu’il soit nécessaire de recourir à une « culture ». Il est sans doute aussi une relation aux pouvoirs centraux qui, aux divers niveaux, accentue les phénomènes de dépendances. Il est peut-être aussi une sociologie politique à interroger. Voilà sans aucun doute un chantier à ouvrir ou à rouvrir dans une perspective comparatiste. Car le « Sud » nous paraît avoir bon dos, si l’on en juge par les affaires parisiennes de la dernière décennie ou celles qui ont secoué quelques élus de régions voisines et peu méditerranéennes.
Mots-clés éditeurs : midi rouge, defferre, pratiques politiques, var, flaissières
Date de mise en ligne : 21/11/2011
https://doi.org/10.3917/parl.hs07.0042Notes
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Une première version de ce texte est parue en 1999 dans la revue Kreis, du Centre de recherches bretonnes et celtiques de l’Université de Brest (n° 10 sur « Les élites politiques et sociales en Bretagne », sous la direction de Christian Bougeard que nous remercions de nous avoir autorisé à le reprendre).
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La référence à l’œuvre « varoise » de Maurice Agulhon s’impose, en particulier La République au village, Paris, Plon, 1970.
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[3]
Pour une présentation synthétique, voir prioritairement « La France du Sud-Est » in Yves Lacoste dir., Géopolitique des régions françaises III, Paris, Fayard, 1986, pp. 829-852.
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[4]
Clovis Hugues en 1881, puis Antide Boyer en 1886.
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[5]
Sur les personnages qui relèvent du « mouvement ouvrier », on se reportera aux notices du « Maitron ».
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[6]
Parmi les rares études sur lui, le mémoire de maîtrise de Stéphane Cipriani, Une expérience socialiste face aux réalités municipales : Siméon Flaissières. Vie politique de 1886 à 1914, Université de Provence, 1993.
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[7]
L’un des travaux les plus perspicaces sur Defferre est la maîtrise de Jean-Yves Lambert, Gaston Defferre et la rénovation du socialisme. De Monsieur “X” à l’union de la gauche 1963-1973, Université de Provence, 1995. Sinon se reporter à la biographie de Georges Marion (Paris, Albin Michel, 1989) et aux souvenirs de Roger Colombani et Charles-Émile Loo, C’était Marseille d’abord, Paris, Robert Laffont, 1992.
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[8]
Créé en 1876, Le Petit Provençal est le quotidien régional de la gauche non communiste. Il est dirigé par Vincent Delpuech, maire de Peynier, village des Bouches-du-Rhône, sénateur radical avant la guerre et sous la IVe République, alors que Defferre lui a « pris » son journal à la Libération pour en faire Le Provençal, pivot d’un groupe de presse qui a dominé le paysage local jusqu’à il y a peu.
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[9]
Pour illustrer cette greffe, voir la biographie de Virgile Barel que Dominique Olivesi a tirée de sa thèse (Nice, Serre, 1996) ou l’étude de Philippe Dubois et Magali Thomas, Une mairie communiste à La Seyne-sur-Mer : la municipalité Toussaint Merle 1947-1969, Université de Provence, maîtrise, 1996.
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[10]
Sur ce sujet, la maîtrise de Benjamin Fitoussi, L’Escartefiguisme ou le « paradoxe politique toulonnais » (1929–1940), Université de Provence, 2001.
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[11]
Voir Frédéric Sawicki, Les Réseaux du parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997, pp. 274-275. Arreckx, PR-UDF, maire de Toulon depuis 1959, a été élu conseiller municipal en 1953 sur la liste « escartefiguiste ».
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[12]
Voir Jacques Basso, Les Élections législatives dans le département des Alpes-Maritimes de 1860 à 1939. Eléments de sociologie électorale, Paris, Librairie générale de droit et jurisprudence, 1968.
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[13]
Cf. les travaux d’Yves Rinaudo, notamment Les Vendanges de la République, Lyon, PUL, 1982.
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[14]
Si le socialisme dans les Bouches-du-Rhône reste à analyser, le socialisme varois bénéficie des travaux de Jacques Girault, en particulier, Le Var rouge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, 860 p.
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[15]
Voir la maîtrise de Sandrine Jullien, L’Ascension politique de Fernand Bouisson, député des Bouches-du-Rhône, 1904-1927, Université de Provence, 1995.
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[16]
Cette gestion aurait inspiré la pièce Topaze à Marcel Pagnol (1928).
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[17]
Sur le clientélisme de Tasso, la thèse de Simon Kitson, The Marseille police in their context, from the Popular Front to the Liberation, Université du Sussex, 1995.
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[18]
Maire du Muy, sénateur du Var.
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[19]
Pour l’analyse des réseaux et pratiques defferristes, voir Philippe Sanmarco et Bernard Morel, Marseille, L’endroit du décor, Aix-en-Provence, Edisud, 1985, et Michel Péraldi et Michel Samson, Gouverner Marseille. Enquête sur les mondes politiques marseillais, Paris, La Découverte, 2005.
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[20]
NDLR : référence à Simon Sabiani (1888-1956), député (1928-1936), passé du communisme au PPF puis à la collaboration, et dont les pratiques clientélistes furent particulièrement développées.
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[21]
Et même du socialisme « utopique » toulonnais.
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[22]
Type du bandit social du XVIIIe siècle, le personnage, condamné à mort et exécuté à Aix en 1781, a donné matière à deux romans de Jean Aicard, écrits en 1918 et 1919. La veine est patriotique et le bandit est devenu « à la française »…
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[23]
Frédéric Sawicki, op. cit., p. 228.
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[24]
Idem, p. 229.
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[25]
NDLR. De Jacques Médecin (1928-1998), maire de Nice de 1966 à 1990.