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Article de revue

Les stratégies des légitimistes sous le Second Empire ou le triomphe de l'irrésolution

Pages 116 à 131

Notes

  • [1]
    Hugues de Changy, Le mouvement légitimiste sous la monarchie de Juillet (1833-1848), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, 420 p., notamment les chapitres 6, 8, 11 et 12.
  • [2]
    Alfred de Falloux est ministre de l’Instruction Publique du 20 décembre 1848 au 14 septembre 1849.
  • [3]
    Cf. à ce sujet les Mémoires d’un royaliste de Falloux, Paris, Perrin, 1888, vol. 2, chap. 17, pp. 72-73. Évoquant l’épisode de la révision constitutionnelle en 1851, Falloux écrit : « M. Thiers nous donna, durant toute cette période de la révision, le spectacle du langage le plus amical couvrant l’action la plus agressive et la plus passionnée ».
  • [4]
    Cf. Éric Anceau, Napoléon III, un Saint-Simon à cheval, Paris, Tallandier, 2008, 2e époque, chap. VI, p. 201.
  • [5]
    Il s’agit d’Audren de Kerdrel (Ille-et-Vilaine), Bouhier de l’Écluse (Vendée), Calvière (Gard), Durfort de Civrac (Maine-et-Loire) et Wendel (Moselle). Noter par ailleurs que Crussol d’Uzès (Haute-Marne) et Ravinel (Vosges) sont d’anciens légitimistes, passés dès avant 1848 dans la mouvance des conservateurs orléanistes. Pour de plus amples renseignements biographiques, on consultera en priorité Éric Anceau, Dictionnaire des députés du Second Empire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, 421 p.
  • [6]
    Sur ce sujet, cf. notamment Louis Girard, Antoine Prost, Rémi Gossez, Les Conseillers généraux en 1870 : étude statistique d’un personnel politique, Paris, PUF, 1967, 271 p., ou pour un exemple local, Michel Bélanger, La Charente sous le Second Empire, vue par ses conseillers généraux : pouvoir local et régime autoritaire, Soyaux, impr. Y. Aubrée, 1974, 177 p., d’après thèse IEP Bordeaux, 1973.
  • [7]
    Celles-ci sont organisées en application de la loi du 7 juillet 1852.
  • [8]
    Cette activité de contrôle des élus donne lieu à la rédaction d’un répertoire classé par départements, conservé aux Archives nationales, carton F1bI 229/1, dans le cahier intitulé « notes sur les élections aux conseils généraux des départements. Août 1852 ». La présente analyse est entièrement fondée sur l’exploitation de ce répertoire.
  • [9]
    Il s’agit là d’un héritage de choix électoraux antérieurs, plusieurs fois réitérés pendant le premier XIXe siècle. Cf. pour la Restauration Noëlle Dauphin, La Chambre des députés et l’opinion publique août 1815-avril 1816, thèse histoire, Paris-X, 1975 ; et notre thèse L’Impossible unité : la droite française sous la Restauration (1814-1830), 2007, chap. 3 « Géographie électorale de la droite : les spécificités de la Restauration », pp. 179-274. Pour la Monarchie de Juillet, cf. les cartes et tableaux dans Hugues de Changy, op. cit, pp. 109-110, 129-130, 193-195, 287-288 et 299-301.
  • [10]
    Archives nationales, F1bI 229/1, cahier évoqué supra, département de l’Aveyron.
  • [11]
    Archives nationales, 223 AP 12, archives privées de Berryer relatives aux élections de 1863, « protestations des candidats du parti de l’Ordre contre les candidats officiels ».
  • [12]
    Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, Paris, Plon-Nourrit, 1894-1904, vol. 4, livre XXIV, chap. 5, p. 180.
  • [13]
    Sur ce sujet, cf. Marc René de Belleval, Souvenirs de ma jeunesse, Paris, Émile Lechevallier, 1895, chap. V, pp. 185-186. La Revue contemporaine a été créée par le père de ce mémorialiste.
  • [14]
    Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, vol. 4, livre XXIV, chap. 5, p. 190.
  • [15]
    La participation légitimiste à ces négociations semble débuter sérieusement le vendredi 20 mars 1863. Cf. la Correspondance d’Alfred de Falloux avec Augustin Cochin (1854-1872), établie et annotée par Jean-Louis Ormières, Paris, Honoré Champion, 2003, lettre 121, pp. 172-173.
  • [16]
    Cf. Hugues de Changy, Le mouvement légitimiste sous la monarchie de Juillet (1833-1848), chap. 11-12, et notamment pp. 258-288.
  • [17]
    Hugues de Changy, op. cit., chap. 2, pp. 45-60, et chap. 12, pp. 279-282.
  • [18]
    Sur la participation légitimiste à cette coalition victorieuse de 1839, cf. Hugues de Changy, op. cit., chap. 6, pp. 121-130.
  • [19]
    Sur ce scrutin de 1827, cf. l’étude de Kerman Shent, The Election of 1827 in France, Cambridge [Massachusetts], Harvard University Press, 1975, XI-225 p. ; Patrick Higonnet, « La composition de la Chambre des députés de 1827 à 1831 », Revue historique, 1968, n°239, pp. 351-379 ; et pour une analyse plus générale, Emmanuel de Waresquiel et Benoît Yvert, Histoire de la Restauration 1814-1830 : naissance de la France moderne, Paris, Perrin, 1996, chap. 8, pp. 394-400.
  • [20]
    Éric Anceau, Napoléon III, 3e époque, chap. IX, p. 292.
  • [21]
    Pour cerner la psychologie du comte de Chambord, voir en priorité Jean-Paul Bled, Les Lys en exil ou la seconde mort de l’Ancien régime, Paris, Fayard, 1992, 346 p. ; cf. sinon les nombreuses monographies consacrées au prince, par exemple Jean-François Chiappe, Le comte de Chambord et son mystère, Paris, Perrin, 1990, 350 p. ; Daniel de Montplaisir, Le comte de Chambord, dernier roi de France, Paris, Perrin, 2008, 748 p.
  • [22]
    Lors d’une sorte de « journée des dupes » du légitimisme où le comte de Chambord multiplie les embrassades au vieux tribun, pour annoncer finalement quelques jours après que sa position demeure inchangée : sur cet épisode, cf. Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, vol. 4, livre XXIV, chap. V, pp. 191-192.
  • [23]
    Cf. Charles de Rémusat, Mémoires de ma vie, publ. Charles-Hippolyte Pouthas, Paris, Plon, 1967, vol. V, pp. 160-161.
  • [24]
    Campaigno recueille 17 536 voix, Rémusat 9488, le candidat démocrate 4072.
  • [25]
    Les séquelles de cette « trahison » de Falloux expliquent en large partie son échec trois ans plus tard, dans la même circonscription, où il se présenta cette fois en personne. Cf. à ce sujet Correspondance d’Alfred de Falloux avec Augustin Cochin (1854-1872), lettre 125, p. 178, note 6 rédigée par Jean-Louis Ormières.
  • [26]
    Correspondance d’Alfred de Falloux avec Augustin Cochin (1854-1872), lettre 121 déjà citée, p. 172.
  • [27]
    Correspondance d’Alfred de Falloux avec Augustin Cochin (1854-1872), lettre 123, p. 176, et surtout lettre 125, p. 178.
  • [28]
    Cf. Archives nationales, 223 AP 12, archives privées de Berryer relatives aux élections de 1863, comportant la correspondance échangée entre Berryer et les candidats à cette occasion.
  • [29]
    Cf. Charles de Lacombe, Vie de Berryer, Paris, Firmin-Didot, 1895, vol. 3.
  • [30]
    Le fameux discours du 11 janvier 1864 sur les « libertés nécessaires » constitue une illustration magistrale de cette vigueur oratoire de Thiers. Cf. Éric Anceau, Les Grands discours parlementaires du XIXe siècle, de Benjamin Constant à Adolphe Thiers, Paris, A. Colin, 2005, pp. 299-304.
  • [31]
    Charles Chesnelong, Les Derniers jours de l’Empire et le gouvernement de M. Thiers, Paris, Perrin, 2e édition, 1932, chap. 1er, §5, p. 21.
  • [32]
    Cf. l’analyse qu’en donne Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1er supplément paru en 1878, p. 308, colonne 4, notice « Alphonse Baudin ».
  • [33]
    Cf. Edmond Biré, Mes souvenirs (1846-1870), Paris, Jules Lamarre, 1908, chap. 13, pp. 346-350.
  • [34]
    Cf. Hugues de Changy, op. cit., chap. 4, pp. 86-90.
  • [35]
    Cf. Edmond Biré, Mes souvenirs (1846-1870), chap. 13, pp. 352-357.
  • [36]
    Cf. Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, vol. 5, livre XXXV, chap. 9, p. 476.
  • [37]
    Éric Anceau, Napoléon III, 4e époque, chap. XIV, p. 489.

1Depuis la Révolution de Juillet 1830, la droite “par excellence” qu’est la mouvance légitimiste rêve d’une reconquête du pouvoir. Toutefois, avec un cens fixé à 200 francs, puis avec l’instauration du suffrage universel en 1848, il est devenu clair que son retour aux responsabilités par la voie parlementaire s’avère étroitement dépendant de la mise en place d’une complexe stratégie d’alliance avec certains de ses concurrents. Faut-il bâtir, sur le modèle tory, une alliance de proximité droitière avec les orléanistes conservateurs ou avec les défenseurs du catholicisme ? Faut-il au contraire s’essayer à une alliance de revers, plus populiste, avec une partie des démocrates républicains ? Sous la Monarchie de Juillet, ces divers chemins possibles n’ont cessé de diviser le « mouvement légitimiste » [1]. Pendant la Seconde République, l’entente avec les orléanistes, apparemment la plus prometteuse, a été privilégiée au sein d’un « parti de l’Ordre », ce qui a permis de récupérer, après dix-huit ans d’attente, un maroquin ministériel, attribué à Falloux [2] : mais les manœuvres des alliés, de Thiers en particulier, ont laissé un désagréable sentiment de duperie [3].

2Beaucoup, jugeant le triomphe de la cause décidément trop incertain, ont préféré abjurer leur foi bourbonienne et se rallier au régime du moment : loin de tarir le flot des déserteurs, l’instauration du Second Empire, sous le double sceau de l’autoritarisme policier et du paternalisme clérical, exerce une attraction non négligeable sur maints royalistes. Au même moment, le comte de Chambord et ses proches continuent à rêver d’un coup du destin, d’un événement opportun qui rendrait le sceptre à son détenteur légitime ; dans l’attente de pouvoir saisir ce kairos contre-révolutionnaire, la conclusion d’alliances douteuses ou même la simple participation aux institutions légales leur apparaissent au mieux comme inutiles, au pire comme contre-productives : consigne est donc donnée de s’abstenir.

3Si la première décennie du régime consacre cette politique du quant-à-soi (I), les élections de 1863 font sauter partiellement ce carcan et ébauchent la participation des légitimistes à une très large coalition, qui n’est pas, cependant, entièrement inédite (II) ; cette stratégie audacieuse continue néanmoins à se heurter à d’innombrables frilosités, ce qui explique son quasi-abandon en fin de période (III).

La première décennie de l’Empire : la disparition apparente des légitimistes

4Après une participation extrêmement active à la vie politique nationale entre 1848 et 1851, le coup d’État du 2 décembre 1851 donne le signal pour les légitimistes d’une longue période d’abstention électorale et de retrait du champ public, dictés par le comte de Chambord sans même attendre le rétablissement officiel du Second Empire.

5Une disparition de l’hémicycle. Ces consignes abstentionnistes pèsent déjà incontestablement sur le scrutin législatif des 29 février et 1er mars 1852 [4], tandis que la réelle popularité de Louis-Napoléon dans les milieux ruraux et conservateurs fait le reste. Ces deux facteurs conjugués provoquent une quasi-disparition des partisans d’Henri V au sein de la chambre élective, avec seulement cinq élus légitimistes [5]. Deux remarques en forme de nuance s’imposent néanmoins.

6Lors de ce scrutin, il faut noter qu’en raison du climat de proscription consécutif au coup d’État, l’abstention et le renoncement aux candidatures touchent dans des proportions voisines les autres grands courants politiques anti-bonapartistes, orléaniste et républicain. Pour l’heure, la tactique ordonnée par le comte de Chambord n’apparaît donc ni spectaculaire ni particulièrement originale, mais simplement adaptée avec bon sens aux circonstances.

7L’existence même de députés légitimistes indique que, déjà à cette époque, les consignes du Prétendant ne sont pas considérées comme des paroles d’évangile par tous ses partisans, loin s’en faut. Paradoxalement, comme le souligne l’implantation des cinq élus, ce sont dans les bastions du légitimisme (Bretagne, Vendée, Anjou, Languedoc) qu’Henri V a le plus de mal à être obéi de ses fidèles : le retrait du combat électoral y est d’autant plus difficilement accepté que les chances de succès y apparaissent élevées. En outre, le plein soutien accordé par les autorités bonapartistes à deux des cinq élus bourboniens – Calvière et Wendel – confirme l’existence de plusieurs degrés de légitimisme : certains, sans renier leurs convictions, sont prêts à des accommodements plus ou moins poussés avec le vainqueur du jour. La proclamation officielle du Second Empire amène toutefois la majorité de ces quelques élus à se conformer à la règle du retrait édictée par leur chef spirituel : c’est ainsi qu’Audren de Kerdrel et Charles de Calvière, puis Bouhier de l’Écluse, se démettent de leurs mandats – dès novembre 1852 pour les deux premiers, en mars 1853 pour le troisième – de manière à ne pas cautionner le rétablissement de l’Empire.

8La mandature s’achève donc, entre 1853 et 1857, avec seulement deux élus légitimistes dans l’hémicycle. Lors des nouvelles élections générales des 21-22 juin 1857, ces deux derniers récalcitrants se représentent, preuve d’une indépendance maintenue à l’égard des voix autorisées du légitimisme. Mais Durfort de Civrac est battu par le candidat officiel Las Cases. Seul le magnat industriel Alexis Charles de Wendel continue à siéger dans la nouvelle mandature 1857-1863 ; et encore, en continuant à camoufler sa sensibilité légitimiste derrière un ralliement de façade au régime impérial, tempéré d’un peu d’indépendance.

9Durant la première décennie du Second Empire, la représentation parlementaire du légitimisme est donc doublement nulle, ou quasi-nulle. Nulle d’abord, parce que les effectifs sont proches de zéro, compris entre un et deux : mais, à cet égard, la fin du régime ne marquera pas d’inflexion, faute d’un décollage significatif du nombre d’élus royalistes au Corps législatif en 1863 ou en 1869. Nulle aussi et surtout, parce que la visibilité légitimiste est moindre encore : jusqu’en 1863, le jeu électoral et parlementaire est tellement étouffé qu’aucun des quelques élus favorables à Henri V n’a l’occasion (ni d’ailleurs probablement l’envie) de se faire le porte-voix du combat royaliste, ni dans l’hémicycle, ni même lors du scrutin. L’ouverture partielle du régime au début des années 1860, puis surtout l’élection de Berryer en 1863 modifient ensuite quelque peu la donne.

10Mais, sans attendre cette renaissance partielle, le maintien des positions légitimistes dans certaines collectivités, notamment au sein des conseils généraux, préserve une relative visibilité locale à cette mouvance, permettant de semer pour l’avenir.

11Le maintien des positions légitimistes dans les conseils généraux : l’exemple des élections d’août 1852. L’étude approfondie de la composition des conseils généraux dépassant à l’évidence le cadre de cet article [6], on se bornera ici à une simple comparaison, en début de période, entre la représentation parlementaire des légitimistes que l’on a déjà décrite, et celle qui s’observe dans les conseils généraux après les élections d’août 1852 [7], quelques mois à peine avant l’instauration officielle du Second Empire.

12Observant et contrôlant de près le processus électoral, l’administration bonapartiste répertorie tous les élus des conseils généraux, qu’ils soient sortants ou nouvellement élus. Lorsque l’opinion de tel ou tel s’écarte un tant soit peu de l’orthodoxie bonapartiste requise (le fait est assez rare), elle l’identifie avec la plus grande précision possible [8]. C’est ainsi que les pouvoirs publics dénombrent quelque 84 légitimistes dans l’ensemble des conseils généraux, qu’ils répartissent en trois sous-catégories : les « légitimistes » proprement dits (42 membres), les « légitimistes modérés » (17 membres), et les « légitimistes ralliés » (25 membres), qui correspondent très précisément au degré de rapprochement réel ou escompté des uns et des autres à l’égard de l’administration napoléonienne.

13S’agissant de la première catégorie, celle-ci a même pris soin de distinguer, dans le Finistère, deux « légitimistes purs », Chauveau de Kernaëret et de Kermenguy, encore plus viscéralement hostiles que les autres à Louis-Napoléon et à ses séides ; sans réelle surprise, la Mayenne, la Vendée et le Finistère constituent à cette époque les trois principaux bastions de ce légitimisme électoral, avec respectivement 8, 9 et 13 élus. Dans le Finistère, cas unique, le parti légitimiste est d’ailleurs resté tellement structuré au plan local que l’administration croit utile d’identifier parmi les membres du conseil général un « trésorier du parti », Mallezac, et même un « chef du parti », Du Porzic.

14D’autres départements, comme les Côtes-du-Nord, le Nord, la Sarthe, ou encore les départements rhodaniens de la Loire et de l’Ardèche, conservent eux aussi une représentation légitimiste significative dans les conseils généraux [9], mais celle-ci s’y révèle beaucoup plus accommodante ou même disposée au ralliement que dans les trois départements les plus militants de l’Ouest.

15À l’exception notable du Tarn et de l’Hérault, les départements languedociens ou provençaux, autres bastions traditionnels du légitimisme, ne comportent plus quant à eux d’élu de cette tendance, à en croire le dénombrement officiel : soit que les élus et électeurs royalistes aient obéi plus scrupuleusement qu’ailleurs au comte de Chambord, en se gardant de participer au processus électoral ; soit au contraire que la capacité de séduction du régime bonapartiste ait ici davantage pesé, au point que maints élus issus du légitimisme ne soient même plus identifiés comme tels par l’administration, fût-ce comme « ralliés ». C’est ainsi que le maire de Montpellier Victor de Bonald, petit-fils du célèbre philosophe contre-révolutionnaire, n’est pas distingué pour l’instant des bonapartistes de stricte obédience lors de son élection au conseil général de l’Aveyron [10] ; onze ans plus tard pourtant, il se présente aux législatives de 1863 comme légitimiste modéré contre le candidat officiel Calvet-Rogniat [11]. Ce cas emblématique indique une probable minoration numérique, dans ces départements méridionaux, des élus légitimistes ralliés au régime napoléonien ; la perspective d’une restauration du comte de Chambord s’étant brusquement éloignée à partir du 2 décembre 1851, le positionnement stratégique des uns et des autres apparaît flou, variable, et sans impact politique immédiat.

16En définitive, dans les années 1850, les légitimistes maintiennent leur présence dans certaines collectivités locales, davantage qu’ils n’ont pu le faire au Corps législatif. Mais face à un régime autoritaire encore peu contesté, l’existence légitimiste se fait principalement sur le mode de la discrétion, sans revendication identitaire marquée : car, selon la formule de Pierre de La Gorce, en 1857 encore, pour l’ensemble des opposants, « le silence semblait la première des habiletés comme des vertus » [12]. Tout change bien sûr au début des années 1860, à la faveur de nouvelles circonstances.

Le scrutin de 1863 : la difficile insertion des légitimistes dans une large coalition des opposants

17La brusque animation de la vie politique à l’orée des élections législatives de mai-juin 1863 incite les légitimistes à participer au mouvement général, en même temps qu’elle les oblige, non sans mal, à définir une stratégie commune. Si le contexte est favorable, les difficultés, innombrables, surgissent de toutes parts.

18Un contexte favorable à la reprise d’un dialogue politique avec des « alliés ». Certains, parmi les légitimistes, brûlaient d’en découdre, mais globalement, l’apathie convenait jusque-là au plus grand nombre. De tous les partis d’opposition, le mouvement légitimiste était à coup sûr celui qui était le moins soumis aux persécutions diverses du régime policier, à mille lieues des vexations permanentes infligées aux républicains notamment. Mieux, il bénéficiait du regard relativement positif porté par le pouvoir impérial sur la Restauration, contrastant avec les piques acerbes périodiquement décochées contre la Monarchie de Juillet. Néanmoins, au tournant de la décennie, les désillusions des catholiques à l’égard de la politique bonapartiste (en Italie notamment) amènent la mouvance bourbonienne à envisager progressivement une visibilité politique plus active, à l’instar des autres courants, puis un regroupement des énergies avec certains alliés.

19Les premières manœuvres des légitimistes tendent du reste moins à se positionner frontalement contre le bonapartisme qu’en rivalité feutrée avec les cousins orléanistes, ce qui peut sembler paradoxal, si l’on considère aussi bien le passé (le parti de l’Ordre) que l’avenir (l’Union libérale) : mais en matière politique, « l’Union » n’est-elle pas toujours avant tout un combat ? L’objectif prioritaire est donc de ramener vers soi la mouvance catholique déçue par Napoléon III, en l’empêchant de tomber dans le giron exclusif de la branche royale cadette, grâce à un rapprochement tripartite où les légitimistes resteraient maîtres du jeu. Ainsi, dès 1859, la création de La Revue contemporaine par le marquis de Belleval est conçue comme un premier point de contact intellectuel, destiné à réchauffer les relations entre les catholiques et les royalistes des deux branches, dans un esprit certes « fusionniste » mais sous contrôle légitimiste. Ce faisant, Belleval espère concurrencer la prestigieuse Revue des Deux-Mondes, orléaniste et volontiers anti-cléricale [13].

20Vers la constitution d’une alliance exceptionnellement large et en partie inédite. Dans les années qui suivent, même des légitimistes modérés comme Falloux, très favorables au fond à la fusion avec les orléanistes, ne se privent pas de faire valoir un état d’esprit similaire auprès du comte de Chambord et de ses proches, pour tenter d’arracher l’autorisation princière de s’engager franchement dans l’arène électorale [14].

21Toutefois, à mesure qu’on se rapproche de l’échéance du 31 mai 1863, les audaces affichées dans la composition des alliances sont de plus en plus grandes. Car l’objectif est de montrer sa force, sinon d’emporter la victoire, ce qui implique de ne plus être trop scrupuleux dans le choix des alliés ou dans les conditions qu’on leur soumet.

22Par conséquent, le rapprochement naturel des légitimistes avec les catholiques militants s’élargit d’abord à une coalition assumée avec les vieux rivaux orléanistes, de toutes sensibilités, des plus conservateurs aux plus libéraux. Même si les réticences et les arrière-pensées subsistent, le dynamisme incontestable de ces « cousins » rend leur appui indispensable pour toute stratégie électorale d’envergure au niveau national.

23Mieux, dans les deux derniers mois avant le scrutin, les plus influents responsables de la fraction conciliante du légitimisme, Berryer et Falloux bien sûr, mais aussi Larcy et Benoist d’Azy, acceptent, après mûre réflexion, de se joindre aux orléanistes pour participer aux intenses tractations menées avec le « comité Carnot », fraction modérée de la gauche républicaine [15]. En dépit du caractère inabouti de ces discussions et de leur effet finalement limité sur le plan local, il n’en reste pas moins que les principaux leaders du légitimisme français ont donc prêté la main, le temps d’un scrutin, à la vaste « Union libérale » prônée depuis 1860 par Prévost-Paradol, visant à rassembler les divers opposants de gauche et de droite au Second Empire.

24L’alliance ainsi nouée, ou plus exactement ébauchée, est à coup sûr exceptionnellement hétéroclite, mais son originalité ne doit pas être surévaluée. Car, par le passé, des accords ont déjà uni les légitimistes aux autres alliés de 1863, au moins si on les considère séparément. En premier lieu, au terme d’un laborieux processus de rapprochement en 1844-1845, un pacte électoral a été constitué avec le « parti catholique » de Montalembert et de ses amis pour les élections législatives d’août 1846 [16]. En second lieu, l’alliance de type tory avec la fraction conservatrice des orléanistes s’esquisse en 1836-1837 et en 1841-1842, puis se concrétise pleinement en 1848-1849 au début de la seconde République (en s’élargissant du reste à l’ensemble des orléanistes), avant d’achopper à nouveau, sous le double effet des rivalités mutuelles et des divisions stratégiques. Enfin, sous l’autorité principale de Berryer, des coalitions de revers entre droite légitimiste et gauches dynastique et républicaine sont mises en place dans le midi de la France dès le scrutin législatif de juin 1834, avant de connaître un délitement progressif, achevé en 1846 [17].

25La conjonction de ces diverses alliances en coalitions « attrape-tout » est nettement plus rare ; il existe malgré tout un ou deux précédents. En particulier, la coalition très large organisée lors des élections de mars 1839 contre le gouvernement Molé, à laquelle les légitimistes s’associent, préfigure à bien des égards la grande alliance de 1863 – le succès en plus [18]. Avant même la révolution de Juillet et donc antérieurement à la formation du légitimisme proprement dit, le conglomérat très hétéroclite dressé contre le gouvernement Villèle en novembre 1827 est une première ébauche de ces coalitions visant à fédérer l’ensemble des opposants au gouvernement en place, quelle que soit leur étiquette politique, avec un système de désistements mutuels prévu entre candidats de la gauche libérale et candidats dissidents de la droite royaliste (extrême-droite incluse), pour battre les candidats soutenus par les pouvoirs publics [19].

26La seule originalité des élections de 1863 par rapport à ces deux précédents – mais elle est très importante – réside dans la nature de l’opposition menée par les coalisés. En 1827 comme en 1839, certains d’entre eux sont déjà des opposants au régime en place : c’est le cas des républicains dans les deux cas, et aussi, la deuxième fois, des légitimistes. Mais dans les deux cas, la coalition électorale inclut aussi, de manière décisive, des fractions politiques hostiles au gouvernement en place, mais favorable en revanche au régime : royalistes dissidents en 1827, formant une « opposition royaliste » à Villèle ; ou a fortiori en 1839, fractions orléanistes diverses, opposées à Molé et à l’ingérence personnelle de Louis-Philippe, depuis la gauche dynastique d’Odilon Barrot jusqu’à la droite doctrinaire de Guizot, en passant par le centre gauche de Thiers. En 1863 en revanche, conformément au modèle d’« Union libérale » imaginé par Prévost-Paradol, l’alliance est destinée à regrouper idéalement l’ensemble des anti-bonapartistes, des légitimistes aux républicains en passant par les orléanistes ; mais elle n’a pas vocation à englober telle ou telle fraction interne du bonapartisme. L’inclusion des « catholiques » dans ce grand cartel n’a été rendue possible que par la nette prise de distance des principaux leaders de cette mouvance à l’égard du régime impérial.

27Des difficultés innombrables et des résultats modestes. Dans la mesure où l’immense majorité des électeurs conservateurs, y compris ceux de sensibilité royaliste, ne souhaitaient pas risquer pour le moment une crise de régime à l’issue incertaine, le caractère anti-impérial de la coalition disparate de 1863 a constitué bien davantage un handicap qu’un atout électoral pour les candidats légitimistes. Mais d’autres éléments se sont additionnés à celui-là pour expliquer la grande médiocrité des résultats obtenus. Certains tiennent aux légitimistes eux-mêmes, d’autres aux partenaires de la coalition.

28Parmi les facteurs endogènes, l’attitude du Prétendant, hostile à quelque engagement public que ce soit durant tout le Second Empire, constitue une cause bien connue et effectivement très importante d’entrave de la dynamique électorale des légitimistes en 1863. Cette « politique des bras croisés », comme l’appelle Éric Anceau [20], a du reste sa propre logique, que l’on n’est pas obligé d’interpréter forcément comme la preuve irréfragable d’un aveuglement crétin du principal intéressé et de ses proches conseillers : la volonté farouche de se préserver une virginité absolue, loin du marigot politicien, était destinée à rendre plus crédible l’hypothèse du recours, pour le cas, plausible, où le pourrissement du régime aurait fini par balayer non seulement les bonapartistes mais également une opposition parlementaire discréditée par son implication dans le système officiel [21]. Les personnalités légitimistes avides d’engagement électoral, sinon d’exercice de responsabilités publiques, ne l’entendaient évidemment pas de cette oreille, et ont exercé les pressions maximales sur le prince et sur son principal représentant en France, le duc de Lévis, pour faire infléchir à temps cette position. Mais après les déconvenues épistolaires de Falloux, le camouflet essuyé par Berryer à Lucerne en juin 1862 [22] en dit assez long sur l’intransigeance princière. Durfort de Civrac, sortant, représente tout de même sa candidature en Maine-et-Loire, accompagné pour la circonstance de Kerdrel en Ille-et-Vilaine, Fresneau dans le Morbihan, Falloux en Mayenne, Vogüé dans le Cher, et, après des hésitations déchirantes, Berryer à Marseille. Mais tous ces candidats légitimistes ont dû mener le combat en contrebande, faute d’autorisation du Prétendant, ce qui les a placés dans une position curieuse et délicate.

29Aux antipodes de l’attitude rigide d’Henri V, la complaisance de certains légitimistes ralliés à l’égard du pouvoir impérial complique aussi la tâche des candidats bourboniens, car, à l’échelle nationale, elle met à mal l’entente fragile entre coalisés anti-bonapartistes. C’est d’autant plus le cas que les autorités, avec une habileté machiavélique consommée, prennent soin de mettre en avant ces ralliés dans des circonscriptions-clés pour faire barrage à d’importants candidats d’opposition. À Toulouse notamment, l’orléaniste Rémusat, véritable symbole de la stratégie d’Union libérale, se voit mis en concurrence avec le maire de Toulouse Campaigno, décrit avec amertume par Rémusat comme « un ancien légitimiste impérialisé, d’une extrême médiocrité » [23]. Bénéficiant de l’appui maximal du ministre de l’Intérieur Persigny, Campaigno, malgré sa trahison de la noble cause, continue à disposer des faveurs d’une bonne partie de l’électorat légitimiste, traditionnellement important dans la Ville Rose depuis le magistère de Villèle sous la Restauration, ce qui explique qu’il ait pu littéralement étriller le brillant Rémusat, en obtenant presque deux fois plus de suffrages que lui [24]. À Segré en Anjou, Falloux lui-même adopte une position très ambiguë, orléanistes et républicains le soupçonnant, avec quelque vraisemblance, d’avoir offert en catimini son suffrage au candidat officiel, lui aussi légitimiste rallié à l’Empire, plutôt qu’au candidat de l’opposition libérale [25].

30Pour ces deux raisons conjuguées, les légitimistes apparaissent aux autres membres de la coalition comme des partenaires manquant de fiabilité. Inversement, les républicains renâclent et n’assument pas davantage cette vaste alliance reposant sur des désistements mutuels. Si l’historiographie souligne à juste titre le refus des républicains de nouer des alliances avec les deux branches royalistes aux élections de 1869, il est important de souligner qu’à l’encontre des légitimistes au moins, les réticences républicaines les plus vives s’observent sans attendre, dès le scrutin de 1863. La correspondance entre Falloux et Cochin témoigne que les tractations parisiennes sur des candidatures communes, réciproquement acceptées par républicains et royalistes, ont été très difficiles [26] ; de toute façon, au niveau local, l’application de ces accords par les républicains du cru n’a jamais été effective. Dans ces conditions, Falloux peut, sans se tromper, alléguer « le refus de concours très opiniâtre de la gauche » pour justifier d’abord son renoncement à présenter sa candidature en Maine-et-Loire, puis pour expliquer son cuisant échec à Château-Gontier, en Mayenne [27]. La mauvaise volonté républicaine s’exprime aussi au demeurant contre certaines candidatures orléanistes, comme celle d’Albert de Broglie.

31Le résultat logique de ces différents facteurs additionnés est la quasi-absence de victoire. De même que pour les orléanistes, Thiers est le seul à tirer son épingle du jeu, de même pour les légitimistes, Berryer fait exception par sa victoire à Marseille : sa personnalité et la tradition ancienne d’alliances de revers dans le Vieux Port ont permis ici une meilleure résistance de la coalition entre opposants de droite et de gauche. Fort de l’autorité que cette victoire lui confère, Berryer s’attelle immédiatement à reconstituer la coalition en miettes, tout au moins l’alliance avec les catholiques et les orléanistes, en proposant un soutien juridique à une quarantaine de battus du « parti de l’Ordre » – c’est l’expression qu’il emploie lui-même dans ses archives privées – pour contester les résultats dans chaque circonscription : recours vains presque toujours, mais qui permettent de ménager l’avenir entre opposants de droite, en pansant quelque peu les blessures de la déroute électorale commune [28].

Épilogue : la dispersion absolue des stratégies légitimistes (1868-1870)

32De fait, les années consécutives aux élections de 1863 restreignent la visibilité politique des légitimistes aux interventions du seul Berryer [29]. Or, en dépit de quelques derniers beaux discours sur la situation financière de l’Empire (8 janvier et 10 mai 1864) ou encore sur le fiasco mexicain (23 juillet 1867), le tribun légitimiste ne parvient plus à créer l’événement au Corps législatif, comme sait encore le faire avec brio Adolphe Thiers pour la mouvance orléaniste [30]. Pour reprendre la belle formule de Charles Chesnelong, « le vieux lion était encore superbe, mais il était affaibli par la maladie et par l’âge » [31].

33Le vain « testament politique » de Berryer. Toutefois, quinze jours avant sa mort, Berryer, en manifestant publiquement son soutien à la souscription Baudin, dans une lettre adressée au journal L’Électeur (11 novembre 1868), fait à nouveau sensation, car son appui apparaît particulièrement audacieux et inattendu [32] : en se solidarisant ainsi avec les amis du député montagnard tué sur une barricade au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851, le parlementaire royaliste, dans une sorte de testament politique, réaffirme et approfondit de manière très spectaculaire sa stratégie ancienne d’alliance avec les autres mouvements d’opposition au régime, y compris avec la gauche républicaine. Mais les héritiers présumés s’empressent de faire le contraire des volontés du défunt, comme il est du reste souvent d’usage avec les testaments politiques.

34Certes, la volonté d’ouverture de Berryer avait toujours fait fortement débat, mais l’aura de l’élu marseillais était telle que vaille que vaille, il était parvenu le plus souvent à imposer ses choix à ses amis, en dépit des réticences et tentatives de sabotages qu’il avait eu maintes fois à éprouver. Son décès le 29 novembre 1868 change profondément l’équilibre des forces, du jour au lendemain : privé de sa principale figure parlementaire, le mouvement légitimiste aborde les élections de mai-juin 1869 dans le plus grand désordre et la plus grande improvisation.

35Prépondérance de la stratégie autonomiste aux élections de 1869. La fraction la plus intransigeante du légitimisme relève la tête et sent venir l’heure de la revanche contre les orléanistes, mais aussi contre les légitimistes modérés. De manière assumée, elle torpille les tentatives de réactivation de l’Union libérale, avec un franc succès, qui amplifie encore le propre choix des républicains de faire bande à part pour ce scrutin. À Nantes notamment, ces légitimistes intransigeants assurent la déroute du concepteur de l’Union libérale, Prévost-Paradol. En lui opposant la candidature concurrente du baron de Lareinty, qui s’ajoute au candidat officiel bonapartiste et à son challenger républicain, ils transforment la défaite annoncée de Prévost-Paradol en humiliante débâcle, ou, pour reprendre l’expression de l’érudit Edmond Biré, en « Waterloo de l’Union libérale » : par cette candidature dissidente, Prévost-Paradol est en effet relégué en 4e position, avec un score dérisoire de 6,5 %, nettement devancé par le candidat de l’extrême-droite légitimiste, qui arrive 3e avec quelque 17 % des suffrages [33].

36Une telle stratégie autonomiste interdit toute perspective de victoire électorale, faute d’alliances d’envergure conclues au niveau national. Le baron de Larcy, légitimiste modéré, en fait l’amère expérience par une double défaite dans l’Hérault et le Gard, la rupture de l’accord avec la gauche républicaine et radicale s’avérant rédhibitoire dans ces terres languedociennes où elle était coutumière et relativement efficace sous la Monarchie de Juillet [34].

37L’alliance a minima conclue avec les seuls candidats « catholiques » s’avère presque toujours insuffisante pour emporter des sièges, même dans des départements où elle est à coup sûr particulièrement importante : ainsi, en Vendée, la répartition des deux circonscriptions potentiellement gagnables entre le légitimiste Falloux et le catholique Keller, sous la houlette conciliatrice d’Emmanuel de Rorthays, ne suffit pas à Falloux pour vaincre le candidat officiel [35]. Seul Durfort de Civrac l’emporte en Maine-et-Loire contre son vieil ennemi bonapartiste Las Cases, mais sous une étiquette floue d’indépendant, se réclamant de son amicale proximité avec le « catholique » Montalembert au moins autant que de ses convictions légitimistes.

38À défaut de victoire, le choix de la rupture avec les anciens partenaires de la coalition ne permet pas non plus de jouer les arbitres entre les bonapartistes et les républicains, car ces derniers se détachent désormais très nettement des niveaux atteints par les autres opposants, et ils n’ont plus autant besoin de leur appui. En revanche, cette stratégie isolationniste réintroduit soudainement un nouveau rapport de forces au sein du camp royaliste, en montrant brutalement aux orléanistes comme aux légitimistes fusionnistes que rien de solide ne saurait être envisagé sans l’accord des intransigeants : la répartition des scores entre Prévost-Paradol et Lareinty à Nantes montre au demeurant qu’un tel raisonnement, en rupture totale avec la stratégie défendue depuis toujours par Berryer, jouit d’une réelle popularité auprès de la base électorale, au grand dam de certaines personnalités du mouvement comme Edmond Biré déjà évoqué. Au niveau national, la presse légitimiste se montre partagée sur ce virage : si l’Union approuve chaudement ce repli identitaire, la Gazette de France semble le regretter [36].

39Le plébiscite de 1870 ou l’apogée de la confusion. Globalement affaiblie par la grande médiocrité des résultats électoraux de 1869, la famille légitimiste se trouve peu après prise au piège par le plébiscite de 1870, à l’instar des autres groupes de l’opposition. Le dilemme est en effet le même pour tous : faut-il approuver la libéralisation des institutions et ce faisant paraître cautionner le régime impérial, ou bien refuser cet habile stratagème de Napoléon III, et prendre du coup le risque d’un retour au verrouillage généralisé du système politique, comme aux pires années de l’Empire autoritaire ?

40La consigne de l’abstention, une fois encore commandée par le comte de Chambord, peut faire sans doute figure, avec le recul, de voie de la sagesse. Une telle stratégie d’évitement aurait en effet présenté le double avantage de s’abstenir de tomber dans le piège tendu par Napoléon III avec sa question plébiscitaire ambiguë, et surtout d’échapper à la division prévisible du parti légitimiste, entre les partisans du oui et les partisans du non. Mais en ce printemps 1870, les passions sont tellement exacerbées autour de ce vote que la presse amie et une majorité d’électeurs légitimistes, désireux de s’engager lors de cet enjeu majeur, désobéissent au Prince et retombent plus que jamais dans les affres de la désunion, étant incapables d’harmoniser leur choix ; selon Éric Anceau, une majorité d’électeurs légitimistes aurait finalement opté pour le « oui », à l’opposé de l’avis de la Gazette de France et du choix d’autres électeurs [37]. Si les orléanistes et même les républicains sont tombés pareillement dans le piège impérial du plébiscite et ont eux aussi affiché des divisions internes spectaculaires, certaines leçons spécifiques au camp bourbonien peuvent être tirées. D’abord, le comte de Chambord, chef suprême des légitimistes, n’arrive toujours pas à imposer son autorité, ce qui est de mauvais augure pour la suite, et indique un décalage intact entre le prince de l’émigration et ses fidèles. En outre, Berryer n’ayant pas été remplacé par une personnalité au charisme équivalent, sa disparition se fait cruellement sentir : abandonnés à eux-mêmes, les légitimistes retombent comme par délectation dans l’ornière des déchirements fratricides dont ils sont coutumiers, selon une tradition ancienne qui remonte à l’époque révolutionnaire et aux querelles de l’émigration. Si cette tradition s’est perpétuée tout au long du XIXe siècle, sous tous les régimes, en 1870, les légitimistes se surpassent dans le spectacle d’anarchie complète qu’ils offrent à l’opinion.

41En définitive, faute d’avoir su se mettre d’accord sur une stratégie politique commune – participation active à de vastes alliances ou au contraire, fidélité à la ligne d’abstention dictée par le comte de Chambord –, les légitimistes ont continué à brouiller leur image sous le Second Empire. Avant même que ne se pose ensuite la fameuse question du drapeau blanc, ce spectacle piteux de désunion interne, devenu caricatural en fin de période, augurait bien mal des chances d’une hypothétique restauration d’Henri V sur le trône de France.


Mots-clés éditeurs : élections, coalitions, Second Empire, royalisme, droite

Date de mise en ligne : 13/10/2008.

https://doi.org/10.3917/parl.hs04.0116

Notes

  • [1]
    Hugues de Changy, Le mouvement légitimiste sous la monarchie de Juillet (1833-1848), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, 420 p., notamment les chapitres 6, 8, 11 et 12.
  • [2]
    Alfred de Falloux est ministre de l’Instruction Publique du 20 décembre 1848 au 14 septembre 1849.
  • [3]
    Cf. à ce sujet les Mémoires d’un royaliste de Falloux, Paris, Perrin, 1888, vol. 2, chap. 17, pp. 72-73. Évoquant l’épisode de la révision constitutionnelle en 1851, Falloux écrit : « M. Thiers nous donna, durant toute cette période de la révision, le spectacle du langage le plus amical couvrant l’action la plus agressive et la plus passionnée ».
  • [4]
    Cf. Éric Anceau, Napoléon III, un Saint-Simon à cheval, Paris, Tallandier, 2008, 2e époque, chap. VI, p. 201.
  • [5]
    Il s’agit d’Audren de Kerdrel (Ille-et-Vilaine), Bouhier de l’Écluse (Vendée), Calvière (Gard), Durfort de Civrac (Maine-et-Loire) et Wendel (Moselle). Noter par ailleurs que Crussol d’Uzès (Haute-Marne) et Ravinel (Vosges) sont d’anciens légitimistes, passés dès avant 1848 dans la mouvance des conservateurs orléanistes. Pour de plus amples renseignements biographiques, on consultera en priorité Éric Anceau, Dictionnaire des députés du Second Empire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, 421 p.
  • [6]
    Sur ce sujet, cf. notamment Louis Girard, Antoine Prost, Rémi Gossez, Les Conseillers généraux en 1870 : étude statistique d’un personnel politique, Paris, PUF, 1967, 271 p., ou pour un exemple local, Michel Bélanger, La Charente sous le Second Empire, vue par ses conseillers généraux : pouvoir local et régime autoritaire, Soyaux, impr. Y. Aubrée, 1974, 177 p., d’après thèse IEP Bordeaux, 1973.
  • [7]
    Celles-ci sont organisées en application de la loi du 7 juillet 1852.
  • [8]
    Cette activité de contrôle des élus donne lieu à la rédaction d’un répertoire classé par départements, conservé aux Archives nationales, carton F1bI 229/1, dans le cahier intitulé « notes sur les élections aux conseils généraux des départements. Août 1852 ». La présente analyse est entièrement fondée sur l’exploitation de ce répertoire.
  • [9]
    Il s’agit là d’un héritage de choix électoraux antérieurs, plusieurs fois réitérés pendant le premier XIXe siècle. Cf. pour la Restauration Noëlle Dauphin, La Chambre des députés et l’opinion publique août 1815-avril 1816, thèse histoire, Paris-X, 1975 ; et notre thèse L’Impossible unité : la droite française sous la Restauration (1814-1830), 2007, chap. 3 « Géographie électorale de la droite : les spécificités de la Restauration », pp. 179-274. Pour la Monarchie de Juillet, cf. les cartes et tableaux dans Hugues de Changy, op. cit, pp. 109-110, 129-130, 193-195, 287-288 et 299-301.
  • [10]
    Archives nationales, F1bI 229/1, cahier évoqué supra, département de l’Aveyron.
  • [11]
    Archives nationales, 223 AP 12, archives privées de Berryer relatives aux élections de 1863, « protestations des candidats du parti de l’Ordre contre les candidats officiels ».
  • [12]
    Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, Paris, Plon-Nourrit, 1894-1904, vol. 4, livre XXIV, chap. 5, p. 180.
  • [13]
    Sur ce sujet, cf. Marc René de Belleval, Souvenirs de ma jeunesse, Paris, Émile Lechevallier, 1895, chap. V, pp. 185-186. La Revue contemporaine a été créée par le père de ce mémorialiste.
  • [14]
    Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, vol. 4, livre XXIV, chap. 5, p. 190.
  • [15]
    La participation légitimiste à ces négociations semble débuter sérieusement le vendredi 20 mars 1863. Cf. la Correspondance d’Alfred de Falloux avec Augustin Cochin (1854-1872), établie et annotée par Jean-Louis Ormières, Paris, Honoré Champion, 2003, lettre 121, pp. 172-173.
  • [16]
    Cf. Hugues de Changy, Le mouvement légitimiste sous la monarchie de Juillet (1833-1848), chap. 11-12, et notamment pp. 258-288.
  • [17]
    Hugues de Changy, op. cit., chap. 2, pp. 45-60, et chap. 12, pp. 279-282.
  • [18]
    Sur la participation légitimiste à cette coalition victorieuse de 1839, cf. Hugues de Changy, op. cit., chap. 6, pp. 121-130.
  • [19]
    Sur ce scrutin de 1827, cf. l’étude de Kerman Shent, The Election of 1827 in France, Cambridge [Massachusetts], Harvard University Press, 1975, XI-225 p. ; Patrick Higonnet, « La composition de la Chambre des députés de 1827 à 1831 », Revue historique, 1968, n°239, pp. 351-379 ; et pour une analyse plus générale, Emmanuel de Waresquiel et Benoît Yvert, Histoire de la Restauration 1814-1830 : naissance de la France moderne, Paris, Perrin, 1996, chap. 8, pp. 394-400.
  • [20]
    Éric Anceau, Napoléon III, 3e époque, chap. IX, p. 292.
  • [21]
    Pour cerner la psychologie du comte de Chambord, voir en priorité Jean-Paul Bled, Les Lys en exil ou la seconde mort de l’Ancien régime, Paris, Fayard, 1992, 346 p. ; cf. sinon les nombreuses monographies consacrées au prince, par exemple Jean-François Chiappe, Le comte de Chambord et son mystère, Paris, Perrin, 1990, 350 p. ; Daniel de Montplaisir, Le comte de Chambord, dernier roi de France, Paris, Perrin, 2008, 748 p.
  • [22]
    Lors d’une sorte de « journée des dupes » du légitimisme où le comte de Chambord multiplie les embrassades au vieux tribun, pour annoncer finalement quelques jours après que sa position demeure inchangée : sur cet épisode, cf. Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, vol. 4, livre XXIV, chap. V, pp. 191-192.
  • [23]
    Cf. Charles de Rémusat, Mémoires de ma vie, publ. Charles-Hippolyte Pouthas, Paris, Plon, 1967, vol. V, pp. 160-161.
  • [24]
    Campaigno recueille 17 536 voix, Rémusat 9488, le candidat démocrate 4072.
  • [25]
    Les séquelles de cette « trahison » de Falloux expliquent en large partie son échec trois ans plus tard, dans la même circonscription, où il se présenta cette fois en personne. Cf. à ce sujet Correspondance d’Alfred de Falloux avec Augustin Cochin (1854-1872), lettre 125, p. 178, note 6 rédigée par Jean-Louis Ormières.
  • [26]
    Correspondance d’Alfred de Falloux avec Augustin Cochin (1854-1872), lettre 121 déjà citée, p. 172.
  • [27]
    Correspondance d’Alfred de Falloux avec Augustin Cochin (1854-1872), lettre 123, p. 176, et surtout lettre 125, p. 178.
  • [28]
    Cf. Archives nationales, 223 AP 12, archives privées de Berryer relatives aux élections de 1863, comportant la correspondance échangée entre Berryer et les candidats à cette occasion.
  • [29]
    Cf. Charles de Lacombe, Vie de Berryer, Paris, Firmin-Didot, 1895, vol. 3.
  • [30]
    Le fameux discours du 11 janvier 1864 sur les « libertés nécessaires » constitue une illustration magistrale de cette vigueur oratoire de Thiers. Cf. Éric Anceau, Les Grands discours parlementaires du XIXe siècle, de Benjamin Constant à Adolphe Thiers, Paris, A. Colin, 2005, pp. 299-304.
  • [31]
    Charles Chesnelong, Les Derniers jours de l’Empire et le gouvernement de M. Thiers, Paris, Perrin, 2e édition, 1932, chap. 1er, §5, p. 21.
  • [32]
    Cf. l’analyse qu’en donne Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1er supplément paru en 1878, p. 308, colonne 4, notice « Alphonse Baudin ».
  • [33]
    Cf. Edmond Biré, Mes souvenirs (1846-1870), Paris, Jules Lamarre, 1908, chap. 13, pp. 346-350.
  • [34]
    Cf. Hugues de Changy, op. cit., chap. 4, pp. 86-90.
  • [35]
    Cf. Edmond Biré, Mes souvenirs (1846-1870), chap. 13, pp. 352-357.
  • [36]
    Cf. Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, vol. 5, livre XXXV, chap. 9, p. 476.
  • [37]
    Éric Anceau, Napoléon III, 4e époque, chap. XIV, p. 489.
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