1Il s’agit de dresser un portrait de groupe des députés de l’Aquitaine à la Belle Époque, au moment où un homme du Sud-Ouest, Armand Fallières, siège à l’Élysée. L’année où il devient président de la République est aussi celle ou deviennent ministres Louis Barthou aux Travaux publics et Georges Leygues aux Colonies. En 1911, Ernest Monis, élu de la Gironde et vice-président du Sénat, passe par Matignon. Triomphe de l’Aquitaine politique ? Jean-Marie Mayeur note que sur 76 ministres entre 1906 et 1911, la moitié vient du sud de Souillac, et établit une connexion entre le phénomène de pesée du Sud-Ouest dans le personnel politique et le triomphe de la république radicale.
2Pourtant, un quart seulement des dé-putés aquitains de l’époque revendique l’étiquette radicale, si bien que l’on propose une lecture un peu différente. L’hypothèse de départ est que les 48 députés aquitains qui ont siégé entre 1906 et 1913 – pour 35 sièges à pourvoir, ce qui dénote une évidente stabilité du personnel élu, illustrent une « république en équilibre », qui, malgré une évidente poussée à gauche au niveau national, marquée par la progression, aux élections de 1906 et de 1910, des radicaux et socialistes, est gouvernée par une concentration au centre, les excès du combisme ayant rendu le Bloc des gauches impossible au pouvoir. Ces quelques dizaines d’hommes, à travers leurs origines sociales, les réseaux qu’ils tissent, les opinions qu’ils professent, ne sont-ils pas le reflet de cette modération ?
La « notabilité démocratique »
3La République, c’est encore le barreau. La moitié de nos députés a fait des études d’avocat. Si l’on ajoute trois magistrats, un avoué et un notaire, on atteint 60 % du total, héritage d’un xixe siècle où la conférence du stage détectait les talents politiques. Le nec plus ultra est d’entrer dans la carrière par le cabinet d’un avocat qui est en même temps un homme connu ; ce chemin assure la destinée de Léon Bérard, embauché par Poincaré, comme il avait assuré autrefois celui de Gambetta auprès d’Adolphe Crémieux. L’homme de parole est toujours un peu homme de plume ; beaucoup de parlementaires collaborent à des journaux, mais seuls Charles Chaumet et Pierre Dupuy en ont fait leur activité principale. Ajoutons cinq médecins, tremplin sûr vers la popularité en milieu rural ; quatre des neuf élus de la Dordogne exerçaient ce métier. Au total, les professions libérales représentent 75 % du groupe.
4Ils sont à peine une dizaine de fonctionnaires : militaires, diplomates et enseignants. On est loin de la République des professeurs qu’évoquera Albert Thibaudet en 1927. Les notables traditionnels, « propriétaires » sont devenus rares ; aristocrates rentiers du sol comme les Gontaud-Biron, fortunes du vin comme du Périer de Larsan et du pin comme Félix Léglise, ils font cependant apparaître l’identité de la région. Quelques commerçants et industriels complètent le tableau, mais rien de commun entre André Ballande, figure du négoce bordelais, Jules Brunet, quincaillier à Ribérac, et Joseph Soussial, fils de cordonnier qui dirige une usine de chaussures de 200 employés.
5Au total, une notabilité républicaine, méritocratique, a remplacé les fortunes traditionnelles.
Fils de leurs œuvres ?
6C’est le cas d’une douzaine de députés, sans fortune familiale ni antécédent politique, fils d’instituteurs, de petits commerçants, d’artisans, de paysans. Certains parcours forcent l’admiration, comme celui de Jules Cels Couybes, né de père inconnu et d’une mère couturière, élevé par un cheminot, boursier de la République, devenu ministre de Clemenceau, ou encore celui de Louis Barthou, fils d’un quincaillier d’Oloron.
7Ils sont plus nombreux à venir d’un milieu aisé : fils de médecin comme Clément Clament, de négociants comme Pierre Sarrazin, de petits patrons de presse comme Georges Leygues, de propriétaires rentiers comme Léon Bérard. Au sommet émergent quelques vieilles familles : Ferdinand de La Batut est fils d’un aristocrate du Bergeracois, la famille de René Cazauvieilh appartient à la noblesse de robe depuis le xviie siècle et a fourni des avocats au Parlement de Bordeaux.
8Un député sur trois environ est un héritier au sens politique du terme, avec des assises le plus souvent solides : Henri Chavoix, Henri du Périer de Larsan, René Cazauvieilh, Louis Loustalot, Léon Pradet-Balade, entre autres, sont fils, gendre ou neveu de député. Les pères de Loustalot et de Dauzon ont été préfets de Gambetta en 1870.
9Quatre réseaux dynastiques, de styles différents, se dégagent. Celui, traditionnel, des frères Gontaud-Biron à Pau, petits-fils d’un chambellan comte d’Empire et petits-neveux d’un pair de France, fils d’un député puis sénateur monarchiste. Celui, républicain, de Jacques Chaumié, député d’Agen, fils de Joseph, sénateur et ministre du Bloc des gauches, co-fondateur de l’Alliance démocratique et républicaine. En 1902, les témoins de mariage de Jacques sont… Armand Fallières et Georges Leygues ! Ses deux frères ont également été parlementaires. L’itinéraire, « médiatique », de Pierre Dupuy, fils du patron du Petit Parisien, l’un des plus gros tirages de la presse française ; gérant associé à son père, dont il est le secrétaire quand il devient ministre de l’Agriculture, il épouse la petite-fille d’un préfet et député des Charentes et son père achète un journal local pour le faire élire dans le Blayais. Le réseau complexe enfin de Robert David ; petit-fils par sa mère de l’économiste libéral Charles Dupont-White, fils d’un disciple de Le Play qui anime la démocratie chrétienne à Bordeaux, il est aussi neveu et filleul du président Sadi Carnot ; en quête d’un fief, il épouse la fille du député de la Dordogne Georges Escande.
10Les arbres généalogiques ne doivent toutefois pas cacher la forêt du mérite. 31 parlementaires sur 48 viennent de familles où l’on n’avait jamais exercé de mandat électif. Le groupe est donc représentatif d’une démocratisation de la Chambre, qui se traduit par l’élévation de l’indemnité parlementaire de 9 000 à 15 000 F par an en 1906, et par l’adoption du tutoiement entre les députés.
Gauche modérée
11Rappelons le paysage politique de l’époque, qui s’organise à partir d’une ligne de fracture claire ; à droite les députés qui ont été antidreyfusards, à gauche, ceux qui ont soutenu la révision du procès. D’un côté, les nationalistes et les monarchistes, les catholiques de l’Action Libérale populaire, les Républicains progressistes héritiers de Méline ; de l’autre, les Républicains de gauche ou Gauche démocratique – membres de l’Alliance démocratique et républicaine souvent, les Républicains radicaux et la Gauche radicale, qui regardent vers l’ADR, les Radicaux socialistes, qui lorgnent au contraire vers la gauche, les socialistes indépendants ou Républicains socialistes, la SFIO.
12En plaçant nos 48 députés sur ce canevas, deux enseignements émergent. L’Aquitaine est à gauche : 33 élus contre 15. Le phénomène n’est pas nouveau, mais s’est constamment renforcé : 5 radicaux-socialistes sur 8 ont été élus en 1906 ou en 1910, et les deux socialistes du groupe sont entrés au Parlement l’un en 1906, l’autre en 1910. Le rapport gauche/droite au plan régional est de plus de deux contre un en faveur de la gauche – 70,2 %. Plus spectaculaire encore, l’impressionnante concentration au centre, puisque 23 députés siègent au centre-gauche, dont 17 au groupe des Républicains de gauche, et 11 au centre-droit, parmi les Républicains progressistes, soit 72 % au total.
13Terre de gauche et terre de modération, le regard s’affine en comparant nos élus à la représentation nationale. L’Aquitaine n’est pas plus à gauche que le pays, elle le tempère même, puisque 75 % des députés français de 1910 y siègent. Mais le centrisme y est bien plus fort ; au plan national, les « centres » ne représentent que 46,9 % des élus de 1906, 44,2 % de ceux de 1910. La leçon fondamentale est là. Dans un pays où s’estompent les querelles qui ont couru pendant 20 ans, du boulangisme aux suites de la Séparation, les députés modérés ont partout le beau rôle, mais en Aquitaine plus qu’ailleurs. Jean-Marie Mayeur évoque une « démocratie neutre », où « prime (…) l’acceptation du pouvoir établi ». Voilà bien la République aquitaine, enracinée dans la vieille idéologie de l’opportunisme, qu’elle soit héritière de Waldeck-Rousseau ou de Méline.
Autant de départements, autant de tempéraments
14En Dordogne, le catholique Robert David est un peu isolé au centre-droit, sur des terres où le chemin du Grand-Orient est plus couru par les députés que celui des églises. Républicains de gauche et radicaux-socialistes se partagent le département, et pour longtemps ; les députés de la Dordogne restent en moyenne 22 ans parlementaires, presque six ans de plus que la moyenne régionale. La Dordogne, c’est la stabilité, la fidélité de l’électeur au député ; Robert David, en dépit, ou à cause… de son réseau national de relations, constitue l’exception, puisque élu en 1906, il est battu dès 1910.
15André Ballande, catholique lui aussi, est à peine moins isolé en Gironde ; il est, avec Elissagaray, propriétaire de Château Margaux, le seul député de droite du département, sur un total de 14. Ici les hommes de l’ADR se taillent la part du lion, avec 10 élus. Les radicaux sont absents, mais on voit pointer le socialisme bordelais, avec d’Antoine Jourde, controversé pour être passé du boulangisme au socialisme, et Calixte Camelle, grande figure du quartier ouvrier de la Bastide, de « l’autre côté de l’eau » – la Garonne. Caractéristique des départements urbanisés et peuplés, c’est en Gironde que l’enracinement local est le moins nécessaire pour faire carrière ; six seulement des 14 ont été maires de leur commune, 5 conseillers généraux. Ils brillent autrement : Charles Chaumet se fait connaître par la presse, Émile Constans comme bâtonnier de l’ordre des avocats ; tous deux sont d’ailleurs ministres d’Ernest Monis dans le cabinet de 1911. L’électeur girondin aime les célébrités, pourvu qu’elles soient du cru. Le seul parachutage, bien avant Georges Mandel et Jacques Chaban Delmas, est celui de Pierre Dupuy, mais avec un père patron de presse et ministre…
16Sur les 7 députés du Lot-et-Garonne, 5 sont inscrits à la gauche radicale ou au parti radical-socialiste. C’est plus qu’une nuance, car à Nérac comme à d’Agen, les tenants du combisme, héritiers du Bloc des gauches et d’un radicalisme de combat, se heurtent à des radicaux plus modérés, favorables à une alliance avec le centre-gauche. Cette guerre, picrocholine mais exemplaire, oppose dans le Néracais Lagasse à Duffau, dans l’Agenais Cels-Couybes à Dauzon, chacun l’emportant une fois. Dans le premier cas, c’est aussi le combat de la lande forestière contre la polyculture, dans le second, celui du boursier de la République contre l’héritier, fils de préfet et arrière-petit-fils du conventionnel Lebas. Ailleurs Georges Leygues, déjà célèbre, tient solidement, pour les modérés, la circonscription de Villeneuve, dont il a été 47 ans le député, un record.
17C’est dans les Landes que la situation est la plus partagée ; les radicaux de tout poil y sont majoritaires, mais le département compte aussi un républicain progressiste, Félix Léglise. Le radicalisme est défendu par Léo Bouyssou dans son journal La Bataille landaise. C’est autour du malaise social, des résiniers ou des métayers, que se cristallisent les luttes politiques, dans un département marqué par le poids des grands propriétaires. Les Landes sont aussi le seul département d’Aquitaine à avoir élu deux députés nationalistes, le général Jacquey, ancien boulangiste, et Théodore Denis, qui se dit radical antisémite, et s’inscrit au groupe de l’ALP.
18Au pied des Pyrénées, deux dominations s’affirment ; celle, politique, qui individualise fortement le département, du centre droit, et celle, personnelle, de Louis Barthou. Les Basses-Pyrénées sont une pépinière de républicains progressistes, ouverts au catholicisme, souvent pratiquants, favorables à la liberté de l’enseignement. Le Pays basque aime bien les candidats anti-ministériels. C’est cependant dans ce département que le clivage entre centre-gauche et centre-droit est le plus flou ; Louis Barthou, agnostique qui avait voté la loi de Séparation, n’hésita pas à soutenir Pradet-Balade, qui avait voté contre, et met le pied à l’étrier à Léon Bérard, qui avait fait son droit à l’Institut catholique de Paris. Barthou, le plus à gauche des députés du département, excepté le radical-socialiste Garat, est la figure dominante. Sa tolérance – il est marié à une catholique pratiquante, lui assure l’écoute de tous et des réseaux solides, d’autant qu’il est, pendant le septennat, constamment ministre : des Travaux publics sous Clemenceau, Garde des Sceaux ensuite. Quand Poincaré est élu à l’Élysée en 1913, il appelle son ami Barthou à Matignon.
Un « falliérisme » ?
19A priori, l’expression paraît excessive. Aucune des 48 carrières parlementaires ne s’inscrit exactement dans les deux législatures qui cadrent le septennat. Beaucoup – la moyenne régionale est de 16 ans, ne font que le traverser.
2018 députés ont cependant commencé leur carrière parlementaire entre 1906 et 1910. Si on les compare à l’ensemble, on note qu’ils ont siégé moins longtemps – 11 ans en moyenne. Ils sont aussi plus à gauche – la moitié affiche une étiquette qui va du radicalisme à la SFIO, dont 5 radicaux-socialistes, 5 sont à droite, 4 républicains de gauche seulement ont une sensibilité proche de celle du président. Le poids dans le Lot-et-Garonne, et particulièrement en Albret, terre d’origine de ce dernier, du radicalisme, souligne que nul n’est prophète en son pays : Fallières parlementaire avait toujours combattu les radicaux. L’Aquitaine suit, même si elle l’atténue, le gauchissement de la Chambre, ignorant les options du locataire de l’Élysée. N’est pas Gambetta ou Clemenceau qui veut, et d’ailleurs Fallières, qui était la modestie même, n’avait jamais prétendu être un théoricien de l’idée républicaine.
21Il est cependant tout aussi évident que la présence d’un homme du Sud-Ouest à l’Élysée ne doit rien au hasard. Si on compare au rapport de force, dans l’ensemble de la Chambre, l’étiquette des 47 députés de l’Aquitaine, le vote régional lamine les extrêmes : beaucoup moins d’élus de droite – 6 % contre 15 %, et deux fois moins d’élus de gauche – 21 % contre 40 %. À l’inverse, le centre-droit des républicains progressistes est deux fois plus représenté – 23 % contre 12 %, et surtout le centre-gauche, dominé par la Gauche démocratique, famille politique de Fallières, représente la moitié des élus, contre un tiers au plan national.
22Cette configuration révèle une opinion régionale en retard avec l’évolution électorale du pays, qui promeut plus massivement radicaux et socialistes ; l’Aquitaine n’est décidément pas radicale. Mais elle est en phase avec les gouvernements de l’époque, plus modérés. Dans une France de gauche gouvernée au centre, la région tire les marrons du feu en fournissant au pays entre 1906 et 1913 deux Présidents du conseil et 5 ministres. Si l’on peut hasarder le mot de « falliérisme », c’est comme synonyme de la République du centre, une République plus gouvernante que parlementaire, que l’Aquitaine a un moment incarné. L’identification de près des trois quart des députés avec une République modérée, consensuelle, explique aussi la longueur des carrières. Représentatives d’une culture politique du juste milieu, elles viendront souvent buter, au-delà de la Grande Guerre, sur le renouvellement politique du Bloc national, trop à droite, et sur celui du Cartel, trop à gauche.