Notes
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[1]
Lettre de Carlo Cafiero à Malatesta, citée dans le Bulletin de la Fédération jurassienne, n°49, 3 décembre 1876.
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[2]
Le Révolté, n°11, 23 juillet 1881.
-
[3]
Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, t. I, Des origines à 1914, Paris, Gallimard, 1992, p. 269.
-
[4]
Ibidem, p. 250.
-
[5]
Daniel Guérin, L’Anarchisme, de la doctrine à la pratique, Paris, Gallimard, 1965, p. 7.
-
[6]
Alain Pessin, La Rêverie anarchiste 1848-1914, Paris, Librairie des méridiens, 1982, p. 206.
-
[7]
Extrait de la déclaration lue par Émile Henry au cours de son procès. (Gazette des Tribunaux, 29 avril 1894).
-
[8]
Ibid.
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[9]
Lettre d’Émile Henry adressée au directeur de la Conciergerie, datée du 27 février 1894 (Archives de la Préfecture de police BA1115).
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[10]
Extrait de la déclaration lue par Émile Henry au cours de son procès (Gazette des Tribunaux, 29 avril 1894).
-
[11]
Archives de la préfecture de police BA77, rapport de police, daté du 22 juin 1892.
-
[12]
Archives nationales F/7/15968, rapport de police, daté du 12 novembre 1892.
-
[13]
L’Éclair, 7 avril 1892.
-
[14]
The Fortnightly review, 1er septembre 1894, article de Charles Malato.
-
[15]
Gaetano Manfredonia, « L’individualisme anarchiste en France (1880-1914) », thèse de doctorat, IEP Paris, 1990, p. 141.
-
[16]
Le Père Peinard, 13 novembre 1892, article : « Encore la Dynamite, Nom de Dieu ! ».
-
[17]
Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, Paris, Flammarion, 1973, p. 296.
-
[18]
Le Père Peinard, du 31 décembre 1893 au 6 juin 1894.
-
[19]
La Gazette des Tribunaux, 28 avril 1894.
-
[20]
La Gazette des Tribunaux, 28 avril 1894.
-
[21]
Extrait d’une lettre de Bakounine, datée du 15 février 1875 (cité par Jean Préposiet, Histoire de l’anarchisme, Paris, Tallandier, 1993, p. 92).
-
[22]
La Révolte, du 24 février au 3 mars 1894.
-
[23]
Archives de la préfecture de police, BA79, Rapport d’un indicateur, daté du 22 mai 1894.
-
[24]
Archives de la préfecture de police, BA79, Rapport de l’indicateur Legrand, daté du 28 avril 1894.
-
[25]
Le Matin, 10 septembre 1894, article : « La mère d’Émile Henry ».
-
[26]
Alexandre Zévaes, « Émile Henry le dynamiteur », L’Ordre de Paris, 11 janvier 1948.
-
[27]
Henri Varennes, De Ravachol à Caserio, Paris, Garnier Frères, 1895, p. 55.
-
[28]
Ibid.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
Georges Clemenceau, « La Guillotine », La Justice, 29 mai 1894.
-
[32]
Gaetano Manfredonia, L’Individualisme anarchiste en France (1880-1914), p. 145.
-
[33]
Idem, p. 177.
-
[34]
Émile Michon, Un peu de l’âme des bandits, Paris, Dorbon-Aîné, 1908, p. 197 (cité par Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 439).
1« Le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace, et le seul qui […] puisse pénétrer jusque dans les couches sociales les plus profondes et attirer les forces vives de l’humanité dans la lutte… » [1] Par ces propos, Carlo Cafiero définit en 1876 un nouveau mode de propagande appelé l’année suivante par Paul Brousse la « propagande par le fait ». Cette formule est reprise au congrès anarchiste international de Londres de juillet 1881. Les libertaires présents affirment alors « la nécessité de joindre à la propagande verbale et écrite la propagande par le fait » [2]. Très clairement, les anarchistes choisissent de tourner le dos à la lutte ouvrière et revendicatrice pour se lancer dans des actions insurrectionnelles afin, espèrent-ils, d’allumer l’étincelle révolutionnaire.
2Durant les mois et les années qui suivent, les principales personnalités du mouvement relaient ce message et appellent à l’action violente. Dans les colonnes du Révolté, Kropotkine affirme le 25 décembre 1881 : « Notre action doit être la révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite ». En France, comme le souligne Jean Maitron, c’est « avec un retard d’une décennie sur la théorie » [3] que se forme une véritable vague terroriste. Débuté avec les attentats de Ravachol contre deux magistrats en mars 1892, ce pic de violence s’achève avec l’assassinat du président de la République Sadi Carnot le 24 juin 1894.
3L’historiographie a longtemps considéré les attentats des années 1892-1894 comme une simple parenthèse dans le mouvement anarchiste, une sorte d’erreur de jeunesse vite surmontée par l’affirmation de la pratique syndicale. Jean Maitron qualifie la propagande par le fait de « dernière poussée de fièvre d’une maladie infantile » [4]. De même Daniel Guérin, autre spécialiste de l’anarchisme, évoque « une déviation épisodique et stérilisante de l’anarchisme » qui « fait figure de vieillerie » [5]. En marginalisant ainsi cet épisode terroriste du reste de l’histoire du mouvement libertaire, ces historiens indiquent clairement qu’il est, à leurs yeux, à la fois en décalage par rapport aux véritables enjeux d’alors et surtout sans influence sur son orientation après 1894. Cette conception « assez fermée » de la propagande par le fait semble à l’heure actuelle totalement remise en question. De plus en plus d’historiens mais également de sociologues contestent effectivement l’idée selon laquelle « le projet syndical aurait constitué l’évolution normale du mouvement libertaire et aurait rencontré en son sein un consentement quasi unanime ». [6] Au contraire, ces derniers estiment qu’un débat existe au sein même du mouvement anarchiste, au moins depuis le début des années 1890, entre d’une part les partisans de l’autonomie individuelle la plus complète, que l’on peut qualifier d’ « individualistes », et d’autre part les tenants d’une action collective de masse, favorables à l’entrée des anarchistes dans les syndicats.
4En effet ce n’est qu’après avoir constaté l’échec politique de la propagande par le fait que l’immense majorité des militants se détournent de ce mode d’action et s’engagent dans le syndicalisme révolutionnaire. Replacée ainsi, cette phase de violence devient un objet historique complexe qui révèle et alimente le débat idéologique qui travaille alors le mouvement anarchiste européen et qui aboutit à la naissance de l’anarcho-syndicalisme.
5Parmi les différents propagandistes par le fait, celui qui incarne le mieux ce mouvement et qui, paradoxalement, s’éloigne le plus de l’image « traditionnelle » du terroriste anarchiste est incontestablement Émile Henry. Considéré comme un intellectuel et guillotiné à seulement vingt-deux ans, il est à la fois le plus jeune terroriste et le plus violent. Plus que Ravachol, pourtant considéré comme le personnage emblématique de cet épisode, Henry permet de saisir la dynamique de la propagande par le fait et les tensions internes au mouvement libertaire. Qui est véritablement Émile Henry et quel est son rôle exact dans la propagande par le fait ?
L’Engagement d’Émile Henry : des portes de Polytechnique au terrorisme anarchiste
6Émile Henry est né le 26 septembre 1872 dans une petite ville près de Barcelone, où son père, un ancien communard condamné à la peine de mort, a trouvé refuge. Amnistié en 1880, ce dernier regagne alors Paris avec sa femme et ses trois garçons avant de décéder quelques mois plus tard. Pour faire vivre sa famille, la mère d’Émile installe au rez-de-chaussée de son domicile un débit de boisson, « la buvette de l’espérance ».
7Elève brillant, le jeune Émile obtient plusieurs bourses d’études qui lui permettent d’effectuer une scolarité exemplaire. En février 1889, Émile Henry, qui n’a pas encore dix-sept ans, est déjà bachelier ès sciences et prépare au collège J.B. Say d’Auteuil le concours d’entrée à l’école Polytechnique. Personne ne peut alors imaginer qu’il deviendrait en quelques années un terroriste, une « bête fauve » pour reprendre l’expression d’un journaliste du Petit Journal en mai 1894.
8Admissible à Polytechnique, il décide de ne pas se présenter à l’épreuve orale du concours d’entrée et de mettre un terme à ses études. Quelques mois plus tard, il explique son choix à l’un de ses anciens professeurs à la fois par sa réticence à embrasser la carrière militaire et par l’opportunité que lui offre l’un de ses parents, un riche industriel, de devenir son secrétaire particulier. Plongé dans ce nouvel environnement, il découvre la dureté de la société : « J’avais été habitué à respecter et même à aimer les principes de patrie, de famille, d’autorité et de propriété. Mais les éducateurs de la génération actuelle oublient trop fréquemment une chose, c’est que la vie […] se charge bien […] de dessiller les yeux des ignorants et de les ouvrir à la réalité. C’est ce qui m’arriva. » [7]
9Le début de cette prise de conscience se produit en Italie où il démissionne subitement de son emploi, refusant de surveiller pour le compte de son parent les employés de l’entreprise. Revenu à Paris, il reste trois mois sans emploi. Il réalise alors la profondeur des inégalités sociales : « Partout où j’allais, j’étais témoin des mêmes douleurs chez les uns, des mêmes jouissances chez les autres ». [8] L’ancien élève de l’école J. B. Say est particulièrement frappé devant l’inégal accès des individus à la culture : « Une classe a tout accaparé, volant à l’autre non seulement le pain du corps, mais aussi le pain de l’esprit. » [9] Plus encore que ces inégalités, ce sont les valeurs défendues par la collectivité qui provoquent chez lui la plus grande indignation. Par exemple, il lui paraît totalement inconcevable que « l’usinier qui édifiait une fortune colossale sur le travail de ses ouvriers, qui eux manquaient de tout » soit considéré comme « un monsieur honnête » [10]. En plus de ces désillusions sur la société, le jeune homme subit au même moment un revers sentimental. C’est dans ces dispositions psychologiques très particulières qu’il rejoint, au milieu de l’année 1891, les libertaires.
10Son entrée au sein de ce mouvement révolutionnaire est à relier à l’itinéraire de son frère aîné, Fortuné, lui-même militant anarchiste à cette époque. Émile reste d’ailleurs dans un premier temps dans l’ombre de celui qui s’affirme, à partir du début de 1892, comme l’un des principaux orateurs des réunions libertaires. Tandis qu’Émile s’emploie en coulisse à l’organisation des meetings, Fortuné occupe le devant de la scène.
11Après les attentats de Ravachol et son arrestation en mars 1892, Fortuné Henry participe à de multiples « conférences » afin d’appeler à la poursuite de la propagande par le fait. Ainsi le 18 juin 1892, au cours d’un meeting parisien à la salle du commerce, il affirme qu’il faut « continuer de frapper jusqu’à ce que la bourgeoisie disparaisse, et s’il faut pour sauver la moitié de l’humanité, tuer l’autre, qu’on la tue. » [11]. Le 6 août à St Quentin, il appelle les anarchistes présents à « ouvrir le ventre à quatre ou cinq patrons » [12]. Fortuné Henry rédige également une brochure intitulée Ravachol Anarchiste ? Parfaitement. Interpellé une première fois le 31 mai 1892, l’aîné des frères Henry l’est de nouveau le 8 décembre 1892. Jugé peu de temps après, il est condamné à deux années de prison.
12L’énergie déployée par Fortuné Henry pour défendre Ravachol au sein du mouvement est révélatrice des polémiques internes que ce dernier a déclenchées. Alors que Le Père Peinard d’Émile Pouget soutient son action, La Révolte de Jean Grave est beaucoup plus critique allant jusqu’à insinuer que les attentats de Ravachol ont pu être commandités par la police afin de discréditer le mouvement anarchiste. Interrogé par le quotidien L’Éclair, le libertaire italien Merlino affirme froidement : « Ravachol ? Mais il n’est pas des nôtres et nous le répudions. » [13]. En dépit de ces attaques, Ravachol devient rapidement l’objet d’un véritable culte. Aussi les principaux penseurs du courant anarchiste se trouvent-ils dans l’obligation de se solidariser avec le terroriste afin de ne pas se trouver débordés par les « compagnons de base ».
13À la différence de son frère, il semble qu’Émile Henry soit, du moins dans un premier temps, hostile au « terrorisme aveugle » de Ravachol. Si l’on en croit le publiciste anarchiste Charles Malato, le futur terroriste lui aurait déclaré en mars 1892 : « Un véritable anarchiste […] va abattre son ennemi ; il ne dynamite pas des maisons où il y a des femmes, enfants, travailleurs et domestiques. » [14]. Toutefois devant l’impact médiatique des attentats et la personnalité de Ravachol, Émile Henry modifie totalement son jugement initial. Le 28 août de la même année, il défend avec une grande ferveur la propagande par le fait dans les colonnes de L’En Dehors : « Les actes de brutale révolte […] portent juste, car ils réveillent la masse, la secouent d’un violent coup de fouet, et lui montrent le côté vulnérable de la bourgeoisie, toute tremblante encore au moment où le révolté marche à l’échafaud. ». Pour Gaetano Manfredonia cet acte de foi d’Henry a « d’autant plus de valeur qu’il exprime fidèlement l’opinion qui prévaut à ce moment-là dans les groupes » [15]. Même si le renversement idéologique d’Henry peut apparaître comme l’aboutissement de son désespoir, il reflète surtout l’évolution de l’immense majorité des compagnons, pour qui les actes de Ravachol sont annonciateurs d’une ère nouvelle. Après avoir justifié sur le plan purement théorique la propagande par le fait, il se lance personnellement quelques semaines plus tard dans l’action terroriste.
De l’attentat de la rue des Bons-Enfants à celui du café Terminus : la radicalisation d’Émile Henry
14Observateur passionné de la grève des mineurs de Carmaux, il interprète leur reprise du travail comme un aveu d’impuissance. Souhaitant démontrer à l’ensemble du prolétariat la détermination des anarchistes et réaffirmer au sein du mouvement l’efficacité de la propagande par le fait, il décide avec d’autres libertaires de frapper la société des mines de Carmaux. Le 8 novembre 1892, vers 11 h du matin, une bombe est déposée à l’entrée du siège parisien de la compagnie, situé avenue de l’Opéra. Après un concours de circonstances, la marmite explose finalement à 11h37 au commissariat du Palais Royal, rue des Bons-Enfants.
15Entraînant la mort de cinq hommes, cet attentat est le plus meurtrier des années 1892-1894. Une telle violence a été permise par l’emploi d’un engin explosif plus dangereux que ceux employés par Ravachol et utilisé jusqu’alors uniquement par les nihilistes russes : la bombe à renversement.
16Si l’on en croit les informateurs de la préfecture de Paris, les militants anarchistes approuvent en général cet attentat. Dans les colonnes du Père Peinard, Émile Pouget le salue à sa manière : « Ah ! foutre, voilà un coup qui a mis toute la grosse légumerie hors de ses gonds. Les chameaux n’en vivent plus ! Ils croyaient en avoir fini en guillotinant Ravachol et voilà que ça recommence de plus belle. » [16]. Si les libertaires de La Révolte acceptent l’attentat tel qu’il s’est produit, ils indiquent toutefois que leur appréciation aurait été tout autre si l’explosion était survenue non pas dans un commissariat mais au siège de la compagnie des mines de Carmaux frappant dès lors de simples employés. Avec le recul de plusieurs années, l’anarchiste Jean Grave confirme son jugement initial : « La bombe […] avait été plus intelligente que ses auteurs. Eut-elle éclaté avenue de l’Opéra, […] cela aurait pu soulever l’opinion publique contre les anarchistes. Tandis qu’au poste de police, cela n’avait aucune importance. » [17].
17Son acte « de propagande » accompli, Émile Henry se réfugie à Londres. De décembre 1892 à décembre 1893, il vit dans la clandestinité entre Londres, Paris et Bruxelles. En avril 1893, il participe à la grève violente qui secoue la Belgique et devient à cette occasion le correspondant du Père Peinard. Dans son troisième et dernier article, paru dans l’édition du 23 au 30 avril 1893, il ne cache pas sa déception de voir que « les prolos belges » après avoir « décroché leur droit de vote » interrompent leur lutte. À partir du mois de mai, il est vu à plusieurs reprises en compagnie d’un anarchiste nommé Ortiz, connu pour être à la tête d’une bande de cambrioleurs. Avec ces compagnons, il est probable qu’Henry ait participé à certaines exactions, dont un cambriolage à Fiquefleur dans l’Eure. Malgré le peu de sources fiables dont nous disposons pour cette période, il semble qu’Henry se soit progressivement mis à l’écart du courant dominant de l’anarchisme et de ses têtes pensantes pour s’orienter définitivement dans la voie de l’individualisme et probablement aussi dans celle de l’illégalisme.
18Au début du mois de décembre 1893, il est de nouveau à Paris. Il est donc présent quand le 9 décembre Auguste Vaillant lance une bombe dans l’hémicycle du Palais Bourbon. À la différence des précédentes actions de propagande par le fait, cet attentat ne recueille au sein du mouvement libertaire que des approbations. Pour Émile Pouget, « La marmite de Vaillant à l’aquarium a secoué les puces à la racaille gouvernementale » [18]. Une partie de l’opinion publique manifeste également une certaine bienveillance à l’égard d’un homme dont la vie a été particulièrement rude, et qui par ailleurs s’est attaqué à des parlementaires discrédités par le scandale de Panama.
19Pris pour cible, le pouvoir politique réagit en mettant en place dans les semaines qui suivent un arsenal juridique d’une grande sévérité. Qualifiées par les socialistes de « lois scélérates », ces mesures permettent notamment de procéder à des arrestations préventives. Pour la seule nuit du 31 décembre 1893, la police aurait effectué près de 2 000 perquisitions et une cinquantaine d’arrestations dans le milieu anarchiste. Cette forte répression associée à la condamnation à mort puis à l’exécution d’Auguste Vaillant (5 février 1894) produisent un immense mouvement de colère dans les rangs libertaires. Les informateurs de la préfecture multiplient les rapports pour alerter de l’imminence des représailles.
20Le 12 février 1894 vers 19 heures, Émile Henry quitte la petite chambre qu’il loue. Armé d’une bombe fixée à sa ceinture, d’un revolver, d’un poignard dont il avait empoisonné la lame et d’un coup de poing américain, il se rend avenue de l’Opéra. À 20h30, il entre au café Terminus où une foule assez dense écoute un orchestre tzigane. Il s’installe à une petite table, placée tout près de la porte, et commande une bière. Peu de temps après, il s’en fait servir une seconde et réclame un cigare. À 21h00, il se saisit de la bombe et l’allume avec son cigare. « Quand j’ai constaté que la mèche fumait, je me suis dirigé vers la porte et j’ai lancé ma bombe dans la direction de l’estrade. » [19]
21L’engin heurte un lustre électrique et tombe à terre en répandant une fumée épaisse et âcre. Quelques secondes plus tard, une détonation sourde retentit. L’explosion blesse une vingtaine de personnes, dont l’une d’entre elles mortellement.
22« Je comptais, affirme-il à son procès, une fois dans la rue, m’en aller tranquillement, sans me presser, monter dans la salle d’attente de la gare Saint-Lazare, me perdre dans la foule et prendre mon billet pour une localité quelconque de la banlieue. » Un garçon de café empêche l’anarchiste de réaliser son plan en se jetant à sa poursuite, bientôt rejoint par un gardien de la paix en patrouille dans le quartier. À l’angle de la rue du Havre et de la rue d’Isly, un homme atteint Henry et place sa main sur son épaule en lui disant : « Je te tiens, canaille ! ». « Pas encore ! » répond Henry qui lui tire un coup de revolver en pleine poitrine. Au coin de la rue d’Isly et de la rue de Rome, comprenant qu’il ne peut s’échapper, il décide de s’arrêter. Désormais à quelques mètres seulement d’Henry, le gardien de la paix brandit son sabre en criant : « Arrête ! ». « Je n’ai pas hésité ! L’agent […] était sur moi, […] j’ai tiré mes dernières balles. » [20]. Bien que grièvement blessé, celui-ci parvient à se jeter sur lui. Deux autres policiers surgissent alors de la rue de Rome. Un corps à corps s’engage alors entre ces derniers et le jeune terroriste. Non sans mal, ils parviennent à le maîtriser et à le conduire au commissariat.
La perception de l’attentat du café Terminus et de l’exécution d’Émile Henry : un tournant dans la propagande par le fait
23L’attentat du café Terminus constitue un épisode très particulier au sein de la propagande par le fait. En frappant de façon aussi aveugle, Émile Henry ne s’attaque pas aux détenteurs du pouvoir mais au peuple dans sa globalité. La raison profonde de ce choix tient probablement au fait qu’il s’est alors résigné, à l’instar de Bakounine à la fin de sa vie, au fait « que la pensée, l’espérance et la passion révolutionnaires ne se trouvent absolument pas dans les masses » [21]. Dès lors dans son esprit tous ceux qui tolèrent, même en les subissant, les injustices sociales sont aussi coupables que les profiteurs eux-mêmes.
24Cet attentat suscite immédiatement de vives polémiques au sein du mouvement anarchiste, amplifiant la fracture entre les « individualistes » et les « sociétaires ». Parmi ces derniers, nombre d’entre eux rejettent très clairement l’acte d’Henry hors du combat anarchiste. Élisée Reclus écrit le 28 avril 1894 dans Le Travail, un journal libertaire belge : « Tous les attentats dans le genre de celui du Terminus, les vrais compagnons les considèrent comme des crimes. ». Les libertaires de La Révolte se voient contraints de clarifier leur position : « Il faut qu’il soit bien entendu ceci : toutes les fois qu’une explosion ne visera ni l’autorité, ni la richesse, ni l’exploitation patronale, on peut hardiment la mettre au compte des individus qui ont intérêt à nous décrier. On sait de quels gredins nous voulons parler. » [22]. En se démarquant ainsi de ce genre d’attentat et en se désolidarisant totalement d’Émile Henry, les leaders du mouvement libertaire achèvent de consacrer la rupture entre les deux tendances de l’anarchisme.
25Si l’on en croit les rapports de police, les « compagnons de base » éprouvent un sentiment plus mitigé vis-à-vis de l’attentat d’Henry au café Terminus. Sans dénoncer la pratique terroriste, de nombreux libertaires lui reprochent, en plus de son « passé bourgeois, de ses allures aristocratiques » [23], de s’être attaqué « à des gens aussi peu bourgeois que possible » [24]. Même Fortuné Henry éprouve une certaine gêne à s’exprimer au sujet de cet attentat : « C’est un crime passionnel qu’il a commis. Personne n’a le droit ni le pouvoir d’y trouver un mobile qui ne fut pas généreux. Je ne veux ni excuser ni expliquer mon frère, c’est l’avenir qui le jugera. On peut réprouver la bombe… on peut dire que c’est une folie, mais on ne peut pas dire que c’est un vil intérêt qui l’a poussé. ». [25]
26En réalité seule une mince frange du mouvement libertaire, assimilable au courant « individualiste », comprend et revendique ouvertement cet acte terroriste. Dans un article de La Renaissance paru le 20 mai 1896, G. Perrot justifie l’acte terroriste du café Terminus : « Si Henry a frappé comme cela, au hasard, sans choisir, c’est parce que sa sensibilité pleine d’amour fut douloureusement meurtrie […] Personnellement, nous ne pensons pas que celui qui frappe agit spécialement dans un but de propagande. Il frappe parce que l’écœurement a atteint son maximum d’intensité, qu’il ne peut plus supporter la vie. ».
27Plus encore que ces commentaires, la poursuite de la pratique terroriste après l’arrestation d’Henry témoigne de sa reconnaissance par une partie du mouvement. Une semaine après l’attentat du café Terminus, deux explosions surviennent rue St-Jacques et dans le faubourg St-Martin. Le 15 mars une nouvelle bombe éclate, cette fois-ci à l’église de la Madeleine. Enfin, une quatrième explosion se produit le 4 avril au restaurant Fayot. Tous ces actes attestent bien de la volonté du courant individualiste de suivre le chemin tracé par Henry.
28Révélateur des divergences idéologiques et stratégiques des libertaires, l’attentat d’Émile Henry a également eu une incidence forte sur l’évolution du mouvement anarchiste français en détournant de la propagande par le fait certains militants, qui dès lors se rapprochent des théories sociétaires des leaders du mouvement. En cela, l’explosion du café Terminus constitue indiscutablement un tournant dans la propagande par le fait et en annonce la fin.
29Objet de toutes les discussions dans les milieux libertaires, « l’affaire Émile Henry », de son arrestation à son exécution, a également suscité un grand nombre de réactions et de débats dans la société française.
30Alors que les faits sont rapidement établis concernant l’attentat du café Terminus, Émile Henry crée la surprise en avouant, durant la procédure d’instruction, être aussi responsable de celui de la rue des Bons-Enfants. Une fois toutes les vérifications effectuées, le juge d’instruction dut reconnaître que le scénario livré par Henry est tout à fait vraisemblable. En réalité, aujourd’hui encore, les circonstances exactes de cet attentat demeurent entourées de mystères. Plusieurs faits conduisent à penser qu’Henry a sans doute mené cette opération avec plusieurs complices dont une femme. C’est donc probablement pour les protéger qu’il a revendiqué l’entière responsabilité de cet acte criminel.
31Finalement il comparait devant les assises de la Seine les 27 et 28 avril 1894. Profitant de la formidable attention de la presse, il poursuit son action de propagandiste en expliquant les fondements de la pensée anarchiste, mais également en s’évertuant à provoquer les principaux protagonistes du procès.
32Ainsi quand le président de la cour souligne aux jurés qu’Henry se présente devant eux « les mains couvertes de sang », l’anarchiste réplique : « Mes mains sont couvertes de sang comme votre robe rouge l’est elle-même. » [26]. Tandis que Ravachol a manifesté lors de son procès le regret d’avoir frappé d’innocentes victimes et que Vaillant a déclaré ne pas avoir voulu donner la mort, Émile Henry affirme avec fierté : « Je ne voulais pas blesser, je voulais tuer et tuer le plus de monde possible. » [27].
33En plus d’afficher son cynisme, Henry entend profiter de la tribune qui lui est offerte pour expliciter le combat des anarchistes et les objectifs de la propagande par le fait. Aussi après le réquisitoire de l’avocat général, il demande l’autorisation de lire une déclaration dans laquelle après avoir « justifié » ses deux attentats, il s’emploie à démontrer la légitimité des crimes commis par les anarchistes : « Ne sont-ce pas des victimes innocentes ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d’anémie […] ; ces femmes qui dans vos ateliers pâlissent et s’épuisent […], heureuses encore quand la misère ne les force pas à se prostituer […]. Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et convenez que nos représailles sont grandement légitimes. » [28]. Concernant la portée de son action de propagandiste, Henry manifeste une grande lucidité : « Mes actes ne seront pas encore bien compris des foules insuffisamment préparées. » [29]. Toutefois il annonce que la vague anarchiste est appelée à perdurer et à terme à submerger cette « société pourrie qui se disloque » : « Vous avez pendu à Chicago, décapité en Allemagne, fusillé à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’anarchie. […] Elle finira par vous tuer. » [30]. Sans la moindre surprise, la cour prononce contre lui la peine de mort.
34Après avoir suivi attentivement tout le procès, Georges Clemenceau résume dans La Justice l’attitude du jeune accusé de la manière suivante : « il paraît simple, tranquille, en pleine possession de lui-même, avec le dédain supérieur de l’homme qui domine tout. Jetez-le dans la tourmente révolutionnaire, il sera St Just et sauvera Strasbourg. »
35Après le verdict, Émile Henry est immédiatement reconduit à la Conciergerie, où, malgré les demandes répétées de son avocat, il refuse de signer son pourvoi en cassation, de même que son recours en grâce. Le 29 avril, il est transféré à la Grande Roquette. Si l’on en croit ses gardiens, c’est presque tranquillement qu’il attend la mort entre la lecture d’Herzen, de Cervantès et la rédaction d’aphorismes.
36Le 22 mai à 3h55 du matin, le directeur de la prison de la Grande Roquette accompagné du juge d’instruction, du commissaire de police du quartier, du greffier de la cour d’assises, de l’aumônier et du gardien chef pénètrent dans la cellule d’Henry. Quelques minutes plus tard, il est conduit vers l’échafaud. À plusieurs reprises, il crie « Vive l’anarchie ». Arrivé devant la bascule, le jeune homme de vingt-deux ans est saisi par les assistants du bourreau qui l’installent sur la planche. Quelques secondes plus tard, la planche bascule, le couperet tombe et la tête d’Émile Henry roule dans une auge de tôle.
37Georges Clemenceau, qui a assisté à l’exécution, l’évoque quelques jours plus tard dans un article intitulé « La Guillotine », véritable réquisitoire contre la peine de mort. En voici un extrait :
« Je sens en moi l’inexprimable dégoût de cette tuerie administrative […] Le forfait d’Émile Henry est d’un sauvage. […] Que les barbares aient des mœurs barbares, c’est affreux, mais cela s’explique. Mais que des civilisés irréprochables […] ne se contentent pas de mettre le criminel hors d’état de nuire, et qu’ils s’acharnent vertueusement à couper un homme en deux, voilà ce qu’on ne peut expliquer que par une régression atavique vers la barbarie primitive. [ …] Suffrage universel, République, ne sont que des moyens ; l’humanité, c’est le but. » [31].
39Bien plus que pour son action de propagandiste par le fait, son exécution transforme Émile Henry en martyr de la cause anarchiste. Signe de sa « réhabilitation », la déclaration qu’il lut lors de son procès est après sa mort très largement diffusée dans les milieux libertaires.
40L’étude de l’itinéraire d’Émile Henry permet de comprendre les enjeux et la dynamique de cet épisode de violence unique dans toute l’histoire du mouvement anarchiste français. La fièvre que suscitent en 1892 les premières bombes de Ravachol retombe peu à peu au fil des mois, du fait de la sévérité de la répression, mais également de la prise de conscience par les anarchistes eux-mêmes du peu d’impact de cette stratégie révolutionnaire sur les masses. C’est d’ailleurs après avoir perçu l’absence d’effet d’entraînement des attentats sur le peuple qu’Henry, exaspéré, se décide à frapper les clients du café Terminus. Son extrémisme accélère incontestablement l’arrêt de la propagande par le fait. D’ailleurs, quelques semaines seulement après l’exécution d’Henry, Caserio, en poignardant le président de la République Carnot, effectue le dernier acte retentissant de cette vague d’attentats.
41Dès octobre 1894, Émile Pouget préconise dans les colonnes du Père Peinard l’entrée des anarchistes dans les syndicats. La création de la Confédération Générale du Travail (C.G.T.) en 1895 marque le début d’une ère nouvelle dans l’histoire du militantisme libertaire, celle de l’anarcho-syndicalisme. Pour les partisans de l’entrée des libertaires dans les syndicats, devenus très largement majoritaires, la période des bombes et des attentats se trouve définitivement rejetée. Quant aux tenants de l’action individuelle, hostiles à l’évolution « trade-unioniste de l’anarchisme » [32], ils assument à partir de ce moment des positions de plus en plus ouvertement individualistes. Ainsi à l’issue de la propagande par le fait, et au terme d’un lent processus amorcé au début des années 1880, une scission se produit au sein de l’anarchisme entre les individualistes et les sociétaires. Par conséquent la propagande par le fait apparaît bien comme la phase ultime et décisive du débat interne concernant l’orientation du mouvement.
42Analysant l’échec du mouvement officialisé à Londres en 1881 par la passivité du peuple, les individualistes cessent de croire en les capacités révolutionnaires des masses et n’encouragent après 1894 que les actions de révolte « égoïste », c’est-à-dire « faite au nom de soi-même et pour soi-même » [33]. L’acte terroriste d’Henry au café Terminus préfigure cet état d’esprit nouveau et cette conception toute particulière du combat anarchiste. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si les principales personnalités du courant individualiste que ce soit Cabot, Martinet ou encore Libertad reconnaissent l’engagement et l’action terroriste du jeune Henry. Une filiation idéologique existe bel et bien entre le « St Just de l’anarchie » et les individualistes de la période suivante. De nombreux points de convergence apparaissent notamment entre ce jeune propagandiste et les « bandits tragiques » de la bande à Bonnot, que ce soit dans l’origine de leur engagement, dans la violence aveugle de leur action ou encore dans les condamnations qu’ils suscitent à l’intérieur même du mouvement anarchiste. L’engagement terroriste d’Henry s’inscrit donc véritablement dans l’histoire du mouvement individualiste, dans l’affirmation de cette « anarchie dans l’anarchie » [34] comme une doctrine à part entière.
Mots-clés éditeurs : Émile Henry, 1870-1914, anarchisme, biographie, terrorisme
Mise en ligne 22/12/2010
https://doi.org/10.3917/parl.014.0159Notes
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[1]
Lettre de Carlo Cafiero à Malatesta, citée dans le Bulletin de la Fédération jurassienne, n°49, 3 décembre 1876.
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[2]
Le Révolté, n°11, 23 juillet 1881.
-
[3]
Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, t. I, Des origines à 1914, Paris, Gallimard, 1992, p. 269.
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[4]
Ibidem, p. 250.
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[5]
Daniel Guérin, L’Anarchisme, de la doctrine à la pratique, Paris, Gallimard, 1965, p. 7.
-
[6]
Alain Pessin, La Rêverie anarchiste 1848-1914, Paris, Librairie des méridiens, 1982, p. 206.
-
[7]
Extrait de la déclaration lue par Émile Henry au cours de son procès. (Gazette des Tribunaux, 29 avril 1894).
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Lettre d’Émile Henry adressée au directeur de la Conciergerie, datée du 27 février 1894 (Archives de la Préfecture de police BA1115).
-
[10]
Extrait de la déclaration lue par Émile Henry au cours de son procès (Gazette des Tribunaux, 29 avril 1894).
-
[11]
Archives de la préfecture de police BA77, rapport de police, daté du 22 juin 1892.
-
[12]
Archives nationales F/7/15968, rapport de police, daté du 12 novembre 1892.
-
[13]
L’Éclair, 7 avril 1892.
-
[14]
The Fortnightly review, 1er septembre 1894, article de Charles Malato.
-
[15]
Gaetano Manfredonia, « L’individualisme anarchiste en France (1880-1914) », thèse de doctorat, IEP Paris, 1990, p. 141.
-
[16]
Le Père Peinard, 13 novembre 1892, article : « Encore la Dynamite, Nom de Dieu ! ».
-
[17]
Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, Paris, Flammarion, 1973, p. 296.
-
[18]
Le Père Peinard, du 31 décembre 1893 au 6 juin 1894.
-
[19]
La Gazette des Tribunaux, 28 avril 1894.
-
[20]
La Gazette des Tribunaux, 28 avril 1894.
-
[21]
Extrait d’une lettre de Bakounine, datée du 15 février 1875 (cité par Jean Préposiet, Histoire de l’anarchisme, Paris, Tallandier, 1993, p. 92).
-
[22]
La Révolte, du 24 février au 3 mars 1894.
-
[23]
Archives de la préfecture de police, BA79, Rapport d’un indicateur, daté du 22 mai 1894.
-
[24]
Archives de la préfecture de police, BA79, Rapport de l’indicateur Legrand, daté du 28 avril 1894.
-
[25]
Le Matin, 10 septembre 1894, article : « La mère d’Émile Henry ».
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[26]
Alexandre Zévaes, « Émile Henry le dynamiteur », L’Ordre de Paris, 11 janvier 1948.
-
[27]
Henri Varennes, De Ravachol à Caserio, Paris, Garnier Frères, 1895, p. 55.
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[28]
Ibid.
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[29]
Ibid.
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[30]
Ibid.
-
[31]
Georges Clemenceau, « La Guillotine », La Justice, 29 mai 1894.
-
[32]
Gaetano Manfredonia, L’Individualisme anarchiste en France (1880-1914), p. 145.
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[33]
Idem, p. 177.
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[34]
Émile Michon, Un peu de l’âme des bandits, Paris, Dorbon-Aîné, 1908, p. 197 (cité par Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 439).