Notes
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[1]
D’après le chapitre de Ian Kershaw, dans son ouvrage Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Folio, 1997 [1985], pp. 127-162.
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[2]
Ian Kershaw, Hitler : Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 1995 [1991].
-
[3]
Anthony McElligott, Tim Kirk [éd.], Working Towards the Führer. Essays in Honour of Sir Ian Kershaw, Manchester University Press, 2003.
-
[4]
Konstantin Hierl, Im Dienst für Deutschland, 1918-1945, Kurt Vowinckel Verlag, Heidelberg, 1954, 208 p., « Comment je voyais et je vois Adolf Hitler », pp. 155-166, traduction de Nicolas Patin.
-
[5]
Konstantin Hierl, Im Dienst für Deutschland 1918-1945, op. cit., p. 143.
-
[6]
Konstantin Hierl, Gedenkan hinter Stacheldraht, 1953 ; et Schuld oder Schicksal? Studie über Entstehung und Ausgang des Zweiten Weltkrieges, 1954.
-
[7]
Voir aussi Johann Chapoutot, « Hitler : l’homme providentiel qui ne croyait pas à la Providence », supra, pp. 63-71 (NDLR).
-
[8]
Les italiques apparaissent dans le texte original en allemand. Les éventuelles erreurs ou approximations de traduction seraient entièrement de mon fait.
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[9]
On retrouve ici une construction similaire à la biographie d’Hitler de Ian Kershaw : Hybris, la démesure, pour le début de la vie du dictateur ; Nemesis, la vengeance, pour sa fin. Hierl engonce son interprétation dans des catégories profondément morales.
-
[10]
Rednergabe, talent oratoire : c’est l’un des éléments que l’historiographie et le grand public retiennent le plus souvent. Pourtant, il est à double tranchant : si, d’un côté, il délivre bien une vérité concernant Hitler – sa capacité à captiver les foules – il a pour conséquence, de l’autre côté, de déculpabiliser les acteurs de l’époque. En rejetant les décisions et les prises de position concrètes dans l’univers de la magie, du charme, et de l’envoûtement, on ne pose pas la question du consentement, de la collaboration, de la participation. La propagande de Goebbels complète ce mythe, surtout dans l’historiographie des années 1950, puisqu’elle est perçue comme le “poison” qui explique le plongeon d’une société moderne dans la barbarie.
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[11]
Le Gau était une unité administrative du IIIe Reich, un Gauleiter son dirigeant.
1Tout ou presque a été dit sur Hitler. La moindre source exploitable a été traquée, analysée, pour tenter de circonscrire la personnalité de l’homme, sa réelle place dans le processus de décision politique, son rôle dans la « Solution finale »… Des débats profonds ont agité l’étude de cette figure – était-il le maître du IIIe Reich ou un dictateur faible ? [1] – avant que les notions développées notamment par Ian Kershaw ne viennent apaiser les controverses, et trouver un écho important, y compris auprès du grand public. La notion de charisme [2] permettait ainsi de comprendre le lien qui unissait l’homme et son peuple, tandis que du point de vue du modèle politique, le « travail en direction du Führer » [3] permettait de comprendre les logiques de radicalisation relativement autonomes dans un système proche de l’anarchie féodale.
2Les sources ne manquent pas pour décrire l’homme au plus près. Le Journal de Joseph Goebbels, récemment édité en français chez Tallandier, scande les rencontres multiples des deux amis. Plus douteux, le Hitler m’a dit, de Hermann Rauschning, a longtemps été utilisé, avant que l’on remette en cause sa véracité : l’auteur, qui prétendait avoir longuement échangé avec le Führer, ne l’avait en réalité rencontré que quatre fois.
3Konstantin Hierl, lui, ne prétend pas connaître Hitler personnellement. Il souligne même, au début d’un chapitre intitulé “Comment je voyais et je vois Adolf Hitler” dont nous reproduisons ici un extrait [4], qu’il n’appartient ni à ses familiers, ni à ses proches collaborateurs politiques. Pourtant, cette distance lui permet, croit-il, d’accéder à un jugement plus mesuré et plus impartial sur l’homme, tout en l’ayant côtoyé souvent. Commode situation d’outsider pour un homme qui écrit, en 1954, plusieurs livres, dont celui dont est tiré ce passage : Au service de l’Allemagne 1918-1945. Hierl a alors 79 ans. Il n’a, en quelque sorte, plus rien à prouver, ce qui lui donne une liberté de ton sans égal : il n’hésite pas, dans le chapitre précédent, à expliquer que le massacre des Juifs pendant la guerre n’était que la conséquence de la « pensée exterminatrice des Juifs envers l’Allemagne » [5]. Héros de la Première Guerre mondiale, il a rejoint le parti nazi en 1929, après avoir longtemps soutenu Erich Ludendorff dans les milieux völkisch d’extrême-droite. Déjà âgé en comparaison des autres militants, il lui est facile, dans son autobiographie, de se tenir toujours à la lisière des décisions les plus compromettantes. Il n’a, après tout, selon lui, consacré sa vie qu’à servir sa patrie, d’abord comme soldat, puis comme dirigeant principal de la RAD (Reichsarbeitsdienst), un service de travail obligatoire qui précédait le service militaire durant le IIIe Reich. Les cinq ans de camps dont il écope après guerre comme « coupable principal » au moment de la dénazification ne l’empêchent pas de publier des essais postérieurs [6], de tendance nationaliste et völkisch, avant de mourir en 1955. Son témoignage est donc très ambigu, entre désir de se disculper, volonté d’assumer le passé national-socialiste jusqu’au bout, zones d’ombres et de pleines lumières. Il tente d’analyser le charisme et la destinée d’Adolf Hitler [7].
4« Les deux traits les plus remarquables dans la nature d’Hitler étaient la force de sa foi et la force de sa volonté [8]. Ces deux forces, qui peuvent profondément mouvoir les hommes, étaient concentrées à une intensité très rare chez Hitler. Dans sa foi et sa volonté brûlait la flamme d’une violente passion.
5Hitler croyait à la force vitale du peuple allemand, et à un grand avenir pour celui-ci, il était possédé par la foi dans le pouvoir de son idée et de sa victoire finale. Il faisait brûler la foi dans le cœur de ses partisans, puis dans celui du peuple entier, et les entraînait avec lui dans sa propre foi. Sa volonté passionnée surmontait les obstacles, dépassait les difficultés et remportait des succès que la plupart des gens auraient jugé auparavant impossibles à atteindre.
6Les réussites de sa carrière, qui confinaient au merveilleux, renforçaient ses traits de personnalité de manière funeste. L’éclat de ces succès aveuglait Hitler, si bien qu’il ne fût plus capable de discerner correctement la réalité et les limites du possible. Sa foi dévorante se transforma en une folie pavée d’erreurs, sa volonté d’airain en un entêtement destructeur [9]. […]
7Dans l’âme d’Hitler brûlait le feu d’une grande passion : celle-ci était tournée vers la réussite d’une grande tâche du destin, et la réalisation de hautes idées. Sans une grande passion, rien de grand n’a jamais été construit, et dans aucune des affaires humaines. Pourtant, si une grande passion n’est pas liée aux rênes de la raison et de la conscience avec une solidité suffisante, et qu’elle est décuplée par un fanatisme sans limite, elle conduit sur le chemin du malheur.
8Le fanatisme était dans la nature d’Hitler, il formait l’un des traits les plus marqués de sa nature, et ce constat est nécessaire pour la compréhension de sa personnalité. Ce fanatisme d’Hitler a décuplé la force de sa foi et de sa volonté dans des proportions monstrueuses, il les a fait déborder de leurs limites pour les transformer en des forces aux effets désastreux. […]
9Ces puissantes forces de croyance et de volonté étaient accompagnées dans la nature d’Hitler d’un talent intellectuel de génie. Il en naissait des forces créatrices qui étaient largement en avance sur leur temps. Hitler savait aussi, dans des domaines de savoir qui lui étaient étrangers, saisir rapidement l’essentiel, circonscrire la substance d’une chose et résumer des questions compliquées en des formules simples. Il avait un penchant et un talent particulier pour les questions techniques, ainsi qu’une mémoire étonnante pour les détails. […]
10L’influence extraordinairement forte d’Hitler sur les autres personnes est connue, c’était un effet de sa personnalité hors du commun. Même des personnes fortes et pleines d’esprit s’inclinaient devant le cheminement de son esprit et de sa volonté.
11Le caractère le plus puissant de la force émanant d’Hitler, bien que ce ne soit de loin pas le seul, était son talent oratoire [10]. Le Dr. Goebbels avait pensé avec Hitler au ton de sa voix, à la technique de la mise en forme de ses discours. C’était, chez Hitler, cette force qui émanait d’une personnalité dans son ensemble qui allumait le cœur des auditeurs.
12Dans son livre de qualité Les Gracques, l’auteur Hans von Rimscha décrit l’effet oratoire du célèbre tribun populaire Caius Tiberius Gracchus. […] Adolf Hitler aussi était un orateur populaire (Volksredner), et on peut supposer sans erreur que l’auteur de ces descriptions impressionnantes s’est servi d’expériences personnelles avec Hitler comme orateur pour écrire son récit.
Non seulement Hitler était un orateur public important, mais les effets de son éloquence étaient aussi puissants quand il parlait devant un cercle plus restreint. Hitler avait un sentiment d’une finesse infinie de l’atmosphère dans laquelle il s’exprimait. Il savait ce qui émouvait particulièrement ses auditeurs, il connaissait leurs problèmes et leurs soucis, leur nostalgie et leurs doutes, et il savait y adapter son discours.
Il ne parlait pas de la même manière devant ses Gauleiter [11], devant des dirigeants économiques, des agriculteurs, des intellectuels, des officiers, etc. Il n’y avait pas de contradictions entre ces différents discours, mais il savait amener ses auditeurs là où ils avaient envie d’aller. C’était aussi valable pour des entrevues individuelles. […]
Hitler n’avait pas la capacité, en ce qui concerne des objectifs à long terme, de brider les forces irrépressibles de sa nature. C’est ici que réside la faute tragique du drame d’Hitler, c’est la raison qui a fait que le grand Chef du peuple [Volksführer] et le porteur d’idées prophétiques a finalement échoué en tant qu’homme d’État et commandant des armées. »
Notes
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[1]
D’après le chapitre de Ian Kershaw, dans son ouvrage Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Folio, 1997 [1985], pp. 127-162.
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[2]
Ian Kershaw, Hitler : Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 1995 [1991].
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[3]
Anthony McElligott, Tim Kirk [éd.], Working Towards the Führer. Essays in Honour of Sir Ian Kershaw, Manchester University Press, 2003.
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[4]
Konstantin Hierl, Im Dienst für Deutschland, 1918-1945, Kurt Vowinckel Verlag, Heidelberg, 1954, 208 p., « Comment je voyais et je vois Adolf Hitler », pp. 155-166, traduction de Nicolas Patin.
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[5]
Konstantin Hierl, Im Dienst für Deutschland 1918-1945, op. cit., p. 143.
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[6]
Konstantin Hierl, Gedenkan hinter Stacheldraht, 1953 ; et Schuld oder Schicksal? Studie über Entstehung und Ausgang des Zweiten Weltkrieges, 1954.
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[7]
Voir aussi Johann Chapoutot, « Hitler : l’homme providentiel qui ne croyait pas à la Providence », supra, pp. 63-71 (NDLR).
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[8]
Les italiques apparaissent dans le texte original en allemand. Les éventuelles erreurs ou approximations de traduction seraient entièrement de mon fait.
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[9]
On retrouve ici une construction similaire à la biographie d’Hitler de Ian Kershaw : Hybris, la démesure, pour le début de la vie du dictateur ; Nemesis, la vengeance, pour sa fin. Hierl engonce son interprétation dans des catégories profondément morales.
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[10]
Rednergabe, talent oratoire : c’est l’un des éléments que l’historiographie et le grand public retiennent le plus souvent. Pourtant, il est à double tranchant : si, d’un côté, il délivre bien une vérité concernant Hitler – sa capacité à captiver les foules – il a pour conséquence, de l’autre côté, de déculpabiliser les acteurs de l’époque. En rejetant les décisions et les prises de position concrètes dans l’univers de la magie, du charme, et de l’envoûtement, on ne pose pas la question du consentement, de la collaboration, de la participation. La propagande de Goebbels complète ce mythe, surtout dans l’historiographie des années 1950, puisqu’elle est perçue comme le “poison” qui explique le plongeon d’une société moderne dans la barbarie.
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[11]
Le Gau était une unité administrative du IIIe Reich, un Gauleiter son dirigeant.