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Article de revue

La déclaration de politique générale a-t-elle vécu ?

Pages 152 à 164

Notes

  • [1]
    L’article 6 n’a pas été fondamentalement modifié en juillet 2008, si l’on excepte la limitation à deux mandats consécutifs du Président de la République.
  • [2]
    L’article 20 n’a pas été modifié en juillet 2008.
  • [3]
    Les modifications des articles 49 et 50 ne portent pas sur la déclaration de politique générale elle-même, mais sur la limitation de l’alinéa 49-3 et sur la création d’un alinéa 50-1 : « Devant l’une ou l’autre des assemblées, le Gouvernement peut, de sa propre initiative ou à la demande d’un groupe parlementaire au sens de l’article 51-1, faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité ».
  • [4]
    L’histoire montre en effet qu’un Premier ministre peut fort bien se succéder à lui-même, le plus souvent parce qu’il a démissionné et a été immédiatement renommé par le Président.
  • [5]
    Stéphane Rials, Le Premier ministre, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1985, p. 116.
  • [6]
    Les principes de ces méthodes et les résultats détaillés de ces analyses peuvent être consultés sur : hhttp:// pascal-marchand. fr. Voir aussi : Pascal Marchand, Le grand oral - Les discours de politique générale de la Ve République, Paris, De Boeck / INA, 2007.
  • [7]
    Ce dernier style trouve son aboutissement dans les discours des “grands” candidats à la dernière élection présidentielle.
  • [8]
    À l’exception des déclarations de Jean-Pierre Raffarin : avec ce dernier, la rhétorique reste assez constante, quelle que soit sa popularité.
  • [9]
    Notamment dans La France peut supporter la vérité, Paris, A. Michel, 2006 [NDLR].
  • [10]
    À l’exception de la déclaration de Michel Rocard en 1991, lorsqu’il s’agissait d’impliquer les parlementaires dans la première guerre du Golfe.
  • [11]
    le New Deal avait caractérisé les années Roosevelt et la New Frontier celles de Kennedy ; Johnson (1964) lancera la formule Great Society.
  • [12]
    Le « travail » apparaissait déjà 34 fois dans la déclaration de candidature de Nicolas Sarkozy.
  • [13]
    Il s’agit d’un graphe de ventilation. L’abscisse représente les trente-six déclarations de politique générale rangées chronologiquement. L’ordonnée représente la probabilité d’écart à une distribution équilibrée (qui est représentée par le 0) pour un suremploi (spécificité positive en coordonnées positives) ou pour un sous-emploi (spécificité négative en coordonnées négatives) dans une déclaration.
  • [14]
    Le calcul des distances lexicales rapproche la déclaration de François Fillon de celles de Michel Rocard (1988) et Édith Cresson (1992).
  • [15]
    Christian Salmon, Storytelling - La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
  • [16]
    On observe, par exemple, dans la distribution des lexiques propres aux Premiers ministres de droite et de gauche, que François Fillon puise, sans surprise, dans le lexique de la droite et rejette celui de la gauche. Malgré quelques références du candidat Sarkozy à Jaurès et Blum et un gouvernement faisant place à certaines personnalités de l’opposition parlementaire, l’ouverture n’a pas gagné le lexique gouvernemental.

1Parfois qualifiée de chauve-souris, mi-parlementaire, mi présidentielle, la Constitution de la Ve République apparaît souvent comme présidentialiste, surtout après l’adoption, par référendum du 28 octobre 1962, de l’élection du Président au suffrage universel direct (article 6) [1]. On se souvient que François Mitterrand avait publié « Le coup d’État permanent » (1964) pour dénoncer cette nouvelle Constitution et son usage par le général de Gaulle. Le suffrage universel a, sans doute, donné une impulsion décisive à la personnalisation de la Présidence de la Ve République : les élections présidentielles s’organisent et s’analysent en anecdotes individuelles et en duels de personnes plus qu’en débats d’idées ou de programmes. Mais les périodes de cohabitation ont permis de voir que le pouvoir du Président n’était pas obligatoirement aussi puissant qu’on le pensait. De fait, l’article 20 de la Constitution énonce que « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. [...] Il est responsable devant le Parlement dans les conditions et suivant les procédures prévues aux articles 49 et 50 » [2]. Les rapports entre les deux sommets de l’exécutif sont donc éminemment complexes.

2La nomination d’un Premier ministre est toujours un événement. Mais son traitement médiatique est certainement moins marqué par l’anecdote et la personnalisation que par le contexte social et politique. Ses discours sont davantage envisagés comme des réponses aux exigences du moment, ce qui leur confère une importance moins psychologique que sociologique ou historique.

3Au premier rang de ces discours, la Constitution prévoit que le Premier ministre nouvellement nommé engage devant l’Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou sur une déclaration de politique générale (articles 49 et 50) [3]. Nous appellerons éventuellement cette première déclaration « discours d’investiture » pour la distinguer des autres, conscients que le terme est discutable et discuté par les spécialistes du droit constitutionnel [4]. Le Premier ministre pourra également, au long de son mandat et à son initiative, engager la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un texte par l’Assemblée. Ce sont des cas de convenance politique, soit pour réclamer le soutien de la représentation nationale sur une question engageant le pays (négociations commerciales internationales, participation de la France à un conflit armé), soit pour bénéficier d’une tribune plus solennelle que les débats contradictoires, conférences de presse ou entretiens avec des journalistes. Le chef du gouvernement pourra, enfin, décider de prononcer une déclaration de politique générale pour faire face à une motion de censure déposée par l’opposition parlementaire. Il s’agit d’une utilisation stratégique possible par laquelle le Premier ministre transforme un vote de sanction initié par l’opposition en vote de soutien demandé à la majorité.

4Dans tous ces cas, il est prévu que, si l’Assemblée nationale désapprouve une déclaration de politique générale ou adopte une motion de censure, le Premier ministre doit remettre la démission de son gouvernement au Président de la République. Cela ne s’est produit qu’une fois, le 5 octobre 1962 : le premier gouvernement de Georges Pompidou est renversé et l’Assemblée est dissoute. À cette exception près, en général, « le fait de ne pas solliciter la confiance ne confère aucune fragilité particulière. Le fait de l’obtenir n’est pas une garantie de maintien en fonction si le président de la République ne le souhaite pas. » [5]

5Il est alors tentant de voir la déclaration de politique générale d’un Premier ministre comme un rituel un peu convenu, un marronnier médiatique un peu ennuyeux. On peut aussi y trouver la trace d’une histoire politique, de ses contextes, de ses événements et surtout des ressorts dont le pouvoir use pour convaincre et séduire : comment, simultanément, s’adresser à la nation tout entière, répondre aux attentes d’un certain électorat, marquer sa différence vis à vis de l’opposition politique, fédérer la majorité et donner à ses parlementaires – et au-delà à ses partisans – des arguments utiles ? Comment développer à la fois un bilan, forcément positif, et des projets, forcément optimistes ? Comment conjuguer, d’une part les faits objectifs qui président à l’analyse de la situation et de ses contraintes, et d’autre part les valeurs essentielles qui fondent l’argumentation idéologique et sa mise en projets ? Toutes ces exigences pèsent sur le choix des mots et des formules et définissent un genre discursif.

6Plus qu’un simple exercice de style, la déclaration de politique générale constitue donc bien un témoignage riche en indicateurs historiques et linguistiques, dont on cherche à étudier les évolutions sur un demi-siècle. L’analyse par ordinateur des déclarations de la Ve République, depuis celle de Michel Debré, le 15 janvier 1959, jusqu’à celle de François Fillon, le 3 juillet 2007, permet d’identifier ces évolutions.

7Les méthodes utilisées ici relèvent d’une approche informatique des textes qui consiste à appliquer des calculs statistiques sur le lexique [6]. Ces analyses sont parfois complexes, mais on peut en retenir le principe général, qui est de construire un tableau lexical dont les lignes seront constituées par les mots du corpus ; les trente-six déclarations de politique générale prononcées depuis 1959 composeront les colonnes de ce tableau. Dans chaque case sera reporté le nombre de fois qu’un mot est présent dans une déclaration. Il devient alors possible d’effectuer sur ce tableau divers calculs : la distribution des mots dans les déclarations, l’utilisation spécifique de certains mots dans certaines déclarations, la proximité ou l’éloignement des différentes déclarations en fonction des mots qu’elles utilisent ou n’utilisent pas… Ce sont ces distances entre les discours qui peuvent être matérialisées par des axes (ou facteurs) qu’il est possible de décrire et d’interpréter à l’aide d’indices statistiques. On montre alors que, pour réaliser cet exercice rituel, les Premiers ministres subissent deux ordres de contraintes qui définissent les deux principaux facteurs : le temps et la confiance.

Le facteur temps

8L’évolution chronologique du style a conduit les chefs de gouvernements à abandonner progressivement le discours argumentatif et programmatique, caractéristique des premières déclarations, pour adopter un discours descriptif fondé sur des valeurs générales et consensuelles.

9Le début de la Ve République était marqué par des thèmes comme la guerre d’Algérie, qui n’est plus d’actualité aujourd’hui. Le discours économique a également évolué et à « l’inflation » du début s’est substituée « la croissance » d’aujourd’hui. Mais au-delà des thèmes abordés, c’est aussi un changement dans la structure des discours que l’on observe depuis cinquante ans.

10Si les années 1960 sont marquées par les thèmes de l’Algérie, de l’expansion, de l’Alliance atlantique ou du général de Gaulle, on remarque également des termes comme « c’est-à-dire », qui décroît régulièrement dans le temps, tandis que « je » tend à s’accroître régulièrement. La personnalisation s’est progressivement substituée à l’explication.

11Les années 1970 sont celles de la « lutte contre l’inflation », mais également de termes comme « gouvernement », « progrès », « vie », « actions », « programme », « politique ». En revanche, l’utilisation des formes du « nous » y est rare. Le programme et la situation l’emportent sur le (ou les) groupe(s).

12Les années 1980 sont les années du vocabulaire technique : des dates, des chiffres, des pourcentages, des « entreprises ». C’est aussi l’apparition du « nous » qui accompagne la disparition de « gouvernement ». L’institution politique disparaît au profit de la réalité économique : face à la « crise », qui est chiffrée, les bilans et projets le sont également.

13Dans les années 1990, des concepts plus généraux font suite aux chiffrages des années précédentes. On voit apparaître les termes « réforme », « emploi », « intégration », « immigration », « Europe », « exclusion », « pacte républicain ». Mais on trouve également « je », « il faut » et « l’État ». Les années 2000 confirment cette tendance : on y retrouve « l’emploi », mais aussi « nous ». On va trouver également « service public », « vérité », « égalité », « chances », « jeunes », « contrat », « accompagnement ». Mais on ne dit plus « gouvernement » et on n’emploie plus la négation (« ne/n’… pas »). Le discours politique se fait consensuel et positif [7].

14Depuis cinquante ans, il y a donc, bien sûr, un changement dans les thèmes abordés. Mais il y a aussi un changement dans la façon d’habiller ces thèmes, dans les styles de discours qui traduisent des positionnements différents vis-à-vis de la politique.

Le facteur confiance

15L’analyse des discours par ordinateur permet d’identifier une deuxième contrainte sociale et politique qui impose au Premier ministre un certain nombre de choix rhétoriques : les procédures automatiques différencient les premières déclarations, prononcées lors de la nomination du nouveau Premier ministre (ou « discours d’investiture »), des suivantes qui sont souvent provoquées par une motion de censure.

16Le premier cas, des « discours d’investiture », est souvent, mais non exclusivement, consécutif à une élection. Le Premier ministre jouit donc généralement d’un contexte de forte popularité (autour de 60 % de confiance d’après le baromètre mensuel SOFRES, établi depuis 1978). En revanche, le deuxième cas renvoie souvent au dépôt d’une motion de censure dans une situation de relative impopularité (autour de 40 % de confiance).

17Dans un contexte de confiance, le Premier ministre aura tendance à prononcer un discours plus long et plutôt nominal, avec une forte proportion de déterminants, de connecteurs, d’adjectifs : privilégiant la définition et la description (parler de quelque chose), le discours est didactique et vise à programmer.

18En revanche, dans une situation de défiance, le discours sera plus court, plutôt verbal et fortement pronominalisé, avec une proportion importante de dates et de chiffres : privilégiant la relation à ses auditeurs, cherchant à rassembler ses partisans et à se démarquer de l’opposition (parler à quelqu’un), le discours est polémique et vise à justifier.

19Ces deux attitudes à l’égard du langage discriminent avec une remarquable constance les discours d’investiture et les déclarations suivantes [8].

20Les deux facteurs définis automatiquement, le temps et la confiance, déterminent ce que sont le genre et les règles de la déclaration de politique générale.

2007 : une nouveauté dans la Ve République

21Après l’élection présidentielle du 6 mai 2007, élites et citoyens, partisans et adversaires, commentateurs de la vie politique française, tous attendaient François Fillon à la tribune de l’Assemblée. Un événement imprévu allait changer le cours du rituel. Lorsque le Président convoque les parlementaires de la majorité le 20 juin 2007, pour leur livrer sa « feuille de route », les commentateurs sont unanimes pour dire qu’il a prononcé un discours de politique générale. Le porte-parole de l’Élysée déclare au cours d’une conférence de presse : « Nicolas Sarkozy et François Fillon ont préparé ensemble le projet présidentiel. Le Premier ministre n’aura pas à faire preuve de beaucoup d’imagination pour son discours ». La presse a donc largement préparé, puis exploité l’idée que le véritable discours de politique générale était celui du président et non celui du Premier ministre. Cette affirmation n’est pas sans conséquence. La personnalité du nouveau Président amène nombre de commentateurs à évoquer un renforcement du rôle présidentiel au détriment de celui du Premier ministre. François Fillon n’a-t-il pas, lui-même, prôné « une présidentialisation mesurée du régime » ? [9]

22Le président… préside. Contrairement à ce qu’affirment les commentateurs, il est facile de montrer que le discours prononcé par Nicolas Sarkozy ne partage pas les propriétés d’une déclaration de politique générale. Les procédures statistiques isolent ce discours et l’opposent à l’ensemble des autres déclarations de la Ve République sur les deux facteurs temps et confiance. Comparativement, on peut ramener les caractéristiques de ce discours présidentiel à quelques traits saillants.

23Il y a, tout d’abord, une forte utilisation des pronoms, notamment « on » (« on ne peut pas » : 13 fois ; « on va » : 7 fois), forme assez rare dans les déclarations de politique générale[10]. Cette forme est souvent associée à la négation (28 fois dont 13 fois : « on ne peut pas »). Il y a, effectivement, une très grande proportion de négation (« ce n’est pas » : 23 fois), qui rompt avec la tendance des déclarations de politique générale depuis une dizaine d’années (particulièrement dans celles de Jean-Pierre Raffarin).

24On observe également une forte utilisation du « je » (« je veux prendre mes responsabilités » : 14 fois ; « je vais » : 6 fois), ce qui est moins rare dans les déclarations de politique générale, mais prend ici des proportions jamais atteintes par les Premiers ministres. Le « je » est la forme la plus frustre du discours politique : il s’agit de se mettre soi-même en scène plus que son groupe ou son projet. On a pu montrer que – souvent associée à des verbes déclaratifs (« je souhaite », « je pense », « je crois ») – la première personne du singulier correspond souvent aux niveaux d’engagement politique les plus faibles. La première personne du singulier apparaissait avec Laurent Fabius et on la retrouve également chez Pierre Bérégovoy et Édith Cresson. D’une façon générale, elle traduit souvent des situations de crise ou de tension : Raymond Barre emploie beaucoup « je » dans son deuxième discours, en 1977, qui est l’un des plus polémiques de la Ve République, puisque s’adressant directement et nominalement à des personnalités politiques (dont François Mitterrand). On retrouve « je » dans d’autres discours marqués par le conflit politique : Édouard Balladur à propos des négociations du GATT, Alain Juppé dans sa dernière déclaration en 1996. En période de crise, c’est la personne même du leader politique qui est mise en avant pour susciter le rassemblement partisan, quitte à personnaliser davantage le conflit. Il ne s’agit donc habituellement pas d’une marque « d’investiture ». On ne peut pas éviter de noter que « je » s’accompagne souvent d’un évitement de la forme « Gouvernement ». « Le Gouvernement », en tant qu’acteur, cède donc la place au « je » et disparaît même du discours. Et c’est également le cas dans le discours de Nicolas Sarkozy : le terme « Gouvernement » est significativement évité, de même que « loi », « projet », « solidarité », « république », qui font habituellement partie des termes les plus fréquents, pour ne pas dire obligatoires, des déclarations de politique générale.

25Une autre forme pronominale est sous-employée dans le discours du Président : ce sont les marques du « nous » (et notamment « notre pays »). Entre « je » (150 fois auxquelles s’ajoutent « j’ » : 27 fois) et « on » (91 fois), il y a peu de place pour « nous » dans le discours de Nicolas Sarkozy face aux parlementaires (« notre » : 20 fois ; « nos » : 10 fois).

26Il y a peu, dans le discours du Président, de termes rares dans la langue française, mais un large recours au vocabulaire « banal ». La banalité lexicale est définie comme un recours massif aux mots les plus fréquents du corpus. Ici, les termes les plus utilisés dans l’ensemble des déclarations de politique générale sont : « France » (862), « Gouvernement » (790), « politique » (673), « pays » (589), « français » (478), « État » (440), « entreprises » (367), « emploi » (354), « travail » (303), « économique » (291), « aujourd’hui » (289), « sociale » (271), « monde » (268), « République » (259), « action » (258), « loi » (257), « Europe » (242), « effort » (233), « avenir » (232), « développement » (230), « économie » (230), « nationale » (228) …

27Voici sans doute le lexique incontournable pour quiconque aurait l’intention de prononcer un discours politique. Mais pour être incontournable, ce lexique ne nous dit pas grand-chose sur la situation politique ni sur les intentions de l’orateur. Certains Premiers ministres puisent largement dans ce vocabulaire « banal » (Alain Juppé en 1996, Jean-Pierre Raffarin, Dominique de Villepin dans sa dernière déclaration), d’autres beaucoup moins (Raymond Barre, Michel Rocard). Ici encore, Nicolas Sarkozy atteint, dans l’usage de la banalité, des seuils statistiques sans équivalent dans aucune autre déclaration.

28À titre d’illustration, on peut rechercher automatiquement les extraits de Nicolas Sarkozy particulièrement significatifs (au sens statistique, toujours) de l’usage de ces formes de fortes fréquences. Ce calcul fait émerger les extraits suivants :

29

« Ma politique ce n’est pas la politique des entreprises, ce n’est pas la politique des ménages.
Ma politique c’est la politique pour tout le monde.
L’économie, ce n’est pas que de la statistique.
L’économie, ce n’est pas que de l’arithmétique.
N’est -ce pas ce que les Français attendent de nous ?
On ne peut pas être le seul pays à faire comme nous faisons aujourd’hui.
Si ce n’est pas important, si ce n’est pas utile, nous ne le ferons pas.
Parce que si l’on veut réconcilier les Français avec l’entreprise, avec l’économie, avec le marché, il ne faut pas accepter les excès, il ne faut pas accepter les dérapages, il ne faut pas défendre l’indéfendable, il ne faut pas excuser l’inexcusable.
La politique que le Gouvernement va conduire sera une politique pour tous les Français. »

30Pour ce qui concerne les termes privilégiés, on note une forte présence du « travail » (50 fois), qui connaît une cooccurrence spécifique avec politique, essentiellement due à l’extrait suivant :

31« Et je vous propose de faire comme politique celle du travail. (…)

32Et je propose à la majorité présidentielle le choix suivant :

33

Politique sociale : le travail.
Politique éducative : le travail.
Politique économique : le travail.
Politique fiscale : le travail.
Politique de concurrence : le travail.
Politique commerciale : le travail.
Politique de l’immigration : le travail.
Politique monétaire, politique budgétaire, je ne les jugerai que par rapport à un seul critère : cela récompense le travail ou cela dévalorise le travail. Tout ce qui récompense le travail sera choisi, tout ce qui dévalorise le travail sera écarté. »

34Cette forme de répétition insistante d’un concept-clé est également exceptionnelle. Certaines déclarations de politique générale sont construites autour d’un concept, un “tag”, la plupart du temps présenté comme une nouveauté [11]. Il en est ainsi de la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, la « nouvelle citoyenneté » de Pierre Mauroy, le « nouvel espoir » de Michel Rocard, le « nouvel exemple français » d’Édouard Balladur, la « nouvelle démocratie » d’Alain Juppé, le « nouvel humanisme » de Jean-Pierre Raffarin. Mais cela n’atteint jamais la proportion que Nicolas Sarkozy donne à la notion de « travail » [12].

35L’ensemble de ces résultats statistiques ne permet donc pas de dire que le discours de Nicolas Sarkozy était un discours de politique générale, tant il s’éloigne manifestement du genre. En revanche, cette appréciation médiatique a sans doute eu un effet sur la déclaration de François Fillon. Les derniers mots présidentiels définissent ainsi la place qu’il entend laisser à son Premier ministre : « Que les choses soient très claires : ce n’est pas au Premier ministre qu’il faut en vouloir de telle ou telle ambition déçue pour l’instant, c’est à moi. Parce que les choix je les assume ». Il était, dès lors, difficile pour François Fillon de tenir un discours véritablement engagé et engageant, qui aurait pu donner une impression de compétition d’ego.

36Le Premier ministre gouverne. La déclaration de politique générale que François Fillon prononce, le mardi 3 juillet 2007, comprend 8 148 mots au total et un lexique de 2 294 mots différents, ce qui la place dans le tiers des discours les plus longs (la moyenne est à 6 400 mots).

37À la différence radicale de la « feuille de route » de Nicolas Sarkozy, l’analyse statistique confirme qu’il s’agit bien d’une déclaration de politique générale et qui, de plus, se situe dans la mouvance descriptive des dernières années (sur le facteur temps) et mobilise un style programmatique conforme aux discours « d’investiture » (sur le facteur confiance).

38Les mots privilégiés par le nouveau Premier ministre sont : « identité », « université », « culture », « fondements », « enjeux », « excellence »… Mais ce sont surtout des segments qui font la spécificité de cette déclaration : « la France ne se dérobera/résigne/résignera », « la France est grande lorsqu’elle défend /s’engage /milite /multiplie /montre ».

39Le terme de « croissance » apparaît quatorze fois. Ce terme, que l’on trouvait surtout chez Jean-Pierre Raffarin, mais aussi Alain Juppé, constitue également un point commun avec le discours de Nicolas Sarkozy. Mais c’est encore un segment nouveau qui retient ici l’attention : « la /cette vieille croissance /c’est ». Elle est opposée à « une croissance nouvelle /forte /saine /solidaire ». Ce jeu sur les articles (« une ») et déterminants (« la », « cette ») se retrouve également dans le segment « il faut une politique énergétique /commerciale /industrielle /Europe sociale forte). Il y a donc dans cette déclaration une tonalité fortement symbolique, voire idéale, qui n’empêche pas un certain volontarisme, confirmé par les marques : « si nous voulons », « nous devrons », « ils devront »…

40En revanche, François Fillon a tendance à sous-employer des termes comme « aujourd’hui », « économie », « mois », « majorité », « avenir », « esprit », « développement », « la communauté », « la politique », « mesures », « nouvelles », « la situation », « je », « action », « développement », « vie »… Il y a également un évitement systématique de certains « mots-outils » : « qu’ » et « que », « encore », « ou », « ainsi », « mais », « à »…

41Ce qui ne manque pas d’étonner dans ces évitements, c’est qu’ils concernent des formes habituellement fréquentes dans les déclarations. Celles-là même qui composent la “banalité” lexicale évoquée plus haut. Dans le graphique suivant, on montre la distribution de ces deux indicateurs : l’utilisation de mots n’apparaissant qu’une fois (hapax : barres noires) et celle des mots les plus fréquents (fmax : barres blanches) [13].

42On confirme ainsi que, contrairement à ses prédécesseurs et à son Président, François Fillon ne puise pas particulièrement dans ce vocabulaire “banal”. Au contraire, le calcul d’accroissement du vocabulaire donne une confirmation, en indiquant qu’un afflux de mots nouveaux caractérise la déclaration de François Fillon. Et la proportion d’hapax (mots n’apparaissant qu’une fois) montre qu’il use de formes rares et révèle une richesse lexicale tout à fait particulière. Il parvient même à produire un discours plus riche que Raymond Barre en 1977 et Michel Rocard en 1988, qui détenaient le record [14].

figure im1

43La procédure qui nous permettait de rechercher les extraits forts en banalité chez Nicolas Sarkozy permet ici de rechercher automatiquement les extraits statistiquement riches en hapax chez François Fillon. Certains de ces hapax traduisent le souci d’un vocabulaire recherché, comme dans les extraits suivants :

44

« […] une opportunité de se détacher des postures idéologiques et des réflexes claniques.
L’immense cohorte de nos savants, biologistes, mathématiciens, philosophes, juristes, historiens qui firent notre rayonnement ne doit pas s’arrêter au seuil d’un siècle, où, précisément, le pouvoir de la matière grise dessinera notre avenir. »

45D’autres hapax sont d’une autre nature, puisqu’ils renvoient à des événements d’actualité :

46

« La France est grande lorsqu’elle défend, à travers la libération d’Ingrid Bétancourt et des infirmières bulgares injustement condamnées, les droits inaliénables de tout être humain.
Et j’ai en mémoire ce sous-officier français, qui, il y a quelques années, m’expliquait que dans un village constamment bombardé de Somalie, la première tâche de sa compagnie consista à reconstruire la maternité détruite. »

47Il est sans doute possible de rapprocher ces derniers extraits du « Storytelling » que décrit, notamment, Christian Salmon dans un ouvrage à succès [15]. Quelle que soit l’origine exacte et la nouveauté de ce mode de communication en politique, et quels qu’en soient les effets réels ou supposés sur l’opinion publique, force est de constater que l’analyse des déclarations de politique générale depuis 1959 tendrait plutôt à confirmer que l’argumentation a progressivement cédé la place à la narration.

48Il n’est pas rare qu’une déclaration de politique générale laisse une trace dans la mémoire collective : on se souvient parfois de la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, du « nouvel espoir » de Michel Rocard ou encore de l’expression de Jean-Pierre Raffarin : « notre route est droite, mais la pente est forte ». Celle de François Fillon ne comporte pas un tel marquage et il y a fort à parier que, médiatiquement, ce discours ne restera sans doute pas comme un moment particulier des déclarations de politique générale de la Ve République. Moins imprégnée par le symbole que celles de Jean-Pierre Raffarin, elle est également moins précise en chiffres et en mesures que d’autres. Elle reste conforme aux attentes et aux habitudes [16] et offre peu de prise au sensationnalisme médiatique. Le fait qu’il s’agisse de la déclaration la plus riche de la Ve République n’est pas visible à l’œil nu et pourrait même être taxé d’ennuyeux par les amateurs de formules davantage teintées de marketing. Si l’histoire de la Ve République montre qu’une déclaration de politique générale doit recourir au symbole, les périodes les plus récentes révèlent une tendance à se réduire au symbole. Le discours de François Fillon, tout en gardant les caractéristiques attendues d’une déclaration de politique générale, a certainement constitué une rupture avec le contexte de communication politique dans lequel il a été prononcé.

49Si la Loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 ne modifie pas fondamentalement les articles 49 et 50 qui définissent la déclaration de politique générale du Premier ministre, l’article 18 introduit dorénavant la possibilité pour le Président de la République de « prendre la parole devant le Parlement réuni à cet effet en Congrès. Sa déclaration peut donner lieu, hors sa présence, à un débat qui ne fait l’objet d’aucun vote ». Présentée comme une mesure phare par les médias, cette modification est également commentée par les spécialistes, tentés par un rapprochement avec le « discours du trône » de certaines monarchies parlementaires (mais le monarque n’écrit généralement pas le discours qu’il prononce), le « discours sur l’état de l’union » prononcé par le président des États-Unis ou, bien entendu, notre déclaration de politique générale. La « feuille de route » de Nicolas Sarkozy préfigure-t-elle ces nouvelles déclarations ? Il est trop tôt pour l’avancer. Il reste que le discours du Premier ministre et sa réception s’en ressentiront. Avec une déclaration moins marquée par le marketing politique et l’engagement personnel que les précédentes, mais aussi plus équilibrée et plus riche lexicalement, François Fillon a su traduire cette possible évolution vers l’effacement du Premier ministre. Mais ce dont il s’agit, n’est-ce pas aussi de l’effacement de l’analyse et du débat au profit du symbole et du consensus ?


Mots-clés éditeurs : Analyse du discours assistée par ordinateur, Déclaration de politique générale, Constitution de la Ve République, Premier minister

Date de mise en ligne : 05/01/2009.

https://doi.org/10.3917/parl.010.0152

Notes

  • [1]
    L’article 6 n’a pas été fondamentalement modifié en juillet 2008, si l’on excepte la limitation à deux mandats consécutifs du Président de la République.
  • [2]
    L’article 20 n’a pas été modifié en juillet 2008.
  • [3]
    Les modifications des articles 49 et 50 ne portent pas sur la déclaration de politique générale elle-même, mais sur la limitation de l’alinéa 49-3 et sur la création d’un alinéa 50-1 : « Devant l’une ou l’autre des assemblées, le Gouvernement peut, de sa propre initiative ou à la demande d’un groupe parlementaire au sens de l’article 51-1, faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité ».
  • [4]
    L’histoire montre en effet qu’un Premier ministre peut fort bien se succéder à lui-même, le plus souvent parce qu’il a démissionné et a été immédiatement renommé par le Président.
  • [5]
    Stéphane Rials, Le Premier ministre, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1985, p. 116.
  • [6]
    Les principes de ces méthodes et les résultats détaillés de ces analyses peuvent être consultés sur : hhttp:// pascal-marchand. fr. Voir aussi : Pascal Marchand, Le grand oral - Les discours de politique générale de la Ve République, Paris, De Boeck / INA, 2007.
  • [7]
    Ce dernier style trouve son aboutissement dans les discours des “grands” candidats à la dernière élection présidentielle.
  • [8]
    À l’exception des déclarations de Jean-Pierre Raffarin : avec ce dernier, la rhétorique reste assez constante, quelle que soit sa popularité.
  • [9]
    Notamment dans La France peut supporter la vérité, Paris, A. Michel, 2006 [NDLR].
  • [10]
    À l’exception de la déclaration de Michel Rocard en 1991, lorsqu’il s’agissait d’impliquer les parlementaires dans la première guerre du Golfe.
  • [11]
    le New Deal avait caractérisé les années Roosevelt et la New Frontier celles de Kennedy ; Johnson (1964) lancera la formule Great Society.
  • [12]
    Le « travail » apparaissait déjà 34 fois dans la déclaration de candidature de Nicolas Sarkozy.
  • [13]
    Il s’agit d’un graphe de ventilation. L’abscisse représente les trente-six déclarations de politique générale rangées chronologiquement. L’ordonnée représente la probabilité d’écart à une distribution équilibrée (qui est représentée par le 0) pour un suremploi (spécificité positive en coordonnées positives) ou pour un sous-emploi (spécificité négative en coordonnées négatives) dans une déclaration.
  • [14]
    Le calcul des distances lexicales rapproche la déclaration de François Fillon de celles de Michel Rocard (1988) et Édith Cresson (1992).
  • [15]
    Christian Salmon, Storytelling - La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
  • [16]
    On observe, par exemple, dans la distribution des lexiques propres aux Premiers ministres de droite et de gauche, que François Fillon puise, sans surprise, dans le lexique de la droite et rejette celui de la gauche. Malgré quelques références du candidat Sarkozy à Jaurès et Blum et un gouvernement faisant place à certaines personnalités de l’opposition parlementaire, l’ouverture n’a pas gagné le lexique gouvernemental.
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