Notes
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[1]
Voir André Cellard, La Fédération de la gauche démocrate et socialiste, thèse de doctorat de Sciences politiques, université d’Aix-Marseille, 1990, 405 p. et annexes.
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[2]
Sur 485 députés, les communistes en ont obtenu 73, la FGDS et apparentés, 12, et le Centre démocrate de Jean Lecanuet, 27. Le parti gaulliste en a perdu, quant à lui, 40 et ne conserve la majorité absolue que grâce aux députés d’outre-mer, dont certains dans des circonstances discutées.
-
[3]
Voir, par exemple, L’Année politique 1967, PUF, Paris, 1968, p. 16.
-
[4]
Elle devait regrouper la SFIO, les radicaux, le MRP et les Clubs.
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[5]
Le Club Jean Moulin et l’UCRG d’Alain Savary en 1966 et, après le refus de la majorité du PSU de s’associer, des groupes issus de ce parti, du club Socialisme moderne de Pierre Bérégovoy en 1967, à l’Union des groupes et clubs socialistes (UGCS) de Jean Poperen en avril 1968.
-
[6]
Au Sénat il y des fédérés, mais pas de groupe constitué.
-
[7]
33 SFIO et apparentés, 18 radicaux et apparentés, 18 représentants de la CIR et des autres clubs.
-
[8]
« Nos statuts fédéraux ont prévu un groupe unique après les élections. Nous faisons un effort maximum avant mais il ne faut pas trop se faire d’illusions et croire à une parfaite discipline de vote au sein du Rassemblement démocratique ». Réunion du groupe SFIO, le 11 octobre 1966, arch. FNSP, GS 16.
-
[9]
Cf. supra.
-
[10]
Voir, par exemple la lettre officielle et reprographiée de Louis Mermaz, secrétaire général de la CIR, à Claude Fuzier, secrétaire général de la FGDS, du 5 avril 1968.
-
[11]
Décision du bureau politique du 2 mai 1968, Archives de l’OURS, 2 APO 3.
-
[12]
Par exemple, la proposition de loi, datée du 28 juin 1967, visant à la classification du personnel roulant, de Dumortier et Brugnon.
-
[13]
Le Bulletin du groupe FGDS du 23 décembre 1967 publie une lettre de remerciements très politique et explicite du Président de l’Association nationale des Français d’Afrique du Nord, d’Outre-Mer et de leurs Amis (ANFANOMA), adressée à Defferre et Dejean pour leurs interventions à la tribune. Archives C. Estier, 5FP6/1-20.
-
[14]
Le régime met en cause les pouvoirs intermédiaires, notamment locaux, au nom de sa légitimité supérieure, de la « modernisation » et de l’efficacité technocratique.
-
[15]
Par exemple, aucun membre de la Fédération ne figure sur les listes de nomination de membre du Parlement à des organismes extra-parlementaires, comme la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations ou dans la commission centrale de classement des débits de tabac. Au Parlement, l’UNR confisque pratiquement toutes les responsabilités dans les commissions.
-
[16]
Des récapitulatifs de celles-ci sont régulièrement publiées au Journal Officiel.
-
[17]
Groupe FGDS, document n° 7, non daté.
-
[18]
Mais aussi dans d’autres domaines qui seront écartés en 1968 par l’actualité, comme la politique étrangère.
-
[19]
Pour le secondaire, il défend les langues anciennes pour tous et les programmes traditionnels du bac.
-
[20]
Roger Quilliot, « Rapport sur les problèmes de l’enseignement supérieur », 30 avril 1968, Archives de la Fondation Jean-Jaurès, fonds Claude Estier.
-
[21]
Marc Sadoun, « Un processus fermé : les socialistes dans la FGDS en mai 1968 », dans René Mouriaux, Annick Percheron, Antoine Prost, Danielle Tartakowsky, 1968, exploration du mai français, t. 2, Paris, L’Harmattan, 1992, pp. 164-177. Il notait toutefois sa faiblesse sur deux points : la difficulté à penser la mutation de la société industrielle et celle de la « nouvelle classe ouvrière », et la difficulté de dissocier la question générationnelle de la question sociale.
-
[22]
Le but de l’association est d’assurer « la liberté d’expression, l’objectivité des informations, la qualité et la valeur éducative des programmes, bref une radio-télévision laïque, ouverte à tous, et indépendante du pouvoir comme des intérêts particuliers ». Archives de l’OURS, AGM2, lettre de Cazelles à Clément Durand, 17 mars 1967.
-
[23]
Proposition de loi tendant à interdire la publicité des marques commerciales à l’ORTF (déposée le 22 novembre 1967 par Escande, Dumas, Maroselli, Pieds).
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[24]
Voir par exemple, J’en ai tant vu, Mémoires, Paris, le Cherche midi, 2008, pp. 117-118.
-
[25]
Proposition de loi, n° 784 de Defferre « tendant à déclarer amnistiés les faits afférents aux manifestations d’étudiants » et proposition Fillioud « sur les conditions de la répression des manifestations étudiantes du 3 au 9 mai 1968 », déposées le 10 mai 1968.
-
[26]
Discours reproduit pp. 134-149.
-
[27]
Claude Estier, Journal d’un fédéré. La fédération de la gauche au jour le jour, 1965-1969, Paris, Fayard, 1970, p. 119.
-
[28]
André Chandernagor, La Liberté en héritage, Paris, Pygmalion, 2004, p. 214.
-
[29]
L’appartenance de Jacques Maroselli a été fluctuante : il a démissionné de la CIR en février 1968 pour revenir au parti radical. Fouët était un député radical sortant, élu sous l’appellation CIR.
-
[30]
Pierre Mendès France, Yves Le Foll, Roger Prat, Michel Dreyfus-Schmitt, passé à la FGDS et Guy Desson passé à l’UGCS. Jean Zuccarelli, radical corse, a été élu à une partielle.
-
[31]
Dont 6 anciens préfets ou sous-préfets, 3 conseillers d’État, 4 représentants du ministère des Finances.
-
[32]
Voir Noëlline Castagnez et Gilles Morin, « Du parlementarisme au régime présidentialiste, mutations et adaptation des parlementaires socialistes », dans Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier, Les Partis et la République, la recomposition du système partisan, 1956-1967, Rennes, PUR, 2007, pp. 75-88.
-
[33]
Pierre Mauroy et André Chandernagor témoignent de l’impression d’un poids énorme et de fermeture de tout débat qui pesaient sur la gauche et sur toute l’opposition. Gilles Morin, « Georges Pompidou et la gauche, 1958-1974 », dans Jean-Paul Cointet et alii, Georges Pompidou, un politique, Paris, PUF, 2001, pp. 239-258.
-
[34]
Voir leurs interventions, par ailleurs ne manquant pas de pertinence, au conseil national SFIO du 3 juin 1968, archives de l’OURS.
-
[35]
André Chandernagor, op. cit., p. 212.
1La gauche non communiste subit depuis 1958 un lent déclin électoral et une décomposition de ses grandes organisations, mais entame depuis les élections législatives de 1962 un lent mais réel redressement, se traduisant par un processus de différenciation et de radicalisation contre le régime. L’excellent résultat des élections présidentielles de 1965 – où François Mitterrand candidat unique de la gauche obtient 45 % des suffrages exprimés – et la création de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) initient une dynamique nourrie par un mécontentement social grandissant [1]. À l’issue des élections législatives des 5 et 12 mars 1967, l’opposition, sous toutes ses formes, rate de peu le succès [2]. Pour nombre d’observateurs contemporains la Ve République « a perdu les élections » [3], d’autant que la majorité est composite, l’UNR gaulliste devant tenir compte d’alliés incertains : les Républicains indépendants de Valéry Giscard d’Estaing et une quinzaine de modérés.
2L’opposition semble donc être dans une position favorable ; mais elle est en réalité fragile, à la fois structurellement et politiquement. Surtout, elle se trouve en décalage lors des événements de Mai 68, subissant ensuite un revers majeur avec la dissolution et les nouvelles élections qui l’éloignent du pouvoir pour une nouvelle législature complète. Si d’autres revers, plus graves encore, l’attendent encore en 1969, il est clair que les causes et le sens de cet échec doivent être recherchés avant tout en Mai 68.
3L’action parlementaire de la FGDS peut symboliser ce fiasco et partiellement l’expliquer. Avant de voir cette action, nous rappellerons ce qu’était la FGDS et son groupe, la nature de son combat parlementaire depuis 1967, en s’interrogeant sur son éventuel décalage avec les aspirations de Mai 68. Puis nous chercherons à comprendre les facteurs de cet échec, en considérant la composition du groupe et ses racines politiques et culturelles.
La FGDS, une fédération en construction
4La Fédération est issue d’un lent processus de rassemblement de la gauche non communiste et de l’échec, en juin 1965, de la tentative de Gaston Defferre de fonder une « Grande fédération », de type « Troisième force » [4] entre les communistes et les gaullistes. La FGDS voit le jour le 10 septembre 1965, au lendemain de la déclaration de candidature à la présidence de la République de François Mitterrand. Puis, elle bénéficie de la dynamique de la campagne présidentielle et s’élargit à d’autres partenaires [5]. Aux législatives de 1967, la Fédération obtient 18,8 % des suffrages exprimés, résultat relativement décevant : le PC est la première force de gauche avec 22,4 % et, en 1962, la SFIO, les radicaux et le Centre gauche avaient obtenu 20,3 % des suffrages. Mais, plus encourageant, la clarification avec le centre ne fait perdre que 1,5 % seulement. La Fédération réalise un coup médiatique discuté alors en mettant en place un « contre-gouvernement ».
5La FGDS intervient à l’Assemblée par l’intermédiaire d’un groupe propre [6], reflet déformé de la Fédération et de la gauche. La « famille » des clubs y est représentée par la seule CIR, mais des députés du PSU y sont apparentés. Le groupe comporte 122 membres au printemps 1968 et la présidence, assurée par Gaston Defferre, manifeste la place essentielle tenue par la SFIO ; elle facilite, dans les faits si ce n’est dans les discours, la collaboration au Parlement avec les partis centristes.
6La FGDS ne devient réellement fédérative qu’au début de 1968 en instaurant une représentation pondérée [7]. François Mitterrand la préside sans discontinuité, alors que cette fonction devait être tournante à l’origine. L’objectif affirmé, les 26-27 janvier 1968, par le congrès de Suresnes de la SFIO, est la fusion accélérée et totale des formations adhérentes dès 1969. Si la logique de la fusion est en route, les difficultés s’accumulent à la vieille de Mai 68.
7Il y a, tout d’abord, des problèmes fonctionnels. Ainsi, au Parlement, les socialistes se heurtent à l’absence culturelle de discipline de vote des radicaux qui a été soulevée dès avant les élections par Gaston Defferre [8]. Ensuite, les divergences traditionnelles n’ont pas disparu au sein des organisations. Frédéric Fogacci explicite ailleurs celles des radicaux [9]. La SFIO, la plus importante « famille » de la fédération, reste traversée par des divisions profondes. Elles se manifestent par la cristallisation de deux tendances de fait autour de leaders emblématiques : Guy Mollet et Gaston Defferre. Defferre, qui préside le groupe, se présente comme « modernisateur », accepte la logique de la présidentialisation et cherche l’alliance avec le centre. Guy Mollet défend les valeurs traditionnelles de la SFIO, refuse la présidentialisation du régime et prône l’union de la gauche. L’affrontement entre les deux fractions du parti, récurrent depuis 1963, est quasi-ouvert lors de la séance du comité directeur du 20 mars 1968, à l’occasion de la désignation des membres socialistes à l’exécutif et au bureau politique de la FGDS. Defferre et Leenhardt montent au front en posant leurs candidatures, alors que Roger Quilliot et André Routier-Preuvost sont éliminés, manifestant l’absence de consensus. Un compromis est trouvé les jours suivants, mais cet épisode révèle l’intensité des tensions.
8Enfin, et surtout, la perspective d’une fusion rapprochée et les problèmes de répartition des postes dans les directions nationales et fédérales, tend nettement les rapports entre les membres de la FGDS. Les responsables de la CIR se plaignent du climat dans divers départements, accusant des socialistes de vouloir les éliminer et de contester leur existence électorale, même « lorsque la logique et l’efficacité militent en faveur de l’un de ses candidats ». Selon Mermaz ces faits traduisent « une volonté d’étouffement de la composante originale que représente la Convention au sein de la FGDS » [10]. Les responsables socialistes manifestent leur exaspération devant les exigences des membres de la CIR qui surévaluent leurs forces pour obtenir des postes éligibles. Louis Mermaz et Claude Estier sont particulièrement et personnellement visés par ces attaques qui épargnent nommément François Mitterrand. Pour finir, au début de Mai 68, les commissions départementales sont homologuées par une commission nationale d’arbitrage [11]. Mai 68 n’arrive donc pas dans un ciel serein : il s’ouvre en pleine crise interne latente.
9En dépit de ces difficultés, la Fédération prépare l’alternance et l’après-gaullisme. Ses échéances sont les élections à venir, et surtout les législatives et présidentielles prévues en 1972. Avec ses instruments politiques – le groupe parlementaire et le contre-gouvernement – elle s’efforce de jouer le rôle d’une opposition quotidienne, mais aussi d’une force de proposition crédible. Ce travail n’est pas sans rapport avec les aspirations de Mai.
L’action parlementaire de la FGDS à la veille de Mai 68
10Les élus de la FGDS se livrent tout d’abord à un travail traditionnel de lobbying, par exemple pour les employés PTT [12] ou les rapatriés d’Algérie [13]. Cette action est d’autant plus importante que, avec l’installation de la Ve République et l’affaiblissement du Parlement, les « interventions » individuelles sont moins efficaces, l’administration s’étant émancipée du contrôle parlementaire. La question des libertés locales est aussi particulièrement présente dans le combat des fédérés, d’autant que les collectivités et les conseils généraux constituent leur base de repli essentielle [14]. Cette situation conduit à politiser des dossiers autrefois soumis à négociations et pressions multiples, mais cantonne de ce fait les élus de gauche dans une opposition plus affirmée et dans la défense des libertés.
11La défense des droits du Parlement est aussi très présente dans le discours de la gauche. Il est vrai que le gaullisme, rompant avec la tradition qui n’excluait que les extrêmes estimés non républicains, écarte la FGDS de toute responsabilité [15]. On observe ainsi dans ces années le nombre exceptionnel de questions parlementaires restées sans réponse [16], comme celle de Claude Estier sur l’université de Nanterre au début de 1968. Le groupe FGDS se prépare en Mai 68 à contester le projet de réforme communale, la loi d’aide à l’enseignement privé et les ordonnances sur la Sécurité sociale, et à poser la question de l’information.
12Ainsi, les préoccupations de la FGDS sont presque exclusivement françaises en ce printemps, hormis la question du Vietnam présente par ailleurs. Mais elles ne sont pas en dehors de celles qui seront exprimées en Mai : libertés, participation, ou information libre par exemple.
13Les élus de la FGDS s’élèvent au-dessus de ce travail quotidien et traditionnel en cherchant à établir les bases d’un programme démocratique de gauche qui n’ignore pas les questions de société. Ainsi, parmi les propositions de loi déposées, relevons, le 12 septembre 1967, le dépôt d’un texte relatif à l’égalité de rémunération des travailleurs des deux sexes ; ou la proposition de loi du 13 décembre 1967, tendant à fixer à 18 ans l’âge de la majorité civile et électorale. La FGDS s’est montrée la plus libérale dans les débats des 30 juin et 1er juillet 1967 sur la propagande anticonceptionnelle (interventions de J. Thome-Patenôtre, Vinson et du docteur Benoist). Après le vote de la loi Neuwirth du 28 décembre 1967, les groupes de travail de la FGDS demandent sa modification, car « les problèmes qu’elle aborde ne sont qu’un élément d’une nécessaire politique d’information et d’éducation sexuelle entreprise dès l’école et destinée à préparer des citoyens responsables de leurs actes dans tous les domaines et en connaissance de cause » [17].
14Les députés fédérés, dans la mesure des possibilités parlementaires, s’inscrivent dans des débats où sont abordées nombre de questions posées en 1968 [18]. Par exemple, une quinzaine d’orateurs de la fédération intervient sur les questions de l’éducation, lors des débats des 30 mai au 1er juin 1967, dont trois anciens ministres de l’Éducation, le vétéran radical Hippolyte Ducos, quelque peu conservateur [19], René Billères et André Boulloche, qui dénoncent les carences en matière d’enseignement scientifique dans le supérieur en évoquant l’insuffisance numérique des enseignants, les problèmes de formation à long terme, les menaces concernant les IPES et la nécessaire revalorisation de la fonction enseignante.
15Hors des effets de tribune, la FGDS poursuit une réflexion de fond. Ainsi, le 30 avril 1968, Roger Quilliot produit pour le contre-gouvernement un rapport où, par delà les critiques récurrentes sur l’insuffisance des effectifs des maîtres à l’Université, il traite de l’orientation, de l’accès à l’enseignement supérieur, de son articulation avec l’enseignement secondaire, de la promotion permanente et des questions de l’inégalité sociale. Il met aussi en cause la formation pédagogique des maîtres, montrant ainsi une prise de conscience de l’évolution des mentalités et de la demande de la jeunesse : « Aujourd’hui, on recrute de plus en plus de jeunes assistants qui n’ont jamais enseigné ou pratiqué. Les étudiants, en nombre croissant, ne se satisfont plus de cours magistraux et souhaitent de plus en plus, fût-ce confusément, participer à la vie du cours, ce qui suppose, de la part de l’enseignant, des qualités d’expression, de communication et des connaissances de technique d’animation radicalement différentes de celles qu’on peut attendre d’un chercheur » [20]. On sait par ailleurs l’importance des ordonnances sur la Sécurité sociale dans les revendications des grévistes en mai-juin 1968. Sur ce point aussi la Fédération n’est pas en retard. Le 16 juin 1967, elle dénonce les pouvoirs spéciaux qui « dépossèdent le Parlement de ses droits » et dépose alors une motion de censure qui rassemble 237 voix, soit sept de moins que la majorité seulement.
16On ne peut donc affirmer que la FGDS a été indifférente aux préoccupations de 1968. Marc Sadoun l’a déjà observé : « L’unité des socialistes et l’Union de la gauche se nourrissent des valeurs qui agitent la politique des années 1960. L’individualisme, la modernité, la jeunesse, la crise de l’Université, tous ces thèmes sont largement débattus et réinterprétés dans les instances socialistes » [21]. On peut donc à ce titre s’interroger sur le rôle joué par l’opposition, même la plus modérée, dans la préparation du terrain qui sera celui de la contestation de Mai. Ainsi, alors que les étudiants scandent en Mai : « éteignez les télés, sortez dans la rue », refusant le conformisme des médias gaullistes, la FGDS a initié la contestation sur ce thème depuis plusieurs années. Déjà, en 1964, a été créée « l’Association pour la Liberté d’expression à la radio et à la télévision » (Alerte), avec le CNAL, les Ligues de l’enseignement et des droits de l’homme, la Fédération nationale des délégués cantonaux, la FCPE, le SNI, la FEN, avec le soutien du PSU, des loges maçonniques et autres organisations philosophiques de la gauche laïque [22]. Exclue des moyens de communication de masse et, surtout, de la télévision et de la radio contrôlées par le pouvoir, la FGDS exige en permanence la démocratie et lutte pour la qualité des programmes. Six mois avant l’explosion de Mai, elle lance une campagne contre la télévision aux ordres et surtout contre l’introduction de la publicité à l’ORTF [23]. Et, fin avril, son groupe dépose une motion de censure sur cette question. La question politique est : où ira la publicité ? Pour la FGDS, le pouvoir gaulliste en ouvrant la télévision à la publicité prive la presse écrite, et notamment provinciale, d’une manne essentielle et affaiblit d’autant un média que le général de Gaulle estime être contre lui.
17Ce travail de contestation, de réflexion et de proposition est certes stérile dans l’immédiat, mais prépare les esprits à l’alternance. Son analyse systématique conduirait probablement à relativiser les a priori sur le parti d’Épinay, parti attrape-tout, récupérant les idéaux de 1968 auquel il était étranger.
18La faiblesse de la FGDS en Mai ne porte donc pas tant sur le fond, que sur la forme et sur le primat qu’elle donne au combat parlementaire.
Le combat parlementaire de la FGDS en Mai 68
19La FGDS et son groupe se montrent très tôt sensibles à l’agitation étudiante et à la répression. Claude Estier rappelle [24] qu’il rencontre à plusieurs reprises les étudiants de Nanterre dès 1967 et qu’il intervient en leur faveur par des questions écrites, datées du 11 octobre 1967 (restées sans réponse), puis par une question orale le 24 novembre suivant. Il insiste alors sur « la situation qui existe à la faculté des Lettres de Nanterre où, contrairement à certaines déclarations optimistes, la rentrée universitaire n’a pu être assurée dans des conditions normales ». Le 24 janvier 1968, il soutient ceux qui se mobilisent contre la tentative d’expulsion de Daniel Cohn-Bendit. À ce stade, il agit au nom de la FGDS, mais seul.
20Le 5 mai, dès les premiers incidents, François Mitterrand dénonce la méthode qui consiste à « fonder sur la force les rapports avec la jeunesse ». Deux jours plus tard, Defferre qui voulait faire un rappel au gouvernement est devancé par le PDM et le PCF. Prisonnier de ses structures qui lui interdisent de réagir vite, le groupe publie donc un simple communiqué. La FGDS, comme les autres forces politiques, n’anticipe pas l’explosion de violence et ses conséquences immédiates. Ses priorités sont alors ailleurs.
21Lorsque débutent les événements de Mai 68 au Quartier Latin, la tension est vive dans les milieux étudiants depuis plusieurs mois déjà, mais elle n’est pas moins sensible au Parlement, où majorité et opposition s’invectivent vivement et sortent d’un bras de fer, avec le rejet à quelques voix d’une motion de censure (elle recueille 236 voix, sur les 244 requises). L’irruption du mouvement étudiant et social se produit au sein d’un affrontement récurent qui masque durant un temps la singularité des événements de Mai.
22L’action parlementaire de la FGDS en Mai 68 se déroule en trois temps.
23Du 8 au 13 mai, la FGDS bataille pour l’amnistie des étudiants. Dès le 8 mai, Claude Estier au nom du groupe dénonce les brutalités policières, demande au gouvernement d’ouvrir un vrai dialogue et de créer un climat favorable : libérer les étudiants arrêtés, amnistier les condamnés jugés dans des conditions douteuses et retirer la police des locaux universitaires. Le ministre de l’Éducation ayant évoqué le besoin « d’idéal de la jeunesse, ou de vastes objectifs tout au moins », François Mitterrand réplique : « Encore faudrait-il dire lesquels. Faites, monsieur le ministre, l’inventaire des espérances que vous offrez à la jeunesse ! Rien ! 1958-1968 : une société de consommation qui se dévore elle-même ». Et, suscitant applaudissements et vives protestations, il renvoie à son tour la majorité à ses origines : « Elle avait huit à dix ans, cette génération, quand vous avez pris le pouvoir. Souvenez-vous ! Ô compagnons du 22 mars, les compagnons du 13 mai devraient avoir plus de modestie lorsqu’ils vous incitent au respect de la loi ! ».
24Dans son rôle, l’opposition a tenté de relayer la contestation, a proposé une politique d’apaisement [25] susceptible de limiter l’affrontement qui sera adoptée – mais trop tard – par Georges Pompidou à son retour en France. Sans succès, aussi la parole est-elle de nouveau à la rue. Les jours suivants, la FGDS met sur pieds autour de François Mitterrand une direction de crise qui suit heure par heure la situation. Mais le groupe à la Chambre participe à un jeu parlementaire en décalage avec l’événement. La Fédération cherche à susciter un nouveau débat frontal avec le gouvernement, en vain. Elle se heurte à l’ordre du jour tenu par le gouvernement et par le bureau de l’Assemblée. Le 13 mai, jour de grève générale, des parlementaires et des leaders fédérés participent au grand défilé de la République à Denfert-Rochereau, puis une grève générale paralyse progressivement le pays.
25Dans un deuxième temps, après cette irruption massive du peuple de gauche, la FGDS recherche une alternance au Parlement, du 14 au 22 mai. Le 14 mai, la FGDS et le PCF déposent une motion de censure, mais sa discussion est reportée d’une semaine et le gouvernement fait adopter une discussion « sans débat », avec la réponse d’un orateur par groupe. Les incidents se multiplient dans un « climat d’intolérance », selon le mot de Jacques Chaban-Delmas, président de l’Assemblée. François Mitterrand, après un réquisitoire particulièrement sévère, demande le départ du gouvernement. Désireux de ramener le calme et l’ordre par des mesures d’apaisement, en butte à l’hostilité d’une partie de sa majorité, Pompidou ne peut faire de concessions à l’opposition et les incidents se multiplient en séance publique. Mitterrand lance un appel implicite aux centristes, voire aux Républicains indépendants. La FGDS ne peut proposer une solution politique alternative au gaullisme sans le rassemblement de tous ceux qui ont quitté le gouvernement Pompidou. Le soir même, Defferre tente d’obtenir le vote d’une loi d’amnistie, sans succès. Le théâtre parlementaire, déjà vidé de son répertoire et d’une partie de ses spectateurs par la nouvelle constitution et la pratique du pouvoir, tourne à son propre rythme, alors que la terre tremble tout autour.
26Le 22 mai, deux débats se déroulent : l’un sur la motion de censure, l’autre sur l’amnistie. François Mitterrand réaffirme que l’opposition est décidée à réclamer les responsabilités du pouvoir , qu’elle est prête à « conclure la nouvelle alliance du socialisme et de la liberté ». Il exige : « Dissolvez l’Assemblée nationale et allons aux élections générales ! » [26]. Defferre lance un appel solennel aux membres des groupes Progrès et démocratie moderne et aux Républicains indépendants, mais Giscard d’Estaing, en leur nom, refuse « pour ne pas ajouter l’aventure au désordre ». Le texte de l’opposition ne peut désormais qu’être repoussé : 233 députés votent la censure, or il fallait 244 voix pour renverser le gouvernement. Plusieurs députés conventionnels songeraient alors à présenter leur démission [27]. Le soir, Claude Estier contribue à détourner une manifestation d’étudiants venus exiger l’amnistie pour éviter des affrontements devant l’Assemblée.
27Le débat nocturne sur l’amnistie donne lieu à de nouveaux incidents, le gouvernement voulant que le vote apparaisse à son initiative. Mais, surtout, revient en force la question algérienne. Les centristes et la FGDS – contre le PCF qui, sur cette question, appuie le gouvernement –, proposent des amendements visant à accorder l’amnistie pour les événements liés à la guerre d’Algérie. Le garde des Sceaux, Louis Joxe, les refuse dans un immense chahut. Chandernagor accuse clairement le gouvernement d’avoir obtenu que certains députés ne votent pas la motion de censure en leur promettant l’amnistie pour les événements d’Algérie, ce qui explique, selon lui, les cris d’une partie des députés de la majorité : « Les malheureux, ils avaient cru en la parole de certains ministres ! »…
28Face au blocage du Parlement, l’opposition (FGDS et PCF) s’est vue « contrainte » d’utiliser la motion de censure « pour obtenir un débat réel ». Mais cette procédure, compte tenu de la grève générale qui s’étend, paraît doublement décalée : dans le temps et par rapport aux attentes de la population. L’opposition a marqué quelques points en public – le débat étant retransmis exceptionnellement par la décision des grévistes de l’ORTF, mais la majorité a résisté et il est clair désormais que la solution de la crise ne peut se trouver au Parlement, alors que la grève générale paralyse le pays.
29Dans un troisième temps, du 24 au 30 mai, un divorce s’installe entre la FGDS et son groupe. Le général de Gaulle propose un référendum le 24 mai et le gouvernement reçoit l’appui implicite du PCF qui appelle à voter « non » et qui, par la CGT interposée, entame les discussions menant aux accords de Grenelle. Mais le refus des accords par les grévistes déstabilise le pouvoir qui, selon la formule du temps, « paraît à prendre ». Le 27 mai, l’UNEF et le PSU organisent un meeting au stade Charléty, auquel s’associe la CFDT et où paraît Pierre Mendès France. La presse s’interroge : une nouvelle force politique de gauche peut-elle naître désormais ? Les leaders de la FGDS, lâchés par leurs alliés communistes et menacés sur leur gauche, se doivent de réagir. Le 28 mai, Mitterrand, entouré des autres leaders de la fédération, du président du groupe FGDS et d’autres parlementaires, annonce, lors d’une conférence de presse à l’hôtel continental, qu’en cas d’échec au référendum – qu’il escompte –, il sera candidat à la présidence de la République. Il propose, dans cette hypothèse, un gouvernement provisoire « sans exclusive », « à partir de l’union de la gauche ». Cette candidature à la succession sera ultérieurement exploitée comme anticonstitutionnelle et preuve d’un « complot » contre la légalité républicaine.
30Les premières inquiétudes se font jour chez les députés. André Chandernagor, de retour de province où il a rencontré des militants soucieux de voir l’ordre rétabli, aurait déclaré durant la conférence de presse à Georges Dayan, ami intime du président de la Fédération : « C’est fichu. Il fallait rassurer et il voulait rassurer ; mais en tenant pour acquise la carence du pouvoir, en évoquant la constitution possible d’un gouvernement de fait, il heurte la sensibilité de ce vieux pays légaliste » [28]. Selon lui, la « hâte » de Mitterrand, compréhensible compte tenu des circonstances, a donné l’impression que l’opposition sortait de la légalité. D’autres élus, comme Max Lejeune ou Arthur Notebart, feront part de réactions semblables lors du conseil national de la SFIO du 3 juin.
31Le malaise d’une partie des députés fédérés éclate alors en réunion de groupe. Alors que l’Assemblée se voit proposer une simple déclaration du gouvernement sans débats, ils envisagent de quitter la salle et se demandent si, tactiquement, il faut présenter une nouvelle motion de censure ou harceler le gouvernement. Plusieurs députés demandent alors des états généraux de la fédération, manifestant l’inquiétude de la province. L’ancien ministre André Boulloche, représentant du Doubs, indique que sur le plan local la FGDS est soumise de la part du PCF « à une pression extraordinaire ».
32Les plus troublés sont les conventionnels. Vinson (appuyé par Benoist, Boulay et Fillioud) estime que le moment est venu pour les députés d’occuper l’Assemblée nationale, jusqu’à ce que le Premier ministre vienne faire une déclaration. André Rousselet, député de la Haute-Garonne, dit qu’en dehors d’une motion de censure, il ne reste aucun recours à la FGDS qui « n’a plus sa place à l’Assemblée ». Pour sa part – mais Claude Estier au moins partage ce point de vue –, il regrette que ses députés n’aient pas donné leur démission collective. Peu après, la FGDS, par la voix de Defferre, annonce qu’elle ne participera à aucun débat tant que le Premier ministre ne fera pas de déclaration, mais sans occuper l’Assemblée. Les députés de base, pour la plupart, retournent sur le terrain où ils vivent la folle journée du 29 mai, durant laquelle « disparaît » le général de Gaulle et où une partie des gaullistes préparent la contre-offensive.
33Le lendemain, Charles de Gaulle tient une conférence de presse, dans laquelle il annonce le maintien du Premier ministre à la tête d’un gouvernement remanié, la dissolution de l’Assemblée et de nouvelles élections. Ce qui prend de court la FGDS et ses parlementaires. Et, si François Mitterrand dénonce « la voix de la dictature », la Fédération qui réclame depuis des semaines de nouvelles élections et la dissolution de l’Assemblée perd l’initiative, alors que la droite organise son grand rassemblement des Champs-Élysées. Le Populaire a beau écrire que la campagne électorale « a été obtenue » par la FGDS qui l’avait fixée comme objectif politique dès le 16 mai et que de Gaulle a été contraint de renoncer à son projet de « plébiscite », elle se voit privée de son groupe parlementaire et doit aller seule à la bataille. Elle ne peut même pas obtenir du PCF et des centristes de présenter une « candidature unique de tous les républicains opposés au pouvoir personnel », sur le mode de l’opposition à Mac-Mahon en 1876. La FGDS ne peut surmonter cette épreuve. Elle a perdu l’initiative, avant de perdre les élections législatives un mois plus tard. Dès le conseil national de la SFIO le 3 juin, l’ire de nombreux militants éclate contre François Mitterrand jugé responsable des difficultés par sa déclaration du 28 mai. Après les élections, le groupe passe de 122 membres à 57. Ses responsables demandent à Mitterrand de renoncer à la présidence de la fédération et il va siéger parmi les non-inscrits. Puis les radicaux se retirent et, moins de six mois plus tard, la dissolution de la FGDS est prononcée.
Le groupe parlementaire de la FGDS au printemps 1968
34La composition du groupe FGDS est-elle un facteur d’explication de cet échec ? Dans quelle mesure explique-t-elle les fautes politiques et le décalage culturel avec le mouvement étudiant et le mouvement social ?
35Le groupe compte, début mai, 77 députés SFIO (en comptant Paul Alduy), 25 radicaux, 15 CIR [29] et des élus PSU qui l’ont rejointe administrativement [30]. La FGDS a surtout des bases provinciales et méridionales. Au sud d’une ligne La Rochelle-Besançon, seuls huit départements n’ont pas d’élus FGDS. Les premiers bastions de la gauche non communiste sont les régions méditerranéennes (une vingtaine de députés) et le Sud-Ouest (avec environ 40 élus dans les actuelles régions Aquitaine et Midi-Pyrénées). Par contre, au Nord de la ligne évoquée, il n’y a pas de députés fédérés dans plus de la moitié des départements. Si la SFIO est très représentée dans le Nord-Pas-de-Calais – 16 élus –, par contre la Fédération est absente de l’Alsace, de la Lorraine et de pratiquement toute la Normandie ou l’Ouest intérieur. On notera surtout sa très faible présence dans la Région parisienne : Claude Estier est le seul député fédéré de Paris (18e Grandes Carrières), élu au nom de la CIR. Pour le reste de la région, il n’y que deux fédérés dans les Yvelines, tous deux parlementaires depuis les années 1940 : Pierre Métayer et Jacqueline Thome Patenôtre. Observons toutefois que la plupart des conventionnels sont des « parachutés » et donc des parisiens.
36Du point de vue professionnel, le groupe FGDS est éloigné des milieux que ses organisations représentent socialement, si l’on en croit les sondages de l’époque qui montrent que la SFIO, tout au moins, conserve un électorat populaire. Notons pour commencer qu’une seule femme, Jacqueline Thome Patenôtre, qui n’a guère de rapports avec la jeunesse et le monde ouvrier de la capitale et de sa région, figure dans le groupe. Les milieux modestes sont très peu représentés, avec 14 membres (2 anciens ouvriers reconvertis, 4 agriculteurs, 6 employés et 2 commerçants-artisans), soit 11,5 % des effectifs du groupe, un peu moins que les 16 hauts fonctionnaires [31] ou les 16 cadres, deux fois moins que les professions indépendantes (31 membres) et bien moins que les 39 enseignants (20 du primaire, 17 du secondaire et 2 du supérieur), qui, à eux seuls, représentent 32 % des effectifs. Enfin, on relève 5 journalistes (3 SFIO et 2 CIR). Si l’on rentre dans le détail des professions, on note que la plupart des cadres et deux employés sont rattachés à l’État et aux services publics. Au total, les députés attachés aux services publics représentent 56 % du total. Ici le décalage est plus classique et est compensé, en partie, par d’autres ressources, comme la proximité de terrain et le cumul des mandats qui fait de ces élus des hommes assez proches de leurs électeurs.
37Notons toutefois que la SFIO reste un parti nettement plus hétérogène et interclassiste que ses partenaires. S’il compte une douzaine de membres des professions libérales ou indépendantes, autant de cadres et une dizaine de hauts fonctionnaires, le groupe socialiste rassemble l’ensemble des employés et ouvriers, la plupart des agriculteurs et surtout des instituteurs, soit un tiers de ses membres. Si l’on prend en compte l’ensemble des enseignants, ces catégories sont largement majoritaires dans le groupe. La CIR, quant à elle, est dominée par les professions libérales, hauts fonctionnaires et trois enseignants – deux agrégés dont l’un enseigne à l’Université. De ce point de vue, les membres de la CIR sont plus proches des radicaux pour lesquels les professions indépendantes sont majoritaires. Il faudrait comparer les origines sociales des élus, ce qui renforcerait probablement encore le trait : pour ceux dont on connaît l’origine, les socialistes sont souvent en voie d’ascension sociale, les conventionnels sont souvent issus de milieux un peu plus aisés.
38Le cumul des mandats pour les députés de la FGDS est très fort : 80 % sont conseillers généraux en exercice (98 sur 122), à peine moins sont ou ont déjà été maires. Cette notabilisation marquée caractérise principalement socialistes et radicaux. Par contre, chez les conventionnels, on ne compte que 6 conseillers généraux sur 15 députés et, parmi eux, 4 maires en exercice. Si beaucoup obtiendront plus tard ces mandats, ils n’en sont encore pour la plupart qu’à leur début de carrière, ce qui les distingue des élus des autres partis.
39En effet, le groupe FGDS se caractérise par son âge élevé. Le vieillissement observé à la SFIO au début de la Ve République se poursuit [32] et il en est probablement de même chez les radicaux. Aussi, un tiers des députés FGDS ont plus de 60 ans ; l’âge médian est de 56 ans ; les moins de 50 ans ne représentent que 22 % des effectifs. La différence entre les trois « familles » est flagrante comme le montre le tableau ci-dessous :
40Socialistes et radicaux ont une structure d’âge comparable et élevée, les radicaux étant plus âgés encore en moyenne que les socialistes. Les Conventionnels, par contre, sont exceptionnellement jeunes pour des parlementaires, à l’exception de Louis Perillier. Mitterrand, âgé alors de 52 ans, fait figure de quasi-vétéran du groupe, alors que dans les deux autres composantes il serait à la limite du tiers le plus jeune. La moitié des conventionnels avait moins de 18 ans à la Libération et la part des résistants parmi eux est faible. On comprend mieux les incompréhensions entre les composantes de la Fédération et pourquoi les conventionnels ont probablement mieux perçu les revendications d’une jeunesse étudiante dont en outre ils ne sont pas très éloignés socialement, puisque tous ont fait des études supérieures.
41Par delà les différences socioculturelles, il faut observer que socialement privilégiée, notabilisée et âgée, la fédération peut paraître peu apte à saisir les revendications des étudiants et de la jeunesse ouvrière qui font irruption en Mai pour exprimer leur refus de la société de consommation. Pourtant, on l’a vu, la FGDS n’est pas en décalage total dans ses interventions avec les thèmes de Mai. Les facteurs sociaux et démographiques ne sont pas seuls en cause : ils renforcent en fait des difficultés politiques et des a priori culturels.
Les racines politiques et culturelles de l’échec
42L’échec de la FGDS s’explique en premier lieu par des motifs politiques et sociaux. Son groupe mène durant le mois de Mai 68 une ardente bataille au Parlement. Engagé tout d’abord dans son combat pour les libertés et pour dissocier la majorité, il a assez rapidement pris le tournant de lutter pour l’amnistie, intégrant la question étudiante, puis tente de trouver une issue parlementaire à la contestation populaire. Mais, la motion de censure ayant échoué, les dirigeants de la FGDS, avec beaucoup d’hésitations, font l’erreur tactique de revendiquer le pouvoir, au risque de paraître se mettre en dehors de la légalité, alors qu’ils veulent rassurer et assurer une transition. Le groupe se désunit à cette occasion, avant d’être mis hors jeu par la dissolution.
43Si le groupe fonctionne assez bien durant Mai, avec quelques retards liés à la structure de la Fédération, la faiblesse de l’organisation politique mère est éclatante. La direction de crise mise en place autour de François Mitterrand manque de relais dans le pays ; elle réagit souvent trop lentement et hésite trop sur la tactique à adopter. Le problème n’est pas seulement fonctionnel – même s’il ne faut pas négliger cet aspect dans une structure fédérative complexe où tout est affaire d’équilibres et de négociations – il est surtout politique. Les leaders de la Fédération se méfient les uns des autres, et même de leurs concurrents dans leurs propres formations. Aussi, font-ils passer leurs querelles internes en priorité. Ceci n’est ni la première, ni la dernière fois dans l’histoire socialiste. Par exemple, le comité directeur de la SFIO du 15 mai discute, dans l’ordre : des Jeunesses socialistes, des Femmes socialistes, des problèmes européens, puis de la FGDS, s’étendant longuement sur la querelle avec Mermaz et sur la fusion. La manifestation du 13 mai 1968 n’est que le 10e point à l’ordre du jour et le début de grève générale expédié ainsi : « Après avoir examiné les raisons et les incidences des manifestations, il est décidé de demander au bureau politique de la FGDS de publier demain un communiqué marquant sa solidarité avec le mouvement de protestation ».
44Mais la FGDS n’a en fait guère d’éléments pour répondre aux questions étudiantes et aux millions de grévistes en dehors de ses discours. L’organisation se situe exclusivement sur le plan politique. Cartel électoral, voire syndicat des sortants, elle n’est pas au pouvoir pour répondre aux revendications, et ne dispose que de peu de relais dans ces catégories sociales. En effet, l’UNEF est partiellement sous la coupe du PSU et des organisations gauchistes, la classe ouvrière sous celle de la CGT et donc du PCF. Fédérant des organisations faibles (la CIR et les radicaux) ou divisées profondément sur la tactique à suivre, la Fédération ne dispose pas de réseaux sociaux pour peser et, surtout, nul ne la sollicite. Le pouvoir négocie avec le parti communiste et la direction cégétiste ; les étudiants et les mouvements contestataires ne veulent pas entendre parler des organisations « réformistes ». En outre, elle ne dispose pas de moyens d’information pour ce faire entendre en dehors des bulletins de ses composantes. Dans ces conditions, elle hésite entre une réponse parlementaire et une participation au mouvement social, et cherche à proposer un débouché politique alors que tout le monde, le pouvoir, le PCF, et les gauchistes ne souhaitent que l’écarter.
45Manquant de relais sociaux, provinciale par la SFIO et les radicaux, parisienne par la CIR, sans cohérence véritable, la FGDS a subi la situation : « À aucun moment nous n’avions eu prise sur l’événement », note Chandernagor. La crise de Mai a révélé la faiblesse organisationnelle de la FGDS et le manque de cohésion de ses composantes.
46Mais l’échec a aussi des racines culturelles. Tout d’abord, la FGDS ne se pose pas de question sur la nature de son combat et, de ce fait, ne perçoit pas à quel point elle est en décalage avec la jeunesse révoltée et encore plus avec le monde ouvrier dont elle se sent pourtant proche. Elle estime lutter dans le bon sens, pour la liberté, pour une alternance nécessaire, pour en finir avec un gaullisme dominateur et peu démocratique [33]. L’obsession de « la défense des libertés républicaines » lui masque la vie extérieure.
47Ensuite, la FGDS semble s’être trompée de temps. Peut-elle vaincre au Parlement ? Elle s’y trouve bloquée régulièrement par la maîtrise du règlement aux mains du gouvernement et de la majorité. Et surtout, elle ne peut déboucher du fait de la composition de l’Assemblée : la seule issue parlementaire étant une nouvelle majorité avec les communistes, ce que ne peuvent accepter les centristes et plus encore les Républicains indépendants. La FGDS légaliste se montre attachée à la voie parlementaire. Même ceux qui acceptent la logique présidentielle du régime, comme Mitterrand et Defferre, retrouvent là de vieux réflexes, jusqu’à l’aveuglement et la caricature. On voit ainsi la FGDS en Mai 68 affronter un pouvoir acculé par les étudiants et des millions de grévistes avec une motion de censure vouée d’avance à l’échec. Puis, dès le 24 mai, l’obsession est le référendum.
48Les mémoires des acteurs et les réactions au Comité directeur et au conseil national de la SFIO montrent aussi un véritable fossé avec les étudiants. Il s’explique partiellement, nous l’avons vu, par les faiblesses de la FGDS et de sa représentation parlementaire dans la capitale et ses alentours, qui ne sont compensées par aucun réseau véritable, et par des effets de génération. Mais il est clair que les réactions vives envers le mouvement étudiant s’expliquent encore, du moins du côté de la SFIO, par une incompréhension politique, sociale et culturelle. Ici se manifeste un véritable rejet d’éléments jugés « petits bourgeois », loin des prolétaires. Le vieux fonds marxiste ressort, même chez des hommes comme Max Lejeune, pourtant ancien responsable des Étudiants socialistes. Sans oublier chez lui et chez Arthur Notebart [34], une touche de xénophobie à propos de Daniel Cohn-Bendit. Le vieux rejet des thèses libertaires n’est pas non plus absent. Les réactions dominantes sont aussi celles de provinciaux âgés observant sur leurs lieux d’élection les réticences de leurs mandants face à la « chienlit » parisienne. Pour Chandernagor, « l’erreur, partagée par tous les dirigeants de la gauche, avait été de s’enfermer dans Paris alors que le fossé se creusait entre l’agitation parisienne et la France profonde » [35].
49L’échec n’a pas toutefois que des aspects négatifs. L’événement retarde, mais n’enterre pas, le processus d’unification qui reprend à Alfortville en 1969, puis qui continue à Épinay en 1971, avant de s’achever avec les « Assises du socialisme » en 1974. Certes, il recule de plusieurs années l’arrivée de la gauche au pouvoir, lui faisant rater l’occasion de l’après-gaullisme, mais il l’oblige à regarder la société, à radicaliser pour un temps son discours et à repenser ses structures. Mitterrand, notamment, se voit aussi conforté dans son idée qu’il faut, pour que la gauche gagne, que le PS dépasse le Parti communiste. Il tire la conclusion de cet échec : lui qui se contentait jusqu’alors de petites organisations charnières, puis qui avait opté pour une forme fédérative lui laissant une grande liberté, comprend qu’il a besoin de maîtriser une grande force organisée et va se donner les moyens de conquérir le Parti socialiste. La FGDS balayée par les événements de Mai n’a été qu’une expérience transitoire, mais s’est révélée utile.
Mots-clés éditeurs : culture politique, combat parlementaire, FGDS, sociologie, socialistes
Date de mise en ligne : 14/05/2008
https://doi.org/10.3917/parl.009.0062Notes
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[1]
Voir André Cellard, La Fédération de la gauche démocrate et socialiste, thèse de doctorat de Sciences politiques, université d’Aix-Marseille, 1990, 405 p. et annexes.
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[2]
Sur 485 députés, les communistes en ont obtenu 73, la FGDS et apparentés, 12, et le Centre démocrate de Jean Lecanuet, 27. Le parti gaulliste en a perdu, quant à lui, 40 et ne conserve la majorité absolue que grâce aux députés d’outre-mer, dont certains dans des circonstances discutées.
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[3]
Voir, par exemple, L’Année politique 1967, PUF, Paris, 1968, p. 16.
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[4]
Elle devait regrouper la SFIO, les radicaux, le MRP et les Clubs.
-
[5]
Le Club Jean Moulin et l’UCRG d’Alain Savary en 1966 et, après le refus de la majorité du PSU de s’associer, des groupes issus de ce parti, du club Socialisme moderne de Pierre Bérégovoy en 1967, à l’Union des groupes et clubs socialistes (UGCS) de Jean Poperen en avril 1968.
-
[6]
Au Sénat il y des fédérés, mais pas de groupe constitué.
-
[7]
33 SFIO et apparentés, 18 radicaux et apparentés, 18 représentants de la CIR et des autres clubs.
-
[8]
« Nos statuts fédéraux ont prévu un groupe unique après les élections. Nous faisons un effort maximum avant mais il ne faut pas trop se faire d’illusions et croire à une parfaite discipline de vote au sein du Rassemblement démocratique ». Réunion du groupe SFIO, le 11 octobre 1966, arch. FNSP, GS 16.
-
[9]
Cf. supra.
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[10]
Voir, par exemple la lettre officielle et reprographiée de Louis Mermaz, secrétaire général de la CIR, à Claude Fuzier, secrétaire général de la FGDS, du 5 avril 1968.
-
[11]
Décision du bureau politique du 2 mai 1968, Archives de l’OURS, 2 APO 3.
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[12]
Par exemple, la proposition de loi, datée du 28 juin 1967, visant à la classification du personnel roulant, de Dumortier et Brugnon.
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[13]
Le Bulletin du groupe FGDS du 23 décembre 1967 publie une lettre de remerciements très politique et explicite du Président de l’Association nationale des Français d’Afrique du Nord, d’Outre-Mer et de leurs Amis (ANFANOMA), adressée à Defferre et Dejean pour leurs interventions à la tribune. Archives C. Estier, 5FP6/1-20.
-
[14]
Le régime met en cause les pouvoirs intermédiaires, notamment locaux, au nom de sa légitimité supérieure, de la « modernisation » et de l’efficacité technocratique.
-
[15]
Par exemple, aucun membre de la Fédération ne figure sur les listes de nomination de membre du Parlement à des organismes extra-parlementaires, comme la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations ou dans la commission centrale de classement des débits de tabac. Au Parlement, l’UNR confisque pratiquement toutes les responsabilités dans les commissions.
-
[16]
Des récapitulatifs de celles-ci sont régulièrement publiées au Journal Officiel.
-
[17]
Groupe FGDS, document n° 7, non daté.
-
[18]
Mais aussi dans d’autres domaines qui seront écartés en 1968 par l’actualité, comme la politique étrangère.
-
[19]
Pour le secondaire, il défend les langues anciennes pour tous et les programmes traditionnels du bac.
-
[20]
Roger Quilliot, « Rapport sur les problèmes de l’enseignement supérieur », 30 avril 1968, Archives de la Fondation Jean-Jaurès, fonds Claude Estier.
-
[21]
Marc Sadoun, « Un processus fermé : les socialistes dans la FGDS en mai 1968 », dans René Mouriaux, Annick Percheron, Antoine Prost, Danielle Tartakowsky, 1968, exploration du mai français, t. 2, Paris, L’Harmattan, 1992, pp. 164-177. Il notait toutefois sa faiblesse sur deux points : la difficulté à penser la mutation de la société industrielle et celle de la « nouvelle classe ouvrière », et la difficulté de dissocier la question générationnelle de la question sociale.
-
[22]
Le but de l’association est d’assurer « la liberté d’expression, l’objectivité des informations, la qualité et la valeur éducative des programmes, bref une radio-télévision laïque, ouverte à tous, et indépendante du pouvoir comme des intérêts particuliers ». Archives de l’OURS, AGM2, lettre de Cazelles à Clément Durand, 17 mars 1967.
-
[23]
Proposition de loi tendant à interdire la publicité des marques commerciales à l’ORTF (déposée le 22 novembre 1967 par Escande, Dumas, Maroselli, Pieds).
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[24]
Voir par exemple, J’en ai tant vu, Mémoires, Paris, le Cherche midi, 2008, pp. 117-118.
-
[25]
Proposition de loi, n° 784 de Defferre « tendant à déclarer amnistiés les faits afférents aux manifestations d’étudiants » et proposition Fillioud « sur les conditions de la répression des manifestations étudiantes du 3 au 9 mai 1968 », déposées le 10 mai 1968.
-
[26]
Discours reproduit pp. 134-149.
-
[27]
Claude Estier, Journal d’un fédéré. La fédération de la gauche au jour le jour, 1965-1969, Paris, Fayard, 1970, p. 119.
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[28]
André Chandernagor, La Liberté en héritage, Paris, Pygmalion, 2004, p. 214.
-
[29]
L’appartenance de Jacques Maroselli a été fluctuante : il a démissionné de la CIR en février 1968 pour revenir au parti radical. Fouët était un député radical sortant, élu sous l’appellation CIR.
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[30]
Pierre Mendès France, Yves Le Foll, Roger Prat, Michel Dreyfus-Schmitt, passé à la FGDS et Guy Desson passé à l’UGCS. Jean Zuccarelli, radical corse, a été élu à une partielle.
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[31]
Dont 6 anciens préfets ou sous-préfets, 3 conseillers d’État, 4 représentants du ministère des Finances.
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[32]
Voir Noëlline Castagnez et Gilles Morin, « Du parlementarisme au régime présidentialiste, mutations et adaptation des parlementaires socialistes », dans Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier, Les Partis et la République, la recomposition du système partisan, 1956-1967, Rennes, PUR, 2007, pp. 75-88.
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[33]
Pierre Mauroy et André Chandernagor témoignent de l’impression d’un poids énorme et de fermeture de tout débat qui pesaient sur la gauche et sur toute l’opposition. Gilles Morin, « Georges Pompidou et la gauche, 1958-1974 », dans Jean-Paul Cointet et alii, Georges Pompidou, un politique, Paris, PUF, 2001, pp. 239-258.
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[34]
Voir leurs interventions, par ailleurs ne manquant pas de pertinence, au conseil national SFIO du 3 juin 1968, archives de l’OURS.
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[35]
André Chandernagor, op. cit., p. 212.