1Q : Quelle profession exerciez-vous au début des années soixante ?
2MB : J’étais directeur général de la société « Services et méthodes », qui appartenait au groupe Bossard. Nous faisions de la publicité dans le domaine industriel. Suite à la fusion de trois agences du même groupe, je m’étais retrouvé chef d’une structure disposant d’un appartement de 120 m2, avec trois collaborateurs et deux secrétaires, toujours employé par ce groupe. Alors j’ai joué du tambour pour essayer de trouver des clients. Un avocat anglais m’a fait venir à Londres et m’a demandé si j’étais capable de promouvoir un petit groupe de musiciens. Je lui ai répondu que j’avais vendu du verre pour Saint-Gobain, de l’aluminium pour Pechiney et que j’étais capable de vendre un petit groupe de musiciens. J’ai fait un bide total.
3Comme je voulais montrer à mon client anglais que j’avais tout de même travaillé pour essayer de réussir, j’ai fait un rapport de marketing d’échec, en détaillant toutes les raisons pour lesquelles je me plantais, avec à l’appui des lettres de grands sponsors de l’époque (Boussac, Prouvost…) qui tous me répondaient : « Un groupe de musiciens, ça va, ça vient. On ne peut pas investir sur un groupe de musiciens ». Extrême intelligence du patronat français, puisque le groupe de musiciens, c’était les Beatles… Pas un centime sur les Beatles : je me suis planté complètement.
Michel Bongrand
Michel Bongrand
4Mon rapport de marketing d’échec a fait son chemin, puisque trois semaines après, l’avocat anglais me rappelle à Londres et me présente deux personnes qui me disent : « C’est formidable, vous avez énuméré toutes les raisons pour lesquelles vous avez échoué sur les Beatles, et toutes les raisons pour lesquelles vous réussiriez pour nous ». Ils venaient de racheter les droits d’auteur de Ian Fleming, et allaient lancer James Bond, à raison d’un roman et d’un film par an. Je suis alors parti à la chasse aux sponsors pour James Bond, et j’ai fait cinq milliards de centimes en sept mois, et là, le Financial Times m’a intronisé « meilleur vendeur de la planète ».
5Q : Comment en arrivez-vous à transférer ces compétences au domaine politique ?
6MB : J’avais la confiance du groupe, et il me fallait trouver de nouveaux clients. J’ai réuni mes collaborateurs et je leur ai dit : « J’ai assisté à la campagne de Kennedy aux États-Unis. Il va y avoir une élection présidentielle au suffrage universel pour la première fois en France en 1965, avec l’utilisation de la télévision. On va faire un modèle de campagne présidentielle à la française, en supprimant les confettis, les chapeaux de paille, etc. Pas une campagne à l’américaine, mais une campagne résolument moderne ». Un de mes collaborateurs était plutôt pour Jean-Louis Tixier-Vignancour et a préconisé qu’on lui propose notre projet. Un autre, qui était complètement pour François Mitterrand, voulait le lui proposer, et le troisième, anarchiste, aurait préféré faire sauter l’Assemblée nationale. Finalement, je leur ai dit : « On va la faire pour de Gaulle. N’oubliez pas que je suis un gaulliste historique ».
7On a donc préparé cette campagne clé en main et me voilà parti pour l’Élysée, en février ou mars 1965, où je suis reçu tout de suite par le secrétaire général responsable des affaires africaines et malgaches, Jacques Foccart, avec qui j’avais sauté en parachute à 22 ans pendant la guerre. Je lui propose ma campagne ; Foccart appelle les autres collaborateurs du Général, à qui je présente mon projet et qui le trouvent formidable. Quinze jours plus tard, après avoir soumis la proposition au Général, les mêmes me disent, la mine déconfite : « Le Général est formel : il ne veut pas de campagne. Il considère qu’il y a un mariage entre la France et lui, et par conséquent, il ne veut rien entendre ». J’aurais pu partir comme cela si à ce moment-là, on ne m’avait pas tapé sur l’épaule pour me dire que le projet était très intéressant et que je devrais essayer de le vendre à quelqu’un d’autre.
8En juin ou en juillet 1965, je suis invité à déjeuner par le président du premier groupe de presse, Hachette, accompagné de Théo Braun, secrétaire général du MRP, et d’un banquier – il faut toujours un banquier, en particulier quand il n’y avait pas d’argent public pour les campagnes électorales. Ils m’écoutent leur raconter ma campagne. Après réflexion, je suis convoqué devant le grand état-major qui entoure Jean Lecanuet. Et il y a vraiment l’ensemble du centre, de Bertrand Motte à droite, à Maurice Faure à gauche, avec Joseph Fontanet, Jacques Duhamel, etc. Je planche devant eux ; ils me font confiance et m’accordent la mission de lancer Jean Lecanuet. Moi, naturellement, je commence par vouloir personnaliser autour de Lecanuet, qui est un type beau et qui sourit tout le temps. Son sourire n’a pas du tout été inventé par moi : il appartenait à l’homme. Le sourire systématique en politique, devient très vite un rictus, on le voit pour Nicolas Sarkozy : c’est fabriqué, sans sincérité. Lecanuet ne posait pas ce problème. Et il avait trente ans de moins que le Général.
9Q : Le fait qu’il soit souriant sur ses affiches électorales constitue une nouveauté.
10MB : Il a fallu imaginer, dans le cadre de la campagne clés en main que nous avions prévu « pour n’importe qui », et d’abord pour de Gaulle, d’adapter cette campagne, la rendre un peu moins solennelle, un peu moins dominatrice. C’était plus une campagne d’écoute qu’une campagne d’affirmation, sauf pour un thème : l’Europe, qui a été le thème principal de la campagne de Lecanuet, dans l’héritage de Schumann et de Monnet. Ils l’ont d’ailleurs accompagné tout au long de la campagne, sous la forme de photos en fond de scène derrière le candidat. Lecanuet avait toutes les raisons de marquer des points : la guerre d’Algérie avait laissé des blessures très graves ; le général de Gaulle commençait à être contesté, il était déjà au pouvoir depuis sept ans… Il y avait un anti-gaullisme croissant, et Lecanuet apparaissait comme une solution médiane, comme toujours, entre la gauche et la droite. C’est un peu le jeu qu’essaie Bayrou aujourd’hui, avec moins de charisme et de succès.
11J’avais une raison personnelle de faire des campagnes politiques. J’avais en 1947 possédé une carte de parti, pour la seule fois de ma vie, qui était celle du RPF. J’adhérais au projet de De Gaulle d’un mouvement pour la France rassemblant tous les Français pour mettre un terme au régime des partis qui avait conduit en juin 1940 à la défaite et à l’humiliation de la France. Cela relevait d’un certain patriotisme. Adjoint de Foccart pendant la guerre, j’ai été convié à ses côtés à la réunion au cours de laquelle le Général a distribué la France entière entre ceux qu’on a appelé ensuite « les barons du gaullisme ». Foccart était un baron, j’étais un sous-sous-baron. On m’a donné six arrondissements de Paris. Comme j’étais lieutenant-parachutiste, que j’avais la légion d’honneur à 23 ans et que cela faisait bien, j’ai choisi le premier mes arrondissements. À ce moment-là, il s’agissait de se battre contre les communistes, qui étaient à 29 % dans certains quartiers ; j’ai donc choisi les arrondissements dans lesquels on matraquait dur, c’est-à-dire le XIe, le XIIe, le XIIIe, le XVIIIe, le XIXe et le XXe, des arrondissements vraiment populaires. Je tenais des réunions publiques avec 3 000 personnes, avec à ma gauche Jacques Soustelle et à ma droite André Malraux. Donc, j’avais fait de la politique. Je l’avais abandonnée parce que j’avais divorcé, que je ne voulais pas mélanger vie privée et vie publique et qu’on utilise ma vie privée.
12À partir de 1948, je n’ai plus fait de politique pour mon compte. En revanche, je n’ai jamais cessé comme publicitaire, comme concepteur-rédacteur, éditeur, de travailler pour mes camarades, qui sont tous devenus députés en 1958. J’avais déjà fait beaucoup de campagnes politiques, mais en dehors de ma vie professionnelle. J’étais donc prêt à faire une grande campagne le jour où elle se présenterait, et j’avais donc conçu cette campagne pour 1965.
13On a dit que j’avais lancé Lecanuet comme James Bond, ce à quoi j’ai répondu que c’est Lecanuet qui m’avait lancé. Connaissant la politique et connaissant la communication, je pouvais m’occuper d’une campagne politique. La campagne de Jean Lecanuet, contrairement à tout ce qui a été dit, n’a pas été une campagne de marketing politique. C’était une campagne de relations publiques politiques. Le marketing politique, je l’inventerai en faisant campagne pour Georges Pompidou aux législatives de 1967 dans les 487 circonscriptions françaises.
14Q : Cette campagne est donc une campagne de relations publiques, à travers différents médias.
15MB : Cette campagne avait un principe simple : la personnalisation d’abord de Jean Lecanuet, on dirait aujourd’hui la « starisation », c’est-à-dire presque « un homme, un programme pour la France ». Ensuite, c’était, comme aux États-Unis ; il fallait lui faire faire un tour de France, ce qui n’avait jamais était fait par un candidat à la présidentielle.
16Q : N’étant plus élu par le seul Congrès, il fallait que le candidat rencontre les Français.
17MB : Absolument. Ensuite, il fallait réfléchir à l’explication de son programme. Il se trouve que lorsque j’étais dans une boîte d’édition, mon patron était vice-président de la Fédération nationale de la presse française, et m’avait demandé de l’aider, en 1947, à organiser un congrès pour sa Fédération. Ce congrès a été l’occasion, alors que j’étais un petit jeune homme de 25 ans, de faire la connaissance d’Évelyne Baylet, patronne de La Dépêche du Midi, de Madame Lemoine, patronne de Sud-Ouest, de M. Balastro qui était le patron de Nice-Matin, et d’un grand nombre d’autres dirigeants de ce qu’on appelle aujourd’hui la presse quotidienne régionale. J’avais enregistré à cette occasion la puissance de cette presse. Pour Lecanuet, j’ai tout de suite décidé de ne pas faire de conférences de presse dans de grands hôtels parisiens comme les autres candidats. Pour bien connaître ma géographie de la presse quotidienne régionale, je savais que dans une ville comme Agen par exemple, dans une maison de la presse, on trouvait à la fois Sud-Ouest et La Dépêche du Midi. Donc il était évident que si on donnait le même communiqué de presse et la même photo aux deux journaux, aucun ne la passerait.
18D’où l’idée de faire un tour de France de la presse quotidienne régionale indexé sur les problèmes de la région, avec naturellement un tronc commun national. Le tronc commun ne variait pas, mais quand Lecanuet était à Bordeaux, il parlait tour à tour des huîtres d’Arcachon, des pins des Landes, du problème basque ; quand il était à Toulouse, il parlait de l’Aérospatiale ; et quand il était à Nice, il parlait d’autre chose. Il est intéressant de dire que jusque-là, les grands quotidiens régionaux ne s’engageaient jamais en politique par souci de protéger leur lectorat de gauche comme de droite. Ils se sont emballés pour Lecanuet, parce qu’il parlait de leurs problèmes. Dès qu’un leader politique se déplace quelque part pour parler des problèmes d’une région, il est évident que le journal régional en rend compte. Donc Lecanuet a vu son audience croître terriblement dans la presse quotidienne régionale, et c’est cela qui a constitué la base principale de son succès.
19En dehors de cela, j’ai organisé des réunions croissantes. Le conseil politique envisageait d’organiser la première réunion à Boulogne-Billancourt. Joseph Fontanet dit : « Je peux réunir 3 000 personnes ». Et devant tous ces politiques éminents, alors que j’étais un homme relativement jeune par rapport à eux, et n’ayant aucun de leurs pouvoirs, j’ai dit : « Non, 500 ». On m’a demandé : « — Pourquoi 500 ? Expliquez-vous. — J’en veux 500 à Boulogne, parce que le lendemain j’en aurai 800 à Orléans, le jour d’après j’en aurai 1 200 à Lille, et ainsi de suite, et comme ça, la presse ne pourra pas dire autre chose que : “La mayonnaise prend autour de la candidature de Lecanuet” ». Et c’est comme cela que ça s’est passé, en augmentant à chaque fois l’assistance à la réunion. Et tout le monde a dit : « Lecanuet c’est parti, Lecanuet ça marche ». Quand la dynamique est créée, ça réussi.
20Et c’est comme ça que Lecanuet est passé de 4 % – ce dont il était crédité au départ – à 16 %.
21Q : Et le matériel de campagne ?
22MB : L’affiche, les tracts, les T-shirts, tout cela a été de l’accompagnement, bien entendu. La publicité politique est un accompagnement de la stratégie politique. Il n’y avait pas encore sur Lecanuet un diagnostic extrêmement fouillé ; il y avait une stratégie qui était déjà clairement conduite ; et il y avait la mise en œuvre de tous les moyens classiques de n’importe quelle campagne. En ce qui concerne le but, c’était naturellement l’adhésion des Français, grâce à la notoriété acquise par le candidat. Il fallait faire connaître Lecanuet. L’affiche était surprenante : un homme beau, souriant, mais son sourire était naturel.
23Q : La campagne télévisée était une nouveauté : à chaque candidat deux heures d’antenne…
24MB : C’était un homme qui était naturellement télégénique, qui passait bien, qui s’exprimait bien et qui passait pour un homme nouveau en politique parce qu’il n’était pas connu.
25Q : Vous aviez préparé cette partie de la campagne sous un angle particulier ? Sa première prestation consiste en fait à se présenter, à raconter son parcours, sa famille, ses études.
26MB : Lecanuet disait à ses collaborateurs : « Tout le monde connaît de Gaulle, personne ne peut rivaliser avec le Général. Il faut donc que je dise qui je suis, pourquoi j’ai le culot de me présenter ».
27Q : Comment était constituée l’équipe de campagne, et quel rôle y jouiez-vous ?
28MB : Lecanuet avait autour de lui ses collaborateurs du MRP, dont Pierre Fauchon. Avec mon équipe, nous n’avions aucune influence sur le discours politique de Lecanuet. Il m’est arrivé d’être conseiller politique, mais pas pour lui. Je me cantonnais à une mission de relations publiques.
29Q : Quel coût a représenté cette campagne ?
30MB : La campagne d’affichage était offerte par l’un des trois grands afficheurs de l’époque. Monsieur Giraudy était centriste, complètement acquis à la cause de Lecanuet et tous ses panneaux en 4 par 3 à travers la France lui ont été offerts. Beaucoup de chefs d’entreprise cotisaient, jusqu’en 1990, pour les différents candidats. Personne n’avait l’idée de proposer des fonds à de Gaulle, qui du reste n’en avait pas besoin : il avait la télévision ; il y passait quand il voulait, en refusait l’accès aux autres et refusa d’y débattre avec Mitterrand comme avec Lecanuet. Pour le reste, tout était payé sur facture directement aux entreprises par le directeur de campagne. Quant à moi et à mes collaborateurs, nous étions payés en honoraires comme des ingénieurs en organisation, à la journée, pour très exactement 37 jours de campagne effective, avec une somme de départ comme fond de roulement.
31Q : Vous a-t-on demandé de garder le silence sur vos activités ? La discrétion, voire le secret, semblent en effet le plus souvent entourer l’action des conseillers en communication.
32MB : Pour Lecanuet, la question ne s’est pas du tout posée. C’était dans la presse, et Lecanuet n’en prenait pas ombrage. Plus tard, du temps de Pompidou, celui-ci m’a convoqué pour me dire « Michel Bongrand, toute la presse parle de vous. Il faudrait tout de même que vous vous disiez que vous n’êtes pas là pour vous vendre, mais pour nous vendre ». Suite à quoi j’ai commencé à faire attention et à gérer les débordements de mon image. Parce que j’avais quelques fois quatre pages dans le Canard enchaîné, autant dans Minute. On écrivait dans les journaux que j’étais un secrétaire d’État clandestin à la propagande. Mais cela, c’était sous Pompidou. À l’époque Lecanuet, personne ne se formalisait, c’était la première fois.
33Q : Cette première expérience, comment l’avez-vous ensuite mise à profit ?
34MB : Lecanuet m’avait demandé ce que je lui conseillais de faire après un tel résultat. Je lui avais conseillé de faire un « Mouvement Jean Lecanuet » pour bénéficier de cette personnalisation. Il m’a répondu que ses amis considéraient qu’il avait été beaucoup trop médiatisé par moi et que leur idée était de revenir en arrière, donc il n’en était pas question. Je lui ai alors proposé de créer le MLML, le « Mouvement Lecanuet Malgré Lui », ce qui a provoqué quelques rires autour de la table. Nous nous sommes quittés en bons termes.
35Puis nous sommes repartis à la recherche de clients, à nouveau dans le secteur industriel. Et puis trois mois après la fin de la campagne, je suis convoqué chez Pompidou. Il me réclame le dossier Lecanuet et me demande de travailler pour sa majorité. Je refuse de divulguer des informations qui appartiennent à l’équipe de Lecanuet, au nom du secret professionnel et d’une certaine éthique. L’entretien s’arrête donc là, jusqu’à ce que Pompidou me rappelle alors que je franchis la porte en déclarant : « Revenez Bongrand, maintenant j’ai confiance en vous ». C’est comme ça que j’ai été chargé de nombreuses campagnes, politiques comme institutionnelles, de « Boire ou conduire il faut choisir » à « Un petit clic vaut mieux qu’un grand choc » pour la Sécurité routière par exemple.
36En 1967, j’ai donc eu la responsabilité de la campagne législative pour la majorité présidentielle, avec notamment une même affiche pour toutes les circonscriptions et une identité visuelle identique. À l’époque Pompidou, j’avais une autorité conceptuelle sur toutes les campagnes du mouvement pour le pays, ce qui n’est plus possible aujourd’hui. Et c’est là qu’on a beaucoup parlé de moi ; ce qui s’est retourné contre moi et s’est conclu, après deux ans de vedettisation, par mon exclusion de la communication politique. Mes collaborateurs, moins connus, ont été embauchés à l’UDR, et se sont donc trouvés soumis à la hiérarchie du parti, ce qui ne permet pas en réalité d’être conseiller politique. Un ingénieur en organisation va dans une entreprise qu’il ne connaît pas avec des yeux neufs pour voir ce que le personnel n’arrive pas à percevoir au quotidien. Recruté, son regard change.
37La communication politique a ensuite été un élément intégré au cœur des partis, qui ne confiaient plus leurs campagnes à un seul homme. C’est d’autant plus vrai depuis que l’argent public intervient : il va directement aux partis, qui ne le laissent pas partir et veulent le gérer eux-mêmes et emploient des salariés. Autrement dit, le mode d’action a complètement changé. Par exemple, on a dit que Christophe Lambert chez Publicis était le conseil de Nicolas Sarkozy ou que Philippe Méchet était le conseil de Dominique de Villepin : ils ne sont pas dans les partis et ne sont pas payés sur un chiffre d’affaire important. Ils sont au pire payés en honoraires personnels, en tant que conseillers, mais ne gèrent pas eux-mêmes de campagne.
38Pour ma part, j’ai continué à faire de nombreuses campagnes, en tant que conseiller associé, notamment auprès de Pierre Messmer, de Jacques Chaban-Delmas, puis de Raymond Barre.
39Q : On peut lire, accrochée au-dessus de votre bureau, une affichette qui proclame : « Nous ne fabriquons pas un produit, nous servons des hommes et des idées ».
40MB : Oui, ça c’est à l’époque où l’on m’a reproché de vendre des députés comme des savonnettes. Ce à quoi j’ai répondu que les députés avaient une âme et pas les savonnettes, et que si l’industrie des corps gras et dérivés vendait les savonnettes comme des députés, elle serait en difficulté.
41Q : D’un point de vue plus général, comment considérez-vous les évolutions de la communication politique ?
42MB : Je condamne tout à fait les dérives actuelles. Au fond, comme j’avais intitulé une intervention à l’Académie des Sciences morales et politiques, on peut dire que la publicité politique peut être la pire ou la meilleure des choses. Je crois qu’aujourd’hui, les hommes politiques, au lieu de se donner à la France, ne pensent qu’à se vendre le mieux possible. Il y a en quelque sorte une dérive de la communication politique.
43Q : Et l’on a parfois l’impression que la communication prime sur l’action politique…
44MB : …sur le fond. Bien entendu. Alors que je me suis toujours acharné à dire que le fond – c’est-à-dire les convictions – est la propriété absolue de l’homme politique, que la forme peut être confiée à des publicitaires, et que le rôle du conseil politique est d’être un trait d’union qui sait traduire le politique pour des publicitaires et qui sait expliquer le publicitaire aux politiques. C’est en somme un homme qui aide à la réflexion et telle a été mon ambition personnelle. Les hommes politiques sont toujours angoissés et ils ont toujours besoin d’avoir quelqu’un qui les interpelle et qui leur sert un effet miroir pour savoir où ils vont.
45La politique c’est comme la guerre ou le judo : avant de porter un coup à l’adversaire, il faut se méfier du coup que l’adversaire répliquera. On ne peut pas reprocher à un homme politique de faire de la politique. Seulement le jour où le fond disparaît strictement au bénéfice de la forme, ou pire au bénéfice de gadgets purs et simples, on en arrive à de la publicité mensongère, ce qui entraîne l’abstention, le rejet de la classe politique, et peut-être un jour la cocotte minute qui explose. Autrement dit, mon constat n’est pas très positif, même si l’on ne peut pas se passer de la communication politique. On en revient toujours à la formule suivante : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
46Le 26 septembre 2005