1Q : Vous avez participé à toutes les campagnes présidentielles, de celle de 1965 jusqu’à la dernière : quelle évolution avez-vous constatée ?
2CE : L’évolution est considérable ; en 1965, première élection au suffrage universel direct, la démarche est inédite pour les candidats et les médias. D’autre part, les conditions de propagande étaient strictes, austères. À la télévision, le candidat devait être devant une table, sans fioriture ou décoration, ce qui rendait ces émissions, tristes, peu engageantes. François Mitterrand est alors peu accoutumé au média. L’homme redoutait l’instrument ; il n’en était pas maître. Je me souviens l’avoir accompagné à chacune de ses prestations : il se méfiait de la caméra fixe, sorte de trou noir intimidant. Aujourd’hui, il y a une filmographie différente. Le décor de l’élection est donc différent. Et puis la première élection de 1965 ne se déroule pas sous la coupe des partis politiques. À droite, le général de Gaulle bien entendu ; un candidat centriste ; mais à gauche, le regroupement des forces de gauche se fait sur un candidat qui n’est pas leader de parti, mais membre d’une petite organisation, la Convention des Institutions Républicaines. François Mitterrand était le dénominateur commun de la SFIO et du PC, qui se réfugient derrière lui. Or, depuis le retour au pouvoir de De Gaulle, la gauche est dans un triste état. François Mitterrand réussit grâce à ces soutiens à regrouper les nouvelles forces des gauches débouchant sur le ballottage. Il est autant le candidat des républicains que de la gauche dans le cadre du second tour. 1965 est une date de renouveau pour la gauche.
Claude Estier
Claude Estier
3Q : Il y a déjà l’idée de stratégie d’union de la gauche.
4CE : Absolument. Mais le prolongement est incertain. Après les événements de Mai 1968, l’on se retrouve en 1969 avec une gauche éclatée. L’élection n’est pas prévue à cette date. La gauche retombe au fond du trou ; le ticket était apparemment brillant, Defferre/Mendès, mais obtient 5 % des voix. Rocard fait 3 %, la LCR encore moins… La gauche est complètement hors jeu. L’élection se passe entre la droite et la droite. Pour ce qui concerne la gauche, la défaite, l’échec, le recul sont notables. Il faut tout recommencer. Il y a alors prise de conscience de la nécessité d’une force politique socialiste et démocrate pour affronter les échéances à venir. Après de multiples négociations, le congrès d’Épinay permet une telle innovation.
5En juin 1971, la constitution du vrai Parti Socialiste, débouche sur une dynamique unioniste (programme commun en 1972) qui se traduit lors de l’élection présidentielle de 1974. François Mitterrand est à nouveau candidat de l’union. Les conditions de la campagne ont évolué : de l’artisanat dans deux ou trois bureaux de la rue du Louvre, il y a une véritable organisation avec bureaux à la Tour Montparnasse, bureaux spécialisés, compartimentés (international, économie, politique, etc.) en 1974. Des représentants sont présents dans tous les départements. Le fait notable est, d’une part, cette professionnalisation de l’organisation, d’autre part, la personnalisation de la campagne. François Mitterrand, premier secrétaire, parvient dans les meetings à rassembler des foules considérables en étant aussi le centre de la campagne télévisée. Le candidat s’est adapté aux médias, alors que le cadre audiovisuel est plus souple (possibilité d’un intervieweur, plusieurs caméras). La campagne d’alors est puissante. Elle aboutit certes à un échec, mais à 300 000 voix près. Ce second échec est donc encourageant ; le lendemain, il déclare : « la prochaine fois sera la bonne ». En 1977, la progression du PS est certaine lors des municipales avec pour ligne de mire 1981. Pour autant, le leadership de François Mitterrand est contesté, notamment par Michel Rocard. Le congrès de Metz de 1979 crée une condition conflictuelle, finalement dépassée.
6En 1981, les conditions de la campagne sont industrielles ! Mais il n’y a plus de candidature unique de la gauche, puisqu’il y a un candidat communiste. François Mitterrand marque des points. La campagne permet de montrer outre la personnalité du candidat, la vitalité politique du parti et de ses équipes. Les conditions sont favorables, les grands meetings le laissent présager. Les instituts de sondage dans les derniers jours confirment le sentiment. La gauche l’emporte le 10 mai 1981, date historique.
7Q : Voyez-vous une différence majeure entre la campagne menée depuis l’opposition et celle menée depuis le pouvoir ?
8CE : La campagne de 1988 diffère en effet. La question s’est longtemps posée de la candidature de François Mitterrand. Il y avait l’hypothèse Rocard. Jusqu’au dernier moment, le suspens a été calculé. On peut considérer que l’une des raisons de l’hésitation de François Mitterrand vient de la connaissance de sa maladie. Ce qui le détermine, c’est la volonté de ne pas laisser Jacques Chirac devenir président. Sa volonté venait de là. Il était persuadé que Rocard ne battrait pas Chirac. Il se représente en 1988 comme sortant. Il est élu largement et bat Chirac.
9Q : En 1995, y a-t-il un renouvellement grâce au leadership de Lionel Jospin sur la gestion de la campagne ?
10CE : Le changement de génération est certain. Par ailleurs, les conditions de la campagne diffèrent : la désignation de Lionel Jospin est problématique. Beaucoup de socialistes et de Français privilégient la candidature Delors jusqu’à la fin de 1994. C’est seulement en décembre, lors d’une émission télévisée, que se pose à nouveau le problème de la candidature socialiste. Jospin s’y était préparé parce qu’il savait par un ami commun, P. Lamy, que Jacques Delors ne serait pas candidat. Mais en 1995, au sein des instances du PS, plusieurs objections sont présentées. Henri Emmanuelli est candidat. Il faut un vote des militants pour les départager (2/3 pour Jospin, 1/3 pour Emmanuelli). Les conditions sont alors différentes, le leadership n’est plus contesté. Par ailleurs, Lionel Jospin part tardivement. L’équipe de campagne s’installe rue du Cherche Midi dans un atelier de haute-couture. Le candidat connaît bien la musique ; il a accompagné François Mitterrand pendant les précédentes campagnes. Jospin est en tête au premier tour avec 23 % des suffrages. À partir de peu de choses, la campagne précipitée crée une dynamique. Jospin fait des meetings qui mobilisent. Compte tenu du désastre électoral de 1993, la gauche est convaincue qu’elle ne peut gagner, mais le réveil du premier tour crée de l’espoir. Chirac l’emporte après une belle prestation de Jospin, qui fait plus de 47 % des voix. Par rapport à 2002 ; l’on part alors avec l’idée que c’est perdu et l’on fait une bonne campagne. En 2002, c’est l’inverse…
11Q : Cette qualification de « mauvaise campagne », à quels éléments l’attribuez-vous ?
12CE : Plusieurs raisons contribuent à l’échec du 21 avril. Concernant la seule campagne, je crois que l’erreur de Lionel Jospin et de son entourage est la focalisation sur le second tour. Il faut remonter au 14 juillet 2001. Jacques Chirac fait une intervention très virulente et violente contre l’action de son Premier ministre. Je pense que Jospin a réagi en se disant : « j’aurai sa peau ». Jospin a été obnubilé par l’idée que l’objectif unique était de battre Chirac. Médias et instituts de sondages présentent ainsi les choses. Le premier tour a été oublié. L’inversion du calendrier a favorisé la dispersion de la gauche plurielle qui avait pendant cinq ans gouverné unie. Il y a eu à ce sujet un certain laxisme de la part des socialistes et de la part de Jospin lui-même, de laisser chacun se présenter. Je pense à Jean-Pierre Chevènement, ou à Christiane Taubira, alors que des accords sont conclus avec les radicaux pour laisser une trentaine de circonscriptions aux législatives. La candidate radicale a obtenu 600 000 voix, alors qu’il en manquait 200 000 à Jospin pour être au second tour. Il y a eu oubli de la règle d’or : au premier tour, on rassemble son camp, au second, on élargit.
13La campagne a été mauvaise en dépit des locaux rue du Faubourg-Saint-Martin où a été déployée une activité considérable et des moyens certains. La campagne ne prenait pas. Le matériel était là, les réunions aussi, mais psychologiquement, la mobilisation était faible. On a été quelques-uns à le sentir, sans avoir imaginé que Jospin ne serait pas au second tour. Lors des derniers jours seulement, G. Le Gall qui suivait les questions de sondages nous a mis en garde. Le désastre a été pris en pleine figure.
14Q : Quelles leçons ce traumatisme donne-t-il pour l’avenir ? Pendant la campagne, on se rend bien compte que les candidatures de gouvernement ont une voilure qui ne cesse de se rétrécir…
15CE : Oui, et c’est un phénomène constaté dans toutes les élections. Il est intéressant de voir que Jacques Chirac candidat trois fois n’a jamais dépassé 20 % des voix aux premiers tours. Certes, il a été élu avec 82 % mais, c’est factice. En 2002, le candidat sortant fait 19 % des voix ! C’est un problème pour une personnalité qui a assumé le pouvoir pendant plusieurs années déjà. Sommes-nous en mesure de réduire la dispersion, notamment, des gauches ? Avec six candidats, la voilure du candidat arrivé en tête ne peut être importante. Compte tenu de cet état de fait, on n’a pas encore pris assez conscience de l’inconvénient que cela représente et réfléchi à la façon d’y remédier. Je ne crois plus à une candidature unique, mais il faut réduire la dispersion. Le problème est de savoir comment arriver à la veille de l’élection avec un maximum de rassemblement.
16Q : Ne pensez-vous pas, comme certains, que le changement de régime avec de nouvelles modalités pour les présidentielles soit une solution ?
17CE : Je crois que personne, y compris dans les différentes propositions des motions du prochain Congrès du parti, ne remet en cause cette élection au suffrage universel direct. La nécessité de rééquilibrer les pouvoirs en faveur du Parlement est admise par tous. Faut-il verser dans le régime présidentiel avec autonomie du législatif par rapport à l’exécutif ? Je n’en sais rien. Mais la priorité, c’est la revalorisation du rôle du Parlement. Je suis retraité du Sénat depuis seulement un an, mais j’ai vécu la transformation des assemblées en chambres d’enregistrement à la dévotion de la majorité gouvernementale. Il y a une aggravation certaine de la tendance. L’Assemblée nationale ne fait pas la loi. Il y a là une anomalie, qui contribue au désintérêt des Français pour la politique. Ils pensent qu’il n’y a pas de débat ; que tout se passe sans eux. Ils se demandent à quoi sert l’élection du député.
18Q : La réduction du nombre de candidats par un dispositif juridique ne vous semble-t-elle pas adaptée ?
19CE : Ce serait bien ; mais comment y parvenir ? Il faudrait augmenter le nombre des parrainages nécessaires. Je pense qu’il n’est pas sain qu’il y ait quinze à dix-sept candidats à la présidentielle. À gauche, des formations veulent être naturellement présentes. Un parti absent de la présidentielle a l’impression de ne pas exister. Mais à gauche, trois ou quatre candidats, avec autant à droite, suffiraient à incarner l’offre politique. Nous avons eu souvent lors des dernières années, des candidats fantaisistes qui contribuent inutilement à la dispersion.
20Q : La gauche parvient-elle à gérer la culture présidentialiste, c’est-à-dire la personnalisation de l’élection ?
21CE : Si l’on veut être honnête, François Mitterrand avait une « vocation » présidentielle. Si l’on peut appeler cela un charisme ; il fait peu de doute que le contexte ultérieur ne laisse pas s’exprimer une telle incarnation. Je pense que la campagne de 1995, la chance qu’a constitué la dissolution, puis cinq années de gouvernement ont offert à Jospin une stature qu’il a toujours. Dans les sondages, en dépit de la décision de se retirer de la vie politique, il est encore considéré comme l’un des meilleurs candidats possibles. Les choses sont différentes : la contestation des candidatures progresse. Jospin, c’était difficile, mais aujourd’hui, c’est incertain ! À l’heure actuelle, aucun candidat ne s’impose, ce qui est nouveau par rapport à la période Mitterrand et même Jospin… Il est vrai que Mitterrand était contesté, mais pas en tant que candidat. Les mois à venir seront déterminants. Les militants feront le choix. Une telle incertitude est nouvelle…
22Et puis qu’est-ce que le charisme ? Je me méfie de ce terme. Qui pensait à un Jospin Premier ministre après les caricatures des Guignols ?… De Gaulle et Mitterrand avaient du charisme ; mais il faut faire avec ce que l’on a, si je puis dire. La communication se fera sur un candidat qui aura été désigné par les militants.
23Le 22 septembre 2005