Notes
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[1]
Cf. Michonneau Stéphane, « Récupérer la mémoire historique par la loi ? L’impossible justice transitionnelle espagnole », dans ce même numéro.
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[2]
Sur la statue équestre d’El Ferrol, voir Cardesín José María, « Que faire de la statue de Franco ? », Histoire urbaine, no 6, 2002/2, p. 131-50.
-
[3]
Nora Pierre, Les lieux de mémoire, t. III, Les France, Paris, Gallimard, 1992, p. 1008.
-
[4]
Des exhumations avaient eu lieu à la fin des années 1970 et 1980, dans l’intimité des villages concernés et l’indifférence nationale. Pendant longtemps mal connues, elles sont aujourd’hui l’objet de travaux récents et inédits, comme ceux de Zoé de Kerangat, « Beyond Local Memories: Exhumations of Francoism’s Victims as Counter-Discourse during the Spanish Transition to Democracy », The Twentieth Century in European Memory, édité par Tea Sindbæk Andersen et Barbara Törnquist-Plewa, Brill, 2017, p. 104-121, et de Paloma Aguilar Fernández, « El primer ciclo de exhumaciones y homenajes a fusilados republicanos en Navarra », Kamchatka, Revista de análisis cultural, no 13, juin 2019, p. 227-269.
-
[5]
Sur les objets exhumés des fosses aux côtés des ossements, voir Baby Sophie et Nérard François-Xavier, « Objects from the Missing. Exhumations and Uses of the Material Traces of Mass Violence », Les Cahiers Sirice, no 19, no 2, 2017, p. 5-20.
-
[6]
Sur ces conflits entre associations, voir Yusta Rodrigo Mercedes, « ¿“Memoria versus justicia”? La “recuperación de la memoria histórica” en la España actual », Amnis [en ligne], no 2, octobre 2011.
-
[7]
Un congrès était précisément organisé en décembre 2003 à Narón par l’Association culturelle Mémoire historique démocratique, créée en 2001, sur la répression franquiste en Galice. L’action menée par NÓS-Unidade Popular eut lieu une heure avant la session de clôture du colloque, pour protester contre la présence du maire de la ville au sein de son comité d’honneur alors même qu’il laissait cette statue du dictateur trôner dans sa municipalité. Un monument en hommage aux victimes du franquisme devait pourtant être inauguré lors de cet acte de clôture. Voir les actes du congrès en ligne [https://archive.org/stream/actas-i-congreso-memoria-naron-2003/actas_i_congreso_memoria_historica_naron_2003_completo_djvu.txt].
-
[8]
Citations du communiqué diffusé par NÓS-Unidade Popular, Narom, 07/12/2003 [https://www.foroporlamemoria.info/noticias/naron_dic2003.htm].
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[9]
Résolution de la Commission constitutionnelle publiée dans le Boletín Oficial de las Cortes Generales, VII Législature, Série D, no 48, 29/11/2002, p. 14.
1Le 7 décembre 2003, à la lumière du jour, vers 11 heures, quatre activistes vêtus de blouses de travail et masqués, s’attaquèrent à une statue de Francisco Franco située dans les faubourgs de Narón, en Galice. Après l’avoir barbouillée de peinture rose, ils frappèrent le corps sculpté de l’ex-Caudillo à coups de massue et réussirent à en décapiter la tête, qui roula aux pieds du monument sous les applaudissements d’un groupe de militants accompagnés d’une banderole où était écrit « Symbolique fasciste, hors de Galice ».
2Ce geste hautement symbolique s’inscrit dans un mouvement social qualifié de « récupération de la mémoire historique » qui s’empara de l’Espagne du tout début du xxie siècle et aboutit à l’adoption de la loi pour la Mémoire historique en 2007, abordée en profondeur dans ce numéro [1]. Explorer les significations d’un tel geste nous permettra de dresser les grandes lignes d’un mouvement qui bouleversa les perceptions collectives du passé en Espagne et continue aujourd’hui encore à peser sur sa vie politique.
3Narón est située dans l’agglomération d’El Ferrol, ville portuaire dont l’essor est associé aux chantiers navals et à la marine de guerre, qui fut aussi la ville natale de Franco – rebaptisée à ce titre en 1938 « El Ferrol del Caudillo » avant de recouvrer son appellation initiale après le retour de la démocratie, en 1982. Une statue équestre monumentale du dictateur fut installée en 1967 sur la place d’Espagne, cœur du projet de rénovation urbaine pensé pour accompagner la croissance de la ville dans l’après-guerre [2]. D’autres statues du même style émaillèrent alors l’espace public des grandes villes, à Madrid, Barcelone, Santander ou Valence, présences aveuglantes parmi une multitude d’autres signes urbains de l’hégémonie du pouvoir franquiste sur le territoire (plaques commémoratives, bustes et statues, toponymie urbaine, inscriptions murales, etc.). Après la mort de Franco, des velléités de faire disparaître ces traces omniprésentes dans l’espace public surgirent parmi les groupes de la gauche radicale, puis dans les nouvelles municipalités démocratiques élues en 1979. Mais les initiatives restèrent locales et ne bénéficièrent d’aucune impulsion gouvernementale. La Galice ne fut pas pionnière en la matière, la région étant tenue par la droite héritière du franquisme, incarnée par la figure de Manuel Fraga, ex-ministre de Franco, fondateur du Parti populaire et président de la Communauté autonome de Galice de 1990 à 2005.
4C’est de la gauche radicale et indépendantiste qu’émana une campagne régionale contre la symbolique franquiste. Déjà en 1987 et en 1988, deux attentats à l’explosif avaient menacé la statue équestre d’El Ferrol, perpétrés par l’éphémère Exército Guerrilleiro do Pobo Galego Ceibe, groupuscule galicien indépendantiste qui s’était engagé dans la lutte armée à la fin des années 1980 avant d’être rapidement démantelé par les forces de l’ordre. C’est dans son sillage que fut fondée en 2001 NÓS-Unidade Popular, organisation unitaire de la gauche indépendantiste galicienne, qui fut à l’origine de l’action contre la statue de Narón, ici en photo. Cette action s’inscrit dans une campagne lancée le 20 novembre 2000, jour du 25e anniversaire de la mort de Franco. Le « 20-N », qui était déjà célébré sous le franquisme pour rendre hommage à José Antonio Primo de Rivera, le fondateur de la Phalange fusillé par les républicains le 20 novembre 1936, donnait lieu chaque année à des manifestations nostalgiques du régime disparu, suscitant en retour des actions protestataires des groupes antifranquistes. Ce jour-là, c’est la statue équestre d’El Ferrol qui fut recouverte de peinture rose devant des policiers stoïques et des journalistes appelés pour médiatiser l’action. Le mode opératoire choisi était plus proche du happening que de l’attentat politique, tandis que le choix du rose visait à ridiculiser la figure virile du général à cheval. Retirée discrètement dans la nuit du 5 juillet 2002 de la place d’Espagne, la statue fut ensuite transférée dans le patio du Musée naval de la ville. Elle ne fut définitivement déboulonnée qu’en mars 2010, en application de la loi de 2007.
5Les happenings d’El Ferrol et de Narón s’inscrivent dans un contexte national de réflexion sur l’héritage laissé par le franquisme et de progressive remise en cause des modalités du passage à la démocratie, fondé notamment sur le dit « pacte d’oubli ». La transition espagnole, à l’origine du modèle de transition à la démocratie élaboré par la science politique, fut menée dans la continuité du régime antérieur : aucune condamnation du passé, aucune épuration administrative, aucune poursuite des responsables de crimes de masse ne furent envisagés dans un processus conduit par des élites issues de l’ancien régime. L’amnistie réciproque de 1977 scella la réconciliation nationale, et l’on en resta là. Du moins au niveau national et politique, car des initiatives venues de la société civile et de régions diverses ne cessèrent de fissurer ce consensus transitionnel apparent, pour renverser le récit hégémonique franquiste, retracer l’histoire des vaincus, rappeler l’engagement des morts et la souffrance des vivants, récupérer les corps abandonnés dans des fosses connues des villageois, retirer les traces trop visibles de la dictature dans l’espace public. Mais ce n’est qu’au tournant du xxie siècle que l’on peut situer une rupture nette qui fit entrer l’Espagne dans ce « moment-mémoire [3] » que le reste de l’Europe occidentale connaissait depuis plus d’une décennie.
6En l’an 2000 était créée l’ARMH, Association pour la récupération de la mémoire historique, par Emilio Silva et Santiago Macías, qui se revendiquaient petits-fils de républicains à la recherche des corps de leurs aïeux disparus. L’exhumation en octobre des « 13 de Priaranza » dans la province de León, parmi lesquels le grand-père d’Emilio Silva, amplement médiatisée, fut un détonateur. Si elle n’était pas la première [4], elle fut celle qui mit les Espagnols face à une réalité occultée, à savoir que sous leurs pieds gisaient des dizaines de milliers de cadavres éparpillés dans des fosses communes sur tout le territoire. Elle sonna le début d’un mouvement social de plus grande ampleur : des dizaines d’associations locales furent créées, sous la houlette de l’ARMH, tandis qu’une association nationale concurrente voyait le jour en 2002, Foro por la Memoria, Forum pour la mémoire – la photo ici commentée est extraite du site web de cette association. Partir en quête des fosses communes du franquisme était une façon d’exhumer non seulement des restes humains et les objets associés [5], mais aussi une histoire individuelle et collective, révélant un passé enfoui littéralement sous des tonnes de terre et socialement sous une chape de silence qui durait depuis plusieurs décennies. Si l’ARMH revendiquait à ses débuts une visée humanitaire, centrée sur la remise des corps à leur famille afin qu’elle puisse leur assurer un enterrement digne censé apaiser la souffrance et clore le processus de deuil, Foro por la memoria, impulsée par le Parti communiste, contribua à politiser plus explicitement le mouvement. Foro ambitionnait de faire de ces processus d’exhumation-réinhumation des corps un geste collectif de réaffirmation au présent de l’engagement politique des fusillés et préconisait, plutôt que de faire à nouveau disparaître les fosses des paysages, de marquer symboliquement les lieux des exactions – par exemple par des plaques commémoratives [6]. Révéler le passé, certes, mais pour le réhabiliter, reconnaître publiquement la légitimité du combat des vaincus et réparer les torts subis par ceux désormais qualifiés de victimes.
7Par-delà les exhumations qui se sont multipliées dans ces années 2001-2010, d’autres pratiques mémorielles se sont développées : recueillir la parole des témoins, solliciter les archives familiales et publiques, encourager la recherche et les publications, organiser des rencontres scientifiques [7] ou des cérémonies d’hommage, susciter les productions artistiques et culturelles, financer des documentaires, etc. L’action symbolique commise par NÓS-Unidade Popular, pensée comme un « juste hommage aux milliers de personnes assassinées, réprimées et torturées par le fascisme pendant la dictature sanguinaire de Franco », s’inscrit pleinement dans cette entreprise mémorielle contre des traces – ici la statue – qui étaient une « insulte à la mémoire des personnes assassinées [8] ». Autant d’actions visant à rendre visible ce qui était resté invisible afin d’interpeller la société et les pouvoirs publics. De fait, le 20 novembre 2002, poussé par les bancs de la gauche – en tête Izquierda Unida, la Gauche unie, coalition menée par le Parti communiste espagnol, suivie par le PSOE, le Parti socialiste ouvrier espagnol – le Parti populaire alors majoritaire acceptait de soutenir une résolution parlementaire qui condamnait indirectement le soulèvement de juillet 1936, procédait à la « reconnaissance morale […] des victimes » de la guerre civile et du franquisme et invitait les institutions à soutenir les initiatives promues en ce sens par les familles, mais à condition qu’elles ne conduisent pas à « rouvrir de vieilles blessures ou à remuer les braises de la confrontation civile [9] ». Ce n’était qu’une première étape vers une action publique bien plus incitative qui fut, en partie seulement et sous la pression constante des associations, inscrite dans la loi sur la mémoire historique votée par le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero en 2007. Celle-ci n’apaisa cependant pas la soif de réparation des associations de victimes, désormais engagées dans une lutte contre l’impunité pénale des criminels du franquisme.
Notes
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[1]
Cf. Michonneau Stéphane, « Récupérer la mémoire historique par la loi ? L’impossible justice transitionnelle espagnole », dans ce même numéro.
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[2]
Sur la statue équestre d’El Ferrol, voir Cardesín José María, « Que faire de la statue de Franco ? », Histoire urbaine, no 6, 2002/2, p. 131-50.
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[3]
Nora Pierre, Les lieux de mémoire, t. III, Les France, Paris, Gallimard, 1992, p. 1008.
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[4]
Des exhumations avaient eu lieu à la fin des années 1970 et 1980, dans l’intimité des villages concernés et l’indifférence nationale. Pendant longtemps mal connues, elles sont aujourd’hui l’objet de travaux récents et inédits, comme ceux de Zoé de Kerangat, « Beyond Local Memories: Exhumations of Francoism’s Victims as Counter-Discourse during the Spanish Transition to Democracy », The Twentieth Century in European Memory, édité par Tea Sindbæk Andersen et Barbara Törnquist-Plewa, Brill, 2017, p. 104-121, et de Paloma Aguilar Fernández, « El primer ciclo de exhumaciones y homenajes a fusilados republicanos en Navarra », Kamchatka, Revista de análisis cultural, no 13, juin 2019, p. 227-269.
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[5]
Sur les objets exhumés des fosses aux côtés des ossements, voir Baby Sophie et Nérard François-Xavier, « Objects from the Missing. Exhumations and Uses of the Material Traces of Mass Violence », Les Cahiers Sirice, no 19, no 2, 2017, p. 5-20.
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[6]
Sur ces conflits entre associations, voir Yusta Rodrigo Mercedes, « ¿“Memoria versus justicia”? La “recuperación de la memoria histórica” en la España actual », Amnis [en ligne], no 2, octobre 2011.
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[7]
Un congrès était précisément organisé en décembre 2003 à Narón par l’Association culturelle Mémoire historique démocratique, créée en 2001, sur la répression franquiste en Galice. L’action menée par NÓS-Unidade Popular eut lieu une heure avant la session de clôture du colloque, pour protester contre la présence du maire de la ville au sein de son comité d’honneur alors même qu’il laissait cette statue du dictateur trôner dans sa municipalité. Un monument en hommage aux victimes du franquisme devait pourtant être inauguré lors de cet acte de clôture. Voir les actes du congrès en ligne [https://archive.org/stream/actas-i-congreso-memoria-naron-2003/actas_i_congreso_memoria_historica_naron_2003_completo_djvu.txt].
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[8]
Citations du communiqué diffusé par NÓS-Unidade Popular, Narom, 07/12/2003 [https://www.foroporlamemoria.info/noticias/naron_dic2003.htm].
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[9]
Résolution de la Commission constitutionnelle publiée dans le Boletín Oficial de las Cortes Generales, VII Législature, Série D, no 48, 29/11/2002, p. 14.