Notes
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[1]
Sources et approches, MEFRIM, 127-2, 2015 [https://mefrim.revues.org/2217].
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[2]
MEFRIM, 128-1, 2016 [http://mefrim.revues.org/2538].
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[3]
Paris, H. Champion, coll. Bibliothèque d’études des mondes chrétiens, 1.
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[4]
Jarlot Georges, s. j. Doctrine pontificale et histoire. L’enseignement social de Léon XIII, Pie X et Benoît XV vu dans son ambiance historique (1878-1922), Rome, Université Grégorienne, 1964, 476 p.
François Jankowiak et Laura Pettinaroli (dir.), Les cardinaux entre cour et curie. Une élite romaine (1775-2015), Rome, École française de Rome, coll. de l’École française de Rome, n° 530, 2017, xv-435 p.
1Fruit de deux colloques tenus à Paris et Sceaux (juin 2014) puis à Rome (avril 2015), ce volume rassemble vingt-cinq contributions rédigées en français, italien et anglais et sollicitées dans le cadre d’un programme de recherches pluriannuel conduit par l’École française de Rome, l’Institut catholique de Paris et l’université Paris-Sud, portant sur les cardinaux et le cardinalat à l’époque contemporaine, depuis l’élection de Pie VI en 1775 à 1978, « l’année des trois papes ». Faisant suite à la publication de deux dossiers d’articles dans les Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, le premier à visée essentiellement méthodologique [1] et le second consacré aux biographies cardinalices [2], le présent ouvrage est centré sur les aspects spécifiquement « romains » de l’activité des cardinaux. Celle-ci se déploie à la fois dans les instances du gouvernement central de l’Église – la Curie romaine – et au sein du milieu, aussi traditionnel que difficile à cerner, de la Cour pontificale, par le truchement des titres cardinalices (tout cardinal, lors de sa préconisation, se voyant affecter une diaconie ou une église dont il est nommé « titulaire » et s’inscrivant ainsi dans la géographie ecclésiastique de la Ville) ou encore le cérémonial de la chapelle pontificale.
2Figures de premier plan de la vie romaine, conseillers-nés du pape, particulièrement exposés en temps d’élection pontificale, les cardinaux ont, assez paradoxalement, été peu étudiés par l’historiographie ; ceci appelle, pour reprendre la formulation des curateurs de l’ouvrage, « en se plaçant au croisement de l’histoire religieuse et de l’histoire institutionnelle […] une histoire plus incarnée des instances centrales de gouvernement de l’Église catholique, les personnes qui y œuvrent demeur[a]nt davantage dans l’ombre que les institutions » (introduction, p. 1). Le volume offre par conséquent une étude des lieux de rencontre des cardinaux se présentant en corps constitué, soit le Sacré-Collège, dans les deux configurations qu’il revêt – sede vacante (dont le moment culminant est le conclave) et sede plena (consistoire et organes de la Curie) –, à une période marquée par la Question romaine puis le concile Vatican II. Cette transformation profonde, aux conséquences encore mesurables aujourd’hui, constitue l’un des aspects – plutôt méconnu – du rapport entretenu par le pouvoir romain, au sein duquel les cardinaux forment une élite, avec la modernité.
3Sans pouvoir naturellement détailler ici chacune des contributions, on relèvera que l’ouvrage est distribué en deux grandes parties traitant successivement des cardinaux en tant qu’élite politique « entre métamorphoses de la Cour de Rome et États modernes » puis dans leur rôle d’élite administrative, essentiellement au sein de la Curie romaine. Le premier volet aborde plusieurs problématiques majeures liées aux figures cardinalices, depuis les cardinaux dits « de Couronne », placés à la charnière entre Rome et les gouvernements séculiers (mais aussi les Églises locales) et la question de l’internationalisation du Sacré-Collège, jusqu’aux mécanismes propres aux protectorats exercés par certains cardinaux sur des congrégations religieuses (ainsi les Salésiens), instituts, confraternités ou associations. Trois autres contributions envisagent successivement la figure du cardinal telle que déterminée par la législation sur le conclave, leur présence et leur activité lors des consistoires et le retentissement de certaines allocutions qui y furent prononcées par le pape, ainsi que le rôle du Sacré-Collège durant le concile Vatican II. La seconde partie du volume évoque quant à elle l’influence des cardinaux dans les circuits de décision (conseil ou expertise) ainsi que leur place dans les grands équilibres de la Curie, faisant retrouver plusieurs personnalités marquantes du Sacré-Collège (le xxe siècle est ici privilégié), ayant assumé la charge de secrétaire d’État (Merry del Val, Gasparri, Pacelli) ou exercé des responsabilités marquantes au sein des principales congrégations romaines, au premier rang desquelles le Saint-Office. Un dernier bouquet de contributions est centré sur les cardinaux en tant qu’acteurs de la diplomatie vaticane. L’ensemble est complété par une conclusion inspirée, due à Philippe Levillain, une bibliographie choisie ainsi que par deux index, très utiles, des noms de personnes et de lieux. Au-delà des seuls spécialistes d’histoire religieuse, gageons que ce volume, par la clarté de son plan et la richesse de ses articles, rencontrera un public large intéressé par les trajectoires, tant collective qu’individuelles, et parfois surprenantes, de ces « princes de l’Église » placés à la confluence de la Ville et du monde.
4Jean-Yves Frétigné
Simone Visciola (dir.), La storia secondo passione. Pagine per Zeffiro Ciuffoletti, Arcidosso, Effigi Edizioni, 2018, 567 p.
5Le titre de ce volume se veut un hommage à l’immense curiosité intellectuelle et aux qualités d’historien dont Zeffiro Ciuffoletti a fait preuve durant sa longue carrière qui s’étale sur près d’un demi-siècle. Ce Liber amicorum, dirigé par Simone Visciola, qui rassemble les essais de 36 chercheurs appartenant à différentes disciplines, a le grand mérite d’échapper au risque de la dispersion des points de vue et des analyses. Dans l’introduction, Visciola retrace avec rigueur la biographie de Ciuffoletti. Après avoir soutenu son mémoire de maîtrise (La laurea) en 1968 sous la direction de Carlo Francovich, il s’oriente, sur les conseils de ce dernier, vers l’étude de l’histoire de la Franc-maçonnerie et vers celle du socialisme. Ses deux ouvrages Nello Rosselli. Uno storico sotto il fascismo. Lettere e scritti vari (1924-1937) et Epistolario familiare: Carlo, Nello Rosselli e la madre (1914-1937) sont remarqués. Par la suite, Ciuffoletti s’ouvre à de nouvelles influences, en particulier françaises, en lisant attentivement François Furet et Maurice Agulhon. Après la chute du Mur de Berlin, l’historien florentin cultive encore plus qu’auparavant la liberté de recherche qui le porte à s’intéresser à des thèmes laissés dans l’ombre par l’historiographie mainstream. À cause de ce goût de la liberté conjugué avec celui de mettre à mal les idées reçues – en français dans le texte – portées en particulier par les tenants de l’historiographie de matrice marxiste, il est souvent au cœur de polémiques qui l’éprouvent moralement mais ne l’empêchent pas de se consacrer depuis plusieurs années à l’histoire de la culture matérielle (histoire de la cuisine, du vin, de la chasse). Le livre s’articule en 6 parties qui correspondent aux 6 thèmes de recherche de Ciuffoletti : Risorgimento in prospettiva: momenti, protagonisti, eredità ; Novecento italiano: fra storia e storiografia ; Storia in discussione: riflessioni e letture ; Agricoltura, scienza, territorio ; Toscana, Europa, America ; Due passioni storiche. Comme il n’est pas possible de tout recenser, nous nous limiterons à évoquer les articles qui nous ont semblé les plus importants. Pour la partie consacrée au Risorgimento, nous nous intéresserons aux essais de Mario Di Napoli sur Le radici mazziniane dei fratelli Rosselli et de Giuseppe Monsagrati intitulé Ancora a proposito di Risorgimento e antifascismo. Di Napoli met bien en évidence le fil rouge de l’hérédité mazzinienne chez les frères Carlo et Nello Rosselli, une hérédité dont ils se servirent pour défendre leurs convictions en matière de politique internationale : Carlo en impliquant les forces démocratiques dans la bataille contre la dictature fasciste, Nello en s’efforçant en vain de donner naissance à une revue historique de dimension européenne. Monsagrati analyse ce qui du Risorgimento est passé dans la culture démocratique et antifasciste. C’est à Gobetti qu’il consacre l’essentiel de son article. De la deuxième partie, nous retiendrons les contributions de Paolo Buchignani, Dall’antifascismo all’antistalinismo: il sodalizio ribelle Cucchi-Magnani-Tobino et de Gianluca Scroccu, La questione del declino dell’Italia tra prima e seconda Repubblica: storiografia e prospettive di ricerca. Buchignani concentre sa réflexion sur l’histoire de Valdo Magnani, Aldo Cucchi et d’un troisième protagoniste, moins connu, Mario Tobino. Dans son essai, il met en lumière l’hérésie des “Magnacucchi”, non seulement en la restituant dans son contexte – celui du PCI stalinien du début des années 1950 – mais aussi en analysant les figures de Magnani et de Cucchi depuis les débuts de leur combat dans l’antifascisme clandestin communiste dans les années 1930, une expérience qui les rapproche de celle du psychiatre et écrivain Mario Tobino. Scroccu examine, quant à lui, la catégorie du déclin, en partant de l’étude pionnière que Ciuffoletti et Giuseppe Mammarella consacrèrent à cette thématique avec leur essai Il declino, le origini storiche della crisi italiana. Scroccu présente une critique précise et documentée sur les essais consacrés à la « transition italienne » de la « première » à la « seconde » République.
6La troisième partie rassemble les contributions de Danilo Breschi, Dino Cofrancesco, Jérôme Grévy, Valentino Baldacci, Sandro Rogari, Edoardo Tabasso et Alessandro Leiduan. Nous nous limiterons à l’examen de celles de Cofrancesco et de Grévy, intitulées respectivement Riflessioni malinconiche sul 25 aprile e sulla Liberazione et I pentimenti in politica. Cofrancesco remet en cause, sans appel, ce que l’écrivain et sémiologue Umberto Eco avait appelé “l’Ur-fascismo” dans le discours qu’il prononça lors des célébrations du 25 avril à Gênes. Il affronte ensuite le thème très actuel des dérives judiciaires auxquelles les controverses historiographiques sont de plus en plus soumises dans plusieurs pays ayant voté des lois mémorielles (de la loi Gayssot de 1990 en France aux cas plus récents polonais ou turc). Jérôme Grévy réfléchit au phénomène des repentances publiques, une pratique assez étrange qui semble gagner les élites politiques, ecclésiastiques et jusqu’aux dirigeants de l’économie. Propres aux totalitarismes du xxe siècle (les procès truqués du stalinisme et les abjurations publiques du maoïsme), nous sommes passés à une nouvelle phase caractérisée par le souci de rassurer les électeurs au moyen de cérémonies qui tentent à prendre la forme de véritables liturgies. La première de ces cérémonies eut lieu quand Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, a rappelé la tragédie de la rafle du Vélodrome d’Hiver en 1942. Il ne s’agit plus du repenti d’une personne confessant les erreurs qu’elle aurait pu commettre mais bien « d’un geste public auquel est conféré une dimension cérémoniale […] L’acteur principal n’exprime pas des convictions personnelles ; il prend la parole en tant que héraut d’une institution, voire de toute la société » (p. 308). Les deux dernières sections du livre rassemblent des articles sur l’Agricoltura, scienza, territorio e Toscana, Europa, America. Le volume se conclut par les essais de Lidia Calzolai, Sulla caccia et de Gian Luca Corradi, Il cuoco: storia di una nobile professione.
7Andrea Becherucci
traduit de l’italien par Jean-Yves Frétigné
Martin Dumont, La France dans la pensée des papes. De Pie VI à François, Paris, Éditions du Cerf, 2018, 183 p.
8Dans cette synthèse claire et dynamique, destinée à un large public, Martin Dumont, à qui l’on doit aussi le beau travail, paru en 2012, sur Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français aux lendemains du Ralliement (1890-1902) [3], offre une analyse des prises de position – discours, déclarations, écrits à portée ou non normative – des souverains pontifes à l’endroit des réalités politiques, sociales, culturelles et bien évidemment religieuses et spirituelles de la « fille aînée de l’Église ». Dans son avant-propos, l’auteur rappelle que cette formule n’apparut qu’après la Révolution française, à la faveur de la période romantique « riche en (re-)construction historique, glissant du fils aîné de l’Église, tel qu’avait pu être désigné le roi sous l’Ancien Régime, à la nation entière » (p. 8-9). L’interpellation de la fidélité de la France « aux promesses de [s]on baptême » par Jean-Paul II au Bourget en 1980 est demeurée célèbre et a rencontré un écho récent dans la déclaration du pape François indiquant que si la France était bien la fille aînée de l’Église, elle n’était peut-être pas « la plus fidèle » (angélus du 15 novembre 2015). Au long de son propos, et dans une perspective similaire à celle adoptée par Pierre Pierrard en 1981 dans son ouvrage Les papes et la France. Vingt siècles d’histoire, l’auteur fait état des multiples marques d’intérêt, d’affection et d’attachement – se traduisant parfois par des rappels à ses devoirs – dispensées par les papes à la nation française, à ses saints et à ses grands sanctuaires, ainsi qu’à certains de ses dirigeants ou intellectuels catholiques de renom.
9Après un premier chapitre intitulé « Les papes et la France, un lien charnel ? », dans lequel l’auteur évoque la connaissance du pays que purent avoir les successeurs de Pierre depuis la Révolution, un second chapitre retrace les principaux jalons des relations entre la France et le Saint-Siège à partir du « pape-martyr » Pie VI, insistant sur un premier xxe siècle marqué par la rupture des relations diplomatiques, suivie de la Séparation, fossé comblé, après la Première Guerre mondiale, par le rétablissement du lien diplomatique en 1921 et l’accord ou modus vivendi de 1924 sur les associations diocésaines. Puis un court chapitre examine les principaux lieux et figures de sainteté (au premier rang desquelles les apparitions mariales de la rue du Bac, de La Salette et de Lourdes, ainsi que Thérèse de Lisieux, proclamée docteur de l’Église en 1997) ayant déterminé la papauté à considérer la vocation chrétienne propre à la France. Considérant ensuite la « France intellectuelle », mise en exergue entre deux sessions conciliaires par Paul VI comme « le four où se cuit le pain intellectuel de la chrétienté tout entière », l’auteur relate, tout en ne négligeant pas les phases tumultueuses du catholicisme social puis du modernisme, les paroles d’espoir et d’estime adressées par les pontifes aux plus éminents représentants français de la pensée catholique, tels Étienne Gilson ou Jacques Maritain, ainsi qu’aux instituts de recherche (l’École française de Rome y tenant une place de choix), à l’université ou aux sociétés et revues savantes. Le cinquième volet de cette étude aborde, sous le titre peut-être trop large « Les papes et la France, des relations diplomatiques en évolution », la question du protectorat français en Orient (p. 95-102) puis les exhortations pontificales, exprimées notamment à l’occasion de la remise de leurs lettres de créance aux ambassadeurs de France près le Saint-Siège, de Wladimir d’Ormesson à René Brouillet, à voir la France jouer le rôle qui lui revient, essentiel et précieux à la fois, « dans l’établissement d’un ordre pacifique – aussi bien du continent européen que de la grande communauté des nations » (Pie XII, audience du 10 mai 1945 accordée à Jacques Maritain). L’auteur relève ensuite les marques d’attention prodiguées par les papes envers la situation du catholicisme français à partir du concordat de 1801, incluant quelques développements sur la presse confessionnelle, un dernier chapitre renouant avec la perspective institutionnelle des relations France-Saint-Siège et analysant l’évolution du principe de laïcité « à la française », en particulier dans la pensée de Benoît XVI. Il reste à espérer que ce volume, cernant de manière convaincante la place de la France dans la perception des successeurs de Pierre, contribue à stimuler une indispensable enquête, jadis inaugurée par la remarquable synthèse du jésuite Georges Jarlot [4], sur l’enseignement magistériel dispensé par les papes à la période contemporaine.
10François Jankowiak
Jean-Yves Frétigné, Antonio Gramsci. Vivre, c’est résister, Paris, Armand Colin, 2017, 317 p.
11À chacun son Gramsci ? Il en va souvent ainsi des grands systèmes de pensée : les concepts qu’ils déploient finissent par leur échapper, au point d’exister quasiment sui generis, loin du contexte et de l’homme qui les ont produits… C’est contre cet usage désincarné – « hors sol » (p. 9) – des concepts gramsciens (hégémonie culturelle, intellectuel organique, guerre de position, sens commun, bloc historique…) que s’érige Jean-Yves Frétigné, en replaçant cette pensée dans son contexte personnel et historique, par le retour à la biographie, lui qui avait excellé dans l’exercice, à propos de Napoleone Colajanni (2002) ou de Giuseppe Mazzini (2006). Ce faisant, il ne s’aurait s’agir de partir du gramscisme pour aller, comme vers un passage obligé, à Gramsci ; la démarche est inverse. Première biographie de langue française, elle permet de redécouvrir le parcours de ce « célèbre inconnu » (André Tosel) au sujet duquel les raccourcis sont légion. Une plume alerte et un souci permanent de précision nous font pénétrer, étape après étape – où s’éclaire l’une ou l’autre facette de cette personnalité riche et complexe – dans ce « continent Gramsci », selon les mots de l’auteur. Une vie à l’épaisseur historique aussi prégnante se dérobe à tout résumé. Insistons plutôt sur les trois grands aspects qui font le mérite de l’ouvrage.
12Comment devient-on Gramsci ? Le biographe est rompu, comme il se doit, à l’art de saisir les genèses, avec son lot d’espoir, d’héritages et de traumatismes. On appréciera particulièrement le tableau des influences intellectuelles qui ont façonné le jeune Gramsci : très marqué par Hegel, mais aussi, plus près de lui, par Benedetto Croce ou Giovanni Gentile, c’est à la rencontre de professeurs de renom, passeurs qui l’ont profondément impressionné, qu’il doit ses premières orientations et prises de conscience. Parmi eux, Matteo Bartoli, Umberto Cosmo et Luigi Einaudi. Dans les années 1910, sa politisation s’aiguise, alors que les difficultés de tous ordres ne lui sont pas épargnées. Jean-Yves Frétigné tisse les fils complexes des temporalités à l’œuvre dans ce cheminement et cherche à distinguer les accélérateurs, mais aussi les angles morts et impensés de l’engagement du jeune Antonio. D’abord acquis au libéralisme et au néo-idéalisme, il glisse progressivement vers le socialisme auquel il avait d’abord décoché plus d’une flèche. Le tournant semble se dérouler autour de 1913, sur la question du protectionnisme contre lequel s’élève Gramsci. Plus journaliste que militant, il publie son premier véritable article politique en 1914, dans Il Grido del Popolo, qui lui vaut une suspicion d’interventionnisme. Par la suite figure de proue de L’Avanti !, il gagne une certaine reconnaissance dans l’espace public. Son objectif : la réforme intellectuelle et morale des Italiens par le biais d’une nouvelle culture politique. C’est bien sûr l’écho des révolutions russes de 1917 qui achèvent de ciseler les contours de sa « Weltanshauung » (p. 58), même si ses connaissances du marxisme restent cantonnées, jusqu’en 1918, à un bagage rudimentaire.
13Une autre qualité de l’ouvrage est, en effet, de retracer les rapports sinueux entre Gramsci et le communisme dans le contexte italien. L’auteur nous replonge dans les coulisses des réunions et rapports de force, idéologiques et personnels, des communistes italiens, dont Gramsci parvient, après de longues années à prendre la tête. Notamment grâce à ses aptitudes à la théorie. En 1920, il s’était fait remarquer grâce à un article intitulé « Pour une rénovation du parti socialiste », paru dans L’Ordine Nuovo « qui [constitue] en quelque sorte [ses] Thèses d’avril » (p. 105), quelques mois avant la scission de Livourne et la naissance du Parti communiste d’Italie. Au fil des pages, on mesure les relations complexes qu’il entretient tant avec la ligne officielle de Moscou qu’avec ses défenseurs, en Italie ou hors des frontières. Ses positions le menèrent, on le sait, à une arrestation suivie d’une période d’emprisonnement de dix ans durant laquelle il rédige ses fameux Cahiers de prison. L’auteur reconstitue les conditions de production matérielle et intellectuelle « ésopique », selon le mot de Gramsci, de cette œuvre composite majeure avec une précision notable. À quoi s’ajoute une étude fine de la correspondance et du réseau qu’entretient Gramsci pendant ces années d’interminable attente dont seule la mort le délivre le 27 avril 1937.
14Au-delà, c’est enfin une histoire de l’Italie tout entière qui se dévoile avec Gramsci. La place centrale qu’occupe sa Sardaigne natale dans sa vie le prédispose à une définition sur l’articulation territoriale de son pays, lui qui n’en cherche pas moins à se « déprovincialiser » (p. 30), car, malgré l’attachement, la Sardaigne lui semble « une prison, dont les murs sont ceux de la superstition et du primitivisme » (p. 26). Le souci du Mezzogiorno apparaît à maints égards comme un fil d’Ariane de sa pensée, avec comme point culminant la rédaction, au mitan des années 1920, des Alcuni temi sulla questione meridionale. Mais l’Italie est aussi celle du fascisme et, à ce titre, Gramsci fournit un exemple supplémentaire des hésitations devant la nature du phénomène fasciste et sa traduction en actes ; il sous-estime ainsi les lois fascistissimes dans la mise au pas totalitaire entreprise par Mussolini…
15Un Gramsci d’un temps et d’un pays ? C’est bien la figure que Jean-Yves Frétigné dépeint. Là, nul péché de biographisme, dont le faux nez est bien souvent le déterminisme. L’auteur détermine en effet toujours ce qui relève des hasards, des stratégies, de la sincérité. L’histoire de Gramsci faite, resterait donc à écrire celle de la réception et de la postérité de Gramsci, esquissée dans l’ouvrage. Ce serait là entrer dans le « continent » de la mémoire ; l’auteur a toutes les clés pour nous y guider.
16Jérémy Guedj
Paolo Buchignani, Ribelli d’Italia. Il sogno della Rivoluzione da Mazzini alle Brigate rosse, Venise, Marsilio, 2017, 415 p.
17Le mythe de la Révolution traverse toute l’histoire italienne en s’articulant autour de deux problématiques fondamentales : celle de la révolution palingénésique et celle, qui en est la conséquence directe, de la révolution trahie. Il s’agit de deux notions complémentaires qui ont nourri l’histoire politico-intellectuelle de la péninsule italienne depuis le Risorgimento. En s’inscrivant dans un horizon littéraire, le mythe séduit les esprits et se transfère en permanence sur le plan de l’action politique au détriment de la formation d’une solide culture réformiste.
18Telle est la thèse que Paolo Buchignani présente dans Ribelli d’Italia. Il mito della rivoluzione da Mazzini alle Brigate rosse. Cet ouvrage se propose de réfléchir aux racines et à l’évolution du mythe révolutionnaire en Italie pour montrer comment celle-ci a pu nourrir le totalitarisme en jouant sur une vision radicale qui, subsumant l’interprétation du passé aux conjonctures politiques particulières, interprète l’histoire nationale comme une longue séquence de révolutions trahies ou inachevées. Selon l’auteur, cette profonde « culture de la révolution », que l’on appelle aussi « radicalisme national », ou, mieux encore, « idéologie italienne », relèverait de l’enracinement d’un jacobinisme radical qui aurait profondément influencé la façon de concevoir l’action pour le changement, au point que tout l’univers révolutionnaire italien, gauche et droite confondues, se réclame du concept de trahison.
19Cette construction intellectuelle trouve ses origines dans la lecture de Giuseppe Mazzini suivant laquelle le Risorgimento est une « révolution trahie » et « inachevée ». Cette interprétation est reprise au début des années 1890 par le poète et écrivain Alfredo Oriani pour mettre en évidence les insuffisances du cadre politique et sociale de l’Italie post-unitaire. Le problème est alors celui d’une faible légitimation du pouvoir politique et d’un manque d’intégration des masses dans la vie de l’État, expliquant que le Risorgimento ne pouvait être considéré que comme une « révolution manquée ». L’herméneutique d’Oriani influence, pendant très longtemps, non seulement le travail des historiens mais également la quasi-totalité des cultures politiques recourant au vocable de la Révolution, même si elles sont porteuses de visions de l’histoire de l’Italie et de programmes politiques opposés. Le fascisme, et plus particulièrement ses courants révolutionnaires, ont ainsi intégré ce cliché. La philosophie de Giovanni Gentile, qui partage avec Mazzini et Oriani une vision religieuse de la politique et de l’histoire, a en outre constitué la base des tendances subversives présentes dans l’aile plus radicale du mouvement de Mussolini aussi bien que dans les cultures le plus extrêmes de ses adversaires. C’est le cas du communiste Antonio Gramsci et du jeune auteur de la Révolution libérale Piero Gobetti. En effet, toutes les composantes intellectuelles radicales du début du xxe siècle, qu’elles soient politiques ou artistiques, se proclament héritières des pulsions héroïques et des idées d’Oriani : il en est ainsi des nationalistes, futuristes, syndicalistes révolutionnaires, anarchistes et même de certains courants socialistes. Toutes les expressions révolutionnaires des différentes cultures politiques de la Péninsule sont touchées par ces tensions. La mythologie forgée par la réception de l’interprétation d’Oriani, combinée avec l’influence d’autres penseurs – on pense notamment à Georges Sorel – aurait favorisé l’enracinement d’une culture révolutionnaire au caractère messianique et cathartique, destinée à monter en puissance conjointement aux événements traumatiques, guerres ou crises économiques, de l’Italie post-unitaire.
20Ce sont des pulsions qui refont clairement surface lors de l’adhésion de nombre de familles politiques de nature différente à l’engagement de l’Italie dans la Grande Guerre : un événement interprété comme l’occasion longtemps attendue pour le déclenchement d’une vraie révolution ; une révolution sociale, nationale et anthropologique dont le mythe est forgé à la fois par les droites nationalistes et par les gauches, qui, influencées par la Russie, agissent pour abattre le système parlementaire bourgeois et libéral.
21Après la Seconde Guerre mondiale, le thème de la révolution inachevée reste présent dans les esprits tout en trouvant une nouvelle déclinaison rhétorique dans le mythe de la Resistenza tradita (La Résistance trahie) qui caractérise une longue période de confrontation, non dépourvue d’ambiguïtés, entre les forces démocratiques et antifascistes. L’auteur consacre une partie considérable de son ouvrage aux rapports entre le PCI et les soi-disant « fascistes rouges » (l’aile du mouvement de Mussolini, la plus à gauche, qui avait considéré le fascisme-régime comme une véritable trahison de son âme républicaine et socialiste).
22Il s’agit d’ailleurs d’une thématique qu’il avait déjà développée dans plusieurs de ses travaux et dont il fait ici la synthèse. Ces composantes maximalistes, que Mussolini avait à la fois tolérées et utilisées, sont attirées par le PCI comme elles l’avaient déjà été par le fascisme plus radical et violent de 1919. Elles font l’objet d’une attention à la fois particulière et durable de la part de Palmiro Togliatti, le secrétaire général du PCI, qui, dans son dessein hégémonique, considère fondamentale l’assimilation de ces anciens fascistes car elle fait partie intégrante de sa célèbre duplicité, capable d’offrir une image rassurante et légaliste du PCI à l’extérieur, tout en véhiculant à l’intérieur des contenus subversifs et insurrectionnels.
23Alimenté par la majorité de la gauche italienne, le mythe de la Resistenza tradita est repris par le Mouvement des étudiants et les groupes extrémistes de gauche en 1968. Buchignani montre comment, à la différence d’autres pays, la culture soixante-huitarde acquiert en Italie une longévité particulière. Le concours d’éléments hétérogènes (culture maximaliste fortement enracinée en Italie et traumatisme conséquent aux mutations sociales introduites par le miracle économique) contribue chez les étudiants à la construction d’une vision abstraite et manichéenne, à fort caractère populiste. Une explosion d’irrationalisme déferle dans les écoles et dans les universités au nom d’une prétendue aliénation, encouragée par nombre d’intellectuels qui s’emploient à nourrir et à exploiter les tourments d’une génération. C’est ainsi qu’un radicalisme juvénile – de gauche et de droite – pousse un grand nombre de jeunes vers une vision radicale du combat politique, que l’auteur qualifie « d’intégraliste-totalitaire », dont les effets violents allaient se répercuter tout au long des années 1970.
24Cet ouvrage éclaire, à travers le prisme de l’histoire culturelle, le mythe révolutionnaire auquel se rapportent des expériences en apparence très éloignées. Buchigani livre une étude philologique rigoureuse démêlant l’interaction complexe des forces profondes, des mentalités collectives, et du substrat intellectuel qui est consubstantiel à l’univers des Ribelli d’Italia. Ce dernier travail de Paolo Buchignani est un ouvrage majeur pour la compréhension de l’Italie contemporaine.
25Mattia Ringozzi
Jérémy Guedj, Barbara Meazzi (dir.), « La culture fasciste entre latinité et méditerranéité (1880-1940) », Cahiers de la Méditerranée, n° 96, décembre 2017.
26Le Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine de Nice, qui publie depuis bientôt soixante ans les Cahiers de la Méditerranée, renoue, dans ce dossier, avec ses domaines de prédilection : le fascisme, les relations franco-italiennes, ainsi que l’étude des circulations politiques et culturelles. Comme l’indiquent dès l’introduction les coordinateurs, Jérémy Guedj et Barbara Meazzi, l’objectif est de proposer une lecture latine et méditerranéenne de la culture et de la politique fascistes, selon une perspective résolument transnationale. L’attention concerne autant les idées elles-mêmes de latinité et de « méditerranéité » – néologisme attesté depuis les années 1990 – que les acteurs, les moyens et les enjeux de leur diffusion. Quinze articles, dus à des chercheurs d’horizons disciplinaires variés (historiens, littéraires, civilisationnistes), explorent ainsi la question, selon diverses approches et échelles, le dossier se concluant par une mise en perspective comparée, avec le cas allemand, confiée à Johann Chapoutot.
27La première partie se propose de revenir sur la genèse de l’idée de la latinité et, surtout, de sa diffusion entre France et Italie. C’est Sarah Al-Matary qui ouvre la réflexion avec une étude portant sur la latinité, la littérature et la réaction en France de 1880 à 1940. À travers la lecture d’auteurs « fin-de-siècle » comme Joséphin Péladan, Maurice Barrès ou Paul Adam, mais aussi d’écrivains réactionnaires s’étant illustrés dans l’entre-deux-guerres, comme Bernanos, Céline ou Drieu la Rochelle, elle montre les ressorts de la latinité, en la replaçant dans des considérations tant esthétiques que politiques, éminemment liées. Une latinité célébrée ou critiquée et de plus en plus délaissée pour une « poétique du Nord ». La Grande Guerre marque une césure nette puisque les catégories de Nord et de Sud deviennent alors plus rigides et exclusives, d’autant qu’elles sont de plus en plus appréhendées en termes raciaux. Christophe Poupault propose une relecture historique de la réapparition et de la fortune croissante de la latinité à travers l’angle particulier des relations franco-italiennes. Le corpus très étendu rassemblé par l’auteur montre à quel point l’« idée latine », ainsi qu’on disait plutôt à la fin du xixe siècle, brassait large, au service de considérations culturelles, politiques et diplomatiques. Chantée par des voix diverses, la latinité n’a cependant jamais pu se concrétiser par une union franco-italienne d’ampleur et si, après 1918, les espoirs se sont révélés importants, 1940 les anéantit : « à l’approche de la guerre, la fraternité pèse de peu de poids » (p. 45). Spécialiste reconnu des relations franco-italiennes, Ralph Schor explique cependant, à travers l’analyse de la production des intellectuels français de l’entre-deux-guerres, que les ambiguïtés et divergences idéologiques des défenseurs de la latinité comptent sans doute autant que le poids des événements dans l’échec. La raison venant d’un défaut de définition rigoureuse : pour les uns, l’identité latine embrassait l’identité européenne, pour les autres, elle l’excluait et s’en révélait la parfaite antithèse.
28Autant d’ambiguïtés que l’on retrouve explorées dans nombre de contributions du dossier. Ce cadre culturel et historique posé, des approches thématiques viennent enrichir et nuancer ce tableau d’ouverture. Une deuxième partie s’intéresse ainsi à la manière dont la latinité anime les échanges et transferts culturels entre France et Italie : elle est au cœur de la vision méditerranéenne de Maurras, mais semble constituer un invariant culturel, quoique polysémique, qui, paradoxalement, ne se modifie qu’à la marge après l’avènement du fascisme (Olivier Dard). La latinité suscite débat parmi les intellectuels, comme Ardengo Soffici ou Margherita Sarfatti, qui s’efforcent de déterminer sa place entre classicisme et modernité dans le cadre d’une réflexion renouvelée par le fascisme et le désir de saisir une identité artistique nationale (Simona Storchi). Considérations que l’on retrouve, dans le domaine architectural, chez Mino Somenzi (Jean-Philippe Bareil). C’est donc une latinité très franco-italienne qui se dessine, même si une revue comme Dante, du poète Lionello Fiumi, lui appliquait une géographie beaucoup plus large (Amotz Giladi).
29Enfin, une troisième partie explore dans quelle mesure la latinité a constitué un enjeu politico-culturel en Méditerranée à l’épreuve du fascisme. Même s’il a utilisé ce thème ad nauseam, notamment dans l’endoctrinement identitaire des plus jeunes (Antonella Mauri) et, bien sûr, dans la filiation historique de son régime avec la Rome antique (Alessandra Tarquini), aucune politique méditerranéenne n’était figée dans l’esprit de Mussolini (Manuela Bertone). Hors d’Italie, les relais sont nombreux et actifs : en 1926-1927, Georges Valois et son Faisceau lancent en France une campagne pour le Blocco latino, en vue de fédérer sous cette bannière les pays autoritaires européens contre l’Allemagne et contre l’américanisme (Emmanuel Mattiato). Plus inattendus, les Juifs de France chantent eux aussi les vertus d’une latinité qu’ils veulent envisager, au prix de quelques entorses faites à l’histoire, comme cause et prolongement de leur émancipation, l’Italie constituant sur ce plan à leurs yeux un modèle (Jérémy Guedj). C’est oublier que plus d’un antisémite a brandi la latinité comme étendard, à l’image de Paolo Orano et Camille Mallarmé (Nina Valbousquet). Notons enfin une étude qui élargit la focale à la Méditerranée arabo-musulmane, la méditerranéité constituant dans la politique fasciste une alternative à une latinité de plus en plus grippée dans les années 1930 (Olivier Forlin).
30Cette présentation donne une première idée de la richesse des perspectives abordées. Le chantier reste ouvert : il reste à comprendre quel a été l’ancrage de la latinité dans les sociétés méditerranéennes en dehors des cercles de l’élite ; l’anti-latinité, qui transparaît à plusieurs reprises en creux, appelle, elle aussi, à un prolongement des recherches dont ce volume constitue une étape à saluer.
31Jean-Yves Fretigné
Notes
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[1]
Sources et approches, MEFRIM, 127-2, 2015 [https://mefrim.revues.org/2217].
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[2]
MEFRIM, 128-1, 2016 [http://mefrim.revues.org/2538].
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[3]
Paris, H. Champion, coll. Bibliothèque d’études des mondes chrétiens, 1.
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[4]
Jarlot Georges, s. j. Doctrine pontificale et histoire. L’enseignement social de Léon XIII, Pie X et Benoît XV vu dans son ambiance historique (1878-1922), Rome, Université Grégorienne, 1964, 476 p.