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Article de revue

Salvatore Morelli : le premier républicain féministe

Pages 81 à 94

Notes

  • [1]
    Isastia Anna Maria, « L’attività parlamentare di Salvatore Morelli », in Ginevra Conti Odorisio (dir.), Salvatore Morelli (1824-1880) : democrazia e politica nell'ottocento europeo, Naples, ESI, 1993, p. 93-120.
  • [2]
    Atti del parlamento italiano (AP), Sessione 1878-79 (IIe de la XIIIe Législature), Discussioni della Camera, 5 mai 1879, p. 5902.
  • [3]
    La Droite historique (Destra storica) désigne les gouvernements dirigés par les successeurs et héritiers politiques de Cavour entre 1861 et 1876, date de la victoire de la Gauche aux élections législatives.
  • [4]
    Lettera politica del deputato Salvatore Morelli ai suoi elettori del collegio di Sessa Aurunca, Naples, F.lli De Angelis, 1868, p. 11.
  • [5]
    Morelli Salvatore, I tre disegni di legge sulla emancipazione della donna, riforma della Pubblica Istruzione e circoscrizione legale del culto cattolico nella Chiesa, Florence, A. De Clemente, 1867.
  • [6]
    Isastia A. M., « La massoneria e il progetto di “fare gli italiani” », in Fulvio Conti, A.-M. Isastia et Fiorenza Tarozzi (dir.), La morte laica. I Storia della cremazione in Italia (1880-1920), Turin, Paravia, 1998, p. 179-271.
  • [7]
    AP, Discussioni, 27 janvier 1868, p. 3759-3760.
  • [8]
    Agostino Bertani (1812-1886) est un médecin et un patriote italien de sensibilité mazzinienne et garibaldienne, qui fait figure de chef de file de l’Extrême-Gauche au Parlement où il est élu en 1861. Ses enquêtes sur les conditions d’hygiène et d’éducation publique sont demeurées célèbres.
  • [9]
    Aurelio Saffi (1819-1890) est une figure majeure et intransigeante du républicanisme mazzinien.
  • [10]
    Anna-Maria Mozzoni (1837-1920) est une journaliste et personnalité de premier plan du mouvement des suffragettes italiennes.
  • [11]
    Jessie White Mario (1832-1906) est une écrivaine et journaliste d’origine anglaise qui devint une des plus ardentes patriotes italiennes. Épouse du mazzinien Alberto Mario, elle suit toute l’épopée du Risorgimento puis s’intéresse, après 1870, à la question sociale et, en particulier, à la question méridionale.
  • [12]
    AP, Discussioni, 27 janvier 1868, p. 3759-3760.
  • [13]
    AP, Discussioni, 22 mai 1871, p. 2273.
  • [14]
    AP, Discussioni, 6 mars 1874, p. 2080. Le texte des sept propositions de lois est aux p. 2081-2084.
  • [15]
    Référence explicite à l’idée de Troisième Rome défendue par Gioberti et par Mazzini suivant laquelle après la Rome antique qui a apporté le droit à la civilisation et la Rome des papes du Moyen-âge qui a diffusé le christianisme, Rome est appelée à promouvoir les valeurs de l’indépendance et du progrès des peuples. Sur cette idée et ses instrumentalisations, Fournier-Finocchiaro Laura, « Le mythe de la Troisième Rome de Mazzini à Mussolini », in Juan Carlos D’Amico, Alexandra Testino, Philippe Fleury, Sophie Madeleine (dir.), Le mythe de Rome en Europe : modèles et contre-modèles, Caen, PUC, 2012, p. 213-230.
  • [16]
    Art. 2 du second projet (Art. 139 CC).
  • [17]
    Art. 3 du second (Art. 140 CC).
  • [18]
    AP, Discussioni, 6 mars 1874, p. 2082.
  • [19]
    Conti Odorisio Ginevra, « Nota introduttiva », in Salvatore Morelli : politica e questione femminile, Rome, L’ED, 1990, p. 17-36.
  • [20]
    L’expression citée est prononcée à la Chambre des députés le 8 mars 1880, p. 569.
  • [21]
    Atti Camera, Discussioni, sessione del 1874-75, tornata del 14 giugno 1875, pp. 4222-4251. Réédité dans Donne e diritto. Due secoli di legislazione 1796-1986, II vol. Commissione nazionale per la realizzazione della parità tra uomo e donna, Presidenza del Consiglio dei ministri, 1988, p. 123-146.
  • [22]
    AP, Discussioni, 19 juin 1876, p. 1629.
  • [23]
    AP, Discussioni, 12 décembre 1876, p. 216.
  • [24]
    Ibid., p. 217.
  • [25]
    AP, Discussioni, 1er février 1877, p. 1028.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Voir la discussion sur la proposition de loi dans Donne e diritto, op. cit., vol. II, p. 157-196 ; Ungari Paolo, Storia del diritto di famiglia in Italia (1796-1942), Bologne, Il Mulino, 1974, p. 182.
  • [28]
    AP, Discussioni, 25 mai 1878, p. 1102. Voir le projet de loi in Donne e diritto, op. cit., p. 196-197.
  • [29]
    AP, Discussioni, 25 mai 1878, p. 1105.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Donne e diritto, op. cit., p. 197-199. Galeotti Giulia, In cerca del padre : storia dell'identità paterna in età contemporanea, Rome- Bari, Laterza, 2009.
  • [32]
    AP, Discussioni, Sessione 1880, 8 mars 1880, p. 574.
  • [33]
    Donne e diritto, op. cit., vol. II, p. 199-200.
  • [34]
    AP, Discussioni, 8 mars 1880, p. 576.
  • [35]
    Isastia A. M., « L’attività parlamentare di Salvatore Morelli », art. cité, p. 119.

1Honni et ridiculisé par la majorité bien-pensante ; aimé et apprécié par les groupes laïcs, les radicaux d’extrême gauche et les premières formations féministes ; c’est ainsi que Salvatore Morelli a vécu ses treize années de vie parlementaire, de 1867 à 1880 [1].

2L’Italie était devenue un État national en 1861 et au Parlement siégeaient des hommes qui avaient contribué par leurs écrits et leurs combats à ce résultat. Ils étaient partagés en deux regroupements : la Droite qui se souciait de donner un soubassement institutionnel à ce nouvel État et la Gauche qui était plus orientée aux problèmes sociaux. Entre 1861 et 1876, c’était la Droite qui était au pouvoir alors que la Gauche a gouverné à partir de 1876 avec un vaste programme de réformes progressistes qui ont fini par être acceptées par l’ensemble du Parlement et qui ont donné lieu à ce phénomène que l’on appelle généralement trasformismo.

3Les propositions politiques de Salvatore Morelli ont été ignorées jusqu’à 1876 quand on a commencé à l’écouter bien que ses positions foncièrement anticléricales et féministes soient restées trop modernes et progressistes pour la société italienne qui était encore profondément catholique. Ses adversaires le considéraient comme un naïf et un excentrique, pour ne pas dire un exalté ; même certaines féministes pouvaient lui reprocher un radicalisme exaspéré qui n’aboutissait finalement à rien.

4Quoi qu’il en soit, Morelli est élu au Parlement comme député de l’opposition, sous l’impulsion d’une grande popularité due à son activité de patriote, de journaliste, d’écrivain ainsi que de conseiller municipal à Naples. Sa formation culturelle date des années où, jeune étudiant, il séjournait dans la cité parthénopéenne, mais sa vision politique très personnelle de la société mûrit pendant sa détention dans les prisons des Bourbons où il s’ouvre à la pensée européenne, notamment française et allemande.

5Au début des années 1860, il est sur des positions proches de celles de Mazzini, dont il va garder à jamais quatre idées principales : la mission d’une Italie renouvelée, la primauté du génie de l’Italie (la Troisième Rome) et, enfin, la conscience profonde des devoirs des hommes. Au milieu de la décennie suivante, Morelli commence toutefois à s’éloigner progressivement de Mazzini et à se rapprocher du premier socialisme napolitain « Libertà e Giustizia », puisqu’il se montre de plus en plus sensible à la question sociale. Il va continuer d’évoluer politiquement. Moins révolutionnaire que réformateur, il deviendra radical puis, à la fin de sa carrière, il aimera à se définir « un humaniste en quête de perfection [2] ». Loin d’être isolé, il milite pour la Libre pensée (Libero Pensiero) contre les positions de la Droite historique [3] et participe à la diffusion des idées émancipatrices, qui étaient en train de germer dans les milieux démocratiques, et tout particulièrement sur la nécessité d’éduquer « la femme » et de l’instruire pour qu’elle puisse s’éloigner de l’influence cléricale.

6À ses yeux, le Parlement est le lieu idéal pour faire avancer son dessein global de réforme de la société italienne, et ce sont donc les députés qui doivent, en premier lieu, connaître son projet pédagogique. C’est à eux que cette réforme s’adresse car ils sont les premiers qu’il convient de préparer à une vision nouvelle de la société. Ainsi qu’il le déclare lui-même : « je crois que rien ne puisse mieux préparer la conscience du pays que les vérités annoncées et discutées dans la tribune parlementaire [4] ».

7Salvatore Morelli fait irruption dans un monde où les problèmes politiques sont ressentis comme étant plus importants que les problèmes sociaux. Aussi cherche-t-il à imposer des arguments inhabituels et considérés comme secondaires, d’autant qu’ils n’avaient jamais été traités avant lui. Il était convaincu que pour fonder un État libéral, il fallait prêter attention à trois questions majeures : l’émancipation des femmes, l’éducation des jeunes aux valeurs républicaines et, enfin, la limitation du rôle de l’Église. Sachant qu’il ne pouvait pas espérer que ses projets aboutissent de son vivant, puisque le Parlement ne les approuverait jamais, il a essayé de poser, au moins, des questions générales en attendant que les temps murissent.

8Le but de cette intervention est de montrer que derrière ses projets en apparence maximalistes, se cache en définitive une volonté de faire émerger des problèmes qui lui semblent cruciaux et de susciter la discussion en espérant aboutir a minima à des petites mesures ponctuelles. C’est, par exemple, ce qui est arrivé en 1875, lorsqu’après avoir interpellé maintes fois le Ministre de l’Éducation nationale, au moyen de plusieurs pétitions, il obtient une petite précision du règlement qui va faciliter l’accès des femmes à l’université, ce qui était jusqu’alors impossible.

Les premières propositions au Parlement

9Dès son élection en 1867, il dépose au Parlement trois propositions de loi qui ne seront même pas admises à la lecture mais qui, grâce à une grande campagne publicitaire, seront connues de nombreux démocrates européens qui les approuvaient totalement [5]. Son premier projet concernait la réforme de l’éducation nationale. Morelli se plaignait du manque d’écoles ainsi que de la qualité de l’enseignement qui était encore sous l’emprise de l’Église. Afin d’améliorer les conditions de vie de l’ensemble de la population italienne, il prônait une éducation laïque ouverte à tout le monde ainsi que des écoles publiques et non plus privées. Toutefois, il faudra attendre 1876 et l’arrivée de la Gauche au pouvoir, pour voir l’adoption d’une loi rendant enfin l’éducation élémentaire laïque, obligatoire et gratuite (uniquement pour les deux premières années). Son deuxième projet de loi, « pour la réinsertion juridique de la femme », était on ne peut plus explosif. Il faut se rappeler que le premier Code civil italien date de 1865 et que le rôle des femmes avait déjà été l’objet de longs débats entre ceux qui prônaient une égalité parfaite et ceux qui, au nom de la tradition et de l’autorité absolue du chef de famille, voulaient maintenir les femmes dans une infériorité face à leur père et à leur époux. Le résultat fut un compromis qui pénalisait la femme mariée par rapport à la femme célibataire (ou veuve) qui, quant à elle, n’était pas exclue de la vie publique à condition toutefois qu’elle fût riche. Morelli réagit en proposant une égalité civile et politique pour les deux sexes. Son raisonnement était le suivant : si la mère s’occupe de l’éducation de ses enfants, quelles valeurs peut-elle donc insuffler à sa progéniture si elle demeure « esclave » ? Il faut reconnaître à la femme, qu’elle soit une épouse ou une mère, la tâche de transmettre aussi bien des droits que des devoirs. Dès lors qu’il est reconnu que la femme a une grande influence sur les hommes de sa famille, il est capital de veiller à son éducation. Ce ne sera qu’un siècle plus tard, de manière timide et parfois contradictoire, que cette égalité devant la loi ne sera plus une utopie. Sur ce point aussi, qui demeurera central dans toute son activité politique, Morelli n’est pas uniquement un député farfelu et isolé mais plutôt le porte-parole d’une minorité pour qui la modification des conditions des femmes est la pierre de touche de toutes les autres transformations de la société. Avec sa troisième proposition de loi, Morelli s’en prenait directement au pouvoir catholique dans toutes ses manifestations extérieures qui ne servaient, à ses yeux, qu’à obtenir un consensus en suscitant des peurs [6]. Très au fait des événements de l’actualité – l’émigration, la corruption dans les ministères – et des problèmes propres à sa circonscription électorale, Morelli se démarque de ses collègues par le rôle central que joue « la femme » dans son idée de réforme de la société.

L’engagement pour l’émancipation des femmes

10C’est l’émancipation des femmes qui est le cœur de son système politique. Morelli, qui avait analysé les maux de la société (violence, guerre, ignorance, pauvreté) en étudiant Condorcet, Saint-Simon et Fourier, et qui avait eu des contacts avec Stuart Mill et avec les féministes italiennes et étrangères, élabore une solution toute personnelle de transformation de la société. Celle-ci se fonde sur une idée nouvelle de « la femme », qui est désormais consciente de ses capacités et de sa dignité en tant que sujet à part entière avec ses droits et ses devoirs ; il s’agit d’une femme qui, avant tout, doit éduquer ses enfants à devenir des citoyens. En agissant ainsi, elle œuvre pour une société meilleure, sans violence ni prévarication, sans l’injustice de la majorité sur les minorités. S’il y a une forte coloration utopique dans cette mission de régénération de la nation italienne qui a partie liée avec la femme-Messie de Saint-Simon, Morelli se bat très concrètement pour transformer aussi bien les lois que les mentalités en militant pour modifier le Code civil et pour que le monde du travail et de la culture s’ouvre aux femmes. Il constate l’écart formidable qui oppose la mission que la nature a confiée à la femme en tant que mère-éducatrice et le peu de droits dont elle jouit dans la société contemporaine.

11Il est ici hors de propos de reprendre toutes les interventions sur les femmes que Morelli prononce devant le Parlement, mais dans tous ses discours, il insiste toujours et encore sur les mêmes principes. Nous nous limiterons donc à une partie de ses propositions, en suivant un ordre chronologique.

12Comme nous l’avons déjà vu, à peine élu au Parlement en 1867, Morelli provoque aussitôt son auditoire en proposant l’égalité civile et politique entre les hommes et les femmes. Par la suite, il prendra souvent la défense des prostituées, qui, enfermées dans des maisons de tolérance, étaient exploitées par l’État, par les agents de police, sans oublier les propriétaires de ces lieux. De plus, quand elles étaient malades, on les enfermait dans des hôpitaux pour la syphilis qui n’étaient que d’horribles prisons. Il lui semble indigne que l’État puisse traiter ainsi des citoyennes. La prostitution était, certes, une plaie sociale, mais ce n’était sûrement pas avec la force qu’on la soignerait, mais bien plutôt en éradiquant la misère et l’ignorance qui en étaient la cause. Morelli traite ce thème, pour la première fois, pendant la discussion du chapitre 18 bis du budget du Ministère de l’Intérieur à propos des hôpitaux pour la syphilis lors de sa toute première intervention. Avec un style direct et clair, sans la rhétorique boursouflée qui caractérisait ses collègues, il s’attaque à l’État qui tolère la prostitution tout en réduisant les droits des femmes [7].

13Pour Salvatore Morelli, la prostitution et le brigandage étaient deux plaies sociales tout à fait comparables, dont les soins dépendaient moins de la force que de l’élimination de la misère et de la pauvreté. Ses propos seront repris, vingt ans plus tard, par de grands intellectuels tels qu’Agostino Bertani [8], Aurelio Saffi [9], Anna-Maria Mozzoni [10] ou encore Jessie White Mario [11] : « Donnez au pays la liberté de l’industrie, du commerce, des consciences et toutes les autres libertés : favorisez la création industrielle, la construction d’écoles ; ainsi, chers Messieurs, vous aurez l’armée la plus puissante pour combattre le mal que nous déplorons [12]. » En 1871, le Parlement discutait de la loi sur le mariage des officiers qui nécessitait l’autorisation du gouvernement et une garantie sur le patrimoine de la future épouse. L’intervention de Morelli contestait la moralité d’une telle contrainte qui obligeait nombre de militaires à des mariages clandestins ou à des cohabitations irrégulières. De plus, il déplorait que cette loi repose sur une conception “passive” de la femme, dont la dignité se ramenait à un simple calcul sur sa dot personnelle [13].

Les projets de loi de 1874

14En 1874, Morelli présentait sept projets de loi pour améliorer les conditions des enfants et des femmes. Pour lui, il était évident que les politiques sociales étaient inutiles sans une prise en charge des problèmes tant des enfants que des femmes :

15

Pour moi, chers Collègues, c’est clair comme de l’eau de roche qu’il ne peut y avoir deux législations, deux morales opposées entre homme et femme, comme on en trouve dans le code napoléonien, bien que masqué sous l’apparence d’une fausse égalité et liberté, alors qu’elles sont pourtant monnaie courante dans notre monde actuel [14].

16Même si le système politique commençait à s’ouvrir à certaines libertés publiques, il demeurait despotique en matière de code de la famille : contre la logique dans l’ordre des droits, le fils continuait à être jugé supérieur par rapport à sa mère. Pour Morelli, il était grand temps, en revanche, de procéder, avec rigueur et méthode, à des réformes et des initiatives qui rendraient Rome digne d’être la capitale d’une « troisième civilisation [15] ». Le but de Morelli était d’améliorer les conditions de la famille et de la société. Ses sept propositions, allant de l’élimination de l’assujettissement de la femme à son mari jusqu’à la division des tâches selon les possibilités des époux, étaient révolutionnaires. Il aurait voulu que les deux époux puissent choisir réciproquement leur nom de famille, que la patria potestas appartienne conjointement aux deux parents, et que l’éducation soit donc du ressort de la mère et non du père :

17

Le devoir d’instruire pour éduquer les enfants incombe pour l’essentiel à la mère qui comprend mieux leurs désirs et peut les encourager [16].

18

Éduquer signifie habituer les enfants à s’instruire et à travailler ; ce parcours rationnel éloigne l’homme de la brutalité de l’instinct et le mène au bonheur de la vie civile [17].

19Morelli prévoyait des récompenses pécuniaires pour celles qui se seraient engagées dans l’amélioration physique, intellectuelle et morale de l’espèce humaine, et il pensait, en revanche, à des amendes, voire à des condamnations, pour les parents qui ne feraient pas attention à l’hygiène, à l’éducation et au travail de leurs enfants [18]. Ce projet est un mélange assez curieux d’utopie et de codification stricte de tous les aspects de la vie [19]. Dans sa quatrième proposition de loi, il proposait, pour la première fois, une réglementation concernant le divorce. Dans la cinquième, il voulait rendre possibles les enquêtes sur la paternité afin d’annuler la distinction entre les enfants légitimes et les enfants naturels. Il réaffirmait sa volonté d’abroger tous les articles du code qui limitaient ou empêchaient les femmes italiennes d’exercer tous leurs droits. Ce premier « effort », selon sa propre formule, n’avait pas eu de suite puisque ses propositions de loi n’avaient même pas été admises à la discussion [20] ! Un an après, Morelli présenta donc à nouveau une avalanche de propositions réélaborées et mieux articulées. Cette fois-ci, il put les lire. Il pensait déjà à la communauté des biens entre les époux dans un contexte d’égalité et à la légitimation de tous les enfants qui devraient porter le nom de famille de leur mère ; le père, s’il le souhaitait, se bornerait à ajouter son nom à celui de la mère.

20Il s’agissait de normes qui révolutionnaient le régime juridique de la famille, de son patrimoine et donc l’ordre social sur lequel la société s’était basée depuis toujours et que les codes n’avaient modifié que partiellement. Ainsi, par exemple, si l’on avait admis les filles à la succession, jamais il n’aurait été envisagé de remettre en question le contrôle qu’exerçait le père de famille sur le patrimoine. Deux nouvelles propositions s’ajoutaient aux sept projets de 1874 : l’abolition des lois et des règlements concernant la prostitution ainsi que la possibilité d’accorder aux femmes le droit de vote aux élections administratives et politiques, dans le cadre maintenu du système basé sur le suffrage censitaire [21]. Ce n’était pas la première fois que Morelli abordait cet argument. Au début des années 1870, pendant la discussion sur la réforme des communes et des départements, il avait avancé une proposition en faveur du droit de vote aux femmes. En 1876, à la suite de la demande du député Mauro Macchi de prendre en considération la requête des femmes de la Vénétie qui revendiquaient leur droit de voter aux élections locales, Morelli prit la parole pour appuyer la requête de son collègue, dont l’amendement fut finalement accepté, et il ajouta que :

21

Le jour où les femmes italiennes ressentiront l’intérêt pour leur propre dignité et apprécieront à juste titre la force de leur droit en appuyant les rares personnes qui le défendent, on aura la victoire d’un grand principe qui nous mènera à leur rédemption juridique [22].

La Gauche au pouvoir et la loi de 1877

22En mars 1876, après le long cycle de la Droite au pouvoir, le nouveau gouvernement Depretis commença à s’occuper de la question sociale, en offrant de nouvelles possibilités de travail pour les femmes dans le secteur public (postes, bureaux des chemins de fer). La presse avait commenté avec une certaine perplexité, pour ne pas dire avec une franche contrariété, l’emploi de femmes aux télégraphes voulu par Zanardelli. Son règlement était toutefois encore très strict – pour accéder à ce poste, les femmes devaient être célibataires et ne pouvaient en aucun cas se marier – et Morelli était intervenu pour en demander l’abrogation car :

23

En admettant les femmes au service du télégraphe, le but du gouvernement a été celui d’ouvrir une brèche de vie honnête et non pas de condamner ces personnes à la stérilité avec un célibat à perpétuité. Chers Messieurs, si nous avons, sous l’emprise de la raison, combattu le célibat du clergé et dans les casernes, pouvons-nous défendre le célibat télégraphique [23] ?

24Fort de ce raisonnement logique implacable, il ajouta que si l’on n’interdisait pas le mariage à un employé, on ne pouvait le faire à une employée. L’indulgence vis-à-vis de l’homme en cas de maladie ne pouvait-elle pas valoir aussi pour la femme qui doit s’absenter pour accoucher ? La question était précise et assortie de ses habituelles considérations sur l’importance de la femme pour le destin des nations [24]. Dans sa réponse, Zanardelli expliquait que la femme qui voulait se marier et fonder une famille devait s’en tenir à l’éducation de ses enfants et aux obligations de sa condition qui l’empêcheraient de remplir ses devoirs au bureau. Morelli va revenir plusieurs fois sur ce thème, mais toujours sans succès. À partir de 1876, il change d’attitude. Ses initiatives provocatrices se font plus rares car il attend des changements réels du nouveau gouvernement de gauche sur lequel il fonde beaucoup d’espoir. Ainsi abandonne-t-il ses propos les plus maximalistes pour des réformes modestes mais concrètes. C’est lui-même qui déclare : « c’est une période de retouches et je mets de côté, pour l’heure, la synthèse de mes propositions déposées, les laissant agir comme une semence dans les actes de la chambre des députés [25] ».

25À leur place, il présente une réforme modeste « petite, raisonnable et nécessaire » pour permettre aux femmes de témoigner dans les actes publics :

26

Après vingt ans de propagande au milieu des tortures morales qui s’opposaient aux principes que j’ai toujours défendus avec sincérité et enthousiasme, après avoir constaté avec douleur que mes idées étaient étouffées dans les bureaux sans même la courtoisie de les faire lire, pour la première fois, j’ai le droit de développer un projet de loi de cette nature [26].

27Présentée le 26 janvier 1877, cette proposition de loi modifiait les articles 351 et 788 du Code civil en permettant aux femmes d’être témoins devant un tribunal et un notaire. C’était une petite révolution et d’ailleurs certains députés la critiquaient en mettant en exergue des aspects prétendument dangereux pour les femmes et pour toute la communauté. Grâce au soutien du ministre, la proposition devint une loi. Morelli signait ainsi la première loi du Parlement italien en faveur des femmes avant la Première Guerre mondiale [27].

L’impossible loi sur le divorce

28Fatigué et malade, il profite de cet air nouveau qui souffle sur le Parlement et du nouveau regard qu’on porte désormais sur lui pour présenter, en 1878, pour la troisième fois, une loi sur le divorce. Pour lui, il ne s’agit pas de remettre en cause la famille, qui est, à ses yeux, une institution de la plus grande importance et qu’on ne pourra jamais détruire. À son avis, tout au contraire, « le divorce est le haubert de la pudeur, le gardien de la famille, le moyen par lequel les époux peuvent ressentir la même anxiété qu’ils avaient avant de se marier [28] ». En définitive, la peur de perdre la personne aimée serait, à ses yeux, le meilleur ciment du mariage. Logiquement, une fois accepté le mariage civil, l’on en devait déduire aisément la possibilité du divorce ; mais dans les faits, l’on s’était arrêté à la séparation personnelle qui est un « stratagème fondé sur l’immoralité », cause de suicides, d’homicides et de duels. Il rappelait aussi qu’en raison de la condition des femmes dans le mariage, bon nombre de mères de famille avaient recours au suicide. Il fallait sortir de la contradiction qui proclamait la liberté « dans les rues » tout en gardant « un despotisme en famille ». Fallait-il abolir le pouvoir temporel dans le domaine public pour en laisser « adorer les symboles » dans la sphère privée [29] ? Morelli analysait toutes les motivations logiques, morales, économiques, politiques et sociales qui étayaient l’adoption du divorce. Le garde des Sceaux Raffaele Conforti, qui lui répondait en soulignant la passion avec laquelle il s’était toujours battu pour la défense des droits des femmes, lui rappelait tout de même que la question avait été débattue par la Commission, qui l’avait rejetée. Le mariage n’était pas uniquement un contrat mais aussi une grande institution sociale, le fondement de la famille qui était à son tour le fondement de l’État. Il avait donc des scrupules à modifier le Code civil sur un aspect qui, à ses yeux, concernait l’opinion publique [30]. Alors que Morelli pensait que le Parlement devait avoir un rôle actif, Conforti était en revanche plutôt d’avis qu’il ne devait que sanctionner ce que l’opinion publique demandait. Cependant, le garde des Sceaux ne s’opposa pas à la proposition de loi si bien qu’on nomma une commission dont Morelli était le président. Malheureusement, ses membres étant pour la plupart hostiles à l’idée de divorce, la proposition de loi échoua complètement.

29L’année suivante, en 1879, Morelli présenta – encore une fois sans succès – une nouvelle proposition de loi qui aurait dû permettre de mener des enquêtes sur la paternité [31]. Finalement, le 8 mars 1880, il achevait sa carrière de député avec un discours mémorable en faveur du divorce, dont il présentait une proposition de loi pour la quatrième fois en six ans. Son style était toujours aussi fleuri et suscitait chez certains députés des explosions d’hilarité ; néanmoins dans la transcription de la séance parlementaire, l’on peut lire que les députés participèrent activement au débat et manifestèrent une réelle sympathie pour sa dernière performance oratoire. Domenico Farini, qui présidait alors la Chambre, était intervenu plusieurs fois pour inviter Morelli, essoufflé, à prendre soin de sa santé et à ménager ses poumons [32]. Morelli proposait la possibilité de divorcer en cas de condamnation à perpétuité pour l’un des deux époux, après six ans, ou seulement trois si ceux-ci n’avaient pas d’enfants, et se préoccupait d’indemniser les enfants du couple. Il voulait aussi abolir les dispositions du Code pénal concernant l’adultère [33]. Le garde des Sceaux, Tommaso Villa, tout en étant opposé au projet, fit néanmoins entrevoir, dans son discours, qu’il était favorable à ce que la proposition de loi soit discutée. Il reprit d’ailleurs le flambeau de Morelli en proposant lui-même une loi à ce sujet. On peut donc faire commencer en 1880 le long parcours qui mènera en 1970 à l’introduction du divorce en Italie.

30La vie politique de Salvatore Morelli s’achève ce printemps-là, en 1880. Le gouvernement étant minoritaire, l’Assemblée est dissoute. À l’occasion de ces élections anticipées, Morelli n’est plus réélu, d’autant que ses conditions de santé ne lui ont pas permis de faire une vraie campagne électorale. Quelques mois après, il meurt.

31

32Il est difficile de proposer une évaluation globale de l’activité politique de Morelli. Sa pensée a partie liée avec la tradition démocratique et laïque européenne ; dans sa vision de la société, en revanche, on trouve des sources d’inspiration quelque peu contradictoires (allant de Saint-Simon jusqu’à Bachofen). La synthèse de tout ce matériel idéologique est très originale. Elle a été toutefois l’objet de moqueries de la part de ses collègues. Morelli, non sans douleur, a voulu accepter la caricature qu’on faisait de lui, dans le but de faire pénétrer dans les consciences ses concepts de base. L’opinion de Villa, à ce propos, est tout à fait représentative :

33

Le député Morelli doit se sentir satisfait d’avoir été l’apôtre de ces principes. Qu’il soit content que ces mêmes principes aient été jetés dans le pays en attendant que le temps et l’expérience les fassent germer. La divination est un privilège des grands esprits [34].

34Cependant, à côté des considérations qui sont aujourd’hui partagées par tous concernant la dignité des deux sexes, le droit des femmes à travailler et à s’instruire, il faut aussi souligner que sa conception de la femme est très idéalisée, puisqu’elle est avant tout perçue comme un symbole et non comme une personne concrète. La société des hommes peut être violente, belliqueuse, immorale, injuste. Dans sa conception d’une société nouvelle, la femme-mère éducatrice devrait apporter la paix, la moralité, la justice, l’honnêteté. C’est le rêve d’une humanité qui est à même d’atteindre la perfection. Dans une telle vision des choses, passé et futur se rejoignent. Dans un premier temps, l’État contrôlerait scrupuleusement l’application de ce processus éducatif à travers un système de récompenses pour les parents soucieux de bien éduquer leur progéniture et d’amendes pour ceux qui ne s’occuperaient pas suffisamment de leurs enfants. Mais plus encore, Morelli pense aussi à l’institution d’un censeur, un magistrat surveillant la moralité publique et privée, une espèce de prêtre laïc [35]. Si sa conception relève d’un utopisme archaïque, ce qui résiste au temps est son amour pour la liberté et la dignité des individus sans aucune discrimination ainsi que son engagement pour changer les conditions de vie et de travail de tous les individus, hommes ou femmes.

35Un siècle après son activité, la Chambre des députés a décidé de lui rendre hommage en lui consacrant un buste, inauguré en mai 2017.

Notes

  • [1]
    Isastia Anna Maria, « L’attività parlamentare di Salvatore Morelli », in Ginevra Conti Odorisio (dir.), Salvatore Morelli (1824-1880) : democrazia e politica nell'ottocento europeo, Naples, ESI, 1993, p. 93-120.
  • [2]
    Atti del parlamento italiano (AP), Sessione 1878-79 (IIe de la XIIIe Législature), Discussioni della Camera, 5 mai 1879, p. 5902.
  • [3]
    La Droite historique (Destra storica) désigne les gouvernements dirigés par les successeurs et héritiers politiques de Cavour entre 1861 et 1876, date de la victoire de la Gauche aux élections législatives.
  • [4]
    Lettera politica del deputato Salvatore Morelli ai suoi elettori del collegio di Sessa Aurunca, Naples, F.lli De Angelis, 1868, p. 11.
  • [5]
    Morelli Salvatore, I tre disegni di legge sulla emancipazione della donna, riforma della Pubblica Istruzione e circoscrizione legale del culto cattolico nella Chiesa, Florence, A. De Clemente, 1867.
  • [6]
    Isastia A. M., « La massoneria e il progetto di “fare gli italiani” », in Fulvio Conti, A.-M. Isastia et Fiorenza Tarozzi (dir.), La morte laica. I Storia della cremazione in Italia (1880-1920), Turin, Paravia, 1998, p. 179-271.
  • [7]
    AP, Discussioni, 27 janvier 1868, p. 3759-3760.
  • [8]
    Agostino Bertani (1812-1886) est un médecin et un patriote italien de sensibilité mazzinienne et garibaldienne, qui fait figure de chef de file de l’Extrême-Gauche au Parlement où il est élu en 1861. Ses enquêtes sur les conditions d’hygiène et d’éducation publique sont demeurées célèbres.
  • [9]
    Aurelio Saffi (1819-1890) est une figure majeure et intransigeante du républicanisme mazzinien.
  • [10]
    Anna-Maria Mozzoni (1837-1920) est une journaliste et personnalité de premier plan du mouvement des suffragettes italiennes.
  • [11]
    Jessie White Mario (1832-1906) est une écrivaine et journaliste d’origine anglaise qui devint une des plus ardentes patriotes italiennes. Épouse du mazzinien Alberto Mario, elle suit toute l’épopée du Risorgimento puis s’intéresse, après 1870, à la question sociale et, en particulier, à la question méridionale.
  • [12]
    AP, Discussioni, 27 janvier 1868, p. 3759-3760.
  • [13]
    AP, Discussioni, 22 mai 1871, p. 2273.
  • [14]
    AP, Discussioni, 6 mars 1874, p. 2080. Le texte des sept propositions de lois est aux p. 2081-2084.
  • [15]
    Référence explicite à l’idée de Troisième Rome défendue par Gioberti et par Mazzini suivant laquelle après la Rome antique qui a apporté le droit à la civilisation et la Rome des papes du Moyen-âge qui a diffusé le christianisme, Rome est appelée à promouvoir les valeurs de l’indépendance et du progrès des peuples. Sur cette idée et ses instrumentalisations, Fournier-Finocchiaro Laura, « Le mythe de la Troisième Rome de Mazzini à Mussolini », in Juan Carlos D’Amico, Alexandra Testino, Philippe Fleury, Sophie Madeleine (dir.), Le mythe de Rome en Europe : modèles et contre-modèles, Caen, PUC, 2012, p. 213-230.
  • [16]
    Art. 2 du second projet (Art. 139 CC).
  • [17]
    Art. 3 du second (Art. 140 CC).
  • [18]
    AP, Discussioni, 6 mars 1874, p. 2082.
  • [19]
    Conti Odorisio Ginevra, « Nota introduttiva », in Salvatore Morelli : politica e questione femminile, Rome, L’ED, 1990, p. 17-36.
  • [20]
    L’expression citée est prononcée à la Chambre des députés le 8 mars 1880, p. 569.
  • [21]
    Atti Camera, Discussioni, sessione del 1874-75, tornata del 14 giugno 1875, pp. 4222-4251. Réédité dans Donne e diritto. Due secoli di legislazione 1796-1986, II vol. Commissione nazionale per la realizzazione della parità tra uomo e donna, Presidenza del Consiglio dei ministri, 1988, p. 123-146.
  • [22]
    AP, Discussioni, 19 juin 1876, p. 1629.
  • [23]
    AP, Discussioni, 12 décembre 1876, p. 216.
  • [24]
    Ibid., p. 217.
  • [25]
    AP, Discussioni, 1er février 1877, p. 1028.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Voir la discussion sur la proposition de loi dans Donne e diritto, op. cit., vol. II, p. 157-196 ; Ungari Paolo, Storia del diritto di famiglia in Italia (1796-1942), Bologne, Il Mulino, 1974, p. 182.
  • [28]
    AP, Discussioni, 25 mai 1878, p. 1102. Voir le projet de loi in Donne e diritto, op. cit., p. 196-197.
  • [29]
    AP, Discussioni, 25 mai 1878, p. 1105.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Donne e diritto, op. cit., p. 197-199. Galeotti Giulia, In cerca del padre : storia dell'identità paterna in età contemporanea, Rome- Bari, Laterza, 2009.
  • [32]
    AP, Discussioni, Sessione 1880, 8 mars 1880, p. 574.
  • [33]
    Donne e diritto, op. cit., vol. II, p. 199-200.
  • [34]
    AP, Discussioni, 8 mars 1880, p. 576.
  • [35]
    Isastia A. M., « L’attività parlamentare di Salvatore Morelli », art. cité, p. 119.
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