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Article de revue

Lectures

Pages 217 à 237

Victor Riglet, Paris du 22 février au 22 mai 1848. Journal d’un jeune révolutionnaire, manuscrit inédit publié par Denis Feignier, Wimereux, Éditions du Sagittaire, 2017, 317 p.

1Cet ouvrage est avant tout une trouvaille de brocante faite par Denis Feignier (ancien fonctionnaire au ministère de la Culture et actuellement inspecteur général de l’agriculture), qui a mené pendant de nombreuses années un travail de transcription de ce manuscrit et d’enquête historique pour retrouver les lieux précis ou les personnes évoquées dans l’ouvrage, formant ainsi un riche appareil critique.

2L’auteur, Victor Riglet, fils d’un fabricant de bronze dans le Marais, est étudiant en architecture à l’École des Beaux-Arts, proche de Joseph Guinard. Le journal tenu au fil des événements permet d’en montrer toute la contingence et les enchaînements fragiles, c’est particulièrement vrai pour les journées révolutionnaires de février. Ce récit écrit sur le vif permet de croquer un Paris révolutionnaire barricadé où l’on « ne sait rien de ce qui est à 50 pas de soi ». La circulation des informations est essentielle lors de ces journées et Riglet, à de nombreuses reprises, va sur place vérifier la véracité de l’information comme pour le « pillage » des Tuileries. Il insiste sur l’importance du retard des placards de Louis-Philippe qui fait s’accélérer les événements. Il propage lui-même volontairement une fausse rumeur à propos du boulevard des Capucines pour entretenir les mouvements insurrectionnels. C’est pour lui, le libre-échangiste fasciné par le modèle anglais et hostile à Louis-Philippe, le point de rupture qui le fait basculer parmi les défenseurs de la République.

3Républicain du lendemain, il l’est à contrecœur et par opportunisme car il ne prend nullement une part active comme révolutionnaire, contrairement à ce que laisse croire le titre de l’ouvrage : « journal d’un jeune révolutionnaire ». Cependant, il va saisir l’opportunité ouverte par la révolution pour mener une carrière politico-militaire. Les campagnes électorales pour les élections de la Garde nationale (tours de chauffe pour se rendre compte localement des équilibres politiques), puis à la Constituante où son père est candidat, sont autant d’occasions pour lui et son père, de tester leur notabilité dans le quartier du Marais mais aussi d’être acteurs d’une vie politique qui se démocratise en faisant face aux rudesses d’une tournée des clubs de la capitale. Son père, malgré leur enthousiasme, subit une lourde défaite électorale. Son parcours de modéré en Février, républicain de la veille et son éventuel passé d’usurier, est sanctionné dans les urnes. Victor, quant à lui, échouant à l’élection de capitaine d’état-major, devient aide de camp du chef d’état-major Guinard avant la démission de celui-ci le 15 mai. Il exprime très clairement la perception de la densité événementielle de cette période et est persuadé que le report des élections a nui aux républicains, car le souffle révolutionnaire étant passé, les forces opposées à la République ont pu se ressaisir.

4Son récit permet aussi de montrer comment, pour lui, la révolution et ses suites, démocratisent pour un temps ses fréquentations sociales. Factionnaire avec la garde nationale, il passe la nuit auprès d’ouvriers aux « têtes à faire frémir ». Face à ce peuple calme, respectueux qui assure le maintien de l’ordre, sa crainte des milieux populaires s’efface un temps et, à propos du peuple, il écrit : « je ne l’ai jamais vu d’aussi près, jamais je ne l’ai tant estimé, je le connais aujourd’hui et je l’aime ». Il développe une longue analyse de ce peuple qu’il apprend à connaître : « Sans pain, sans blouse et sans souliers, ces gens sont là, gardent nos biens et nos propriétés en ne songeant qu’à reprendre leur ouvrage […] Ils veulent la paix, l’ordre et la liberté, la tranquillité de tous, du travail, voilà tout. Puissent-ils toujours penser ainsi. » Riglet se détache rapidement de l’élan révolutionnaire, notamment à partir du 15 mars lorsque les ouvriers réclament la journée de 9 heures, est très sceptique vis-à-vis de la Constituante et exprime sa désillusion face à des événements qui ne prennent pas la direction qu’il aurait souhaitée.

5À travers le récit de Riglet, c’est toute une époque qui est peinte : emportements romantiques, un goût prononcé pour les fêtes, les défilés et une foule de détails éminemment symboliques comme les ponts de Paris, rendus gratuits, ou amusants, comme la difficulté à garder un cheval disponible. Après les événements, Victor ne relit pas son carnet mais reste profondément marqué par les événements qui sont la grande époque de sa vie et espère pouvoir lire son récit et transmettre le souvenir de cette époque à ses enfants. En ce qui concerne sa vie privée, l’enquête de Denis Feignier montre que Victor épousera Hélène, la fille aînée de Guinard, avec qui il aura deux filles et qu’après s’être rallié à Louis-Napoléon Bonaparte, il participera aux premiers grands travaux parisiens avant de mourir en 1854 à l’âge de 26 ans.

6Cédric Maurin

Pierre Cornut-Gentille, Le 4 septembre 1870. L’invention de la République, Paris, Perrin, 2017, 222 p.

7Depuis un quart de siècle, le grand avocat pénaliste, Pierre Cornut-Gentille a publié plusieurs livres d’histoire couronnés par la critique et par le public (L’honneur perdu de Marie de Morell, l’affaire La Roncière (1834-1835) en 1996, La baronne de Feuchères en 2000, Madame Roland, une femme en politique sous la Révolution en 2004, Un scandale d’État. L’affaire Prince en 2010). Il nous donne ici un ouvrage qui répond assez incroyablement à un vide historiographique : le récit de la journée révolutionnaire du 4 septembre 1870 qui voit le renversement du Second Empire et l’instauration de la République et dont on ne sait pas alors qu’elle marque aussi la fin des monarchies en France et l’avènement durable de la République (hors « la parenthèse » du régime de Vichy). Dès son introduction, l’auteur nous donne les raisons de cette lacune. Le facteur déclencheur de la journée est en fait la débâcle de Sedan face aux Allemands. Or, loin de redresser la situation périlleuse dont ils héritent, les républicains sont contraints quelques mois plus tard de conclure la paix désastreuse de Francfort et d’écraser la Commune de Paris, fille de la défaite. À la mauvaise conscience d’avoir pris le pouvoir en profitant d’une situation si périlleuse sans parvenir à la redresser, il faut ajouter que les nouveaux dirigeants républicains ont bafoué la représentation nationale et n’ont pas consulté le corps électoral avant février 1871, contrairement à ce qu’ils avaient initialement promis.

8Et comme le rappelle l’auteur, qui défend ici une thèse forte et qui nous semble juste, au point de l’avoir nous-même avancée dans plusieurs ouvrages et articles, les républicains héritent en ce 4 septembre d’un pouvoir qui est à prendre bien davantage qu’ils ne préméditent et n’orchestrent une révolution. 1870 n’est ni 1789, ni 1830, ni 1848. Les députés républicains du Corps législatif – les Jules Favre, Jules Simon, Jules Grévy, Léon Gambetta, Jules Ferry… – qui sont des modérés et des libéraux entendent, certes, obtenir la déchéance de l’Empire mais éviter aussi que la France ne sombre dans l’anarchie révolutionnaire et la guerre civile alors que la patrie est au péril. Ils font leur possible pour mettre en place un gouvernement d’union nationale réunissant des représentants de tous les partis, avec Thiers à sa tête, plutôt qu’un gouvernement exclusif. Les circonstances en décident autrement, mais ils n’injurient pas l’avenir en ne fermant pas la porte à des rapprochements. Davantage que la République, qui met encore plusieurs années avant de l’emporter, le 4 septembre 1870 voit naître le pragmatisme républicain qui accompagne ce futur triomphe et qui prend le nom d’« opportunisme ».

9Pour défendre cette thèse, Pierre Cornut-Gentille nous propose un récit bien conduit en douze chapitres nerveux, toujours clairs et fort justes qui, après avoir abordé l’enchaînement des causes (diplomatiques et militaires), retracent le déroulement de la révolution heure par heure, en nous promenant du Palais-Bourbon aux Tuileries, avant de conclure par deux tableaux qui nous montrent d’abord comment la province a réagi à l’événement, en le devançant même parfois comme à Lyon et à Marseille, puis comment le gouvernement de la Défense nationale républicain a exercé le pouvoir au lendemain du 4 septembre. L’auteur nous livre au passage les portraits des principaux protagonistes, qu’il introduit toujours à-propos (Palikao, Schneider, Thiers, Trochu, Gambetta). On déplorera simplement de menues et rares approximations (l’expédition de Chine donnée en 1859) et quelques excès d’appréciation tributaires de la bibliographie utilisée (l’impératrice Eugénie est particulièrement maltraitée). Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage vient combler une lacune historiographique et donne désormais au grand public un récit juste, clair, indispensable, de ce grand moment d’histoire de France.

10Éric Anceau

Dominique Kalifa, La véritable histoire de la « Belle Époque », Paris, Fayard, 2017, 296 p.

11L’ouvrage de Dominique Kalifa, spécialiste incontesté de la période, s’ouvre sur un rappel bienvenu : si la Belle Époque est encore vue comme « un grand dimanche de la vie », frivole, prospère et insouciant, elle a aussi sa part d’ombres. Pourtant, le livre n’est pas un énième ouvrage synthétique sur ce tournant du xixe siècle ; c’est au contraire une invitation à voyager dans le temps long du xxe siècle, à la poursuite d’une expression devenue canonique et de son histoire : « comprendre quand et pourquoi est née cette dénomination, analyser les usages qui en furent faits, les imaginaires multiples auxquels elle a donné naissance » (p. 16). L’auteur nous invite donc à suivre l’histoire d’un chrononyme – peut-être même l’un des plus célèbres – et à travers lui celle d’un imaginaire historique, d’un passé recomposé. En un mot : la « réinvention permanente » de la « Belle Époque », manière de rappeler aux lecteurs que l’histoire est une matière ô combien vivante.

12Quiconque est passé sur les bancs de l’école républicaine ou sur ceux de l’université s’est entendu dire que l’expression était née aux lendemains de la Grande Guerre, dans l’accablement nostalgique des populations rescapées de la grande épreuve. Dominique Kalifa démontre pourtant qu’il n’en est rien. L’ouvrage s’articule, en effet, en trois temps qui correspondent aux trois périodes de la réinvention : « l’époque 1900 » d’abord, consacré à la « préhistoire » de l’expression, court jusqu’à la fin des années 1930 où se cristallise la « mode 1900 » et où les principaux éléments qui la constituent s’historicisent. Ce n’est donc qu’en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, que « tout ou presque est en place pour que surgisse la “Belle Époque” » (p. 79), que semble incarner le Paradis perdu d’Abel Gance, tourné cette même année. Or le film sort en salle à l’automne 1940 et rencontre un immense succès : c’est qu’entre-temps se sont produites la Débâcle puis l’Occupation de la moitié nord du pays.

13La deuxième partie du livre est donc consacrée à la période 1940-1959, véritable acte de naissance de l’expression : « née dans le Paris de l’Occupation où elle s’est mise au service de l’armée allemande, la “Belle Époque” n’a pourtant aucun mal à s’adapter au contexte de la Libération, qui lui reconnaît d’autres vertus » (p. 85). Cette deuxième période est intitulée « Ah la Belle Époque ! », titre d’une émission à grand succès de Radio-Paris, inspirant ensuite spectacles et revues jusqu’en juillet 1944. Le répertoire 1900 paraît idéal dans le contexte de reprise de la vie parisienne en 1940 : il plaît aux Parisiens qui y trouvent un moyen d’évasion ou une valeur refuge, tout comme il plaît à l’occupant, qui y voit la célébration de la légèreté apolitique et d’une France qui, en 1900, avait déjà été défaite par l’Allemagne. Dominique Kalifa souligne d’ailleurs que la physionomie de la ville n’a guère changé depuis lors : « À l’exception de la destruction du sud du Marais en 1941, le Paris de l’Occupation restait très proche du Paris de 1900 » (p. 97). Si les principaux acteurs culturels qui ont célébré la « Belle Époque » sous Vichy sont inquiétés, voire sanctionnés, à la Libération, l’époque elle-même ne tombe pas en désuétude : le livre montre bien que chaque période porte sur elle un regard spécifique, marqué par les préoccupations du temps. Ainsi, au sortir de la guerre, la « Belle Époque » est toujours d’actualité mais c’est une vision plus sombre et plus nuancée qui en est donnée, à l’instar du documentaire de Nicole Vedrès, Paris 1900 : « l’ombre de 1947 plane ici sur 1914 » (p. 104). « La Libération n’a pas congédié la “Belle Époque” » et les années 1950 sont l’occasion de la revanche des avant-gardes de 1900, qu’elles soient picturales, littéraires ou musicales – manière aussi d’inscrire la IVe République en rupture avec les choix culturels du régime de Vichy.

14La troisième et dernière partie s’intitule « L’épreuve de la “fin-de-siècle” » et s’intéresse à la postérité de l’expression depuis les années 1960. Loin des chromos et du technicolor du French Cancan de Jean Renoir (qu’il admirait pourtant énormément), le Jules et Jim de François Truffaut, sorti en 1962, « clôt symboliquement, en le dynamitant de l’intérieur, le sous-genre du cinéma “Belle Époque” » (p. 155). Un autre imaginaire émerge, en effet, dans les années qui suivent, à contre-courants : les figures des Apaches et des bagnards nourrissent la chanson politique jusqu’au punk-rock, tandis que réapparaissent celles, plus oubliées, des premières militantes féministes. Dans les années 1970, « l’idée de matrice demeure, mais une matrice plus complexe qui n’affecte plus seulement la création culturelle, mais aussi les individus, leurs pulsions et les mondes sociaux auxquels ils aspirent » (p. 166). Le livre montre ensuite la diffusion internationale de l’expression, en Europe mais aussi en Amérique latine par exemple, et la modernisation de l’imaginaire « Belle Époque » jusqu’aux années 2000 à travers le cinéma et la bande dessinée.

15Les trois parties sont entrecoupées de courts textes, qui sont autant des transitions qu’une réflexion personnelle de l’auteur, écrite à la première personne : évoquant le travail mené avec ses étudiants ou les réactions d’un auditoire lors d’une conférence, ces passages constituent une véritable mise en abîme de l’écriture historienne qui s’achève dans un très bel épilogue, « les temps mêlés » : « La “Belle Époque” est notre rêve de l’unité perdue, celui que l’on convoque dans les moments de doute ou de crise » (p. 215). Or, c’est sans doute à cela que tient la grande qualité de l’ouvrage : outre la force heuristique des chapitres qui nous font découvrir les aléas d’un imaginaire culturel et social au fil du siècle, le livre de Dominique Kalifa constitue aussi un essai historiographique sur la nostalgie et, par-là, une leçon d’histoire.

16Manon Pignot

Jacques-Olivier Boudon (dir.), La Jeune République – 1912 à nos jours. Histoire et influence, Paris, Honoré Champion, 2017, 348 p.

17Cet ouvrage, issu d’une journée d’études de l’Institut Marc Sangnier et du Centre d’histoire du xixe siècle en 2012, se présente comme un excellent instrument de travail, en même temps qu’il pose des pistes de réflexion à propos d’un mouvement souvent cité mais, au fond, très mal connu. L’un des mérites de l’ouvrage est d’aborder la période postérieure à 1945, non étudiée par les rares travaux académiques des années 1960-1970. Il traite également de son effacement définitif, phénomène significatif trop souvent négligé.

18L’instrument de travail est remarquable. Les huit études sont complétées par un dictionnaire consacré aux principales personnalités et militants de la Jeune République (près de 200 notices). Le dictionnaire permet le suivi des itinéraires politiques, dans un mouvement qui vit « passer » les personnalités les plus diverses, parfois pour une brève période – citons seulement quelques noms : Claudius-Petit, Jacques Delors, Victor Diligent, Francisque Gay, l’abbé Pierre, Henri Guillemin, Léo Hamon, Yvon Morandat, Maurice Schumann, l’historien Philippe Wolff et le philosophe Pierre Lachièze-Rey. Il dévoile les liens relationnels ou familiaux (la famille Sangnier a droit à d’abondantes notices) ; et les noms des épouses (ou des époux, pour les 11 personnalités féminines) sont précisés. Il permet aussi un tableau sociologique sans doute un peu sommaire, mais utile, par les données fournies sur la formation, la profession, le territoire de chacun des personnages. À ce dictionnaire, s’ajoutent un inventaire des sources manuscrites ou imprimées disponibles, une ample bibliographie et un recueil de vingt documents échelonnés de 1912 à 1975, tout à fait significatifs.

19Les huit textes de contributeurs suivent chronologiquement l’histoire de la Jeune République. Plusieurs réflexions émergent de ces contributions. Les premières portent sur la nature de la formation créée en 1912 : ligue ou parti ? Plus tard, structure d’accueil pour personnalités en rupture, ou club de réflexion ? D’autres réflexions s’orientent vers le positionnement du parti : se situe-t-il au centre, au centre gauche ou à gauche ? Et quels rapports entretient-il avec les autres partis ? Enfin, quelle influence exerce-t-il dans les divers secteurs concernés par son action ?

20La nature de la formation créée en 1912 a évolué. Il s’agit, jusqu’en 1936, d’une ligue, un groupe de pression et non d’une organisation structurée en vue de la conquête électorale comme les partis. Il était toutefois précisé en 1912 que cette ligue devait préluder à la constitution d’un parti nouveau. Mais Sangnier, « réticent à l’action électorale, éprouvant peu de goût pour le Palais Bourbon », se trouva en conflit à ce sujet avec les autres dirigeants et abandonna la présidence et la ligue elle-même en 1932. Toutefois, « Marc » devait rester la référence pour les « jeunes républicains », qui partageaient ses points de vue en matière de politique internationale. Cette modification permit au nouveau parti de s’insérer dans la coalition de Front populaire. Sous la Quatrième République, la JR devint une structure d’accueil pour les personnalités en rupture, qui estimaient que le MRP était devenu un parti de droite, ou celles que rebutait l’évolution du parti socialiste, mais qui, pour autant, ne voulaient pas du communisme. Le parti connaît un regain de vigueur, mais, soucieux de sa spécificité, refuse de s’insérer dans les mouvements unitaires de gauche des années 1960-1970. Sa fidélité à ses origines le conduit à prôner des formules confédérales, sans aboutissement. Devenu une sorte de « club », la JR d’après Épinay, totalement marginalisée, n’est plus guère représentée que par un journal sans grande diffusion, avant sa disparition au milieu des années 1980.

21Le positionnement fait l’objet de développements riches et nuancés. Globalement, la JR s’est située à gauche : en témoignent son engagement pour le Front populaire en 1936 et sa participation au pouvoir, le refus de tous ses parlementaires de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940, l’engagement dans la Résistance de nombre de ses militants, l’opposition au gaullisme en 1958 (sauf quelques ralliés, comme Léo Hamon ou Raymond Mondon), puis plus tard, son action, assez marginale, en faveur de l’union de la gauche. Mais, à gauche, comment situer la JR ? Les premiers programmes de la ligue, axés sur le révisionnisme institutionnel et la critique des abus du capitalisme, présentent plutôt un réformisme modéré, que l’on pourrait situer à « la latitude du Parti radical » (J.-F. Kesler). On relève aussi la présence de la JR sur les listes du Bloc national, mais ces listes n’excluaient, en fait, que les monarchistes et les collectivistes. C’est sur la question extérieure que la JR, par son intérêt manifesté dès le début des années 1920 pour la sécurité collective et l’organisation internationale de la paix, se distingue de la droite « nationaliste ». Certes, branche de gauche de la démocratie chrétienne, la JR n’a jamais totalement rompu le contact avec les frères séparés du PDP, par l’intermédiaire de L’Aube notamment. Si l’engagement de la JR dans la coalition de Front populaire est sans équivoque, la dénomination de « centre gauche » peut donc très bien lui être appliquée avant 1940. L’évolution postérieure à 1945 se fait dans le sens du sinistrisme : le MRP est définitivement rejeté comme une dérive droitière, alors que la SFIO se compromet dans diverses expériences gouvernementales. La JR se situe désormais à la gauche du Parti socialiste, tout en gardant ses distances avec le Parti communiste – mais sans anticommunisme systématique. Elle se déclare plus tard en faveur de l’union de la gauche, tout en refusant l’absorption, ce qui entraîna sa disparition à partir du milieu des années 1970, faute d’un espace politique suffisant.

22La question, délicate, de l’influence de la JR, est également abordée à deux niveaux : sur le monde catholique et sur la gauche en général. Dans l’avant-guerre, la JR est évidemment un phénomène minoritaire, par rapport au monde catholique en général et par rapport au monde démocrate-chrétien, dont il représente en quelque sorte l’aile gauche, mais pas exclusivement (il existe dans les années 1930 Sept et Temps présent). On retrouve, après-guerre, ce double phénomène de situation minoritaire et de concurrence avec d’autres groupes catholiques. Mais, cette fois, ces nouveaux mouvements, Vie nouvelle ou Objectif socialiste ont marginalisé la JR, et rejoint, pour beaucoup de leurs militants, le nouveau Parti socialiste au début des années 1970. Sur la gauche, la JR n’a pas été sans influence : Édouard Herriot, en lui proposant, en 1932, une procédure de désistement réciproque, reconnaît l’existence de ce mouvement. La participation de Philippe Serre à un gouvernement de Front populaire, suivie du vote négatif à Vichy et l’entrée massive dans la Résistance, ont achevé de l’intégrer aux forces de gauche. Toutefois, il restait une ambiguïté : cette fusion impliquait-elle la disparition du courant et de son originalité, ou laisserait-elle la possibilité d’assurer une spécificité catholique de gauche ? La JR, face à ce risque, a préféré la marginalisation, qui a abouti à sa disparition.

23Quelques questions mériteraient sans doute un approfondissement, qu’il était exclu d’apporter dans le cadre de cet ouvrage de dimension forcément limitée. Quel « socialisme » précisément visaient ces socialistes chrétiens ? Leur préférence n’allait-elle pas plutôt à un système coopératif, en liaison avec le rôle joué dans la France de l’avant-guerre par les petits producteurs et la petite paysannerie ? Comment articuler cela avec les prises de position des années 1960, quand la société d’avant-guerre disparaît ? Dans un autre domaine, peut-on établir précisément dans quelle mesure, face aux transformations radicales des années 1960-1970, la JR a paru largement dépassée par les bouleversements « sociétaux », alors qu’elle avait su promouvoir de réelles nouveautés dans le domaine, par exemple, du militantisme féminin (Germaine Malaterre). Enfin, l’analyse fouillée de textes théoriques dans un mouvement qui compta de nombreux intellectuels, serait la bienvenue pour éclairer les perspectives religieuses de ces chrétiens de gauche, et leur articulation avec les choix politiques.

24L’ouvrage, incontestablement, représente un important apport, dans ses développements et ses analyses solides et nuancées. Avec son appareil scientifique, il constitue une base sûre à toute étude sur la JR. Et ce n’est pas l’un des moindres mérites de l’ouvrage que de suggérer quelques pistes de recherches ultérieures.

25Jean Vavasseur-Desperriers

Mathieu Fulla, Les socialistes français et l'économie (1944-1981). Une histoire économique du politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2016, 468 p.

26Issu d’une thèse de doctorat, l’ouvrage de Mathieu Fulla manifeste la volonté de son auteur de réaliser une véritable « histoire économique du politique » du parti socialiste de la Libération à 1981. Il s’inscrit dans le renouvellement des travaux historiques consacrés à l’histoire du parti socialiste après 1945, marqué par des thèses récentes (Judith Bonnin, Mathieu Tracol, etc.). Couvrant une large période, l’ouvrage réussit son pari. Les rapports de force internes au parti, les relations avec les syndicats et les autres forces politiques sont bien décrits, et mis en relation avec les choix de politiques économiques et sociales. Pour aboutir à ce résultat, l’auteur a consulté des sources primaires variées, comme l’abondante littérature grise et les fonds privés répartis entre différentes archives (archives nationales, archives départementales – notamment celles de l’Aveyron pour le précieux fonds Ramadier –, fondation Jean Jaurès, Ours, Sciences Po, etc.). Il a également eu le mérite de constituer un ensemble de sources inédites à travers des entretiens, oraux et écrits, avec une cinquantaine de témoins.

27Sur l’ensemble de la période, quelques constantes apparaissent comme le poids obsédant du parti communiste, principale contrainte lorsque le parti socialiste est dans l’opposition selon l’auteur. Au pouvoir, c’est la menace du déséquilibre des finances extérieures qui s’impose comme principale limite. De fait, les difficultés de financement ont obéré l’action socialiste tant de Mollet en 1957 que de Mitterrand en 1983.

28Au-delà de l’opposition traditionnelle entre première et deuxième gauches, l’auteur décrit avec finesse l’évolution des débats au sein de la mouvance socialiste. À la Libération, Guy Mollet s’impose par sa « rhétorique marxiste commode, mais incantatoire » (p. 394). L’étude des débats et décisions économiques, et pas seulement des prises de position politiques, permet d’identifier des lignes de fracture multiples. Le parti est en fait divisé entre les plus « dirigistes », comme Philip ou Tanguy-Prigent, et ceux tolérant un retour progressif aux mécanismes de marché, comme le président du Conseil de 1947, Ramadier. Un ambitieux projet de réforme successorale de Léon Blum – malheureusement non développé par l’auteur – est écarté. Plus consensuel, le modèle de l’Angleterre travailliste séduit largement, de Blum à Mollet, en passant par Philip, Ramadier et Auriol. On peut toutefois regretter que ce point ne soit pas plus approfondi sur l’ensemble de l’ouvrage, notamment pour contraster avec les rapports parfois difficiles avec le SPD allemand. Paradoxalement, Mathieu Fulla insiste à de nombreuses reprises sur le fait que la SFIO était plus favorable aux nationalisations que le PCF, qui craignait de voir son influence diluée dans la technocratie étatique. À cette époque, la SFIO noue une relation étroite avec FO, dont elle utilise les experts. L’épisode du gouvernement Mollet de 1956-1957, souvent réduit au drame algérien, est restitué dans toute sa richesse. Les nombreuses réformes sociales soutenues par Ramadier et Gazier, extension des congés payés et augmentation des retraites notamment, sont soulignées. Le gouvernement tombe finalement du fait de la crise financière et politique consécutive aux « évènements » d’Algérie.

29Dans les années 1960 et 1970, Mathieu Fulla distingue trois pôles, l’un marxisant (le Cérés avec Chevènement), l’autre « régulationniste keynésien » autour de Delors ou Rocard, qui est parfois séduit par l’autogestion, et enfin un pôle « keynésiano-mendésistes », plus planificateur et sceptique tant envers le marxisme que l’autogestion. Mauroy incarne cet axe. Les luttes entre ces trois approches permettent de relire l’ascension au pouvoir de François Mitterrand entre 1974 et 1981, même si ce dernier subordonnait toujours l’économique au politique, comme l’illustre la citation mise en exergue au début du livre : « L’économie, on en fait ce qu’on en veut ». La radicalisation marxiste du futur président au célèbre congrès de Metz de 1979 est relativisée par l’auteur. Delors renforce d’ailleurs son influence, et contribue aux réflexions sur la réduction du temps de travail, même si l’épineuse question de la compensation salariale n’est pas réglée. Par la suite, les années de la gauche au pouvoir sont évoquées de manière rapide en conclusion, avec une relecture stimulante de la crise de 1983, perçue comme une inflexion plus que comme un véritable tournant.

30En somme, Mathieu Fulla nous livre un travail dense et stimulant, à la croisée des histoires politiques et économiques, qui témoigne du renouvellement de ces deux domaines dans l’historiographie française.

31Laurent Warlouzet

Ismaël Ferhat, Socialistes et enseignants. Le parti socialiste et la fédération de l’Éducation nationale de 1971 à 1992, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2018, 382 p.

32La double spécificité du socialisme français, sur le plan organisationnel et sociologique, tient sans doute à deux particularités historiques. Son ancrage institutionnel dans les mairies et ses réseaux d’élus ont permis de compenser la faiblesse de ses ressources organisationnelles et militantes. Son implantation dans le monde enseignant, marquée jusque dans les années 1980, a largement contribué à son rayonnement dans la société, alors que son faible ancrage dans le monde ouvrier le distingue nettement de ses homologues sociaux-démocrates allemands et anglais. La FEN a été le pivot majeur des relations entre socialistes et enseignants. La thèse d’Ismaël Ferhat, apporte une contribution précieuse à la compréhension des rapports entre ces deux organisations et donc à l’analyse d’une galaxie laïque qui a été une configuration sociopolitique essentielle dans le paysage politique Français.

33La période revêt une forte cohérence : de la reconstruction du PS à Épinay à la scission de la FEN en 1992 qui cesse alors d’être l’organisation dominante du monde enseignant. Ces relations complexes et évolutives, cycliques, faites de proximité mais aussi de beaucoup de malentendus et d’instrumentalisations réciproques, sont analysées avec beaucoup de subtilité, de finesse et de clarté comme des interactions entre des organisations elles-mêmes traversées de conflits et marquées par des évolutions qui tiennent à leur environnement plus global. Outre des codes idéologiques communs (la laïcité), les deux organisations sont marquées – on le sait – par un fort pluralisme interne et des jeux souvent labiles de tendances et de factions qui complexifient les rapports entre les deux structures. C’est l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage : penser les relations entre des organisations soumises elles-mêmes à des mutations (le passage à une culture de gouvernement pour le PS et ses vicissitudes électorales sur la période, les transformations sociétales multiformes de l’école, l’expansion de l’école, la montée des consommateurs d’écoles, le déclin du syndicalisme… pour la FEN). Pour ce faire, l’auteur utilise de nombreux outils de la science politique, ce qui fait de l’ouvrage un plaidoyer en actes pour l’interdisciplinarité, souvent invoquée mais rarement vraiment mise au travail. La rigueur de l’historien, armé de sources multiples (notamment de nombreuses notes très éclairantes produites par des dirigeants socialistes…), combinée à la mobilisation de notions suggestives et heuristiques comme la multipositionnalité, la cartellisation, les réseaux ou les coalitions de cause produit ici de réels effets de connaissances. C’est la question des relations privilégiées que les partis politiques nouent avec certains groupes sociaux et leurs représentants (formes de néo-corporatisme sectoriel dans le cas étudié) qui est ici éclairée. Comme le style est fluide, la lecture des seize chapitres à l’ordonnancement clair n’en est que plus agréable.

34L’auteur s’attache d’abord à l’héritage de l’avant-1971 et à la construction historique d’une relation privilégiée, étape indispensable pour penser la période privilégiée. L’intensité des relations avec le monde enseignant est renforcée, après 1945, par l’affaiblissement du PS et la montée de son rival communiste. À partir de 1959, la question scolaire renforce encore ces relations, soudées par un « programme idéologico-éducatif » commun. Les années 1970 voient à la fois la reconstruction du PS, sa redynamisation militante et la reconstruction de sa relation avec le monde enseignant dans un contexte de montée des classes moyennes salariées, toile de fond de la progression électorale socialiste. Le PS tire le maximum de ressources de son ancrage enseignant, même si les réseaux enseignants socialistes se fracturent selon ses courants. L’institution scolaire fait l’objet d’une critique sociologique nouvelle qui déstabilise les cadres d’entendement au sein des deux organisations et dans leurs relations. Des conceptions nouvelles d’une laïcité plus « ouverte » émergent. La problématique du collège devient centrale. L’auteur montre bien que les rapports avec la FEN ne dépendent pas d’une structure spécifique mais passent par des canaux plus complexes (réseaux issus de la SFIO, nébuleuse mitterrandienne, Cérès). La période 1975-1981 est analysée avec beaucoup de nuances comme celle d’un « âge d’or en trompe-l’œil ». D’un côté, l’alliance et les « intérêts croisés » des deux organisations n’ont jamais été aussi marqués, notamment sur le plan des projets éducatifs. Elles cherchent toutes les deux à consolider leur rayonnement dans la galaxie laïque. De l’autre, la fin de la décennie voit apparaître une érosion de cette relation privilégiée et des facteurs de déstabilisation liés à la dévitalisation des réseaux socialistes, la question de l’école privée, la désyndicalisation… L’analyse méticuleuse du secteur Éducation au PS emporte la conviction. Des « lézardes » apparaissent dans l’alliance dès la fin des années 1970 que l’accès au pouvoir du PS va accroître. Le PS cherche à se défaire de son image de « partis de profs » avant 1981 et à élargir son socle sociologique. La professionnalisation politique joue aussi un rôle essentiel : la montée du poids des élus à partir des élections municipales de 1977, quoique souvent enseignants de profession, change la nature du parti. La reformulation de la question laïque est analysée finement. L’une des valeurs ajoutées de l’ouvrage est de montrer que la crise scolaire de 1984 se joue et noue pour partie à la fin des années 1970.

35Le pouvoir met à l’épreuve la relation FEN-PS. Sur le projet global comme la question de l’école privée, la relation se distend fortement. Le PS s’éloigne du syndicalisme enseignant qui était sa terre nourricière (processus de « désencastrement ») trouvant d’autres ressources mais aussi d’autres contraintes dans l’exercice du pouvoir gouvernemental. L’auteur, attentif aux mutations plus générales, montre aussi que les évolutions de la démographie enseignante jouent aussi un rôle essentiel. Le secteur Éducation du parti est affecté profondément par le développement d’une culture plus technocratique du PS. La montée des membres de cabinet issus de la haute fonction publique plutôt que du milieu enseignant est une évolution significative. La crise scolaire de 1984 fait l’objet d’une belle analyse qui prend en compte les dissonances antérieures à 1981. Elle scelle bien la fin de l’alliance entre galaxie laïque et PS sur l’école privée. La période suivante a été moins analysée. L’alliance est partiellement reconstruite sur des bases nouvelles. Une forme de « tentation social-démocrate » se fait jour à contretemps. C’est que les enjeux éducatifs deviennent en effet essentiels à mesure que la politique économique des socialistes devient moins distinctive avec la conversion au libéralisme. Le retour au pouvoir « libère, à l’instar de 1981, les ambiguïtés » de la relation, un temps reconstruite. Le projet négocié est abandonné. L’alliance agonise en 1991-1992. Et 1993 marque une crise conjointe des deux organisations. On n’a fait qu’esquisser ici les grands traits d’une analyse passionnante d’un âge révolu du parti socialiste et des relations entre partis et syndicats.

36Rémi Lefebvre

Claire Andrieu et Michel Margairaz (dir.), Pierre Sudreau. 1912-2012. Engagé, technocrate, homme d’influence, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 222 p.

37Ce volume consacré à Pierre Sudreau (PS), résistant, haut fonctionnaire, élu, va bien au-delà du genre biographique. En effet, l’étude de ce « grand expert-commis, à la frontière de la société civile et de la société politique, véritable passerelle active entre différents milieux », permet d’aborder des sujets variés comme « la richesse et la complexité des liens noués » (p. 41) pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’urbanisme, l’européisme, l’entreprise ou encore le lobbying… à partir des grands thèmes qui structurent l’ouvrage : la Résistance et la déportation (p. 13-61) qui furent « la grande école politique de sa vie » (p. 203), le politique (p. 65-147), l’homme d’influence (p. 151-200). Ses différentes fonctions après la guerre révèlent un itinéraire diversifié, étudié par une douzaine de chercheurs qui éclairent ainsi de nombreux aspects de la vie politique et économique française du second xxe siècle.

38Son passé résistant (B. Leroux), à la tête du réseau Brutus (lié au Comité d’action socialiste) en zone Nord, révèle des qualités de leadership, de sens de l’organisation, de dynamisme et de sang-froid et constitue un capital social pour sa carrière à l’Intérieur. Après son arrestation (novembre 1943), Pierre Sudreau est torturé puis déporté à Buchenwald (O. Lalieu) où il prend part à la résistance clandestine interne et partage l’expérience de la solidarité qui le liera durablement à certains codétenus communistes.

39Dès 1946, après un bref passage au cabinet de Gaston Defferre, secrétaire d’État à la Présidence du Conseil, Pierre Sudreau devient directeur général adjoint des services secrets (SDECE). À ce poste, il est mêlé à l’affaire Passy (S. Albertelli) dans laquelle l’ancien chef du BCRA est accusé de malversations et d’abus de pouvoir.

40Dans son introduction de la deuxième partie, C. Andrieu affirme que « l’itinéraire de PS constitue un terrain idéal pour analyser le rapport au politique (le domaine conceptuel du bien commun) et à la politique (une pratique et le lieu de cette pratique) » qui se rejoignent pour lui entre 1958 et 1962, années où il contribue à l’établissement du socle doctrinal des politiques urbaines des années 1960, qu’il défend au Parlement en tant que ministre. En revanche, quand le et la politiques se dissocient, en septembre 1962, il rompt avec le Général auquel il voue « une sorte de culte privé » dans le cadre d’un « gaullisme du souvenir ». La Résistance et la déportation, souligne-t-elle, ont été des modes de politisation non partisans, voire unanimistes, même si son milieu et l’influence exercée sur lui par Saint-Exupéry l’orientaient plutôt à gauche ; d’ailleurs, il n’adhérera à aucun parti politique et sera souvent « en délicatesse avec la politique ». Cette attitude « tient probablement à une disposition au refus » qui le conduit souvent à démissionner (1962, 1972, 1979, 1981), à décliner les offres de candidature présidentielle (1965, 1969) ou de portefeuilles ministériels (1969, 1974, 1988), la participation active, en 1969, à la campagne présidentielle d’Alain Poher constituant pour ce « centriste par position » une exception.

41Au ministère de la Construction entre 1959 et 1962 (L. Vadelorge), son œuvre est importante (planification urbaine, construction de grands ensembles, attention à la qualité de la vie…). Elle manifeste toutefois « une certaine schizophrénie », pour reprendre la formule d’A. Fourcaut, et annonce l’inflexion qualitative et écologiste des politiques urbaines après 1969. Il en est de même à l’Éducation nationale (avril-septembre 1962) où il fut toutefois, selon A. Prost, « un grand ministre » : réussite d’une rentrée très délicate (150 000 élèves rapatriés d’Algérie), simplification des procédures pour construire plus et plus vite de nouveaux établissements scolaires, large délégation de compétences aux rectorats, réunion d’une commission de réflexion à l’origine des CES (1963).

42Après 1962, l’intérêt de Pierre Sudreau pour la construction européenne s’affirme dans le cadre d’un européisme pragmatique. Pour celui qui préside le Mouvement européen-France (1968-1972) et espère alors une relance de la CEE, l’Europe est vue comme « un moyen de modernisation et jamais envisagée comme un super-État. » Il est vite déçu par les suites du sommet de La Haye (1969) et ne cesse de regretter les évolutions de la CEE.

43Il fut également « un centriste en région Centre » (P. Allorant) dont la pensée et l’action sont marquées par « l’intangibilité d’une conviction régionaliste au service de l’intérêt général ». Préfet du Loir-et-Cher (1951-1955), « il mène tambour battant le chantier de la Reconstruction » et promeut le tourisme. Président du Conseil régional (1976-1979), il souhaite développer la décentralisation qu’il a favorisée quand il était ministre. De même, il veut établir une coopération optimale entre Blois (maire 1971-1989, député 1967-1981) et la tutelle administrative préfectorale dans un objectif commun d’« expansion urbaine et de satisfaction des besoins des citoyens ». Pour ce faire (C. Godeau), il freine le développement de l’habitat collectif massif, rénove et réhabilite l’ancien parc immobilier, favorise les espaces verts et l’accession au pavillon individuel, et veille à une meilleure intégration des quartiers à l’espace blésois.

44Pierre Sudreau est aussi un haut fonctionnaire au service d’une grande organisation professionnelle (président de la Fédération des industries ferroviaires, 1963-1996) et un responsable économique sollicité pour son expertise (président du comité d’étude pour la réforme de l’entreprise, 1974-1975). M. Margairaz, D. Fraboulet et P. Bourlange expliquent en quoi ces deux missions convergent autour d’un même objet, l’entreprise. Dans la première, sa tâche consiste à réorganiser la profession ferroviaire, faire du lobbying auprès des pouvoirs publics et de la SNCF afin de promouvoir les industries ferroviaires. Dans la seconde, conforme à la volonté de Valéry Giscard d’Estaing de mise en mouvement de la société française et de résistance au programme commun de la gauche, Pierre Sudreau, guidé par une vision humaniste de la société, souhaite encourager l’innovation dans tous les domaines, privilégier la négociation pour tâcher de parvenir à une co-surveillance. Mais le gouvernement ne donne pas suite à ce rapport qui arrive à « contre-chronologie du contexte » social, politique et économique.

45À la lecture des différentes contributions, Pierre Sudreau apparaît bien comme une remarquable incarnation de l’élite modernisatrice au temps de la Grande Croissance dont le parcours toutefois, en raison de ses multiples appartenances, s’avère éclectique.

46Jean-Marc Guislin

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