Notes
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[1]
“ETA ha decidido el cese definitivo de su actividad armada”.
- [2]
-
[3]
Dans les années 1980, les juges archivaient rapidement les dossiers des attentats. Un rapport du gouvernement basque estime qu’au minimum 197 attentats ont été classés faute de preuves. Les familles de victimes disent aujourd’hui que plus de 300 assassinats ne sont pas éclaircis. L’assocation Covite a réalisé une « carte de la terreur », base de données en ligne en quatre langues (espagnol, basque, anglais et français) sur les meurtres terroristes commis dans la communauté autonome basque, y compris ceux du Groupe antiterroriste de libération (GAL), ou de la Triple A (Alliance anticommuniste apostolique).
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[4]
322, d’après l’association de soutien aux prisonniers, Etxerat (cité par Deia, 9 août 2017).
-
[5]
Fermeture d’Egunkaria en 2003, condamnation de Arnaldo Otegi en 2011.
-
[6]
Plus de 2 millions à Barcelone et à Madrid, plus de 800 000 à Séville et Zaragosse, 500 000 à Bilbao (autant que la population totale de l’agglomération), et des centaines de milliers dans toutes les villes espagnoles.
-
[7]
D’après les associations de défense des prisonniers, ces derniers sont dispersés dans 65 prisons en Espagne, en France et en Suisse. Plus des deux tiers se trouvent entre 600 et 1 100 km de la communauté autonome basque et 21 % à plus de 400 km.
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[8]
Deia, 9 août 2017, Imanol Fradua : « Sare demanda zanjar la vulneración de derechos de 113 hijos de presos de eta », [http://www.deia.com/2017/08/09/politica/euskadi/sare-demanda-zanjar-la-vulneración-de-derechos-de-113-hijos-de-presos-de-eta].
-
[9]
“¿Cómo es posible que la oportunidad y esperanza de estar con mi padre se acabe de golpe tras sufrir esa injusticia durante 19 años?”, se cuestionó. “¿De dónde viene la palabra justicia, si desde mi nacimiento mi vida ha sido injusta?”
-
[10]
“Se nos pide que condenemos la actividad armada de ETA, pero, ¿cómo me pides hoy que condene una cosa del pasado si además no la condenaba en su día y he pagado claramente por no hacerlo?” Noticias de País Vasco: Las diez frases que retrataron a Arnaldo Otegi en la entrevista para Évole en Salvados País Vasco. [http://goo.gl/SkXvvT].
-
[11]
Rozenberg Danielle, « La mémoire du franquisme dans la construction de l’Espagne démocratique, les voies incertaines d’une réconciliation nationale », Témoigner entre Histoire et mémoire, revue internationale de la fondation Auschwitz, n° 117, 2014, p. 56-66.
-
[12]
Enregistrement du discours dans : Jorge Bustos, “Luz en Rentería” (El Mundo section Opinión). [http://www.elmundo.es/opinion/2017/06/30/59553fc4ca474195728b45ee.html],traduction de l’auteur.
-
[13]
Chema Herzog, émission Salvados, La Sexta, 18 mars 2014.
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[14]
La loi a été approuvée par 93,3 % des votes – soit 296 voix pour, 2 voix contre, 18 abstentions.
-
[15]
Diario de sesiones del congreso de los diputados, 14 octobre 1977, n° 24.[ www.congreso.es].
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[16]
Il y a une vingtaine d’auteurs qui publient depuis vingt ans sur les contradictions ou compromissions du nationalisme basque ; certains d’entre eux ont contribué à la personnalisation des victimes qui étaient pour la plupart anonymes dans les écrits des années 1980.
-
[17]
Le mot « totalitaire » est constamment employé dans la presse et les billets des analystes qui luttent contre le récit nationaliste basque de la période marquée par l’ETA. Il vise à retirer toute forme de légitimité démocratique au choix du terrorisme.
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[18]
José María Herzog, cité par Luis R. Aizpeola, “Rentería, el ejemplo de la otra cara de Alsasua”, El Pais, 17 juillet 2017, [https://politica.elpais.com/politica/2017/07/16/actualidad/1500225848_319714.html].
-
[19]
Sebastian Castellio (1515-1563) au sujet de la mise à mort de Michel Servet, cité dans Raúl López Romo, Informe Foronda Los contextos históricos del terrorismo en el País Vasco y la consideración social de sus víctimas 1968-2010, p. 10 [http://www.pensamientocritico.org/raulop0415.pdf].
1Le 20 octobre 2011, l’ETA déclarait la fin définitive de l’activité armée [1]. L’organisation Euskadi Ta Asktasuna, ce qui signifie Pays basque et liberté, avait été créée en 1959 pour lutter contre le régime du dictateur Francisco Franco. Le 28 septembre 2013, l’organisation publiait un communiqué qualifiant son combat de « juste » et « légitime » parce qu’il a « aidé la survie du Pays basque et à garder ouverte la porte de la liberté [2] ». Pourtant, l’indépendance n’est pas atteinte, et le coût humain de ce demi-siècle de terrorisme est très lourd : les militants de l’ETA ont assassiné près de 1 000 personnes si l’on compte les centaines de cas non élucidés entre 1968 et 2011, et les groupuscules anti-ETA en ont tué 62 [3]. Plus de 300 personnes purgent encore des dizaines d’années de détention pour leurs crimes [4].
2Pour développer cette réflexion sur le juste et l’injuste dans le cas du Pays basque, quelques précisions sont nécessaires en préambule.
3Je nomme l’ETA « groupe terroriste ». Depuis 1978, l’ETA exécute des personnes dans le cadre d’un État espagnol qui autorise l’expression de la revendication indépendantiste, et subventionne légalement les partis séparatistes qui obtiennent des résultats électoraux, au même titre que tous les partis. On rappellera aussi qu’en 1977 une amnistie fut votée par le parlement espagnol qui permit la libération de criminels franquistes mais aussi des membres de l’ETA emprisonnés pour crime de sang, dans l’idée de fonder une nouvelle société démocratique sur la base du respect des opinions et des projets politiques non violents. Certains de ses militants ont alors décidé de continuer la guerre contre l’Espagne démocratique qu’ils ne différencient pas de l’Espagne franquiste (les deux régimes sont rassemblés dans le vocable « État espagnol »). Puis, dans les années 1990, l’ETA a développé une théorie nouvelle appelée « socialisation de la douleur » qui visait à faire peur à un maximum de gens en tuant des personnes à qui tout le monde pouvait s’identifier : élus ou policiers municipaux, militants de base des partis « espagnols », journalistes. Le qualificatif de terroriste a alors fait son chemin dans la société basque, y compris chez des nationalistes basques fragilisés par ces meurtres commis en leur nom. L’adoption de ce qualificatif par les associations de citoyens, par la presse, puis par la classe politique dans son ensemble, a finalement placé l’ETA du côté de l’injustice absolue. Ses actes ont été lentement rejetés, y compris par les électeurs des partis qui lui furent associés. Dans les années 1980, ceux-ci manifestaient en grand nombre pour la soutenir, alors que dans les années 2000, la justice a pu emprisonner des élus ou des journalistes [5] pour leurs liens avec l’ETA sans protestations notables.
4Un tournant majeur du rejet de la « bande armée », comme l’appellent ses opposants, fut l’année 1997 lorsque le gardien de prison José Antonio Ortega Lara, retenu prisonnier pendant 532 jours dans un trou humide de 3 mètres de long, 2,5 de large et 1,8 de haut, fut délivré par les forces de l’ordre espagnoles. Quelques jours après, un jeune élu municipal du Parti Populaire (29 ans), Miguel Ángel Blanco, était lui aussi enlevé, mais cette fois-ci l’organisation donna 48 heures aux autorités espagnoles pour transférer tous les prisonniers dans des prisons de la communauté autonome basque. Dans toute l’Espagne, y compris au Pays basque, des millions de personnes se mobilisèrent dans des manifestations monstres (en montrant vers le ciel leurs paumes peintes en blanc) [6] pour tenter de sauver le jeune homme, en vain. Il fut abattu de deux balles dans la nuque. La cruauté face à l’innocence des deux hommes fit voler en éclat la rhétorique sur la justesse de la cause qui avait pu jusque-là retenir certaines critiques et installa le mot « terroriste » dans le langage courant.
5Les termes « juste » et « injuste » sont également complexes. Le Larousse définit la justice comme un « principe moral qui exige le respect du droit et de l’équité », et une « qualité morale qui invite à respecter les droits d’autrui ». Il renvoie à la question des droits contradictoires (« autrui », « équité ») et à la limite qu’une société donne aux droits des uns envers les autres. L’injustice commencerait là où l’on outrepasse le droit réservé à soi-même aux dépens de celui d’autrui. La confusion s’installe lorsque soi-même et autrui sont envisagés comme des groupes sociaux abstraits : la nation, le peuple, plutôt que comme des individus. Au nom de la justice pour le groupe, l’injustice envers l’individu devient en effet possible et même juste.
6Le juste et l’injuste sont également des mots à double face, qui désignent à la fois un rapport social et un état d’âme. L’état d’âme, le sentiment d’injustice, ne peut pas être classé dans des catégories au même titre qu’un principe social. Se sentir victime est une vérité intime, ce qui rend incertain le terrain sur lequel s’avance l’universitaire qui voudrait situer le vrai, le faux, et les relations qu’ils entretiennent.
7Enfin, il faut rappeler que la Communauté autonome est un petit territoire peuplé de deux millions d’habitants. À part dans les capitales, Bilbao, Vitoria, Saint Sébastien, les histoires d’assassinats ont lieu dans de gros villages. La réflexion sur le meurtre et la violence au Pays basque est le fait de voisins qui ont concrètement vécu la haine, la peur, la honte, la lâcheté, la loyauté, les sentiments qui naissent lorsqu’une minorité s’impose par la menace et que la majorité laisse faire. Les émotions individuelles se mêlent étroitement aux théories et aux stratégies politiques. C’est d’ailleurs ce qui fait l’exemplarité de la résistance de citoyens basques à l’ETA. Contrairement aux réponses gouvernementales ayant excédé le Droit (tortures, assassinats du GAL), les citoyens, intellectuels, victimes, familles de victimes, organisés depuis la fin des années 1980 sont partis des sentiments individuels ayant permis la domination d’un ordre injuste pour élaborer une pensée sur le fondement individuel d’un ordre social juste.
8Je parlerai ici du juste et de l’injuste dans leur dimension politique, et de l’usage de ces termes pour consolider des stratégies de pouvoir ou de contre-pouvoir. Je m’arrêterai dans un deuxième temps sur le socle que représente la répression franquiste pour créer un sentiment d’injustice collectif. La figure abstraite, globale de la victime de l’injustice franquiste qu’est « le peuple basque », a ouvert la possibilité pour l’ETA de piétiner les droits de l’Homme élémentaires en exécutant sans procès les soi-disant représentants de l’oppression, et a longtemps fragilisé intellectuellement, on pourrait même dire paralysé, ses adversaires. Dans un troisième temps, j’aborderai la question du pardon individuel ou collectif. Je terminerai sur la lutte intellectuelle des citoyens qui ont œuvré à la défaite de l’ETA.
L’injustice : une représentation stratégique pour l’ETA
9Dans les années 1970, l’injustice est nécessaire à l’ETA car elle met en œuvre une théorie intitulée : Action/Répression/Action. L’action devait engendrer une répression qui, provoquant un sentiment d’injustice, ouvrait la voie à une nouvelle action. Le meurtrier est donc absous par l’injustice qui lui est faite. La singularité du meurtre, la responsabilité de l’assassin, se dissout dans un jeu d’équivalence. Il n’y a pas de mal et de bien, mais une balance entre deux maux et une réciprocité.
10Aujourd’hui, dire comme ceux qui défendent l’héritage de l’ETA que chaque partie doit « soulager la souffrance de l’autre partie », situe le débat sur un plan moral abstrait de l’équité entre le juste et de l’injuste. Sortir les individus de l’examen de conscience sur les crimes commis pour faire de la justice une question politique abstraite est une stratégie de pouvoir. La torture, les assassinats commis par des autorités espagnoles sont un bouclier contre toute autocritique au sujet de la théorie Action/Répression/action qui devait mener à la victoire.
11Le concept d’injustice est mobilisé pour revendiquer, comme une sorte d’échange équitable pour la fin de la « lutte armée », la libération anticipée des prisonniers ou au moins leur transfert dans des prisons proches du Pays basque. La gauche indépendantiste – partis politiques créés par l’ETA et mouvements sociaux divers (féministe, écologiste, jeunes) qui le soutenaient –, confond systématiquement les prisonniers et leurs familles, ce qui étend mécaniquement la demande de réciprocité (justice pour les victimes de l’ETA contre justice pour les familles victimes de l’État espagnol) à des groupes. Les familles des prisonniers apparaissent comme victimes, au même titre que les personnes assassinées par l’ETA. C’est à cela aussi que doit servir la thèse selon laquelle il y a eu un conflit entre le Pays basque et l’Espagne : si elle s’imposait, les prisonniers devraient être, en toute justice, considérés comme ceux d’une guerre terminée, et n’auraient donc plus de raison d’être emprisonnés.
12Pour mobiliser le sentiment d’injustice qui crée de la solidarité, le réseau soutenant « les prisonniers, exilés et déportés [7] » défend aussi les droits « des prisonniers et de leurs descendants », 113 enfants mineurs de prisonniers. Le vocabulaire utilisé est en miroir de celui qui pèse sur l’ETA : la politique pénitentiaire est qualifiée de « criminelle », et les enfants en sont les victimes innocentes. « On nous a volé notre enfance », disent les jeunes invités à s’exprimer dans la presse : « la condamnation imposée à nos parents, bien que nous soyons innocents, nous a été imposée à nous aussi [8] ». Un jeune dont le père vient de mourir en prison proteste ainsi :
Comment se peut-il que l’opportunité et l’espoir de vivre avec mon père se terminent d’un coup après avoir supporté cette injustice pendant 19 ans ? D’où vient le mot justice, si depuis ma naissance ma vie a été injuste [9] ?
14Pour avoir droit à une libération anticipée ou des avantages durant leur détention, les prisonniers doivent, entre autres, demander pardon pour leurs crimes ; cela peut être vécu comme une injustice annihilant le sens de leur propre sacrifice, puisqu’ils sont en prison pour leurs actes, et donc comme une double peine :
On nous demande de condamner l’activité armée de l’ETA, mais comment peut-on me demander aujourd’hui de condamner une chose du passé que je ne condamnais pas à l’époque alors que j’ai clairement payé pour ne pas le faire [10] ?
Pour une partie de la gauche non nationaliste basque, il faut toujours rendre justice aux victimes du franquisme
16La question du rapport entre le juste et l’injuste se pose aussi en miroir du franquisme. La dictature est toujours représentée comme une injustice non résolue, une justice qui n’a pas été faite. Du point de vue d’une partie des Espagnols se disant de gauche, la loi d’amnistie de 1977 est mauvaise car « elle a institué une sorte de “point final” au débat sur les responsabilités du régime antérieur [11] ». Or la limite collective entre la justice et l’injustice passe par la reconnaissance des responsabilités. C’est ce qui apparaît dans les phrases, citées plus haut, de l’enfant du terroriste mort en prison : la responsabilité de son père n’est pas envisagée, seule celle du juge existe. À cet endroit, les nationalistes et certains antifranquistes se retrouvent et créent un espace où l’on peut utiliser cette incertitude sur la limite du juste et de l’injuste pour rassembler.
17Le Parti Populaire refuse cette vision des choses, car ses dirigeants ne veulent pas condamner le régime franquiste. Le Parti Socialiste est divisé sur cette question. En 2007, le gouvernement Zapatero fit voter une « loi de la mémoire historique » qui reconnaît et déclare le caractère radicalement injuste de toutes les condamnations, sanctions et toutes les formes de violence personnelle produites pour raisons politiques, idéologiques ou de croyance religieuse pendant la guerre civile et la dictature. Au Pays basque, une majorité considère que les deux périodes, franquisme et terrorisme d’ETA, ont fait des victimes qu’il faut envisager sur le même plan.
18C’est pourquoi le Parti nationaliste basque (PNV) veut absolument que le terrorisme soit dissocié de l’idéologie nationaliste et construire un consensus sur le fait qu’il y a de l’injustice dans toutes les idéologies. De même dans un texte de « Proposition de loi pour la création d’un Institut de la mémoire et de la coexistence » (Instituto de la Memoria y la Convivencia), le Parti socialiste du Pays basque adopte le point de vue d’une continuité entre les années pré- et post-transition démocratique :
Tout au long du siècle dernier, la société basque a souffert au moins quatre expériences traumatiques marquées par la violence : la guerre civile, la dictature franquiste, le terrorisme d’ETA et les contre-terrorismes illicites.
20Il crée donc une équivalence entre des situations et des maux comparés et les met en continuité.
21Le texte du PS réfute aussi que les victimes de l’ETA puissent bénéficier d’une autorité morale supérieure : « La douleur n’est pas une valeur, et ne doit pas être considérée comme un principe d’autorité mémorielle se substituant à la raison ». Il défend le respect de chacun des points de vue, mis sur un pied d’égalité. Cette position médiane est le reflet de la diversité des opinions de ses militants et électeurs.
22La création de l’Institut de la Mémoire et de la coexistence a été votée par le PNV et le PSE en 2013 pour traiter de « toutes les violences politiques dont a souffert Euskadi à partir de l’année 1936 ». Les « Abertzales », nom qui signifie patriote en basque mais qui est souvent réservé aux indépendantistes de gauche, se sont abstenus parce qu’ils ont jugé le texte insuffisant, le Parti Populaire et UPyD (Union Progreso y Democracia, fondé entre autres par des socialistes en rupture avec cette posture du PSE sur l’ETA) ont voté contre, avec l’argument suivant : « Il y a un parti pro-ETA dans cette assemblée (autonome), il n’y a pas de parti politique qui défende le franquisme. ». On pourrait même rappeler que de nombreux anti-franquistes ont été tués par l’ETA ce qui invalide le lien systématiquement fait entre ETA et antifranquisme. Les personnes qui résistent aux thèses nationalistes basques sont mobilisées pour que l’histoire ne retienne pas que la dictature et l’ETA représentent une lutte d’Espagnols contre des Basques mais plutôt la volonté, à des époques différentes, d’imposer par la force le pouvoir d’une minorité, nationaliste espagnole pour les franquistes, nationaliste basque pour l’ETA.
23Une autre façon de déconnecter l’injustice de la dictature de celle de l’ETA consiste à mettre l’accent sur la date de 1977 pour faire débuter le récit ou la réflexion sur l’ETA, qui correspond au début de la lutte de l’ETA contre le régime démocratique. L’ETA est née en 1959, son premier assassinat date de 1968, elle a tué environ 70 personnes (sans compter les cas non résolus) avant l’entrée en vigueur de l’amnistie de 1977 qui a permis la libération de tous ses prisonniers au nom de la démocratisation postfranquiste.
24La manière dont on présente les faits vise à faire apparaître de manière subliminale ou affirmée l’injustice ou la justice.
Le pardon : reconstruire une limite commune du juste et de l’injuste
25Le 28 juin 2017, le maire abertzale de Rentería (38 000 habitants, 20 personnes tuées par l’ETA), Julen Mendoza, a organisé un hommage en mémoire de trois conseillers municipaux abattus par l’ETA, un socialiste en 1984, et deux du Parti Populaire en 1997 et 1998 (le second est mort pour avoir eu le courage de remplacer le premier après son assassinat). À l’époque, les images des conseillers municipaux abertzale de Rentería refusant de condamner le meurtre de leur collègue avaient provoqué indignation et incompréhension. L’initiative de Julen Mendoza (élu en 2011, réélu en 2015), a donc eu un retentissement important. Après avoir dévoilé des plaques rappelant l’assassinat des conseillers municipaux, il dit devant un parterre rassemblant les membres des familles des victimes :
Dans ce pays, nous n’avons pas eu assez d’imagination pour nous mettre dans la douleur de l’autre. Nous le voyions comme un ennemi, pas comme une personne […] Je crois sincèrement, je le dis en toute honnêteté, que j’ai aussi manqué d’imagination pour voir la douleur au-delà de la mienne. J’ai la chance d’avoir pu parler avec différentes victimes (nommées dans le discours) et j’ai eu la chance que ces conversations ont aidé à développer cette imagination. Que cet acte serve à nous aider à avoir l’imagination qui nous a manqué durant tant de temps, afin que les uns et les autres comprenions la douleur que nous provoquée et que nous avons oubliée. […] Si ce Conseil municipal au cours de son histoire, ou moi-même, n’avons pas été à la hauteur des circonstances, si nous ne vous avons pas accompagnés correctement […], ou si nous avons dit ou fait quelque chose qui a pu ajouter encore plus de douleur à celle que vous subissez, je demande pardon pour cela au nom de la mairie et en mon nom propre, en même temps que je dis que nous ferons tout notre possible pour que cela ne se répète pas [12].
27Julen Mendoza est un cas à part. En 2012, son premier geste symbolique avait été d’assister à l’inauguration du nouveau siège du Parti Socialiste fermé depuis 2005 à cause des attaques violentes d’indépendantistes. En faisant ce choix, il ouvre la possibilité à ce que le pardon ne soit pas seulement une attitude et une pratique personnelles. « Je cède, et eux aussi », dit dans une émission télévisée José Maria Herzog, conseiller du Parti Populaire de Rentería, qui a vu mourir trois élus municipaux de son parti et deux de ses amis : « Eux pour quelque cause que ce soit, et moi, parce que je ne veux pas de tranchées. Je veux la coexistence (convivencia), je ne veux pas de guerre […] [13]. »
28Jusqu’ici, la réconciliation s’est faite entre individus ; depuis le début des années 2000, la politique du gouvernement nationaliste basque vise essentiellement l’accompagnement pour la rencontre et le dialogue entre victimes et meurtriers. En reconnaissant que les individus ont manqué d’empathie avec la peur vécue par des voisins innocents, le maire de Rentería donne une définition de la société qui va au-delà du groupe d’intérêt nationaliste et de la communauté sentimentale des indépendantistes. Il interroge de front le sujet principal de la démocratie et du Droit délimitant le juste et l’injuste : le peuple-nation, intemporel, ou les citoyens d’aujourd’hui.
29Ces débats se multiplient dans les localités qui ont le plus souffert de la violence et du harcèlement des groupes indépendantistes locaux empêchant par la menace et la mort l’expression politique des Basques non nationalistes ou nationalistes espagnols. Dans le fond, l’amnistie de 1977 avait aussi cet objectif : libérer tous les assassins des justes causes antérieures pour construire la nouvelle cause commune d’une Espagne démocratique et pacifiée. [14] Marcelino Camacho, député communiste, avait alors défendu l’amnistie en ces termes :
Nous considérions que la pièce capitale de la réconciliation nationale devait être l’amnistie. Comment pourrions-nous nous réconcilier, nous qui nous étions entre-tués, si nous n’effacions pas ce passé une fois pour toutes ? Pour nous, comme réparation des injustices commises au long de ces quarante années de dictature, l’amnistie est une politique nationale et démocratique […] qui peut fermer ce passé de guerres civiles et de croisades. Nous voulons ouvrir la voie de la paix et de la liberté. Nous voulons fermer une étape […]. Nous, précisément, les communistes, qui avons souffert de tant de blessures, qui avons enterré nos morts et nos rancœurs. Nous sommes résolus à aller de l’avant dans cette voie de liberté, dans cette voie de paix et de progrès [15].
31Mais les nationalistes basques ont considéré qu’ils ne faisaient pas partie du projet de réconciliation parce qu’il était national espagnol, et les terroristes ont voulu que ces Espagnols soient des ennemis à abattre, sachant qu’ils décidaient qui était basque et qui ne l’était pas.
32Le travail des intellectuels [16] et des associations pour donner des noms et des visages à chacune des victimes a beaucoup contribué à ébranler le mouvement pro-ETA en fissurant un groupe idéologique protégé derrière le mur de l’abstraction. Il a obligé le mouvement indépendantiste à adopter une rhétorique distinguant la réalité « en termes politiques » et « en termes humains », afin de pouvoir revendiquer sa cause dans un contexte où l’opinion publique basque n’acceptait plus que la fin justifie les moyens.
Le terrorisme dénoncé comme injustice radicale face à la complète innocence des victimes
33Aujourd’hui, deux représentations principales s’opposent dans le débat public, au sujet des crimes de l’ETA : d’un côté, des Abertzales qui essaient d’imposer un récit du conflit légitimant le terrorisme au nom de la liberté du peuple basque contre un régime oppresseur. D’un autre côté, des groupes civils ou politiques qui luttent pour que l’ETA entre dans l’histoire comme une organisation « totalitaire [17] » défaite par une société démocratique et qu’elle disparaisse, ce qui n’est pas encore le cas. Entre les deux, il y a des gens dont les opinions flottent, pour des raisons stratégiques comme le PNV, ou parce qu’ils sont partagés, comme les socialistes pour qui l’antifranquisme reste une référence idéologique structurante. Les associations de victimes de l’ETA font notamment un grand travail de déconstruction de la phraséologie sur le juste et l’injuste. Il repose sur quelques prémisses :
- La justification idéologique du crime sape le fondement même de la société démocratique. C’est pourquoi refuser l’équidistance entre la victime non combattante et le meurtrier doit être le socle de toute réflexion.
- Les droits de la personne individuelle sont supérieurs aux constructions idéologiques réclamant le respect d’entités abstraites que sont le peuple et la nation.
- La posture morale d’un individu ou d’un petit groupe a plus de valeur que la posture immorale d’une majorité.
35Le combat se fixe sur le mot « condamnation ». Ceux qui luttent contre l’ETA et les pratiques menaçantes du mouvement qui l’entourent exigent que soit condamné le choix du terrorisme ; ils veulent par-là déraciner des villes et des villages, des lieux de travail et de loisir, l’intimidation quotidienne envers d’autres regards géopolitiques que ceux de l’ETA sur le Pays basque ; ils revendiquent le respect des débats contradictoires. Selon eux, le silence des années 1980 est à l’origine de la dérive vers la soumission à l’ETA : les crimes étaient alors supportés comme une fatalité, les victimes tombaient dans l’oubli dès leurs funérailles, et les familles dans la solitude et parfois la honte. Les voisins, les élus, la presse, admettaient le meurtre comme l’expression d’une forme de justice et niaient a priori l’innocence de la victime (si elle a été tuée disait-on, c’est qu’elle a fait quelque chose). Chema Herzog, élu de Rentería, raconte que :
Les familles des victimes de l’ETA ont beaucoup souffert à Rentería. Nombre de personnes de leur entourage évitaient de les saluer pour ne pas être signalées. Elles étaient traitées comme des pestiférées. Naiara Zamarreño me racontait que son père la faisait marcher cinq mètres derrière elle afin qu’il ne lui arrive rien en cas d’attentat contre lui. Elle se souvenait des appels téléphoniques menaçants. Elles ne pouvaient pas vivre. La veuve de Caso me racontait qu’elle a essayé de dissuader son mari d’être conseiller municipal du Parti Populaire parce qu’elle avait peur qu’ils le tuent. Zamarreño le savait aussi mais il n’a pas cédé. Pour Naiara, son père est un héros. Ils furent des héros [18].
37Pour les personnes engagées dans le combat contre le récit de l’ETA, et contre sa version de l’injustice, l’enjeu est de construire une société dans laquelle on enseigne que la liberté individuelle est première dans le cadre de lois que les élections font évoluer. Ce qui ne doit jamais se reproduire, c’est la possibilité que le vocabulaire ordinaire, celui que tout le monde utilise sans critique, nie l’innocence d’une personne qui subit la violence sans l’employer elle-même. Prendre soin des termes qui décrivent le réel, ne pas se les laisser imposer par la peur, est le ciment de la société basque qu’ils voudraient construire pour leurs enfants.
38La désignation de vainqueurs et de vaincus, le refus de reconnaître un statut de victime aux prisonniers, est donc à la fois une revendication et un projet politique, celui d’un Pays basque dans lequel les idées contre le nationalisme basque ou pour la nation espagnole (et française) soient acceptées. Ils s’opposent pour cette raison au récit selon lequel il y a un conflit entre des Basques et l’État espagnol et selon lequel la fin de lutte armée serait une paix. Pour eux, il n’y a pas de conflit, pas de paix, mais la fin du terrorisme.
40Il y aura toujours des débats sur les limites du juste et de l’injuste, car elles ne sont évidemment pas figées. Il est fondamental que ce débat existe au sein des communautés politiques qui les utilisent à des fins politiques (ce qui est légitime tant que les fins ne reposent pas sur la menace).
41Pour le chercheur en sciences sociales, la question est délicate. Le juste et l’injuste fonctionnent comme le couple des jambes enchaînées des bagnards. Le scientifique est le prisonnier : à chaque fois qu’il parle de l’un, l’autre suit et paralyse son jugement. C’est d’ailleurs le but de ce couple entre le juste et l’injuste. Si ceci est juste, cela est injuste et l’on se retrouve entravé par cette dichotomie.
42L’analyse géopolitique aborde l’étude des rivalités de pouvoir pour des territoires ou sur des territoires, notamment dans des sociétés démocratiques où ces contradictions peuvent librement s’exprimer et qui voir se développer des stratégies adverses. La méthode met en valeur l’opposition des représentations et leurs fondements, même lorsqu’elles sont fondées sur des prémisses fausses, car il s’agit d’analyser la rationalité des acteurs en fonction de l’objectif qu’ils se fixent. Ici les idées qui ont justifié les crimes sont l’injustice de l’intégration du peuple basque dans l’État espagnol, ou l’injustice et l’illégalité de l’usage de la torture par les forces de l’ordre, ou l’injustice de l’éloignement des prisonniers qui oblige les familles à parcourir de longues distances.
43Mais dans le cas de l’Espagne démocratique où des hommes exécutaient des personnes désarmées sans autre forme de procès, la position d’observateur détaché est problématique. La violence politique avec mort d’homme dans une société qui permet l’expression d’idées diverses doit s’expliquer, mais ne doit pas être relativisée par le sentiment d’injustice dont feraient état les assassins et leurs soutiens. En effet, le relativisme qui amène à contester la possibilité d’un signifié partagé de certains mots au sein d’une société (démocratie, violence, justice, etc.), met en péril la société même qui permet l’expression de la recherche scientifique. Au Pays basque, des professeurs d’Université, des journalistes, des élus, ont dû quitter leur région pour échapper à la menace de l’ETA. Au Pays basque, le terrorisme n’est pas une représentation géopolitique, c’est un ensemble de faits constatés. On peut décrypter les accords politiques à l’égard de criminels qui ont tué au nom d’une cause, la manière dont une société gère ses divisions et construit ses représentations de l’Histoire à partir des mémoires conflictuelles. L’analyse des actes individuels et collectifs repose néanmoins sur l’évidence que « tuer un homme ce n’est pas défendre une idée, c’est tuer un homme [19] ». Les représentations du juste et de l’injuste ne doivent pas affaiblir cet axiome.
Notes
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[1]
“ETA ha decidido el cese definitivo de su actividad armada”.
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[3]
Dans les années 1980, les juges archivaient rapidement les dossiers des attentats. Un rapport du gouvernement basque estime qu’au minimum 197 attentats ont été classés faute de preuves. Les familles de victimes disent aujourd’hui que plus de 300 assassinats ne sont pas éclaircis. L’assocation Covite a réalisé une « carte de la terreur », base de données en ligne en quatre langues (espagnol, basque, anglais et français) sur les meurtres terroristes commis dans la communauté autonome basque, y compris ceux du Groupe antiterroriste de libération (GAL), ou de la Triple A (Alliance anticommuniste apostolique).
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[4]
322, d’après l’association de soutien aux prisonniers, Etxerat (cité par Deia, 9 août 2017).
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[5]
Fermeture d’Egunkaria en 2003, condamnation de Arnaldo Otegi en 2011.
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[6]
Plus de 2 millions à Barcelone et à Madrid, plus de 800 000 à Séville et Zaragosse, 500 000 à Bilbao (autant que la population totale de l’agglomération), et des centaines de milliers dans toutes les villes espagnoles.
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[7]
D’après les associations de défense des prisonniers, ces derniers sont dispersés dans 65 prisons en Espagne, en France et en Suisse. Plus des deux tiers se trouvent entre 600 et 1 100 km de la communauté autonome basque et 21 % à plus de 400 km.
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[8]
Deia, 9 août 2017, Imanol Fradua : « Sare demanda zanjar la vulneración de derechos de 113 hijos de presos de eta », [http://www.deia.com/2017/08/09/politica/euskadi/sare-demanda-zanjar-la-vulneración-de-derechos-de-113-hijos-de-presos-de-eta].
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[9]
“¿Cómo es posible que la oportunidad y esperanza de estar con mi padre se acabe de golpe tras sufrir esa injusticia durante 19 años?”, se cuestionó. “¿De dónde viene la palabra justicia, si desde mi nacimiento mi vida ha sido injusta?”
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[10]
“Se nos pide que condenemos la actividad armada de ETA, pero, ¿cómo me pides hoy que condene una cosa del pasado si además no la condenaba en su día y he pagado claramente por no hacerlo?” Noticias de País Vasco: Las diez frases que retrataron a Arnaldo Otegi en la entrevista para Évole en Salvados País Vasco. [http://goo.gl/SkXvvT].
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[11]
Rozenberg Danielle, « La mémoire du franquisme dans la construction de l’Espagne démocratique, les voies incertaines d’une réconciliation nationale », Témoigner entre Histoire et mémoire, revue internationale de la fondation Auschwitz, n° 117, 2014, p. 56-66.
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[12]
Enregistrement du discours dans : Jorge Bustos, “Luz en Rentería” (El Mundo section Opinión). [http://www.elmundo.es/opinion/2017/06/30/59553fc4ca474195728b45ee.html],traduction de l’auteur.
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[13]
Chema Herzog, émission Salvados, La Sexta, 18 mars 2014.
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[14]
La loi a été approuvée par 93,3 % des votes – soit 296 voix pour, 2 voix contre, 18 abstentions.
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[15]
Diario de sesiones del congreso de los diputados, 14 octobre 1977, n° 24.[ www.congreso.es].
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[16]
Il y a une vingtaine d’auteurs qui publient depuis vingt ans sur les contradictions ou compromissions du nationalisme basque ; certains d’entre eux ont contribué à la personnalisation des victimes qui étaient pour la plupart anonymes dans les écrits des années 1980.
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[17]
Le mot « totalitaire » est constamment employé dans la presse et les billets des analystes qui luttent contre le récit nationaliste basque de la période marquée par l’ETA. Il vise à retirer toute forme de légitimité démocratique au choix du terrorisme.
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[18]
José María Herzog, cité par Luis R. Aizpeola, “Rentería, el ejemplo de la otra cara de Alsasua”, El Pais, 17 juillet 2017, [https://politica.elpais.com/politica/2017/07/16/actualidad/1500225848_319714.html].
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[19]
Sebastian Castellio (1515-1563) au sujet de la mise à mort de Michel Servet, cité dans Raúl López Romo, Informe Foronda Los contextos históricos del terrorismo en el País Vasco y la consideración social de sus víctimas 1968-2010, p. 10 [http://www.pensamientocritico.org/raulop0415.pdf].