Pardès 2017/1 N° 60

Couverture de PARDE_060

Article de revue

Israël et l’ange

Pages 73 à 93

Notes

Qu’est-ce que l’homme pour que tu y prêtes attention et le fils de l’homme pour que tu le prennes en compte [1].

1« Nous ne voyons que du vide ! » Ce fut là la réponse qu’un chant liturgique prête aux serviteurs d’Abraham lorsque ce dernier, se rendant au mont Moria pour y sacrifier son fils, leur demanda s’ils apercevaient « ce rayon au sommet de la montagne » [2]. Et ce pourrait être la réponse de quiconque à l’endroit de l’ange, à commencer par l’homme biblique. Le prophète des nations Bilaam ne voit rien quand son ânesse voit un ange qui leur barre la route [3] ; Manoah n’entrevoit pas que « l’homme » venu annoncer la naissance de son fils Samson est un ange [4] ; Moïse, lui-même, face à l’ange du mont Horeb, commence par ne voir qu’un buisson qui brûle sans se consumer [5]. Mais les yeux de l’homme biblique se dessillent : Bilaam finit par « voir l’ange de YH qui se dressait sur le chemin », Manoah « par savoir qu’il s’agissait d’un ange de YH » [6] et Moïse par entendre la voix de Dieu s’adressant à lui du cœur du buisson. Les modernes que nous sommes ne voient jamais d’ange, précisément parce que nous croyons avoir les yeux grands ouverts. Mais pourrions-nous en rester là ! Le nom d’Israël, selon la Bible, porte l’inscription d’une lutte nocturne et solitaire avec un ange. Ainsi la question de l’ange se pose inexorablement au regard de l’histoire d’Israël qui fut et reste un long combat solitaire !

1 – La lutte avec l’ange

21.1. La scène est aussi connue qu’énigmatique. Un ange assaille Jacob alors que ce dernier attend, seul dans la nuit et l’angoisse, les retrouvailles avec son frère Esaü. Celui-ci, spolié par Jacob de la bénédiction paternelle avait projeté de le tuer [7] :

3

Jacob resta seul. Un homme s’empoigna avec lui jusqu’au lever de l’aube. Voyant qu’il ne l’emportait pas, il le frappa au creux de la hanche. Le creux de la hanche de Jacob fut démis pendant qu’il s’empoignait avec lui. (L’ange) dit : Laisse-moi partir car l’aube est venue. (Jacob) répondit : Je ne te laisserai point que tu ne m’aies béni. Il lui dit : Quel est ton nom ? il répondit : Jacob. Il dit : On ne te nommera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté. Jacob l’interrogea : Dis-moi ton nom. Il répondit : Pourquoi m’interroges-tu sur mon nom ! et il le bénit. Jacob appela ce lieu du nom de Peniel (litt. face de Dieu), car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et j’ai eu la vie sauve. Le soleil se levait, lorsqu’il passa Peniel, Jacob boitait de la hanche. C’est pourquoi jusqu’à ce jour, les enfants d’Israël ne mangent point le nerf sciatique qui est au creux de la hanche ; car il a frappé au creux de la hanche de Jacob, au nerf sciatique [8].

4Un « homme », dit donc le texte, « s’empoigna » avec Jacob, en une lutte, que la tradition rabbinique décrit comme un corps à corps « sur un champ de bataille » [9]. Durant toute la nuit, ils s’étreignirent [10], tels deux combattants qui, noués ensembles, s’efforcent chacun de projeter l’autre au sol en l’enserrant à bras-le-corps [11]. Ne pouvant l’emporter l’assaillant blessa Jacob à la hanche. Ce dernier qui le tenait prisonnier ne le libéra qu’en échange d’une bénédiction qui, de fait, consista en une nomination. L’ange bénit Jacob en le dotant du nom Israël : « On ne te nommera plus Jacob mais Israël, car tu as lutté (sarita) avec Dieu (el) et avec les hommes et tu l’as emporté ». Le nom Israël porte ainsi l’inscription de cette lutte. Au-delà du patriarche, c’est sa descendance, le peuple d’Israël, qui est marqué de ce sceau.

5Dans la Bible le monde est créé et béni par la parole et la nomination, laquelle instaure une sorte de torsion temporelle : le nom se réfère à la naissance du sujet nommé et le projette vers l’avant. Nous nous bornerons ici à quelques exemples : le nom « Abraham » que Dieu donne au patriarche, est référé à la naissance de ce dernier quand il fut nommé Abram (de éver et bar, respectivement membre et fils) mais projette ce nom de naissance vers ce que sera Abraham : père (ab) de peuples (amon) ; Moïse (moché) ainsi nommé parce que sauvé (méchitouou) des eaux à sa naissance, sauvera le peuple d’Israël des eaux du Nil et de celles de la Mer rouge. La re-nomination de Jacob en tant qu’individu est son acte de naissance en tant que peuple d’Israël. Or ce nom qui fait référence à la scène de Jacob avec l’ange, renvoie aussi implicitement à la lutte avec son frère jumeau Esaü dans le ventre de leur mère. « Ils s’entre-couraient » [12],   c’est-à-dire, commente-t-on, se poursuivaient à mort l’un l’autre [13] et tout à la fois couraient d’amour l’un vers l’autre [14]. C’est cette continuité en  profondeur que met en exergue le Midrach quand il affirme que l’étreinte de l’assaillant de Jacob qui fut à la fois blessure et bénédiction, était l’ange d’Esaü [15]. Quant à la scène des retrouvailles [16], le Midrach en décrit l’étreinte comme une lutte et leur baiser (nachaq) comme une morsure (nachakh). Jacob et Esaü s’étreignent parce qu’ils sont « une seule et même chair » [17], commente la tradition rabbinique. Quand ils combattent l’un  contre l’autre, c’est une même chair qui se retourne contre elle-même et en même temps s’étreint, c’est le même corps qui lutte avec et contre soi, c’est le même être qui se nie et s’affirme tout à la fois, porté par le rejet et l’amour de soi. Cette lutte-étreinte d’Israël contre soi dans un élan vers soi, trouvera son aboutissement dans le champ du messianisme.

61.2. Comme souvent ailleurs dans la Bible, l’ange est qualifié d’« homme ». Il en revêt l’aspect au point d’être pris comme tel par les hommes. Les habitants de Sodome voient des êtres humains dans les anges accueillis par Loth [18]. Manoah, le père de Samson, propose à l’ange de lui servir un repas car, dit le texte, « il ne savait pas que c’était un ange » [19]. Outre son aspect il emprunte à l’homme son mode d’existence au monde : les trois anges venus annoncer à Abraham la naissance d’Isaac sont qualifiés d’hommes et « mangent » [20]. L’ange empoigne Jacob à la manière d’un homme. Néanmoins, cette empoignade, Jacob finit par la qualifier de « face à face » avec Dieu. C’est-à-dire avec « un ange de Dieu », commente la tradition rabbinique [21]. En effet, l’ange, ici comme ailleurs dans la Bible, est appelé « Dieu », car « le serviteur porte le nom de son maître » [22]. Il reste que luttant avec l’ange, Jacob en affrontait aussi le maître. L’ange est ainsi doublement qualifié, d’homme et de Dieu. Jacob aura ainsi lutté avec l’un et l’autre, avec l’en-haut et avec l’en-bas, commente la tradition rabbinique [23]. Ces deux luttes sont de sens contraire : « avec  Dieu » aux côtés des hommes, et « avec les hommes » aux côtés de Dieu. Dans l’épisode du Veau d’or Moïse s’opposera à Dieu pour sauver du châtiment divin le peuple ; et en détruisant l’idole au nom du Dieu unique, il s’opposera au peuple. Aux prises avec l’homme, c’est donc également avec lui-même qu’Israël est aux prises : les prophètes d’Israël laisseront des pages d’une violence inouïe à l’encontre d’Israël tout en annonçant la délivrance et l’ultime rédemption. De cette lutte Jacob ressort béni mais blessé « au creux de la hanche », boiteux, d’un mouvement dirigé alternativement vers le haut et vers le bas, vers le ciel et vers la terre.

71.3. Le terme d’étreinte (habaq) dont la tradition rabbinique qualifie la lutte avec l’ange, est choisi à dessein : il renvoie aux autres contextes bibliques de l’étreinte. Tout d’abord à l’étreinte (habaq) et au baiser d’Esaü à Jacob, aussitôt après la lutte avec l’ange [24]. L’étreinte fut, là aussi, douloureuse, car alors qu’il semblait lui donner baiser Esaü mordit Jacob, commente le Midrach [25]. Cette ambiguïté de l’étreinte se retrouve jusque dans le Cantique, ou habaq désigne l’étreinte de l’amant – « Je suis malade d’amour […] il m’étreint de sa droite », dit la bien-aimée [26] qui ajoutera que « l’amour est fort comme la mort, et le zèle de l’amour inflexible comme le Cheol » [27]. L’étreinte de l’ange, ajouterons-nous, renvoie en filigrane à cette étreinte cataclysmique des débuts de l’histoire sainte, juste avant le Déluge, quand des « fils de Dieu » [28] – des anges [29] – s’unirent aux filles des hommes, amenant par cette intrusion massive du céleste dans l’en-bas, la conjonction des eaux d’en-haut et d’en-bas [30], et par là, la destruction du monde.

2 – Du nom de l’ange

8Quand Jacob demande à l’ange de se nommer, ce dernier n’en fait rien. À l’exception du livre de Daniel [31] sur laquelle nous reviendrons, un ange, dans la Bible, n’a jamais de nom propre. Plus encore, il n’a pas de nom commun qui lui soit propre puisque l’hébreu biblique malakh (ange) désigne par ce terme autant l’ange que l’être humain. A la différence du français où le terme « ange » désigne un être céleste, sans plus rien de la signification de son étymologie grecque « angelos » (envoyé), l’hébreu biblique conserve au terme de malakh (ange), la signification du radical dont il est dérivé – leakh – envoyer et travailler.

92.1. Le malakh est, bien souvent dans la Bible, un être humain dépêché par un autre être humain pour transmettre un message ou accomplir une mission. Les malakhim chargés par Jacob de porter un message à son frère Esaü [32] sont des hommes. C’est le cas aussi des malakhim envoyés  par Moïse auprès du peuple d’Edom [33] ou encore par Israël auprès du roi Sihon [34]. Les « hommes » [35] envoyés par Josué et qui ont pour espionner   Jéricho sont qualifiés de malakhim[36], ainsi que les artisans envoyés à David par Hiram [37]. Hormis leur mission ou leur message, la Bible ne dit jamais rien de ces malakhim, rien de leur existence, ni de leur nom. Elle ne dit rien par exemple des messagers qui apprennent à Job les malheurs qui s’abattent sur lui. Ils s’annoncent tous par la même formule : « J’ai survécu, moi seul, afin de t’en faire le récit » [38]. Ils ne survivaient que le temps de porter leur message et mouraient aussitôt, commente la tradition rabbinique [39]. Rien du messager ne doit interférer avec ce qu’il   véhicule. C’est en ce sens qu’il n’a pas d’existence propre, qu’il apparaît avec sa mission et disparaît sitôt qu’elle est accomplie. Si le messager n’a pas de nom propre, celui qui l’envoie en a bien un : Moïse, Josué, Hiram dans les récits précités ou Assuérus qui envoie coursiers sur coursiers parcourir le royaume pour y porter son décret. Si ces quatre personnages sont autant de figures du souverain c’est que ce dernier est au cœur de la problématique du malakh dont le nom propre est en quelque sorte absorbé par celui de son souverain.

102.2. Dans la majorité de ses occurrences bibliques le malakh est un « malakh de Dieu » – un envoyé de Dieu. La tradition rabbinique relève que l’expression « malakh de Dieu » désigne parfois un homme, prophète comme Moïse [40] ou Haggai [41], ou grand prêtre comme Pinhas [42]. Le malakh est ici doté d’une existence et d’un nom propres car l’homme est toujours susceptible de faillir vis-à-vis de Dieu, comme ce fut le cas de tant de Moïse que d’Aaron.

11Une autre catégorie d’envoyés de Dieu intervient dans la littérature rabbinique. Dieu, enseigne un midrach, fait son émissaire (chaliah) de n’importe quelle créature, fût-ce d’un serpent ou d’un moucheron. [43] C’est, poursuit ce midrach, par un moucheron s’introduisant par une narine dans le crâne de Titus que ce dernier a été châtié. Par l’entremise de ces émissaires, même les plus insignifiants, la main du Créateur reste agissante dans le monde. Ainsi tout, y compris la piqûre du serpent ou le moucheron, peut prendre sens et raison, et in fine participer de l’histoire sainte. Pour autant, ces émissaires ne sont pas des « anges de Dieu ». Ils agissent, en aveugles, sans avoir conscience de ce qu’ils font. C’est là le mot que Joseph adresse à ses frères qui le retrouvent vice-roi d’Égypte après l’avoir vendu : « Ce que vous avez pensé en mal contre moi, Dieu l’a pensé en bien, afin de réaliser ce qui arrive aujourd’hui, sauver la vie à un peuple nombreux » [44] – c’est Dieu qui vous a fait agir et vous avez agi sans savoir ce que vous faisiez, commente la tradition rabbinique [45].   L’ange de Dieu agit, lui, en toute conscience, dans une sorte de face-à-face avec Dieu, dans la pleine lumière de la contemplation céleste.

12Hormis ces quelques cas le « malakh de Dieu » est une entité qui, bien que susceptible de frayer parmi les hommes, appartient au monde céleste. C’est « du ciel » qu’un « ange de Dieu » appelle Agar ou enjoint le patriarche à ne pas sacrifier Isaac [46]. L’échelle que Jacob voit en rêve et sur laquelle montent et descendent les anges, parvient jusqu’au ciel [47] – ceux-ci descendent du ciel pour accomplir sur terre la mission donnée par Dieu et y remontent une fois cette dernière accomplie, commente la tradition rabbinique [48].

132.3. L’ange, puisque son message s’adresse à l’homme, doit être compris de ce dernier. C’est pourquoi il emprunte sa langue, adopte son aspect et ses modes d’existence. De fait, enseigne le Talmud [49], il ne fait que simuler. C’est en ce sens, explique la tradition rabbinique, que les anges accueillis par Abraham « ont mangé » – ils simulaient, commente le Midrach, « tels ces invités qui ne veulent pas déroger aux mœurs du lieu, ils firent mine de partager le pain avec Abraham » [50]. Quand l’homme apprend que celui qu’il prenait pour son prochain ne l’est pas, il perd pied. Le familier, le proche, sa propre existence, en deviennent suspects de n’être qu’un jeu de masques. Les gestes qu’il croyait être les siens, sa propre langue lui deviennent équivoques. Comment pourrait-il user du langage quand des termes comme « manger », « monter », « descendre », etc. sont aussi utilisés par un être qui ni ne mange ni ne monte ni ne descend. De même, le récit biblique de la création, en posant que Dieu a créé le monde par la parole, et à avec une langue qui est aussi celle de l’homme n’en laisse, du coup, à ce dernier que l’écorce. La langue devient « sainte », c’est-à-dire lieu de l’intimité avec Dieu, mais aussi de l’absolue séparation divine. Si l’hébreu est la langue céleste l’homme n’y est plus chez lui. Pas plus que dans l’espace, puisque le Saint-des-saints, édifié pourtant par les hommes s’y donne comme un non-espace. L’arche sainte et les chérubins qui la surmontaient, enseigne le Talmud, étaient d’une dimension sans dimension (eno min ha-mida) : ses parois étaient distantes de dix coudées de part et d’autre des côtés du Saint-des-saints qui en faisait vingt en tout ! « Mais alors l’arche où se tenait-elle ! conclut le Talmud » [51]. Si la langue, l’espace et le temps (« un jour de Dieu c’est mille ans pour l’homme » [52]) de Dieu sont aussi ceux de l’homme, alors celui-ci en est exilé. La rencontre avec le céleste le dévore de l’intérieur – comme il en fut des fils d’Aaron qui pour avoir fait irruption dans le Saint-des-saints furent dévorés par « un feu sorti de devant Dieu » [53]. Deux flammèches pénétrèrent leurs narines, commente la tradition rabbinique [54], il en resta, certes, corps et vêtures mais eux étaient consumés d’en dedans – seule leur enveloppe, inerte, avait été laissée au monde. À travers le prêtre consommant un sacrifice, c’est l’autel qui le consomme, enseigne le Talmud [55]. Mais qu’est-ce alors que  manger quand la bouche n’est plus qu’une flammèche du feu de l’autel !

14La rencontre avec le céleste fait donc encourir à l’homme un risque mortel. Jacob : « J’ai vu Dieu face à face or je ne suis pas mort » ; Manoah : « Nous allons mourir, car nous avons vu Dieu ». Mais pour se ressaisir en tant qu’homme, ce dernier n’a pas d’autre issue que d’en passer par le langage et la nomination auxquels il restitue leur part humaine. D’où la question lancinante faite à l’ange : Dis-moi quel est ton nom ? Question posée par Jacob à l’ange avec lequel il a lutté ; par Manoah à l’ange venu lui annoncer la naissance de son fils Samson ; mais aussi par Moïse à Dieu lors de la scène du buisson-ardent.

152.4. Si l’ange n’a pas de nom propre, c’est qu’il n’a pas d’être propre. « Pourquoi m’interroges-tu sur mon nom ! rétorque l’ange à Manoah, mon nom est Phéli (litt. Inaccessible) ». J’ai pour nom « Inaccessible » car, commente le Midrach, je n’ai pas d’autre nom que celui de la mission du moment, or pour chacune, il change mon nom [56]. Raphaël (litt. Guérison   de Dieu) et Michaël (litt. Qui est comme Dieu), des noms d’anges apparaissant dans le livre de Daniel ne sont que des noms de fonction, commente la tradition rabbinique : respectivement guérir, témoigner de la grandeur du Créateur [57]. Les anges ne connaissent pas leurs noms car ils ignorent la mission de l’instant qui suit [58] « Mon nom d’aujourd’hui sera autre demain », répond l’ange à Jacob [59]. L’ange n’a pas de forme stable : « Parfois torche, parfois éclair, parfois bourrasque […], à chaque instant le Créateur change ma forme » [60], « quant à mon nom je ne sais jamais contre lequel il va être échangé » [61]. L’ange ne dure qu’un instant : le temps de   dire un chant et il s’anéantit dans le feu [62]. Il est l’événement, en tant que moment unique, irréductible à aucun autre et ne reviendra jamais – tu ne me reverras plus, dit, selon le Midrach, l’ange au père de Samson. L’ange, dans le récit, représente l’irruption de l’innommable, de l’insaisissable, de l’unique, autrement dit du divin dans le monde.

162.5. L’appartenance à la fois terrestre et céleste de l’ange fait l’objet d’une représentation canonique : les corps ailés à tête humaine des deux chérubins qui siégeaient dans le Saint-des-saints. En or massif ils surmontaient, face-à-face l’Arche sainte, d’un seul tenant avec son couvercle [63], et délimitaient de leurs ailes déployées un espace d’où Dieu   s’adressait au prophète [64]. « Dieu siège entre les chérubins », dit Isaïe [65] : Dieu, commente la tradition rabbinique, avait fait de cet espace de deux coudées et demie de large où il se tenait comme contracté (tsimtsem) [66] son trône de gloire sur la terre [67]. Les tentures intérieures et extérieures de la Tente de la réunion et le rideau qui en voilait l’entrée [68] étaient brodés d’images de chérubins. Dans le Temple de Salomon, l’intérieur du Saint-des-saints était couvert d’images de chérubins [69]. On retrouvera ces anges dans le Temple décrit par Ezéchiel [70]. Dans toutes ces représentations le chérubin, selon la tradition rabbinique, est doté d’une tête humaine. Le terme « kerouv (chérubin) », enseigne en effet le Talmud, est à comprendre à travers l’araméen « ke-rouvia » (litt. comme un nourrisson). Ce corps hybride, mi-humain mi-céleste, représente l’ange comme unité de ce que le récit de la création a formellement disjoint – l’en-haut et l’en-bas. Le livre d’Ezéchiel ne fait que prolonger en l’explicitant cette représentation. Le prophète voit dans les cieux qui s’ouvrent devant lui des « chérubins » [71] qu’il décrit dotés de quatre faces – homme, lion, taureau   et aigle. L’ange est ici donné comme l’unité enfin retrouvée des mondes sauvage (lion et aigle) et domestique (taureau), humain et animal, céleste (aigle) et terrestre. Cette hybridation unit tous les ordres, et de façon bien plus radicale que dans les prophéties d’Isaïe annonçant qu’aux temps messianniques « le loup résidera avec l’agneau » [72].

172.6. À travers la figure du chérubin l’ange est présenté comme un être céleste et igné – « ses anges… un feu incandescent », disent les Psaumes [73]. C’est au feu que renvoie l’or des chérubins du Saint-des-saints. Les premiers chérubins mentionnés par la Bible, sont ceux « au glaive à la flamme tournoyante », qui postés aux portes de l’Eden gardent le chemin de l’arbre de vie. Ces chérubins sont là pour détruire, commente la tradition rabbinique [74], ils sont munis d’un « glaive de feu » afin de susciter la terreur chez ceux qui les aperçoivent [75] ; « de feu » car ils embrasent l’homme de la tête aux pieds, et des pieds à la tête [76] ; « tournoyant » car ils tournoient, parfois hommes parfois femmes, parfois souffles, parfois anges. [77] Placé sous le signe du glaive et de l’embrasement, l’ange, dans son apparition inaugurale n’a donc rien d’une puissance protectrice. Il préfigure plutôt ces anges qui semblent condenser toute la violence du monde : deux anges annoncent à Loth la destruction de Sodome et Gomorrhe [78] ; sous le règne de David un « ange exterminateur » [79] décime le peuple et anéantit – en un instant, commente le Talmud [80] – soixante-dix mille hommes avant d’être arrêté par Dieu juste au-dessus de Jérusalem, à l’emplacement qui allait être celui du Temple de Salomon. L’encens que l’on faisait brûler dans le sanctuaire devant les chérubins le jour de Kippour était un mélange de composants aromatiques auquel était ajouté du sel (me-moulakh) [81] de Sodome [82], le même dont on salait les offrandes sacrificielles avant de les incinérer sur l’autel. Les anges de la vision d’Isaïe sont appelés « Consumés » (serafim) [83] et les chérubins que voit d’Ezéchiel « ont l’aspect de charbons de feu ardents, comme l’aspect de flambeaux » [84].

18

Manoah et sa femme, dit le texte, voient l’ange « monter dans la flamme de l’autel » et y disparaître [85]. Quand l’ange se consume dans les flammes,   c’est le masque humain dont il est affublé qui se consume. Disparaît avec lui cette distorsion qu’il faisait subir à la parole divine, pour être compris des hommes. Celui à qui l’ange s’adresse recule, craignant qu’une trop grande proximité avec le céleste ne résorbe ce qui le fait homme, à savoir sa part de terrestre. Quand Moïse monte dans la nuée recevoir la Loi qu’il aura à remettre aux enfants d’Israël, il jeûne quarante jours et quarante nuits, comme se délestant de son corps – il devient un ange, commente le Talmud [86]. Face à la menace de cette résorption de leur humanité dans le divin, les enfants d’Israël reculeront et préféreront une révélation « de loin » [87]. Ils finiront par fabriquer le Veau d’or, une divinité terrestre, à leur main.

3 – L’ange et le travail

19Malakh (ange) dérive de leakh, radical qui donne aussi melakha (travail). Le malakh aurait donc à voir avec le travail.

203.1. Le terme de melakha intervient très tôt dans la Bible, dès le passage clôturant le récit de la création : « Dieu termina le septième jour tout le travail (melakha) qu’il avait fait » [88]. Puis le terme n’intervient quasi plus sinon concernant la construction des sanctuaires d’Israël : « travail » de l’édification du sanctuaire de Moïse [89], puis de la construction du  premier Temple de Jérusalem [90] et enfin du second [91]. Qu’est-ce ici que le travail ? Quand les enfants d’Israël édifient le sanctuaire du désert, ils le font selon le « modèle (tavnit) » [92] prescrit par Dieu ; Salomon construit le Temple de Jérusalem conformément au « modèle (tavnit) » que lui a remis David [93]. Travailler, ici, c’est travailler conformément à un modèle. Et c’est d’ailleurs selon cette acception que la tradition rabbinique définit le travail (melakha) interdit le jour du Chabat : exécuter une opération réalisant un projet (melekhet mahachevet) [94]. Si le texte biblique qualifie de « travail » la création du monde c’est que le Créateur lui-même, enseigne la tradition rabbinique, a créé le monde en consultant la Torah, tel un artisan qui pour construire un palais « consulte parchemins et tablettes puis édifie salles et petites portes » [95].

213.2. Le Créateur, l’homme au travail et l’ange ont ceci en commun qu’ils œuvrent conformément à un projet. Or si le Créateur a, selon l’expression du Midrach, « créé la Torah » [96], et si l’humanité, comme le montre le récit de la tour de Babel, sait former un « dessein (davar) » qui lui soit propre, au point d’être en rupture avec la volonté divine, l’ange ne sait pas concevoir de projet. Et, contrairement à l’homme, il ne peut être infidèle au projet qui lui a été assigné. Il accomplit l’ordre donné sans jamais y déroger, sans même pouvoir le vouloir. La transgression est le marqueur de cette différence entre l’homme et l’ange. Lorsqu’après la faute du Veau d’or Moïse vint recevoir les secondes tables de la Loi, enseigne le Talmud, les anges du service s’indignèrent : « Maître du monde, hier même les enfants d’Israël ont transgressé le commandement “tu n’auras pas d’autres dieux” (Exode 20,3) (et tu leur donnerais la Loi une seconde fois !) » [97]. Moïse leur répondit, poursuit le midrach, que les anges ne connaissant ni esclavage, ni libération, ni faute, la Torah ne saurait leur être destinée. [98]

22L’ange, à la différence de l’homme, ajoute un commentateur, n’est doué ni de vouloir ni de liberté. De même que le feu ne sait rien faire d’autre que consumer, l’ange ne peut rien faire d’autre que de se conformer à l’ordre donné [99]. Tel qu’il est conçu par la tradition rabbinique, l’ange est un pur instrument, sans état d’âme ni défaillance, sans existence propre – une sorte de golem, ou une sorte de robot par anticipation.

233.3. Ce prérequis d’inexistence régit la problématique juridique talmudique de l’envoyé mandataire (chaliah, de chalah, envoyer). Le mandataire devient comme le mandant en personne, statue le Talmud [100] : ce qu’il  effectue au nom du mandant vaut comme effectué par ce dernier. Le mandataire n’agit ni à son initiative ni pour son propre compte, il ne doit pas exister en propre. Or il peut s’avérer que le mandataire, si c’est un homme, falsifie l’instruction dont il est le porteur, en oublie ou en interprète de façon erronée les termes [101]. Dans tous ces cas où le mandataire interfère, apparaît et existe en propre, il est tenu pour responsable des dommages occasionnés du fait de la mauvaise exécution de son mandat. Le mandat peut échouer, non pas seulement en raison de la faillibilité du mandataire, mais aussi de par l’obligation qu’il a, dans certains cas, de pas l’exécuter. Il est par exemple interdit d’exécuter une mission criminelle (en chaliah lidvar ‘avéra) [102] : qui, par exemple, commet un meurtre sur commande en est tenu pour responsable, il avait la liberté, statue la tradition rabbinique, de ne pas l’exécuter, la responsabilité du meurtre lui incombe donc pleinement. C’est cette faillibilité et cette liberté qui différencient l’être humain par rapport à l’ange : celui-ci exécute sans y mettre du sien, sans erreur et sans conscience, la mission dont il a la charge : il ne peut rien y ajouter ni rien en retrancher, enseigne la tradition rabbinique [103]. Il n’a pas ni le vouloir ni le pouvoir de se soustraire à l’instruction donnée, quelle qu’elle soit. Si donc l’homme peut être qualifié de « méchant (racha’) », ce n’est jamais le cas d’un ange, fût-il « ange de la destruction ». L’ange, enseigne la tradition rabbinique, a été créé le deuxième jour de la création [104], jour de l’avènement de la voûte céleste (raqi’a), quand n’existaient encore ni végétal ni animal ni homme, quand n’était advenu que le minéral. À suivre ce repère, l’ange procéderait du minéral et incarnerait ce qu’il y a d’inexorable dans le céleste. Exécutant parfait et il n’a que mépris à l’endroit de cet être faillible qu’est l’homme, lequel le lui rend bien.

243.4. L’ange, enseigne la tradition hébraïque, n’a pas d’articulation : incapable de s’allonger ni de s’asseoir, il est constitutivement dressé, toujours face à Dieu [105]. Cette verticalité radicale le caractérise comme   céleste. L’homme, en revanche, est tout en articulations : la Bible le montre s’agenouillant, se prosternant, se couchant ou se levant. Dans le face-à-face avec Dieu, il se voile le visage, recule ou se prosterne. Pour autant, l’homme biblique ne renonce pas au face-à-face avec Dieu : le récit biblique le montre s’élançant à l’assaut du ciel à Babel, rêvant d’une échelle y menant comme dans le songe de Jacob, ou parvenant, appelé par Dieu, jusqu’aux nuées célestes comme Moïse au Sinaï [106]. Sans cesse montant et descendant la montagne entre Dieu et le peuple [107], entre le ciel et la terre, Moïse a supplanté les anges allant et venant sur l’échelle de Jacob, dit le Midrach [108]. Dans ce mouvement où alternent sans cesse montée et descente, face-à-face et voilement, approche et retrait, c’est l’homme qui s’avère la vérité de l’ange. C’est à travers lui que s’accomplit le sens de cette échelle que l’ange monte et descend. Et en cela, le coup porté par l’ange à Jacob constitue une véritable passation, comme si par ce coup, l’ange se mettait au service de Jacob pour l’aider à mieux se substituer à lui, dans ce va-et-vient entre le céleste et le terrestre. L’ange voulait jeter Jacob au sol, souligne un commentateur [109]. Jacob s’en est relevé, mais boiteux. Blessé à la hanche, commente la tradition rabbinique [110], signifie atteint à l’endroit d’où « sort la descendance » [111]. Israël restera sous le signe de ce mouvement où le corps sans cesse s’abaisse et s’élève – a le dessous puis relève la tête, se détourne puis fait face. Ainsi, est-ce à l’instigation du Satan, lui aussi un ange, que Moïse fut précipité des nuées au Sinaï et brisa au sol les Tables de la Loi. Le Satan avait présenté au peuple la vision fallacieuse de Moïse sur son lit de mort [112] ; croyant que le prophète ne reviendrait plus, le peuple fabriqua le Veau d’or. Moïse remonta alors dans les nuées célestes et se fit, face à Dieu l’avocat du peuple [113] et en obtint le pardon. C’est donc en tant que créature humaine, terrestre et faillible qu’Israël par le truchement de Moïse, se présente à Dieu. La victoire d’Israël est donc là : inverser l’entreprise angélique, se tenir dans l’en-haut, tel un être céleste, mais en tant qu’homme. L’image de Jacob est gravée dans le trône de Dieu [114], enseigne le Midrach qui ajoute que la poussière soulevée par la lutte de Jacob s’est élevée jusqu’au trône de Dieu [115]. Cette poussière, qui est le propre de la finitude de l’homme – « car tu es poussière et tu retourneras à la poussière », dit Dieu à l’homme après la faute – renvoie aux épreuves d’Israël à travers l’histoire, à ses fautes et aux entreprises d’anéantissement (chemed) dont il a fait l’objet [116]. Boiteux, atteint par là d’une déficience (moum) [117] qui aurait dû le tenir à l’écart du céleste, Jacob aura soutenu le « face-à-face » avec Dieu et survécu. Dorénavant ce sera aussi en tant que défaillant qu’Israël se présentera à Dieu. Le jour du Kippour, le Grand Prêtre pénétrait dans le Saint-des-saints, face à Dieu pour demander le pardon des fautes du peuple.

25Or c’est précisément cette intrusion du faillible dans l’espace divin que l’ange juge illégitime. Et ce, avant même l’avènement de l’homme. Lors de la création du monde les anges ne voulurent pas de l’homme [118]. « Qu’est-ce que l’homme pour que tu le prennes en compte ! » [119], dirent les anges. Or c’est précisément cette faillibilité qui, aux yeux du Créateur, rend l’homme plus grand que l’ange, répète à l’envie la tradition rabbinique [120]. Si l’ange est infaillible, c’est qu’il l’est intrinsèquement. Son chant, toujours contraint, ne s’élèvera jamais qu’une fois par jour, par semaine, par mois, voire une seule fois en tout et pour tout [121], tandis que l’homme peut en   élever un à chaque instant, pourvu qu’il le veuille.

4 – L’ange relâché

26Le geste de Jacob relâchant (chalah) l’ange entre en résonance avec des gestes analogues intervenant dans des contextes où cette fois c’est un oiseau qui est relâché. Le geste est le même et le plus souvent le terme chalah (envoyer, renvoyer, relâcher) – aussi, qui intervient alors avec insistance. D’un texte à l’autre, récit ou rite, la figure de l’oiseau relâché ou libre est célébré d’un bout à l’autre de la Bible, parfois simplement au détour d’un verset, par exemple : « Notre vie s’est échappée comme un oiseau du filet du chasseur, le piège s’est brisé et nous nous sommes échappés » [122], ou « qui me donnera une aile comme la colombe pour que je m’envole » [123], etc. Le verset du Cantique « ma colombe cachée dans les rochers, nichée sur les montées abruptes, fais-moi entendre ta voix » [124] est compris par la tradition rabbinique, comme une allusion à la sortie d’Égypte. Le terme chalah y intervient sans cesse. Israël est relâché par Pharaon puis parvient au Mont Sinaï que Moïse gravit jusqu’aux nuées célestes [125].

274.1. Comme l’ange, l’oiseau, selon la tradition hébraïque, est caractérisé par l’hybridation. Créé, selon le récit biblique, le même jour que les poissons il est référé par là à l’eau. Mais l’est tout autant au ciel et à la terre :

28

« Dieu dit : Que les eaux fourmillent d’un fourmillement d’êtres vivants et que des oiseaux volent au-dessus de la terre et sur le firmament du ciel. Et Dieu créa les grands monstres marins (tanin) et tout être qui glisse et pullule dans les eaux et tout oiseau ailé […] Dieu les bénit : […] Que l’oiseau se multiplie sur le sol [126]. »

29Le texte en posant ce triple apparentement - « eaux », « firmament du ciel » et « sol », laisse entendre, commente le Talmud, que l’oiseau a été créé « à partir de la boue », autrement dit « d’un mélange d’eau et de terre » [127]. Cette hybridation originelle est inscrite dans son corps – « ses pattes sont, comme le poisson, tout en écailles » [128] – et caractérise son rapport à l’espace : « Il gîte sur la terre et trace son chemin dans le ciel » [129]. Conjoignant le céleste et le terrestre il se réfère à l’eau, l’élément indifférencié qui précédait la création du monde. Par là l’oiseau représente dans la création, ce qui va à rebours de l’œuvre de la création, laquelle commence par une disjonction entre céleste et terrestre – « au commencement Dieu a créé le ciel et la terre ». L’oiseau incarne dans la création ce qui la ramène aux eaux primordiales (mimé béréchit), en un mouvement régressif qui fut celui du Déluge puisque ce dernier consista, tel que le laisse entendre le récit biblique, en une conjonction de l’en-haut avec l’en-bas [130]. En cela, l’oiseau appartient  au diluvien.

304.2. Tant dans la langue que dans le récit, la colombe (yona) rend le mieux compte de la triple appartenance de l’oiseau. Le terme yona est apparenté à tanin, qui signifie d’une part « serpent » [131], l’animal le plus terrestre qui soit puisqu’il va « ventre à terre et se nourrit de terre » [132], et de l’autre « monstre marin », premier animal des mers mentionné par le récit de la création [133]. La colombe se donne ainsi comme le paradigme de l’oiseau. Yona (colombe) intervient en outre dans des récits et des rites que nous qualifierons de diluviens. Avec toujours le même geste, celui relâchant l’oiseau.

31Le thème de la libération de l’oiseau, en l’occurrence de la colombe, intervient pour la première fois dans le récit du Déluge. Quand les eaux, ayant accompli leur œuvre, décroissent, Noé relâche (chalah) une colombe de l’Arche une première, une deuxième puis une troisième fois jusqu’à ne plus la voir revenir [134]. La libération de la colombe est suivie de celle des créatures vivant sur le sol. En relâchant la colombe de l’arche dans laquelle elle était confinée avec les créatures du sol, Noé réinstaure la séparation avec l’en-haut et scelle ainsi la fin du Déluge : l’en-haut et l’en-bas ont cessé de s’étreindre, laissant émerger le sol précisément au point de leur disjonction. La colombe peut reprendre ses « allées et venues (yatso va-chov) », selon l’expression du récit du Déluge [135], entre ciel et terre. Une fois relâchée, elle qui était signe de la conjonction du ciel et de la terre, devient aussi celui de leur disjonction. Dans le prologue du Déluge les fils de Dieu – des anges – s’accouplent aux filles des hommes, et finissent par devenir des hommes. La colombe relâchée marque la fin de cette ère où l’en-bas avait incorporé l’en-haut, l’avait en quelque sorte digéré jusqu’à en faire sa propre substance.

324.3. Le livre de Jonas (yona, litt. colombe), cet autre récit d’extermination et de délivrance, opère une reformulation du récit du Déluge, et cette fois la colombe est au devant de la scène. Le prophète, voulant se soustraire à la mission confiée par Dieu de sauver Ninive, « fuit » la terre ferme pour embarquer sur un navire. Mais dans la tourmente d’une tempête il est avalé par un « grand poisson » qui le retiendra prisonnier dans ses entrailles – dans celles de la mer et de la terre, dit le texte :

33

Jonas, depuis les entrailles du poisson pria Dieu : […] : Tu m’as jeté dans les abysses, au cœur de la mer, Et les courants d’eau m’ont cerné, toutes tes vagues et tous tes flots ont passé sur moi […]. L’abîme m’a emprisonné […] je suis descendu jusqu’aux racines des montagnes [136].

34Jonas, commente le Midrach fut plongé dans les abysses de la mer, de la Géhenne et du Chéol, ainsi que dans l’abîme gisant sous le Mont du Temple de Jérusalem [137].

35Le prophète a donc fui, tel un oiseau prenant son envol et revient vers le sol. Une appartenance hybride qui en fait un personnage diluvien, englouti au « cœur de la mer ». Et c’est bien ce que traduit le nom Jonas (yona/ tanin, i.e. colombe/monstre marin). Le poisson, poursuit le texte, finit par « vomir Jonas vers le sol ». La colombe relâchée, Jonas ira sermonner les gens de Ninive qui l’écouteront et par là seront délivrés de la destruction à laquelle ils étaient promis.

364.4. Le relâchage de l’oiseau constitue l’un des gestes clés du rituel de purification du lépreux. Deux oiseaux étaient l’un abattu et l’autre plongé dans le sang du premier avant d’être relâché (chalah) « vers un champ sauvage (sadé) » [138]. Ce rituel n’était pas un sacrifice à proprement parler : rien n’en revenait à l’autel, il se tenait hors du Temple et dans n’importe quelle ville, pourvu qu’elle soit dotée de murailles [139]. L’oiseau abattu était enterré dans l’enceinte de la ville, tandis que l’oiseau relâché s’envolait hors les murailles, le plumage ensanglanté du sang du premier. Tous deux devaient être comme jumeaux, indiscernables l’un de l’autre tant par la taille et l’aspect que par la valeur [140], enseigne le Talmud, et être semi-sauvages, « nichant aussi bien dans une maison que dans les champs » [141].   Le rapport à l’oiseau, tel que le met en scène ce rituel, apparaît ici pleinement ambigu. Ces oiseaux étaient la fois domestiques et sauvages, l’un abattu et son jumeau libéré. Ensanglanté du sang de son alter ego enterré dans la ville, l’oiseau relâché vers les champs restait par là lié à l’espace clos des murailles ; et réciproquement, l’oiseau enterré dont le sang couvrait l’oiseau libéré, prenait, en quelque sorte, son envol avec lui.

374.5. La règle dite du relâchage du nid (chilouah ha-qen) constitue une autre attestation de l’importance du relâchage de l’oiseau. Elle est édictée dans le Deutéronome :

38

Si tu rencontres dans ton chemin un nid d’oiseau […] avec des petits ou des œufs, et la mère accroupie sur les petits ou sur les œufs, […], tu relâcheras la mère et tu ne prendras que les petits [142].

39Un chapitre du Talmud est consacré à cette règle qui apparaît pourtant mineure. Il clôt le traité Houlin, traité talmudique dédié aux interdictions relatives à la consommation du vivant, dont la principale, sanctionnée le plus lourdement (karet), est celle du sang – car la « vie de toute chair c’est le sang », dit la Bible [143]. La mère en tant que telle est « mère de toute vie ». Or si l’homme a été autorisé à manger des êtres vivants, il ne saurait ingérer ce par quoi le vivant est vivant, ce qui renvoie à cet arbre de vie dont, dit la Bible, l’accès est interdit par deux chérubins postés aux portes du Jardin d’Eden. Le terme « sauvage (haya) » et « vie (hayim) » dérivent tous deux de hay (vivant). En tant qu’il échappe à l’homme, le sauvage est identifié à la vie, et représente au-delà de la part laissée à disposition de l’homme, ce qui doit être préservé de sa main-mise. La règle du relâchage du nid s’applique à l’oiseau semi-sauvage (eno min ha-mezouman), « telle la colombe », enseigne la tradition rabbinique [144]. Le nid, en tant que tel, renvoie au gîte et à la maison, les petits qui y gîtent sont autorisés à être capturés, tandis que la mère qui quitte son nid et y revient doit être rendue au sauvage.

404.6. Il reste que la présence des deux chérubins dans le Saints-dessaints, au cœur du sanctuaire de Moïse (michkan, litt. Demeure) puis du Temple de Jérusalem (beth ha-miqdach, litt. Maison de sanctification) constituait la représentation d’un véritable entravement de l’être ailé au cœur de l’espace habité par l’homme. Les chérubins faisaient corps avec le couvercle de l’arche sainte, irrémédiablement retenus par leur partie basse, comme pris au piège. Ces figures, fabriquées de main d’homme, dotées de dimensions, d’une position et d’une orientation stipulées chaque fois avec précision par le texte [145] représentaient l’être ailé comme tout entier dans la main humaine. Comme si Jacob n’avait pas libéré mais tenu prisonnier l’ange, à demeure et pour toujours et que la blessure à la hanche avait été infligée non pas à lui mais à l’ange. Comme le relève la tradition rabbinique [146], la contradiction avec l’interdiction formulée par les Dix commandements de « fabriquer une figure taillée et toute image de ce qui est au ciel » [147] est flagrante, à telle enseigne qu’ajouter un autre chérubin était considéré comme un acte idolâtre [148]. Du chérubin d’or au Veau d’or, il n’y a qu’un pas. Le Livre des Rois raconte que le roi d’Israël Jéroboam avait installé dans ses sanctuaires concurrents du Temple de Jérusalem deux veaux d’or [149] : les chérubins seraient ainsi devenus deux animaux domestiques, broutant tête tournée vers le sol. Ce qui est tout aussi flagrant c’est que ce paradoxe est parfaitement assumé par la tradition hébraïque. Dans une seule et même séquence le texte biblique énonce l’interdiction de fabriquer des images du céleste, l’obligation de fabriquer les deux chérubins et relate la scène du Veau d’or.

41Les chérubins qui se faisaient face dans le Saint-des-saints, s’étreignaient comme mâle et femelle, représentant ainsi l’amour de Dieu pour Israël, enseigne le Talmud. Spatialisation, séquestration, union avec l’homme, le sort que la tradition hébraïque fait subir aux chérubins dans le Saint-des-saints semble donc en rupture avec le geste de Jacob libérant l’ange, et avec celui répété jusque dans le rite, du relâchage de l’oiseau. Leur partie inférieure qui fait masse avec le couvercle d’or massif de l’arche sainte semble les retenir à terre. La représentation que ces chérubins donnent de l’être céleste est celle d’un corps à visage humain, mi-homme mi-céleste, mais minéralisé, cloué au sol et retenu d’une main d’airain par l’homme.

424.7. Les chérubins du couvercle de l’arche sainte sont rangés par le Talmud dans la catégorie « outils du sanctuaire » (kélé ha-michkan) au même titre que bien d’autres, tels que le chandelier, les couteaux et les récipients du rituel sacrificiel, etc. L’outil est défini par la tradition rabbinique non seulement par sa fonction – un objet propre à être utilisé pour réaliser un travail [150]- mais aussi, plus élémentairement, par son déracinement : il doit être indépendant du sol (talouch, litt. déraciné) et mobilisable (mitaltel) à main d’homme. Un outil planté ou replanté, soudé ou cloué au sol n’a pas le statut d’outil. L’arche sainte surmontée de ses chérubins était posée au sol sans jamais y être fixée, Plus encore, elle était flanquée de deux barres latérales permettant de la soulever et de la déplacer [151]. Ces barres ne devaient jamais la quitter comme pour attester que, même à l’arrêt, l’arche restait un outil, c’est-à-dire appelée à être mobilisée. Et de fait, aussitôt après sa confection dans le désert, l’arche ne cessa d’être mobilisée. D’une étape à l’autre du trajet des enfants d’Israël vers la terre sainte elle était chaque fois soulevée puis portée à l’épaule par les lévites [152] pour n’être  reposée au sol que lorsque le peuple faisait halte. Arrivés en terre d’Israël l’arche sainte et les chérubins, tels la colombe de Noé quand elle ne savait où se poser (manoah) [153], continuèrent leurs pérégrinations de ville en ville pendant plusieurs siècles jusqu’à la construction du premier Temple de Jérusalem où ils finirent par trouver « repos (menouha) » [154]. Les chérubins demeurèrent alors à Jérusalem, enseigne la tradition rabbinique, jusqu’à ce que le roi Josias, ayant eu la vision de la destruction du Temple, les fasse déplacer avec l’arche et dissimuler dans des souterrains ménagés dans les fondations [155]. Josias avait compris de quel culte les chérubins, s’ils étaient capturés par les Babyloniens, pouvaient devenir l’objet. Depuis et y compris à l’époque du deuxième Temple de Jérusalem, l’emplacement des chérubins est resté vide. Nichés dans les profondeurs du Mont du Temple, à l’abri de toute main-mise humaine, ils attendent tel Jonas dans les abysses des mers et des montagnes, de s’envoler à nouveau. Dans le temple décrit par Ezéchiel, qui est, selon la tradition rabbinique, le temple de l’ère messianique, les anges retrouvent leur place dans le Saint-des-saints. Ils attestent de la possibilité d’une présence du céleste au plus proche de l’homme. Néanmoins dans ce sanctuaire comme dans les précédents, les chérubins restent dérobés aux yeux des hommes parmi lesquels ils résident pourtant. L’interdit de pénétrer dans le Saint-des-saints qui prévalait dans les précédents sanctuaires demeure ainsi que le système de voiles ou de portes qui en barrait l’accès.

Notes

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