Notes
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[*]
Cet article doit beaucoup aux deux ouvrages de Benjamin Gross : Le messianisme juif dans la pensée du Maharal de Prague, Albin Michel, 1994 et Que la lumière soit, ibid., 1995. Les livres de référence de ces deux ouvrages sont respectivement : Netsa’h Israël (L’Éternité d’Israël) et Ner Mitsva (La Flamme du Commandement).
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[1]
Voir Moshé Idel, Le golem, Éd. du Cerf, 1992.
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[2]
Le Puits de l’Exil, la théologie dialectique du Maharal de Prague, Albin Michel, 1966 ; Éd. du Cerf, 1991.
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[3]
Le messianisme juif…, p. 321.
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[4]
Netsa’h Israël, chap 1.
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[5]
N.I., ibid.
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[6]
N.I., ibid.
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[7]
N.I., chap. 2.
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[8]
Guébourot Hachem, chap. 9, p. 55b, en hébreu. Les hauts faits de l’Éternel, trad. E. Gourévitch, Éd. du Cerf, 1994, p. 152.
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[9]
TB, Kétoubot 101a.
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[10]
N.I., chap 24, p. 122.
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[11]
Cant Rabba 2, 7.
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[12]
Derekh ‘Hayyim 1, 2.
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[13]
Gen Rabba, 82, 11.
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[14]
Jér. 31, 15 à 17.
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[15]
TB. Guittin 52a.
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[16]
N.I. chap. 10, p. 64.
- [17]
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[18]
La destruction du Temple par Nabuchodonosor eut lieu en – 586.
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[19]
Que la lumière soit, p. 31 à 34.
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[20]
Ibid., p. 102 sq.
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[21]
Gen. Rabba 16.
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[22]
Ner Mitsva 18b.
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[23]
Gen. 27, 10.
1Rabbi Yehouda ben Betsalel Liwa (Loeb) est connu sous le sigle de Maharal, Morénou Harav Liwa, notre maître, le rabbi Liwa. Ayant vécu presque un siècle, il marqua profondément le judaïsme d’Europe centrale et orientale. Il sera la figure de proue du judaïsme « ashkénaze ». Prague reste attachée à son nom car c’est là qu’il vécut de longues années de sa vie.
2Longtemps les historiens ont lié le Maharal à des légendes magiques, notamment celle du Golem [1] ; aussi ont-ils renoncé à examiner objectivement sa vie et son œuvre. Depuis presque sept décennies, cependant, la figure du Maharal a quitté la légende pour accéder à l’histoire et à la philosophie. En France, André Neher a eu le mérite de dégager une première synthèse systématique de l’œuvre et de la pensée [2]. Il a mis en valeur les grands axes de sa théologie dialectique : la tension des structures polarisées du monde (hafakhim) ainsi que la troisième dimension, (emtsa’ ou synthèse), qui intègre les extrêmes et les dépasse. Ce système sous-tend la pensée du Maharal et notamment son éthique, sa sociologie et sa théorie de la connaissance. De son côté, Benjamin Gross a révélé à travers l’œuvre du Maharal, et particulièrement dans le Netsa’h Israël (Éternité d’Israël) et le Ner Mitsva, une philosophie de l’histoire où se lit le secret de la survie d’Israël. Le Maharal, dit Gross, repère certains aspects généraux de l’évolution de l’histoire et dégage le sens global de son orientation. L’idée de création, en inaugurant un commencement (béréshit), a donné au temps et au devenir une orientation et un sens. Le messianisme ou le mouvement qui porte l’histoire à son achèvement est ainsi inclus dans l’acte même de la création [3].
L’exil ou galout : une charte des nations
3Le Maharal ouvre son Netsa’h Israël, publié à Prague en 1600, par l’idée suivante : « Toute connaissance vraie doit englober l’objet à définir et son contraire », car il importe d’opérer la synthèse des contraires ou hafakhim, puisque « les contraires procèdent de l’unique ». Une mise au point des réalités que recouvre le concept d’exil s’impose donc, avant de rechercher le lien interne qu’entretient l’exil avec la guéoula, délivrance ou rédemption.
4L’exil se traduit d’abord par l’éloignement du peuple d’Israël de sa terre. Mais cet éloignement n’épuise pas aux yeux du Maharal toute la réalité de la galout, il faut y adjoindre deux dimensions supplémentaires : le fait de la dispersion parmi les nations, le pizour, et la perte de l’indépendance. D’entrée de jeu, dès le chapitre I de son livre, le Maharal pose l’exil comme une anomalie, une anomalie au regard du droit des nations, dont il établit une véritable charte.
5Quels sont les articles de cette charte ? Chaque nation s’identifie à un certain nombre de valeurs qui lui sont spécifiques, qui la définissent et qui constituent sa raison d’être. Un lien intime rattache la nation au sol : liaison mystérieuse entre la terre et les hommes qui fait que telle parcelle de l’univers répond mieux que telle autre aux efforts de tel groupe. « Le Saint béni soit-il a établi chaque nation dans l’endroit qui lui convenait et a établi Israël en Erets Israël [4]. » Chaque nation a donc droit à un territoire qui lui est destiné de par sa nature et qui constitue sa propriété inaliénable.
6Et par conséquent, la nation, s’inscrivant dans l’ordre naturel des choses, ne saurait être soumise à un éparpillement contraire aux règles élémentaires de l’ordre de la création. « Le Saint béni soit-il a créé chaque nation pour elle-même [5] », dans une indépendance totale et absolue. Il en résulte pour chacune le droit à la liberté, pour toutes, l’égalité. « Aucune nation ne peut en asservir une autre [6] », la réduire en esclavage ou plus simplement restreindre son indépendance ou sa liberté.
7Comme le dit B. Gross, le Maharal ne lie à un appareil politique aucun des éléments qui conditionnent la formation des nations : territoire, unité nationale, indépendance. Cet appareil n’est pas nécessaire, selon lui, il n’est pas une valeur constitutive de la nation. Ses contemporains, en revanche, Machiavel (1469-1527), Calvin (1509-1564), Hugo Grotius (1583-1645), s’accordent tous trois à reconnaître, avec quelques divergences, le lien entre la nation et l’appareil politique qui l’incarne, comme essentiel. Pour Rabbi Liwa, c’est dans le cadre du peuple, et non dans celui d’une structure politique, que la justice peut prendre corps au niveau de la réalité quotidienne.
Les causes de l’exil
Le péché
8Le Maharal [7] s’appuie, dans un premier temps, sur l’Écriture, pour affirmer que l’exil s’enracine dans le péché, « mais la cause de la cause nous échappe », précise-t-il. Dans la Bible comme dans le Talmud, l’exil vient sanctionner la non-observance des commandements. Elles sont connues, les malédictions du Lévitique 26, 33 : « Je vous disperserai parmi les nations… et vos villes resteront ruinées » et celle du Deutéronome 28, 64 : « L’Éternel te dispersera parmi les peuples d’une extrémité de la terre à l’autre », des textes qui signalent l’exil comme châtiment.
9Cependant, cette explication ne lui semble pas suffisante. Pourquoi, s’interroge-t-il, des souffrances si nombreuses et si terribles se sont-elles abattues durant tant de siècles sur le peuple « élu » ? Et pourquoi les nations, malgré leur culpabilité, ne sont-elles pas frappées par de telles épreuves ?
10Dans Guébourot Hachem [8], il évoque sur le même thème, se fondant sur Nédarim 32a, le péché d’Abraham (Gen. 15, 13) qui a valu à ses descendants l’esclavage en Égypte. « Pourquoi notre ancêtre Abraham a-t-il été châtié ? demande le Maharal. Et pourquoi ses descendants ont-ils été réduits en esclavage pendant deux cent dix ans ? Pourquoi cette immense colère de Dieu à son égard ? » C’est qu’Abraham a douté de la promesse divine concernant la possession de la Terre. Et le Maharal est frappé par la disproportion entre le délit et la peine, entre le péché du patriarche et le châtiment infligé à sa postérité. Il risque audacieusement la réponse suivante : le péché d’Abraham était en effet minime. Mais il sert de prétexte à Dieu pour lancer le processus de l’exil et de l’esclavage, processus dont la finalité était de proclamer avec éclat, à travers la libération à venir des Hébreux, l’existence de Dieu et sa présence au monde. « Car que vaudrait le monde si l’existence de Dieu n’y était pas connue et proclamée ? » Aux yeux du Maharal par conséquent, considérer l’impiété et la désobéissance comme les causes de l’exil est décidément une réponse insuffisante : « la dispersion d’Israël parmi les peuples n’est pas du tout naturelle et on ne peut l’attribuer aux fautes ni aux péchés ».
Le décret divin (guézérah)
11Le Maharal, nous l’avons dit, pose l’exil comme une anomalie et comme un phénomène provisoire. Cependant, la pérennité de cet exil l’interpelle : « Si l’exil, fût-il anormal, persiste et dure, c’est qu’il répond à une guézérah, à un décret divin ». L’auteur insiste : c’est ce décret divin seul qui maintient l’équilibre instable de l’exil. Comme à l’accoutumée, il illustre sa thèse en recourant à un passage talmudique [9]. Dans ce passage, qui commente le verset Cant. 2, 7 : « Je vous en conjure, ô filles de Jérusalem, par les biches et les gazelles des champs, n’éveillez pas, ne réveillez pas l’amour avant qu’il le veuille », Rabbi Yossi lit, à la faveur de la triple formulation, les trois serments que Dieu a exigés avant de procéder à la mise en exil du peuple d’Israël. Quels sont ces serments ? À Israël, Dieu a fait jurer de ne pas se regrouper en vue de monter de force sur la muraille [de Jérusalem] et de ne pas se révolter contre les nations ; à ces dernières, il a fait jurer de ne pas asservir Israël à l’excès.
12La redondance « n’éveillez pas, ne réveillez pas » permet à Rabbi Lévi de porter le nombre d’adjurations à six, les trois déjà citées et les trois que voici : ne pas dévoiler la fin des temps, ne pas précipiter cette fin et ne pas divulguer aux nations les principes du calendrier. Et Rabbi Eliezer de conclure dans le texte talmudique : « Israël reçoit un sévère avertissement : Si vous tenez compte de ces adjurations, tant mieux, sinon je livrerai, dit Dieu, votre chair aux prédateurs comme celle des gazelles et des biches des champs ». Selon le Maharal [10], Dieu par ces six serments décrète et assure le maintien de l’exil et intervient pour en empêcher la rupture : il fait échouer toutes les tentatives d’Israël ou celles des nations pour aboutir à l’une des deux solutions radicales que serait le rétablissement d’Israël sur sa terre avec une existence nationale et la fin de l’exil concret ou bien la disparition des Juifs sous la domination des nations. C’est donc, comme le dit le Maharal, le décret divin qui maintient de force en quelque sorte l’équilibre instable de l’exil.
13Car l’exil est nécessaire aux yeux de notre auteur. Il est nécessaire d’une nécessité cosmique, et non pas seulement sociale. C’est ce que lit le Maharal dans l’enseignement de Rabbi Elazar qu’il cite : « Dieu a adjuré Israël par les cieux et la terre, qui sont les fidèles gardiens de l’ordre d’une nécessité naturelle et qui ne modifient rien de tout ce que le Saint béni soit-il leur a demandé. Le décret de maintien de l’exil relève lui aussi de l’ordre de cette nécessité naturelle [11]. » L’exil est donc nécessaire. Comment cela ? En d’autres termes, comment cette nécessité s’inscrit-elle dans sa propre conception du monde ?
14Pour notre auteur, la nécessité de l’exil répond à deux caractéristiques du monde tel qu’il le conçoit. La première réside dans la dualité, dans la discorde, dans la guerre sous le signe desquelles la Création tout entière est placée : la nature, l’homme, l’histoire sont le jouet de forces contraires qui s’affrontent, entre lesquelles ils sont tiraillés, et qui génèrent une situation de conflit entre les individus, les peuples et à l’intérieur de l’homme lui-même. Ce sont là des forces de guerre et de discorde qui déchirent le monde et l’homme, les soumettant à la violence et à l’arbitraire de la loi du plus fort. Conflit dont on ne peut sortir, ou plutôt qu’on ne peut dépasser que par un incessant effort d’unification des contraires, par une quête permanente en vue de trouver l’apaisement et la possibilité de vivre. La seconde réside dans la déficience congénitale dont est frappé l’univers : tout élément créé, « effet de la Cause », est marqué par une imperfection fondamentale, un manque d’être, un ‘hissaron. Car la perfection divine, inhérente à la Cause, s’est perdue pour ainsi dire dans l’acte de création, et les créatures sont imparfaites, non achevées. Ce manque d’être se retrouve à tous les niveaux de l’existence et, bien entendu, dans l’existence humaine, individuelle et collective. L’exil, selon le Maharal, est le cadre d’éducation et de formation au sein duquel Israël, et de façon plus générale, l’humanité, pourra apprendre et intégrer les valeurs de justice, de solidarité, de compassion, des valeurs essentielles, indispensables pour dépasser la conflictualité qui est la marque de fabrique du monde créé et parvenir au chalom, à la pacification des contraires, indispensables aussi pour parachever la création et lui apporter ce complément d’être qui lui fait défaut.
Sortir de l’exil
15De ce point de vue, l’exil n’a-t-il pas vocation à être permanent ? Une sortie de l’exil est-elle possible ? Oui, d’une certaine façon, répond le Maharal : on peut quitter l’exil, compris comme déchirure et comme manque d’être existentiels, non pas, certes, sur un plan historique, réel, mais sur un plan symbolique, métaphysique, éthique. Et le Maharal [12], reprenant un enseignement traditionnel, rappelle que le monde repose sur trois piliers : l’étude, le culte et la pratique de la générosité. Ces trois piliers, dit-il, sont les antidotes de trois poisons hautement destructeurs, qui ont été à l’origine de la disparition de la génération du déluge et de la destruction du premier temple, à savoir respectivement les unions interdites, l’idolâtrie et le meurtre. Ces trois fautes capitales ont pour point commun de proclamer et de revendiquer les forces de dispersion, d’éclatement, de négation de l’unité, qui caractérisent l’existence en exil. Se raccrocher aux trois piliers énumérés par notre auteur, c’est se donner des chances de reconstruire l’unité, de recoller les éclats de cette unité pulvérisée. La dispersion, on l’a vu, est lue par le Maharal comme le signe de l’inachèvement du monde et de son imperfection.
16Mais au centre de cet univers, une force active est en œuvre, qui le pousse vers l’accomplissement : dans la dispersion, le peuple juif dispose d’un pouvoir potentiel, qui sommeille en lui, et qui lui permettra de recouvrer son unité afin d’être un partenaire authentique pour Dieu. Cette force unificatrice potentielle, le Maharal, avec une intuition profonde du sens de la dimension messianique des grandes figures féminines de l’histoire sainte, la lit dans le personnage de Rachel, l’épouse aimée du patriarche Jacob. Celui-ci, avant sa mort [13], avait expliqué à Joseph son fils, vice-roi d’Égypte, les raisons pour lesquelles il avait enterré Rachel, la mère de Joseph, « sur la route d’Efrat », route de l’exil, au lieu de l’ensevelir dans le caveau de Makhpellah, où reposaient les autres patriarches et matriarches : c’était afin que Rachel soit une sentinelle sur la route de l’exil et puisse ainsi implorer l’Éternel en faveur de ses enfants dispersés. Le prophète Jérémie [14] se fait l’écho de l’intervention de Rachel : « Une voix retentit dans Rama, une voix plaintive, d’amers sanglots. C’est Rachel qui pleure ses enfants, qui ne veut pas se laisser consoler de ses fils perdus ! » L’Éternel ne demeure pas insensible à l’amour de Rachel envers ses enfants, le même amour qu’elle avait jadis témoigné à sa sœur Léah : « Que ta voix cesse de gémir et tes yeux de pleurer car il y aura une compensation à tes efforts, dit l’Éternel, ils reviendront du pays de l’ennemi. Oui, il y a de l’espoir pour ton avenir, dit le Seigneur. »
17Ce thème, notre auteur le développe au second degré : Rachel, c’est la femme, l’épouse. C’est en effet l’épouse qui constitue cette force d’unification. C’est par l’épouse que passent, que s’affirment, que s’incarnent la fidélité, la continuité, la survie, la vie en somme, mais aussi la profonde intériorité, le recueillement, la prise de conscience de l’essence de la nation. « L’épouse, c’est la maison, le foyer », dit Rabbi Yossi [15], en d’autres termes, celle qui assure la continuité, celle qui unifie par la douceur, la bonté et l’amour tendre, celle qui instaure paix et harmonie dans la famille. Grâce à Rachel, grâce aux épouses, la maison d’Israël n’a pas perdu, durant les millénaires de l’exil, l’unité intérieure qui lui permet d’être l’interlocuteur de Dieu, le partenaire de l’Éternel en vue de l’édification d’un monde humain, car la force qui la pousse vers la quête de la perfection reste vivante et féconde.
18Le Nétsa’h Israël révèle un autre aspect original : même au cœur de l’exil, marqué du coin de l’éclatement et de la pulvérisation, il est possible de mener une existence authentique, en conformité avec la loi de l’être et de la création, tendus tous deux vers la perfection. Il est possible de vivre en se soustrayant à la nécessité qui sous-tend la nature et en recherchant un type d’existence spirituelle, dont les lois sont éthiques et religieuses. À l’intérieur de cette sphère, Israël expérimente son unité lorsqu’il se rassemble, par exemple pour prier, et échappe ainsi au joug des nations, en se plaçant sous le joug des commandements de Dieu. Il y a là comme une sorte d’anticipation de la rédemption au sein même de l’exil [16]. Avec la prière, l’étude et la solidarité, les trois piliers dont il a été question plus haut, le peuple d’Israël goûte à la rédemption à l’intérieur de sa condition exilique.
19Ces idées, le Maharal les renforce en recourant à une analyse des termes galout et guéoulah. Exil et rédemption sont annoncés dans un même souffle, indivisiblement liés dans le plan divin. De la réalité de l’exil, on peut légitimement conclure à la certitude de la rédemption. La valeur sémantique des deux termes apporte une confirmation au Maharal.
20Les verbes « exiler » et « rédimer » sont rendus en hébreu par les racines GLH (guimel, lamed, hé) et GAL (guimel, aleph, lamed). Dans GAL, rédimer, la lettre aleph placée au milieu du verbe, et qui a pour valeur numérique 1, indique le retour du monde à l’unité. GLH, exiler, a pour troisième radicale la lettre hé, dont la valeur numérique est 5, ou encore 4 + 1 : le hé exprime la dispersion aux quatre coins du monde en même temps que l’affirmation d’une force d’unification. C’est précisément cette force, qui demeure au milieu du peuple, qui rendra possible le rassemblement futur.
La rédemption ou gueoulah
Le midrach
21Le Maharal débute son livre, Ner Mitsva ou La Flamme du Commandement, par un midrach [17] au nom de Rabbi Shimon ben Lakish, un maître du Talmud de la fin du troisième siècle, sur Genèse 1, 2 :
Rabbi Shimon ben Lakish perçoit dès la création du monde une allusion à la domination des quatre empires qui se sont opposés par la violence au développement de l’identité d’Israël et qui ont cherché à la ruiner. Ces quatre royaumes représentent sur le plan de l’histoire l’imperfection, l’inachèvement de la Création. Mais le dernier mot de l’histoire appartient à l’esprit du Roi-Messie. La victoire finale verra l’instauration du règne de Dieu. La finalité messianique de l’histoire est déjà virtuellement incluse dans l’acte créateur de l’origine. Retenons que l’émergence des empires et du Roi-Messie est inhérente à l’acte créateur dans sa positivité comme dans sa négativité.« La terre était désolation et chaos, les ténèbres étaient sur la face de l’abîme et l’esprit de Dieu planait sur la face des eaux. »
« La terre était désolation » : c’est une allusion à l’empire de Babel.
« Et chaos » : c’est une allusion à l’empire des Perses.
« Les ténèbres » : c’est une allusion à l’empire grec.
« La face de l’abîme » : c’est une allusion à Edom, l’empire du mal.
« Et l’esprit de Dieu planait sur la face des eaux » : c’est l’esprit du Roi-Messie.
Les visions de Daniel et le songe de Nabuchodonosor
22Après ce préambule, le Maharal va nous entretenir des visions de Daniel et du songe de Nabuchodonosor. Il va donc avoir recours au livre de Daniel, notamment aux chapitres 2 et 7. Ce livre est rédigé au vie siècle de l’ère courante [18]. Quelques années auparavant, le roi Joïachin était déporté en Babylonie avec des jeunes gens de descendance royale et parmi eux Daniel et ses trois amis, ‘Hanania, Misaël et Azaria. Dans ses visions prophétiques, au chapitre 7, Daniel voit quatre bêtes énormes surgir de la mer. La première était semblable à un lion avec des ailes d’aigle. La deuxième, semblable à un ours, tenait trois côtes dans sa gueule. La troisième était semblable à une panthère. La quatrième, vigoureuse et terrifiante, avait de puissantes dents de fer, elle dévorait et broyait, ce qu’elle laissait, elle le foulait aux pieds. Elle était munie de dix cornes et parlait avec arrogance (versets 2 à 8).
23Daniel, dans sa vision, assiste ensuite à une séance du Tribunal céleste : l’Ancien des jours (Dieu) prend place sur son trône de flammes étincelantes d’où jaillit un torrent de feu. Des myriades d’assistants le servent. La séance commence et les livres sont ouverts. Daniel apprend que les quatre bêtes qui avaient surgi de la mer correspondent aux quatre empires qui s’emparent successivement du pouvoir (verset 17). Daniel voit que la quatrième bête est tuée et son corps détruit et livré à l’action du feu (verset 11). Quant aux autres bêtes, leur pouvoir leur est également retiré, mais une prolongation de vie leur est accordée (verset 12). Et voilà qu’au sein des nuages célestes apparaît un fils d’homme, auquel ont été données la domination, la gloire et la royauté. Sa domination est éternelle et immuable et sa royauté ne sera plus détruite.
24Cette vision de Daniel, celle des quatre royaumes (chapitre 7), est à mettre en parallèle avec le songe de Nabuchodonosor (chapitre 2), que celui-ci avait oublié et que Daniel lui remet en mémoire avant de l’interpréter. Le roi avait vu une grande statue qui se dressait devant lui. La tête de cette statue était d’or fin, sa poitrine et ses bras d’argent, son ventre et ses cuisses d’airain ses jambes de fer et ses pieds en partie de fer et en partie d’argile (versets 32-33). Soudain une pierre se détache spontanément, sans qu’aucune main n’intervienne, vient frapper les pieds de fer et d’argile et les broie (verset 34). Le même coup broie le fer, l’argile, l’argent et l’or. Tout est emporté par le vent. Mais la pierre qui avait frappé la statue se transforme en une grande montagne qui remplit toute la terre (verset 35).
25Le Maharal établit entre la vision de Daniel et le songe de Nabuchodonosor une correspondance très serrée, mettant en lien les empires et les différents éléments de la statue, membres du corps et métaux, et établit une analogie entre le gouvernement du fils de l’homme qui survient avec les nuages du ciel et le phénomène suscité spontanément par la pierre [19].
Les quatre empires
26Quels enseignements le Maharal tire-t-il de ces textes ? Quel sens attribue-t-il aux quatre empires ? Rappelons tout d’abord que ces quatre empires, ce sont, conformément au midrach que l’auteur cite en introduction à son livre, ceux de Babylone (– 605 à – 562), de la Perse (– 550), de la Grèce (– 300), et d’Edom, c’est-à-dire Rome (– 63).
27Quelles sont les traits marquants de ces empires ?
28Babylone représente la vitalité, le désir de vivre, le nefesh, des aspirations positives, au départ tout au moins. Mais sa vitalité devient volonté de puissance et de conquête : elle se distingue par l’affirmation de la puissance et de la gloire, que symbolise la tête d’or : elle est en quête de prestige et d’éclat. Elle est comparée à un lion avec des ailes d’aigle : elle cherche le pouvoir et veut s’élever au-dessus de tous. Si, au cours de l’histoire, elle a fait détruire le temple, ce n’est pas par idéologie religieuse, mais par désir d’hégémonie.
29La Perse revendique la force physique, le gouf, et économique : les Perses, selon le Maharal, sont des rustres, ils s’apparentent aux ours par leur comportement, leur chevelure et leur incapacité à rester en place. La Perse est représentée avec « une poitrine et des bras d’argent », ce qui suggère à notre auteur un verset de l’Ecclésiaste (5, 9) : « Qui aime l’argent n’en est jamais rassasié. » L’empire perse représente l’appétence matérielle et corporelle, la soif de biens et de richesses et le désir de les étaler. Dans le texte biblique, Assuérus, roi de Perse, a consenti à l’extermination du peuple juif contre une somme de 215 tonnes d’argent proposée par son ministre Haman. Ce qui compte pour ce second empire, c’est l’avoir, non l’être. En un mot, « la force physique devient puissance matérielle et matérialisme passionné et exclusif [20] ».
30La Grèce est comparée à l’airain, car elle est hardie et prompte à s’élancer à la conquête de terres lointaines. Elle se présente comme une panthère audacieuse avec quatre ailes d’oiseau. Elle s’identifie à l’intellect, le sekhel : elle revendique la force de l’esprit et la puissance de la raison. Elle a comme point commun avec le judaïsme l’aspiration à la connaissance : elle s’accorde avec lui sur le rôle de l’expérience, sur celui de la raison qui doit subordonner la nature à l’esprit. Mais elle ne reconnaît pas la révélation de la Torah, et la science grecque ne débouche pas sur le sens de l’existence ni sur la destinée de l’homme. D’autre part, elle a fait usage de son savoir pour assujettir les autres nations, helléniser les pays du Proche-Orient. Le savoir grec s’inscrit en faux contre toute intellectualité et toute spiritualité ouvertes sur un autre ordre. Le Maharal cite ce texte : « Écrivez sur la corne d’un bœuf : pas de part avec le Dieu d’Israël [21]. » De cette maîtrise de la connaissance, la Grèce passe au totalitarisme du despotisme.
31Edom, en d’autres termes Rome, est le seul des quatre empires qui soit entièrement marqué par la négativité, c’est-à-dire par une implacable volonté de destruction. Daniel le désigne comme une bête terrible, effrayante, qui a « des dents de fer », une bête apocalyptique.
32Edom équivaut à la somme des aspects négatifs des trois autres empires, qu’il synthétise et combine, les dépassant par l’emploi illimité de sa vitalité à des fins de domination totalitaire et destructrice. Il a partie liée avec « le néant » (he’eder) et propage ruines et dévastation. Ce quatrième empire est identifié dans la tradition juive à Edom, et donc avec la figure d’Esaü, elle-même symbole de l’empire romain et, plus tard, au Moyen Âge, de l’Église et du Saint Empire romain germanique. Edom ou Rome est l’incarnation du mal.
33L’évocation et la description de ces quatre empires fait apparaître une différence considérable entre les trois premiers et le quatrième : les trois premiers empires, dit le Maharal, étaient fondés au départ sur une caractéristique positive de l’humanité, qu’ils cherchaient à développer ; seuls les excès ou les dérives ont transformé ces facultés en volonté de puissance, de conquête, de richesses et ont fait de leurs potentialités des éléments néfastes. Mais le quatrième empire est pure négativité, car la soif de pouvoir le définit tout entier.
Le cinquième royaume ou le temps de la délivrance
34Les quatre empires, que nous venons, avec le Maharal, de passer en revue, ont tous, parvenus à l’apogée de leur puissance, manifesté une opposition radicale à l’identité messianique d’Israël. Mais, dit notre auteur, il existe, dans le livre de Daniel, un cinquième royaume, qui reviendra à Israël. Dans Daniel 7, 11, le quatrième empire est jugé par le Tribunal céleste et la bête apocalyptique qui le représentait a été tuée et son corps détruit par le feu. Puis un fils de l’homme a surgi des nuages du ciel, à qui sont données domination, gloire et royauté.
35À l’apparition de ce fils de l’homme, correspond dans le songe de Nabuchodonosor, comme nous l’avons dit précédemment, l’épisode de la pierre qui vient pulvériser la statue géante et devient une montagne qui remplit toute la terre. Le Maharal enseigne que Israël, confronté à travers l’histoire à ces quatre empires successifs, « n’aurait pas pu résister à leur redoutable puissance, s’il n’avait pas été doté d’une faculté divine métaphysique [22] ». Que dit-il de cette faculté ? Elle ne connaît ni limite, ni fin. « La puissance des quatre empires, qui n’est pas de l’ordre métaphysique, peut avoir le dessus sur Israël dans un premier temps, mais à la fin de l’histoire, cette puissance déclinera. Nabuchodonosor a vu les empires dans son rêve sous une forme humaine. Leur chute sera provoquée par une cause extra-humaine. »
36Quelle est la signification de cette pierre qui vient broyer les métaux de la statue rêvée par Nabuchodonosor ? La pierre, dit notre auteur, fait allusion au patriarche Jacob, « le berger, pierre d’Israël », qui s’auto-désigne par ce terme au moment où il bénit son fils Joseph, sur son lit de mort (Gen. 49, 24). Ce faisant, Jacob rappelle à son fils les épisodes de sa vie en Égypte où ce dernier avait su faire preuve de maîtrise de soi, lorsqu’il avait refusé les avances de la femme de Putifar, avait pris ses distances par rapport aux mœurs égyptiennes, avait préservé son identité propre. Or cette maîtrise, sous-entend Jacob, est le fruit de l’éducation, de la transmission du père au fils. Ce commentaire s’ancre dans le mot « even », pierre, qui peut se lire av-ben, père-fils. Le secret de la survie d’Israël réside dans le lien qui doit être tissé et préservé entre les générations et que le judaïsme place au cœur de la doctrine messianique : c’est ainsi que le prophète Malachie (3, 24) dit à propos du Messie :
« Il ramènera le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers les pères. »
38La pierre est aussi constitutive d’un autre épisode de la vie de Jacob [23] : en fuite devant son frère Esaü qui veut le tuer, sur le chemin de l’exil, il passe la nuit dans la campagne, la tête posée sur un amas de pierres. À son réveil, au sortir du rêve de l’échelle, les pierres n’en sont plus qu’une, qu’il va ériger en stèle, faisant de cette pierre de fondation une maison d’Israël, Bet Israël, et une maison de Dieu, Bet-El. Jacob, et à travers lui le peuple juif, est celui qui est capable de s’arracher à la multiplicité et d’unifier le monde.
39Jacob est le troisième patriarche : il va donc se situer dans la troisième dimension, celle du emtsa’, celle de la synthèse, de la pacification créatrice qui permet de dépasser la polarité Abraham-Isaac, grâce-rigueur, dans la dimension de tiferet, splendeur. Jacob devient ainsi le témoin de l’Unique.
Notes
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[*]
Cet article doit beaucoup aux deux ouvrages de Benjamin Gross : Le messianisme juif dans la pensée du Maharal de Prague, Albin Michel, 1994 et Que la lumière soit, ibid., 1995. Les livres de référence de ces deux ouvrages sont respectivement : Netsa’h Israël (L’Éternité d’Israël) et Ner Mitsva (La Flamme du Commandement).
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[1]
Voir Moshé Idel, Le golem, Éd. du Cerf, 1992.
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[2]
Le Puits de l’Exil, la théologie dialectique du Maharal de Prague, Albin Michel, 1966 ; Éd. du Cerf, 1991.
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[3]
Le messianisme juif…, p. 321.
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[4]
Netsa’h Israël, chap 1.
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[5]
N.I., ibid.
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[6]
N.I., ibid.
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[7]
N.I., chap. 2.
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[8]
Guébourot Hachem, chap. 9, p. 55b, en hébreu. Les hauts faits de l’Éternel, trad. E. Gourévitch, Éd. du Cerf, 1994, p. 152.
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[9]
TB, Kétoubot 101a.
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[10]
N.I., chap 24, p. 122.
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[11]
Cant Rabba 2, 7.
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[12]
Derekh ‘Hayyim 1, 2.
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[13]
Gen Rabba, 82, 11.
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[14]
Jér. 31, 15 à 17.
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[15]
TB. Guittin 52a.
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[16]
N.I. chap. 10, p. 64.
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[18]
La destruction du Temple par Nabuchodonosor eut lieu en – 586.
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[19]
Que la lumière soit, p. 31 à 34.
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[20]
Ibid., p. 102 sq.
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[21]
Gen. Rabba 16.
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[22]
Ner Mitsva 18b.
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[23]
Gen. 27, 10.