Pardès 2013/2 N° 54

Couverture de PARDE_054

Article de revue

Le dispositif social et économique de la Michna : l'ordre Zeraïm

Pages 57 à 80

Notes

  • [1]
    M.A. Ouaknin, Introduction à la littérature Talmudique, in Aggadot du Talmud de Babylone, Éditions Verdier, 1982, p. 12.
  • [2]
    L’agriculture en Israël au temps des Sages était très développée tant dans les techniques agricoles que dans la variété et la richesse des cultures locales. Les versets bibliques sur la Terre où coulent le lait et le miel n’étaient pas que des rêveries. Voir à ce propos les recherches du professeur Yehuda Felix, L’agriculture en Israël au temps de la Bible, de la Mishna et du Talmud, Jérusalem 1964 (en hébreu), Le monde du végétal au temps de la Bible, Ramat-Gan 1957 (en hébreu), La végétation de la Mishna, Jérusalem 1967 (en hébreu). Voir également les conclusions du professeur Daniel Sperber concernant le déclin de l’agriculture en terre d’Israël à partir du troisième siècle, D. Sperber, Roman Palestine 200-400, The Land, Bar-Ilan University, Ramat-Gan, 1978 p. 11-29.
  • [3]
    Le terme « économie » ainsi que les fonctions de cette dernière recouvraient dans le monde antique des réalités différentes que celles désignées par l’économie dite moderne. Voir à ce propos M.I. Finley, L’économie antique, Paris 1975.
  • [4]
    Talmud de Babylone Chabbat 31a.
  • [5]
    L’exclusivité de la motivation morale présentée par Kant comme l’unique critère de la moralité a été fortement critiquée. Dans leur essai Religion et Moralité (Jérusalem 1993, p. 223-231), A. Sagi et D. Statman montrent bien la compatibilité entre deux motivations d’ordre différent dans l’accomplissement de la loi morale. Ils soulignent la place minimale que prend la théorie kantienne, reprise et travaillée par Y. Leibowitz, au sein du monde juif.
  • [6]
    La racine du mot « asser » (prélever la dîme) se lit aussi « ocher » (richesse).
  • [7]
    Sur l’idée du don désenchanté voir M. Godelier, L’énigme du don, Paris 1996.
  • [8]
    Mishnat Eretz Israel, Traité Pea, commenté par Shmuel et Zeev Safrai, Jérusalem 2012, introduction, p. 5. Il faut mentionner le travail monumental des auteurs qui proposent un commentaire sociohistorique de l’ensemble de la Michna qui s’étale sur une quinzaine de volumes et qui représente aujourd’hui l’ensemble des recherches historiques et archéologiques sur les sujets abordés.
  • [9]
    Je ne différencierai pas dans cet article le saint du sacré. La différence est fondamentale dans la réflexion du Judaïsme mais elle n’est pas centrale dans le cadre de notre propos.
  • [10]
    Exode 23, 19 ; Id. 34, 26 ; Nombres 18, 13 ; Deutéronome 26, 1-11 ; Ezéchiel 44, 30 ; Néhémie 10, 35-36.
  • [11]
    Un autre prélèvement, le maaser cheni, doit également être consommé à Jérusalem par son propriétaire mais, comme nous le verrons plus tard, il est à comprendre dans un univers conceptuel différent.
  • [12]
    Lévitique 22, 4-16 ; Nombres 18, 8-22 ; Deutéronome 12, 5-6 ; Malachie 3, 8-11 ; Néhémie 10, 35-40.
  • [13]
    Voir également Lévitique 23, 22 ; Deutéronome 14, 28-29 ; Id. 26, 12-15.
  • [14]
    Mikhaël Benadmon, Les figures de l’étranger dans la Bible, le Talmud et la Halakha, in S. Trigano (dir.), La fin de l’étranger ? Mondialisation et pensée juive, Éditions In Press, 2013, p. 118-119.
  • [15]
    Peret et olelot ne s’appliquent qu’à la vigne et aux olives (comprises comme extension d’une vigne de raisins) et non pas à tous les arbres fruitiers. Les Sages se livrent à des discussions détaillées sur les arbres et les espèces concernés.
  • [16]
    Voir Pea 3, 6.
  • [17]
    Si pour une quelconque raison les nécessiteux n’ont pas pu prélever la pea, ils peuvent le faire ensuite (T.B. 6a ; tossefta pea 4, 1). Le non prélèvement des sons de l’économie sociale n’interdit pas la consommation des récoltes ; ils ont le même statut que fruits ou légumes desquels ont été prélevé les teroumot mais pas les masserot.
  • [18]
    Voir la solution prônée par T.B. Houlin 137b établissant une différence entre la pea sur la terre d’Israël par rapport aux autres pays. Voir Z. Safrai, introduction au Traité Pea, p. 8.
  • [19]
    Les textes de Ruth (2, 6-17) illustrent bien cette réalité et le midrash (Ruth rabba 4, 8) peint les qualités positives de Naomi, contrairement aux autres glaneuses dans le champ.
  • [20]
    Z. Safrai, Introduction au Traité Pea, p. 20-40.
  • [21]
    « Tu ne pourras pas consommer dans tes villes la dîme de ton blé, de ton vin, de ton huile, les premiers-nés de ton gros ni de ton menu bétail, les dons que tu auras voués, ceux que tu offriras spontanément ou que prélèvera ta main ; mais tu devras les consommer en présence de l’Éternel, ton Dieu, dans le lieu qu’il aura choisi, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, et le Lévite qui sera dans tes murs ; et tu jouiras, devant l’Éternel, ton Dieu, de ce que tu possèdes. »
  • [22]
    Armand Abécassis, L’univers hébraïque, Paris 2003 p. 229.
  • [23]
    Les commentateurs discutent du lieu exact auquel cette discussion fait référence – la ville de Jérusalem ou l’endroit le plus sacré du Temple uniquement – ce qui permet de penser à des versions intermédiaires entre deux avis bien tranchés. Il sera ainsi possible de soutenir par exemple que seul le lieu du Temple n’appartient à aucune tribu en particulier, contrairement à Jérusalem qui, elle, est la propriété de telle ou telle tribu (Ritba sur T.B. Yoma 12a). L’avis selon lequel Jérusalem n’a pas été attribuée aux tribus est partagé par beaucoup de commentateurs et Maïmonide considère qu’il est à retenir (Lois sur le meurtrier 9, 4).
  • [24]
    Y.M. Tokachinsky, La ville de la sainteté et du temple (en hébreu), tome 3, Jérusalem 1969 p. 133.

1L’objet de cette étude est de présenter les logiques économiques qui se dessinent au travers des onze traités du premier ordre des six ordres de la Michna, Zeraïm (Les semences). Dans son introduction à la littérature talmudique, M. A. Ouaknin résume ainsi les contenus abordés dans cet ordre : « Après un traité consacré aux bénédictions, il est parlé des dîmes, prémices, offrandes, donations que l’on doit faire aux prêtres, aux Lévites et aux pauvres, sur les produits de la terre ; du chômage, des travaux des champs pendant la septième année ; des mélanges interdits dans les semis et les greffes [1]. » Il nous semble donc pertinent de questionner précisément ces traités qui sont axés autour de la vie agricole afin d’en extraire des données sur l’activité économique [2]. En effet, les concepts de base de la vie économique y sont étudiés : la question de la propriété privée, la répartition des biens et richesses jouent un rôle fondamental dans la description de la structure de base de la société juive. La place impartie aux différents acteurs économiques, les formes variées des échanges mais aussi la place des idées d’assistanat et de solidarité organisant le lien entre le sacré, la morale sociale et l’économie, sont abordés sur un mode extrêmement averti. La conscience des besoins, des tensions, des enjeux, des difficultés liées à la gérance et à la distribution des biens est explicite et la casuistique de la Michna ne manque pas de clarifier et d’expliciter les modalités d’application de chacune de ces notions. Nul doute que la dimension biblique du dispositif économique et social du système des dîmes et prélèvements est considérablement réinterprétée dans la Michna, pas seulement dans l’exposition des situations nouvelles non statuées dans le droit biblique, mais aussi dans la législation de toute une économie périphérique qui se met en place lorsque la Loi biblique, extrêmement générale, est appliquée dans une société réelle au sein de laquelle les échanges potentiels se trouvent être bien plus nombreux que ceux préconisés par cette même Loi. Il va sans dire que les notions économiques qui apparaissent dans la Michna sont à comprendre dans leur contexte sociohistorique et une lecture d’actualisation se heurterait à de sérieuses difficultés méthodologiques [3] ; pour autant, nous pensons que la réflexion sur ces structures et échanges donnent encore à penser aux lecteurs contemporains soucieux de porter un regard critique sur l’économie moderne dans laquelle le lien entre le social et le sacré parait totalement absent. Ce lien entre le social et le sacré au sein de l’économie est, pensons-nous, au cœur de la pensée de la Michna.

La bravoure du croyant revisitée

2Le système des dîmes et des prélèvements présenté dans la Bible et la Michna place l’agriculteur dans une situation de sollicitation quasi incessante et d’imposition absolue. En acceptant le joug des commandements, le Juif se soumet, il est vrai, à une quantité d’injonctions dont la portée immédiate est d’ordre limitatif, tant sur le plan des croyances, des actions et des rites que des normes sociales ; mais il semblerait que le système des dîmes soit porteur d’une telle exigence que son acceptation par le croyant nécessite une disposition mentale bien particulière. Les Sages du Talmud expriment cette idée lorsqu’ils assimilent l’ordre Zeraïm à la « émouna », la croyance en Dieu, ou plutôt la confiance [4]. Le cultivateur lève en effet ses yeux vers le ciel afin d’être gracié des conditions climatiques appropriées mais il doit de surcroît faire preuve d’une forte conviction dans le caractère juste et bien-fondé de ce système. La disposition religieuse nécessaire à cette observance appartient, nous semble-t-il, au registre de l’ascension spirituelle. En effet, l’application de toutes ces lois dont la pierre angulaire se dit en termes économiques a un impact transformateur sur la conscience religieuse et sociale de l’individu. Les prélèvements et dîmes s’opposent à l’inclination a priori légitime et naturelle au gain maximal et ce retrait volontaire d’une jouissance pourtant difficilement méritée est perçu en terrain religieux comme bénéfique pour l’individu. Elle n’est pas seulement le reflet d’une mauvaise conscience face à la disparité sociale et économique et/ou le besoin de s’acquitter d’une dette morale envers les fonctionnaires du culte. À sa base, la nette compréhension des droits et devoirs imposés à chacun du fait de sa présence dans le monde des hommes et de Dieu et du fait que ces devoirs sont profitables pour toutes les parties en présence, tant pour ceux qui donnent que pour les bénéficiaires. Cette autolimitation économique n’est envisageable, dans le registre conceptuel du profit, qu’en considérant le gain spirituel qu’elle entraîne. Si cette hypothèse se vérifie, il en ressort que tout le système des dîmes et des prélèvements serait ainsi basé sur un premier échange symbolique entre l’économie et la spiritualité, entre richesse matérielle et richesse spirituelle. La rhétorique économique prête alors ses concepts au monde religieux qui se voit ainsi enrichi d’un bien capable de motiver la renonciation au profit optimal. Tout en n’étant pas dans le registre de l’action totalement désintéressée – l’intérêt en question (le gain spirituel) est bien présent même si non quantifiable – nous ne sommes pas non plus dans le domaine de la stratégie et de la planification économique. Nous sommes et restons dans l’éthique, acceptée dans son sens le plus large, et même si celle-ci enrichit et accroît le capital spirituel de son acteur, cette richesse est encore en elle-même éthique. Cette description quelque peu démystifiante de la conscience religieuse qui choisirait le bien aussi en vue d’une compensation spirituelle immédiate ou différée n’est pourtant pas, pensons-nous, à blâmer. La motivation morale et religieuse n’exclut pas une autre motivation qui concourt à l’application de la loi [5]. Elle n’entache pas l’action morale et la noble prédisposition à limiter le gain économique personnel au bénéfice des autres. Une certaine grandeur d’âme et une distance par rapport au monde des choses serait tout de même la qualité qui habite la population des agriculteurs acceptant la Loi Biblique. Un texte talmudique célèbre (T.B. Taanit 9a) ne partage pas cette vision et propose quant à lui de considérer le système des prélèvements et des dîmes non comme une renonciation à la prospérité en faveur de la spiritualité, mais plutôt comme un investissement en vue d’un enrichissement certain : Rabbi Yohanan a dit aussi : « Que signifie “Tu lèveras la dîme (Deutéronome 14, 22) ? Prélève la dîme afin de t’enrichir” [6]. » La suite du texte, un dialogue entre un enfant et Rabbi Yohanan, ne permet pas l’interprétation éthique de cet enrichissement mais présente bien l’intérêt à agir en bon économe et à investir dans des valeurs sûres puisque dans le cas des dîmes, Dieu lui-même serait le garant de la réussite de ce placement :

Rabbi Yohanan rencontra un jour le jeune fils de Rech Lakich. « Quel verset étudies-tu en ce moment ? » Lui demanda-t-il. « Tu lèveras la dîme », répondit l’enfant, qui à son tour lui demanda ce que ces mots signifiaient. « Prélève la dîme afin de t’enrichir », dit Rabbi Yohanan. « Comment le sais-tu ? » ; « Essaie », lui répondit-il. « Est-ce qu’il est permis de mettre à l’épreuve le Saint béni soit-Il ? dit l’enfant. Il est écrit pourtant “Vous ne tenterez point l’Éternel” » (Deutéronome 6, 16). Rabbi Ochaiya a dit : « Il n’est pas permis de le faire sauf quand il s’agit des dîmes, car il est dit : “Apportez à la maison du trésor toutes les dîmes, afin qu’il y ait de la nourriture dans ma maison ; mettez-moi de la sorte à l’épreuve”, dit l’Éternel des Armées. Et vous verrez si je n’ouvre pas pour vous les écluses des cieux, si je ne répands pas sur vous la bénédiction en abondance » (Ad bli dai) (Malachie 3, 10). Que signifie « Ad bli dai » ? Jusqu’à ce que vos lèvres soient fatiguées de dire « Assez », a dit Rami Bar Hama, qui citait Rav. « Si j’en étais arrivé à ce verset, je n’aurais pas eu besoin de toi, ni de ton maître » Rabbi Ochaiya, lui fit remarquer l’enfant.
Nous ne proposerons pas d’interprétation des détails de ce texte concernant l’identité de l’enfant et la pertinence de ses propos, ni l’insolite mise à l’épreuve de l’Éternel, ni le sens de l’enrichissement promis par Dieu (la pluie). Mais notons le caractère surprenant de ce dialogue sur la question des dîmes et l’effort herméneutique et théologique considérable investi pour soutenir la cohérence du système. Le Talmud ne cherche pas à élever sur un piédestal la noblesse et la grandeur d’âme de celui qui prélève de ses biens pour les nécessiteux et le Temple ; Il ne nous met pas non plus en garde contre l’action intéressée au sein et au nom de la religion ; nul discours moraliste n’est déclamé et la recherche du gain spirituel décrit auparavant sans complaisance nous apparaît tout à coup comme le summum de la moralité. Cette conception est troublante car elle semble ruiner le motif central de tout l’édifice : la responsabilité sociale et religieuse. Cela veut-il dire que la gratuité absolue du don ne résiste pas à la théorie des échanges (symboliques ou réels) ? Cela entache-t-il tout ce dispositif en le considérant comme une structure économique parmi tant d’autres, portant ses tensions et ses faiblesses ? Il y a en effet un certain désenchantement, mais qui ne surprend pas les sociologues et les anthropologues car un système quasi utopique ne rend pas compte de la réalité humaine dans sa concrétude [7]. Selon nous, cette analyse renforce l’idée que la spiritualité ne peut s’énoncer dans un langage non économique – l’intérêt, le gain et le profit en sont paradoxalement ses concepts incontournables – mais qu’elle les vide de leur contenu non moral (avidité, cupidité, concurrence déloyale, etc.) et dévastateur pour l’individu comme pour la société. De plus, et c’est peut-être ce que cette aggada talmudique veut souligner, le dispositif économique du Judaïsme conteste que toute dépense soit un appauvrissement et qu’il y ait une absurdité économique à penser l’enrichissement sur la base d’un don. La réflexion menée par la Michna va insister sur cette dimension car quelle que soit la nature matérielle ou spirituelle de la contrepartie, elle réfléchit sur l’idée d’un devoir économique en revisitant les fondements doctrinaux du système des biens et des richesses.

Deux économies parallèles

3Le système économique qui se présente dans les traités de Zeraïm peut être séparé en deux parties distinctes. La première relève de la morale sociale et réfléchit les formes de la justice sociale dans l’univers agricole ; nous la nommerons l’économie sociale. La deuxième est organisée autour de l’axe qui relie le peuple au sacré, au Temple et à ses fonctionnaires, les cohen et les Lévites ; elle recouvre ce qu’il est convenu d’appeler le don lévitique ; nous la nommerons l’économie sacrée. Cette distinction n’est pas uniquement utile sur un plan conceptuel et littéraire ; elle reflète également l’exposition de ces systèmes dans le texte Biblique mais aussi le rapport de la société juive de l’époque talmudique à ces deux domaines distincts. Tel que Z. Safraï le souligne, « le peuple différenciait naturellement les prélèvements pour le sacré, les Cohen ou les Lévites, des impôts pour les pauvres [8] ». Ces deux économies régissent toutefois une même réalité et il nous importe, afin de saisir et analyser les interactions entre elles, de décrire leur fonctionnement en nous concentrant sur ce qui relève de la pensée et de l’activité économiques. Cette présentation introductive aura un caractère normatif afin de rester fidèle au mode discursif de la Michna.

Kilaim

4Avant de se mettre à l’œuvre, le propriétaire d’un champ est astreint à mener une réflexion stratégique liée aux cultures qu’il projette de cultiver durant les années qui vont suivre. En premier lieu, il doit réfléchir à l’organisation de l’espace et à son quadrillage. En effet, la première obligation qui lui incombe est de séparer d’une distance minimale de quatre coudées les différentes espèces (Kilaim 3, 7 et T.B. Baba Batra 83a). Les injonctions relatives aux mélanges interdits apparaissent dans le Lévitique (19, 19) et sont compilées dans le traité kilaim. L’attention à porter à la vigne et son entourage est bien particulière et doit dicter les impératifs agricoles des années futures, les vignes étant plantées et travaillées durant de nombreuses années. Les Sages ont élargi l’interdit biblique à toutes les cultures et aux fruits de la terre et y ont inclus pour la vigne l’interdit de semer, d’entretenir et d’en tirer un quelconque profit (Kilaim 8,1 et Temoura 7, 5). Nous ne trouvons pas dans ce traité de critère clair pour définir les mélanges permis et interdits : certaines fois la botanique semble être la base de ces interdits, mais dans d’autres cas les critères employés sont d’ordre sémantique ou encore liés à la saveur des légumes (Kilaim 1, 3). Le peuple ne se montrait pas toujours respectueux de ces normes et le Talmud relate les différentes formes de répression que les Sages ont mises en place à différentes périodes envers les récalcitrants (Moed Katan 1, 2 ; Chequalim 1, 2 entre autres). Il est difficile de répertorier les kilaim dans l’une des deux économies, sociale ou sacrée – la tradition n’en fournissant pas de raison tangible. Mais cette injonction nous introduit d’ores et déjà dans l’univers normatif qui incombe au cultivateur soucieux de respecter la Loi dès ses premiers pas dans le champ et les limitations qui pèsent sur lui.

L’économie sacrée [9] : la consommation modérée et l’impératif de distribution

5D’une façon générale, l’économie sacrée s’organise autour du cycle temporel des sept ans (la chemita) et des quarante-neuf ans, le Jubilé. Tout au long de ces années s’établit une codification scrupuleuse des champs d’action et de consommation des fruits et des récoltes, ainsi qu’une mise en place rigoureuse du système des dîmes et prélèvements. Ce cycle de sept ans introduit au sein de l’économie sacrée la législation du don lévitique nommée teroumot oumaaserot (dîmes et prélèvements). Le mouvement général de ce cycle est à percevoir sur deux dimensions : la première se situe dans la sphère personnelle de l’agriculteur concernant les devoirs de prélèvement sur ses récoltes ; la seconde concerne sa relation envers les représentants du sacré (Jérusalem, le Temple, les Cohen et les Lévites) et le transfert des dîmes récoltées aux intéressés. Ainsi conçu, ce cycle instaure, d’une part, la distance progressive avec le sol et ses fruits afin d’arriver, la septième année, à son paroxysme : la désappropriation des champs de leur propriétaire attitré pendant un an. D’autre part, il tisse des liens économiques bien spécifiques avec les différents fonctionnaires du Temple et en cela entretient le sentiment d’appartenance à un lieu, et un rituel lointain qui ne fait pas partie de son paysage quotidien. Les lois qui régissent ces prélèvements sont nombreuses, sujettes à discussions parmi les Rabbins et disposées à beaucoup d’exceptions aux règles établies. Il serait possible de les présenter sous diverses perspectives et de nouer entre elles différentes familles de liens conceptuels. Nous proposons de les exposer dans un premier temps d’une façon succincte et chercher ensuite la logique économique qui se dégage de chacune d’entre elles. Enfin, nous tenterons d’énoncer ce qui nous semble être les principes fondamentaux de l’économie sacrée.

6Tous les prélèvements n’ont pas le même destinataire. Certains prélèvements seront amenés aux Cohen dans le cadre des vingt-quatre cadeaux (matnot Kehouna), d’autres seront offerts aux Lévites ; d’autres enfin seront consommés par leur propriétaire en toute pureté à Jérusalem. De même, tous ne sont pas liés d’une façon intrinsèque au cycle de la chemita. Ainsi, certains sont en vigueur chaque année pour chaque nouvelle récolte ou saison ; c’est le cas des dîmes offertes aux Cohen (terouma) et aux Lévites (maaser richon, littéralement premier prélèvement) par l’ensemble des cultivateurs, ainsi que le prélèvement offert par les lévites aux Cohen saisi sur leur part de maaser richon (c’est la teroumat masser). Il faut rajouter à ceux-ci les fruits de la quatrième année des arbres fruitiers (orla et neta revaï) et les prémices des fruits d’Israël (bikourim). Tous ceux-ci entretiennent une relation partielle avec les lois des sept années. D’autres par contre ne s’appliquent que certaines années spécifiques du compte des sept années de la chemita : le maaser cheni (littéralement deuxième prélèvement) consommé par son propriétaire à Jérusalem est prélevé la première, la deuxième, la quatrième et la cinquième année uniquement et le maaser ani (littéralement prélèvement pour les nécessiteux) ne le sera que la troisième et la sixième année.

Orla, Neta revaï et Bikourim

7Commençons par les prélèvements qui développent l’idée d’une jouissance différée et qui positionnent l’homme dans une situation d’attente et de distance face à sa propriété agricole. C’est le cas pour les arbres fruitiers qui sont soumis à la règle de la Orla : les trois premières années de la vie de l’arbre, les fruits ne pourront être consommés (Lévitique 19, 23-24). Le traité Orla (3, 1-5) accroît les restrictions et va jusqu’à prohiber tout profit potentiel direct ou indirect de ces fruits (teintures de vêtements, allumage d’un feu etc.) et accentue en cela le degré de sainteté qui leur est conféré (Teroumot 11, 10). Les conditions de consommation sont exprimées en terme de temps et d’espace : selon la loi Biblique, ils seront permis à la consommation de leur propriétaire à partir de la quatrième année uniquement, neta revaï, et la Michna préconise leur consommation en toute pureté à Jérusalem exclusivement ; s’ils se détériorent, ils seront convertis en monnaie permettant d’acquérir des biens consommables à Jérusalem. La sainteté des fruits se « périme » donc au terme d’une période bien précise, laissant ainsi le propriétaire dans une situation d’attente ardue qui ne prendra fin qu’avec un déplacement lui aussi tout aussi incommode que coûteux à Jérusalem. Cette logique de l’attente et du déplacement dans la possibilité de consommer des fruits apparaît également dans le cadre d’une autre catégorie dont la proximité conceptuelle et normative ne manque pas de frapper : les Bikourim, les prémices. Les textes bibliques pourtant nombreux à ce propos ne stipulent pas les cultures concernées par cette injonction [10]. La Michna dans le traité Bikourim va quant à elle opérer plusieurs restrictions et éclaircissements. Tout d’abord, cette obligation n’incombe qu’aux sept espèces de la terre d’Israël qui sont énumérées en Deutéronome 8, 8 et parmi celles-ci seront retenus uniquement les fruits dont la qualité est bien avérée (Bikourim 1, 3). Du fait de la sainteté qui leur est conférée, ces fruits doivent être également consommés à Jérusalem entre Chavouot et Soukot, elles-mêmes fêtes de pèlerinage (Bikourim 1, 3 ; 1, 10). Notons cependant qu’à la différence des fruits du neta revaï, le manquement, même volontaire, au prélèvement des prémices n’interdit pas la consommation du reste des fruits ou récoltes, comme cela sera le cas par exemple avec la dîme terouma octroyée aux Cohen (Yeroushalmi Bikourim 1, 2 63d). Il nous semble judicieux de mettre en parallèle l’attente temporelle imposée jusqu’à la consommation et de la distance géographique à parcourir jusqu’à Jérusalem pour les consommer. Le concept de non-immédiateté dans la jouissance, de l’attente et de la distance qui deviennent espoir, instaurent et entretiennent l’idée d’un comportement saint dans un lieu saint qui prend corps dans la réalité quotidienne du cultivateur de par leur absence. L’abstinence sauvegarde ainsi le sacré. L’homonymie du mot « consommation » permet de formuler le premier principe économique qui émerge de ces ceux catégories : le droit à la consommation n’est pas conditionné par l’idée de propriété, puisque dans ces deux cas, la consommation est suspendue malgré la propriété bien avérée de l’objet [11]. Le rapport au sacré est donc dans cette économie ce qui conditionne la distance et la modération par rapport aux biens et richesses.

Terouma

8Considérons à présent le système des dîmes versées aux fonctionnaires du Temple. On différencie la catégorie de terouma (celle pour le Cohen et celle que le Lévite reverse au Cohen) porteuse d’une sainteté particulière de celle du maaser. Il est d’usage de considérer que la dîme est une redevance qui servait à l’entretien des personnes dont la vie a été mise au service du bon fonctionnement du Temple ou des institutions religieuses. Conscient que les lévites ou les Cohen ne travaillaient pas la terre et qu’il fallait leur donner le moyen de vivre, à eux et à leur famille, le législateur hébreu demande à la communauté qui bénéficie de leurs services de subvenir à leurs besoins. Cette description n’est pas fausse mais elle ne rend pas compte de la nature des échanges symboliques et économiques qui lient les fonctionnaires du Temple, le peuple et le cultivateur ; elle se contente de présenter ces dîmes sous le modèle de la Taxe du Temple, une sorte d’impôt paroissial. Un examen même superficiel des traités Teroumot, Maaserot et Demai met en avant la complexité de ces lois et la réflexion investie par les Rabbins dans leurs détails les plus anodins. Il semblerait que la dimension du sacré prenne une place importante dans la gérance de ces prélèvements, tant pour le cultivateur et le peuple que pour le Cohen et les Lévites. Il ne s’agit donc pas uniquement d’un arrangement financier avantageux qui pourrait être remplacé par une autre forme de contribution. Il est question avant tout de décrire la nature de ces dîmes : de toute récolte, le cultivateur doit prélever pour le Cohen la terouma[12]. Le texte biblique ne stipule pas de quantité et un grain de blé suffirait a priori à s’acquitter de cette obligation ; mais les Sages concluent qu’une personne bienveillante proposera au Cohen un quarantième de sa récolte, ce qui reste tout de même une petite quantité. Certains textes relatent la présence des Cohen au lieu même où l’on déposait les gerbes toutes fraîchement moissonnées (le goren) afin de profiter de la joie qui animait l’agriculteur en cette fin de saison et d’espérer recevoir une part conséquente, en vertu de quoi il le bénissait avec une attention toute particulière. Mais la principale raison de cette présence était liée au statut de ces gerbes qui portent encore une certaine sainteté et ne sont pas encore entrées en contact avec des réalités qui risqueraient de les rendre impures. Cette dimension de sainteté interdit la consommation ou encore la commercialisation de cette terouma à des étrangers. La terouma était consommée lors de repas rituels avant lesquels les participants se trempaient dans le bain rituel (mikwe) pour se purifier. Aux yeux du peuple également, ce prélèvement était considéré comme sacré et porteur d’un certain danger, dans un registre mythique, pour ceux qui la profanerait. C’est ce qui explique que tous étaient scrupuleux de cette dîme et se permettaient moins de zèle pour les autres prélèvements. C’est donc comme nourriture sacrée qu’il faut appréhender le statut de la terouma. L’échange qui lie le cultivateur au Cohen au travers de cette dîme, et qui est investi d’une dimension de sainteté, reste à analyser. Le texte biblique stipule clairement que cette dîme est en fait une offrande faite à Dieu, qu’Il relaie comme salaire pour l’entretien et le travail sacerdotal : « L’Éternel parla encore ainsi à Aaron : “Moi-même aussi, je te confie le soin de mes offrandes (teroumati) : prélevées sur toutes les choses saintes des enfants d’Israël, je les assigne, par prérogative, à toi et à tes fils, comme revenu perpétuel” » (Nombres 18, 8). La conscience d’intermédiaire est bien celle qui prévaut dans ce verset ; il n’y aurait donc pas d’échanges directs entre l’agriculteur et le Cohen, et ce qui nous paraissait être une forme de gratitude pour les services rendus au temple s’avère être un « droit perpétuel » octroyé aux Cohen par Dieu en la personne des cultivateurs. Il ne saurait donc y avoir de hiérarchie du genre « employeur-employé » entre eux. Nous verrons plus tard lorsque nous analyserons le concept de propriété fragmentée, que cet échange qui parait être économique est en fait uniquement un échange symbolique car il n’y a aucune passation de bien d’une propriété à une autre. Le texte continue et précise la raison pour laquelle le Cohen reçoit cette allocation : « Dieu dit encore à Aaron : “tu ne posséderas point sur leur territoire, et aucun lot ne sera le tien parmi eux : c’est moi qui suis ton lot et ta possession au milieu des enfants d’Israël” » (18, 20). L’enracinement dans le territoire semble être un obstacle à la fonction sacerdotale qui doit substituer la conscience d’appartenance au lieu à la conscience d’appartenance à Dieu. Le Cohen est donc appelé à vivre dans une conscience non-territoriale et se situe en cela aux antipodes de la conscience de base de l’agriculteur qui, lui, est défini dans les textes bibliques et de la Michna comme un propriétaire foncier.

Maaser richon et teroumat maaser

9Contrairement à la terouma perçue par le Cohen comme « droit perpétuel », le maaser richon perçu par le lévite sur le reste de la récolte (une quantité d’un dixième de chaque espèce) ne comporte aucune sainteté et peut donc être consommé et partagé par tous ou même commercialisé (après en avoir prélevé la part du Cohen). Dans ce même ordre d’esprit, il faut l’appréhender sous l’angle des concepts du marché. Ainsi, le texte précise qu’il s’agit en effet d’un échange économique : « Et vous pourrez le consommer en tout lieu, vous et votre famille, car c’est un salaire pour vous, en retour de votre service dans la tente d’assignation » (Id. 18, 31). Il est donc clairement question d’un salaire octroyé en contrepartie d’un travail. Cette tendance à accorder une dimension économique à la fonction du lévite est élargie et appliquée dans le cadre de la dîme qu’il doit prélever en faveur du Cohen. Cette part dénommée teroumat maaser (ou encore maaser min hamaaser) et qui, une fois offerte, permettra le maaser richon à la consommation de tous est sainte elle aussi, à l’image de la terouma. Cependant, comment justifier ce prélèvement pour le Cohen alors que le Lévite n’est pas propriétaire d’un champ et n’est donc pas astreint à la politique des prélèvements ? Sur ce point, le texte biblique parachève l’édifice par un subterfuge surprenant : « Cet impôt sera considéré par vous comme le blé prélevé de la grange et comme la liqueur prélevée du pressoir » (Id. 18, 27). Le Lévite, privé de territoire, est appelé à procéder à un échange symbolique lui conférant un statut de propriétaire comme s’il était lui-même le paysan et qu’il présentait au Cohen sa propre dîme ; il évolue donc bel et bien au sein d’un jeu économique, percevant une dîme appelée salaire et affecté d’un territoire par procuration. La pleine compréhension de ce qui se joue ici requiert la mise en valeur d’une tension présente dans les versets eux-mêmes. Le verset 26 de ce même chapitre désigne étonnamment la dîme redistribuée au lévite, non pas comme un salaire mais comme une part pour le Cohen provenant de Dieu : « Parle aussi aux Lévites et dis-leur : Lorsque vous aurez reçu des enfants d’Israël la dîme que je vous donne de leur part, pour votre héritage, vous prélèverez là-dessus, comme impôt de l’Éternel, la dîme de la dîme. » Cependant, le verset 31 la présente bien comme un salaire. Cette tension prend sens si l’on considère les interactions à l’œuvre entre les quatre acteurs en présence : Dieu, le paysan, le Cohen et le lévite. Le paysan ne peut consommer du fruit de son labeur sans verser ces deux dîmes, mais il doit le faire en adoptant la conscience du passeur et non du propriétaire. Il ne peut se percevoir différemment que comme un maillon dans la chaîne de travail et de production dans laquelle il n’est ni le premier, ni le dernier. Le lévite ne peut accéder à cette conscience de chaînon que s’il se pense lui aussi producteur et propriétaire absolu. Ce n’est qu’en simulant un tel statut par le subterfuge biblique qu’il peut alors vivre pleinement cette condition. Le deuxième principe de l’économie sacrée porte donc sur le concept de distribution : tout chaînon dans la chaîne de la production n’est en fait qu’un maillon de distribution. Il brise la dichotomie économique qui différencie, souvent sur une base hiérarchique, les donateurs des donataires, en allouant à chacun le statut de bénéficiaire. La dimension normative fait ressortir l’idée que le droit à la consommation ne s’acquiert que par la distribution. Cette distribution est prescrite par l’idée du sacré qui est encore une fois l’idée-maîtresse puisque c’est elle qui commande le passage des richesses et qui en cela en permet la jouissance. Nous retrouvons une fois de plus le procédé religieux de la dîme qui consiste à consacrer une part pour désacraliser le tout ; il semblerait qu’il forme la clef de voûte de l’économie sacrée.

L’économie sociale : permanence, non-assistanat et logique non-hiérarchique

10La dimension sociale du Judaïsme est souvent illustrée par les nombreuses normes exposées dans les textes de l’Exode (chapitres 21-24), du Lévitique (chapitre 19) ou du Deutéronome (chapitres 21-25). Il est moins courant cependant d’en référer à l’économie sociale liée à la vie agricole. Pourtant, lorsque les Sages du Talmud (T.B. Yebamot 47a) et de la Halakha (Yossef Karo, Choulkhan Aroukh, Yore dea chapitre 268) ont souhaité présenter au candidat à la conversion cette dimension, ils n’avaient d’autres exemples que ces normes. À leurs yeux, il ne s’agissait pas uniquement d’une idée louable mais d’un système normatif bien établi auquel il fallait adhérer, qu’il fallait étudier et appliquer. Cette dimension est même celle qui prévaut dans ces textes puisqu’il n’est fait référence explicite à aucune autre norme qui serait susceptible de rendre compte de la pratique du Judaïsme, tel le Chabbat ou la Cacherout. L’économie sociale présentée dans les traités de Zeraïm contient tous les dons et prélèvements qui ont pour finalité l’instauration d’un équilibre social ; ils sont appelés les matnot aniim, les présents pour les nécessiteux. Présentons tout d’abord les textes bibliques. En Lévitique (19, 9-10) nous lisons : « Quand vous moissonnerez la récolte de votre pays, tu laisseras la moisson inachevée au bout (pea) de ton champ, et tu ne ramasseras point la glanure (leket) de ta moisson. Tu ne grappilleras point (olelot) dans ta vigne, et tu ne recueilleras point (peret) les grains épars de ta vigne. Abandonne-les au pauvre et à l’étranger ; je suis l’Éternel votre Dieu. » Le texte parait clair quant aux champs d’application de ces commandements et des bénéficiaires. Le texte du Deutéronome (24, 19-22) précise toutefois certains points : « Quand tu feras la moisson de ton champ, si tu as oublié (Chikheh’a) dans ce champ une javelle, ne retourne pas la prendre, mais qu’elle reste pour l’étranger, l’orphelin ou la veuve, afin que l’Éternel, ton Dieu, te bénisse dans toutes les œuvres de tes mains. Quand tu gauleras ton olivier, n’y glane pas après coup, ce sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Quand tu vendangeras ta vigne, n’y grappille pas (olelot) après coup ; ce sera pour l’étranger, pour l’orphelin, pour la veuve. Et tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte : c’est pourquoi je t’ordonne de tenir cette conduite [13]. » Les lieux concernés par ces lois sont, selon ces textes, le champ (désignant généralement le champ de blé), la vigne et l’olivier ; les actions à mener : les dons au bout du champ, la pea, l’abandon des gerbes tombées au long de la moisson, le leket, ainsi que les gerbes oubliées dans le champ, la Chikheh’a. Concernant les vignes mais également les oliviers, l’injonction est de laisser les grappes peu fournies, les olelot, et de ne pas ramasser les graines ou olives tombées au hasard des vendanges, le peret. Les bénéficiaires ne renvoient pas uniquement aux faibles de la société juive mais incluent également l’étranger. L’étranger, le guer, est une figure emblématique d’un rapport d’Israël à lui-même. Comme nous l’avons montré par ailleurs, l’inquiétude du statut de l’étranger est à comprendre à la lumière de l’histoire fondatrice d’Israël dans un rapport au lieu qui met en garde contre les dangers de l’exil d’un côté et les tentations de toute puissance qui émergent et envahissent le sédentaire d’un autre côté [14]. Cette justification historique conférée à l’action morale contribue ainsi à l’effacement de la hiérarchie sociale, tellement sensible dans ce genre de situation. C’est donc un appel à l’instauration d’une égalité de principe et à la reconnaissance du caractère contingent de la pauvreté qui est véhiculé par ce rappel de l’histoire d’Israël. Nous proposons d’analyser les paroles des Rabbins autour de ces thématiques tel qu’elles apparaissent dans le traité Pea qui compile les règles et discussions relatives à cette économie. Nous exposerons également la doctrine rabbinique d’un prélèvement supplémentaire qui appartient également à l’économie sociale, le maaser ani. Nous verrons alors que la Michna va conférer à ces quelques versets une dimension bien plus étendue.

Pea, chikheh’a, leket et maaser ani

11Les Sages de la Michna vont élargir par le biais d’une étude pointue des versets le champ d’action des normes bibliques afin d’accroître les cultures soumises à ces obligations. Le texte de la Tossefta (Pea 2, 13 ; T.B. Houlin 131a) résume parfaitement cette tendance et les différences avec la loi biblique sont très claires : « Il y a quatre dons liés à la vigne : peret, chikheh’a, pea et olelot. Trois dons liés aux récoltes : leket, chikheh’a, pea ; deux dons liés aux arbres : chikheh’a, pea. » Ce qui semblait être une loi pour les champs uniquement est appliquée à présent également pour les arbres et les vignes [15]. Les détails des dons ont été minutieusement réfléchis et ils diffèrent en fonction des cas en présence ; cependant, il importe au plus haut point de fixer le temps, le lieu et la quantité du don ainsi que la l’identité des bénéficiaires et la forme de distribution adéquate.

12Commençons par exposer les lois de la pea pertinentes pour notre propos. Dans la littérature de la Michna, la pea ne se limite pas à un abandon d’un coin du champ. Elle comprend deux commandements bien distincts : laisser une partie du champ non moissonnée (et nous ne rentrerons pas dans les mesures minimales d’un champ [16]) et y permettre l’accès aux pauvres afin d’y faucher le reste du blé. Ce dernier n’est en effet pas à négliger car il comporte un risque de dégât dans le champ qui porterait préjudice au propriétaire. La concurrence pour chaque champ pouvant se transformer en rivalité, il n’était pas improbable que les arbres soient endommagés ou que des disputes et des violences éclatent entre les pauvres (Pea 4, 3-4 ; Tossefta Pea 2, 2). Dans un tel cas, il est envisageable que le propriétaire lui-même distribue la pea (Pea, 4, 1-2). Les Sages émettent des réserves quant à une distribution organisée par ce dernier par crainte d’un favoritisme pour certains proches ou amis ; la réalité était pourtant plus forte que l’idéologie et des traces d’un tel comportement sont relatées (Tossefta Pea 2, 2 ; 2, 21). La situation souhaitée est pourtant que les nécessiteux eux-mêmes moissonnent cette partie du champ et en prennent la pea (Pea chapitre 4). Les textes de la Michna ne fournissent pas d’interprétation si ce n’est le verset du Lévitique 23, 22 qui stipule à travers l’expression « de ta récolte » que la pea doit être prélevée de la récolte encore liée au sol (Pea, 4, 1) [17]. Mais il est possible d’y voir un acte de respect envers le pauvre et une façon de revaloriser son statut par l’effort du travail investi. La pea, ainsi que les autres dons de l’économie sociale (à part le maaser ani) sont donc prélevés avant la fin de la moisson et ne sont pas soumis aux règles de l’économie sacrée concernant les prélèvements des teroumot et maaserot puisque la récolte n’est pas encore engrangée ou prête à la commercialisation (Traité Maaserot). Contrairement aux autres dons qui relèvent de l’oubli des gerbes dans le champ, la pea quant à elle est quantifiable et nous trouvons à ce propos plusieurs traditions : La Michna (Pea 1, 1) déclare qu’il n’y a aucune mesure fixe mais il est d’usage, semblerait-il, de donner un soixantième (Pea 1, 2) ou encore un centième (Pea 4, 5) [18]. Le principe est que ce don soit significatif pour le pauvre, comme c’est le cas pour le maaser ani (Pea 8, 5) ou pour la terouma (teroumot 4, 3). Les Sages s’interrogent également sur l’obligation de distribuer la pea aux non-juifs et à ce propos les avis divergent : certains le permettent pour des raisons de pure moralité (Tossefta Guittin 3, 13 ; Yeroushalmi Demai 4, 6 24a), d’autres par crainte du refus (Sifra Kedoshim 3, 5 88b pour le leket et maaser ani) ; mais il semble que même si la tendance sociale va vers l’interdiction de principe due aux relations conflictuelles entre les deux communautés à l’époque talmudique, la réalité est encore une fois plus forte que l’idéologie, et les commodités de bon voisinage ont instauré, de par la proximité des cours, des normes différentes en fonction des lieux et situations. Ce débat fait sans doute suite aux questions d’attribution légitime et de définition du seuil de pauvreté ; en cas de ressources limitées, le choix doit s’effectuer sur la base de critères objectifs. La Michna (Pea 8, 8-9) opte pour une définition quantitative de la pauvreté en la situant en deçà d’une somme bien précise ; les commentateurs chercheront à traduire cette évaluation en besoins (nourriture et vêtements pour une année) et seront à l’origine d’une vaste littérature rabbinique à ce sujet. Les lois concernant le leket, ces gerbes, fruits ou branches qui tombent au moment de la moisson (Pea 4, 10) ou de la cueillette (Tossefta Pea 2, 14), sont peu nombreuses. L’élément qui attire notre attention concerne la relation qui lie ces pauvres glaneuses – car c’était à l’époque une besogne féminine – aux travailleurs. En effet, cette activité obligeait ces femmes à se faufiler entre ces ouvriers et outre les problèmes de mœurs, une coopération active était nécessaire [19]. Les lois de Chikheh’a sont proches du leket si ce n’est que ce dernier s’effectue en fin de récolte (Tossefta 3, 16). L’essentiel des débats porte sur la définition d’un oubli raisonnable : il est impensable que le propriétaire ait oublié une quantité importante de sa moisson et qu’il ait voulu l’octroyer aux nécessiteux. Il semblerait que cette catégorie n’est applicable que face à des pertes de petite valeur et que nul n’était intéressé à ériger l’oubli en catégorie morale sans évaluer les litiges potentiels (Pea 5, 7 ; 6, 2 ; 7, 2). Le don le plus significatif de l’économie sociale est un prélèvement, le maaser ani, le prélèvement pour les nécessiteux. Il représente la plus grande contribution (10 % de la récolte) puisqu’il est prélevé la troisième et la sixième année du cycle des sept ans. Il est donc étonnant que le Traité Pea ne lui consacre que deux paragraphes (8, 5-6). Son statut est clairement débattu dans la littérature talmudique postérieure et de nombreuses homélies s’organisent autour de son importance sociale et morale. Lorsque la Michna dans le Traité Avot recherche les causes d’une quelconque détresse qui touche l’humanité, elle soulève le manquement au prélèvement et à la distribution du maaser ani (5, 9) ; il est encore évoqué dans la liste des causes qui ont amené à la destruction du Temple de Jérusalem (Eikha Rabba 1, 3). Z. Safrai lui consacre une étude détaillée dans laquelle il tente de montrer l’importance que tous lui conféraient, tant ceux qui se voulaient scrupuleux de tous les prélèvements et dîmes (les Haverim), que ceux qui se contentaient de ne prélever que la terouma (Am Haaretz)[20]. En conclusion de son analyse, il propose de comprendre l’économie sociale présentée dans les textes comme une volonté de faire le bien, comme une conséquence d’une empathie pour le souffrant, le faible et le nécessiteux, et non comme une action visant à sauvegarder le cadre social, urbain ou communautaire. Cette motivation, continue-t-il, était bien connue des Sages mais elle était attribuée aux Romains dans un esprit d’autosuffisance : « Ils ne font cela que pour s’enorgueillir » (T.B. Baba Batra 2b).

13Nous souhaiterions retenir les trois principes qui émanent de la description de la structure de l’économie sociale. Le premier principe s’exprime en langage de persistance temporelle au vue du déploiement des matnot aniim sur l’axe du temps : avant la fin de la moisson (pea), au moment de la récolte (leket) et après la récolte (chikheh’a) ainsi que la position du maaser ani la troisième et la sixième année. Il expose donc la nécessité mais aussi l’impact du don quasi permanent. Le deuxième principe complète d’une certaine façon le premier et pourrait être nommé « l’économie des petites dépenses » : l’aide allouée aux nécessiteux permet la vie mais ne développe pas l’assistanat. Le troisième principe enfin s’énonce en termes humains et casse la logique de la hiérarchie du don ainsi que la dette qu’il impose au bénéficiaire. C’est un don qui s’efforce de conserver la dignité de celui qui reçoit et qui ne nécessite aucune contrepartie structurelle.

14L’économie sacrée et l’économie sociale tissent toutes deux un système au sein duquel les relations entre les différents acteurs économiques partagent une dimension supplémentaire à celle des échanges de biens, et les principes que nous avons énoncés livrent la nature de ces échanges. Au cœur de ces échanges s’opère une réinterprétation des concepts de base de la pensée économique tant dans le fond que dans la forme ; le concept central revisité est sans aucun doute la propriété privée. Les principes que nous avons identifiés dans la Michna concourent à l’élaboration d’une propriété privée que nous qualifierons de fragmentée.

La propriété privée fragmentée

15Le concept de propriété existe bel et bien dans le système de Zeraïm et il est même une condition sine qua none pour être soumis à l’obligation des prélèvements. On rencontre, tant dans la Bible que dans la Michna, les statuts et dénominations de « propriétaire du champ », « ta terre », « ta récolte », « ton champ », « ta vigne », etc., et les Sages déduisent de chacune de ces expressions désignant les différentes formes de propriété de nombreuses lois. Nous avons souligné cela dans notre débat, entre autres, sur les bikourim, sur la orla, et il en est de même pour le déplacement à Jérusalem, tel que nous l’établirons dans le paragraphe suivant. Être propriétaire n’est pas uniquement un statut économique qui peut se résumer en quelques données objectivement quantifiables ; c’est avant tout une position dans l’être, l’établissement d’un certain rapport avec le monde et avec les hommes. Nous voudrions montrer que la Michna continue sur ce point une tradition biblique bien établie qui tend à altérer ce rapport au monde non pour l’annuler, mais bien pour lui conférer une signification spécifiquement religieuse. Les fondements bibliques se trouvent déjà dans certains passages qui refusent la possibilité de propriété absolue sur la terre d’Israël. Les expropriations foncières qui accompagnent la septième année, la chemita (Exode 23, 11) et la quarante neuvième année, le Jubilé, sont extrêmement claires à ce propos. Il n’est pas question d’annuler l’institution de la propriété privée mais uniquement de la situer de nouveau dans un cadre conceptuel où la possession d’un objet n’est pas indépendante de la vie sociale et morale environnante. Cette idée est bel et bien envisageable dans un univers conceptuel qui marque, même au sein de son discours exigeant une présence sur la terre d’Israël, une distance nécessaire avec elle. Les traditions talmudiques concernant la possession de la terre d’Israël par le peuple d’Israël laissent transparaître à travers le langage juridique employé la dimension métaphysique de cette terre qui ne se laisse pas saisir par l’acte de propriété. Le don de la terre est présenté tantôt comme une promesse inconditionnelle : « Je donnerai cette terre à ta descendance » (Genèse 12, 7) et tantôt comme un conditionnel : « La terre vous vomira » (Lévitique 18, 28). La tension présente déjà donc dans le texte biblique met en exergue l’idée d’une limitation du discours juridique concernant la propriété de la terre en faveur d’une dimension morale et religieuse. Les nombreuses dîmes et prélèvements imposés au propriétaire illustrent de même l’idée que le droit de consommation des fruits de la terre n’est pas le lot du propriétaire uniquement. La Michna statue en ce sens tant dans la réflexion sur l’économie sacrée que sur l’économie sociale. Dans le cadre de la législation des bikourim, elle apprend du verset « les prémices de ta terre » la nécessité foncière (Bikourim 1, 1-2), et elle insiste en fournissant une liste de personnes (les locataires, les voleurs etc.) qui ne peuvent amener les prémices à Jérusalem car non propriétaires (Bikourim 1, 2 ; 2, 3). Concernant la terouma octroyée au Cohen, l’idée de propriété privée fragmentée prend une tournure bien particulière : le propriétaire du champ remet au Cohen ce prélèvement, mais les deux sont conscients qu’il y a là un échange symbolique puisque la terouma appartient de fait au Cohen ; elle lui revient de droit et non comme un acte de pitié. De même, dans le Traité Pea nous trouvons les mots suivants à propos du leket : « Celui qui ne laisse pas les pauvres cueillir ou alors qui en favorise un plutôt qu’un autre, celui-ci vole les pauvres » (Pea 5, 6) ou encore : « Celui qui dépose un panier sous sa vigne au moment des vendanges, celui-ci vole les pauvres » (Pea 7, 3). Les prélèvements ne sont donc pas à comprendre comme un acte de bienfaisance, voire de pitié envers les nécessiteux mais comme l’attribution d’un dû. À partir d’une certaine étape de la moisson, ils sont comme propriétaires du sol (Tossefta Pea 3, 4). C’est la raison pour laquelle le propriétaire du champ ne peut s’immiscer dans les modes de distribution des gerbes de leket et pea ni même empêcher leur libre activité dans son champ. Une des expressions de cette injonction se retrouve dans la demande faite à l’agriculteur de prendre en considération la visite des défavorisés dans la programmation des tâches agricoles à accomplir (comme l’irrigation) afin de ne pas entraver ou gêner leur venue (Tossefta Pea 2, 20 ; ibid. 2, 9). Cette parenthèse quasi juridique de la propriété de l’agriculteur sur son sol et ses récoltes à un moment donné est révélatrice d’une volonté de revisiter le concept de base de l’économie, la propriété privée. Cette tendance trouve sa justification dans ce qui nous paraît être le point culminant de tout le système : la montée à Jérusalem.

Le champ comme microcosme de Jérusalem

16Le système économique de Zeraïm a cela de particulier qu’il exige de l’agriculteur de se rendre à Jérusalem pour y consommer ses fruits à une fréquence très élevée eu égard à la distance, à l’effort et à l’investissement temporel et pécuniaire que cela requérait à l’époque talmudique. Il doit s’y rendre pour y manger les bikourim, les fruits de neta revaï ainsi que le maaser cheni, le deuxième prélèvement consommé en toute pureté durant quatre années du cycle des années de la chemita (la première et la deuxième, la quatrième et la cinquième) ; ceux-ci s’ajoutant aux premiers-nés du bétail. Pourquoi ce déplacement et quelle est sa fonction ? Quelle est la place du lieu de Jérusalem dans les deux économies décrites auparavant ? Le texte biblique mentionne l’injonction du maaser cheni à deux reprises. Le premier texte (Deutéronome 12, 17-21) souligne la dimension familiale élargie de la consommation à Jérusalem [21]. Le deuxième texte reprend la dimension de joie qui doit habiter l’agriculteur et sa famille en ce lieu, décrit l’expérience religieuse qui accompagne cette expédition et présente enfin la possibilité de conversion et de substitution des denrées en monnaie : « Tu prélèveras la dîme du produit de ta semence, de ce qui vient annuellement sur ton champ, et tu la consommeras en présence de l’Éternel, ton Dieu, dans la localité qu’il aura choisie comme résidence de son nom ; savoir, la dîme de ton blé, de ton vin et de ton huile, les premiers-nés de ton gros et de ton menu bétail, afin que tu t’accoutumes à craindre continuellement l’Éternel, ton Dieu. Si le chemin, trop long pour toi, ne te permet pas ce transport, éloigné que tu seras du lieu choisi par l’Éternel, ton Dieu, comme siège de son nom, et parce que l’Éternel, ton Dieu, t’aura comblé de biens, tu les convertiras en argent, tu réuniras la somme dans ta main, et tu iras à l’endroit que l’Éternel, ton Dieu, aura choisi. Tu emploieras cet argent à telle chose qu’il te plaira, gros ou menu bétail, vins ou liqueurs fortes, enfin ce que ton goût réclamera, et tu le consommeras là, en présence de l’Éternel, ton Dieu, et tu te réjouiras avec ta famille » (Deutéronome 14, 22-26). Deux sentiments sont présents dans cette prescription, la joie du moment partagé d’une part et le sentiment de crainte révérencielle qui est appelé à habiter la conscience religieuse des « pèlerins » d’autre part : « Afin que tu t’accoutumes à craindre continuellement l’Éternel, ton Dieu. » Sans considérer à présent le caractère a priori antithétique de ces deux sentiments, ce qui se joue donc en ce lieu et en ce moment est sensé opérer une véritable transformation spirituelle à laquelle la consommation prescrite est subordonnée ; l’ascension physique à Jérusalem serait donc une ascension spirituelle. Le texte ne stipule pas la raison de ce voyage et cette lecture est possible même si non nécessaire. Armand Abécassis propose une lecture quelque peu différente de ce rituel en l’insérant dans le rapport général au territoire et au concept de propriété biblique sur la terre d’Israël. Selon lui, l’obligation de consommer les prémices à Jérusalem n’est effective qu’après la conquête de la terre et sa répartition entre les différentes tribus. Cette prise du sol, porteuse du danger inhérent à la propriété – le sentiment de toute-puissance – doit s’accompagner de cette montée à Jérusalem qui constitue alors un rite de reconnaissance de la part du propriétaire agriculteur que seul Dieu est le propriétaire légitime de la terre sainte [22]. Cette proposition, qui opère au niveau de l’identité du groupe (la tribu) a le bénéfice de s’inscrire dans la problématique de la moralité de la propriété que nous avons décrite partiellement à travers l’idée de la propriété fragmentée. Cependant, elle ne rend pas compte de tout l’édifice conceptuel mis en place par la Michna et que nous avons présenté dans les paragraphes précédents. Nous voudrions proposer une lecture alternative qui nous semble aller de pair avec les principes énoncés plus haut. L’argument principal que nous nous attellerons à fonder est qu’il y a un parallélisme structurel entre l’économie telle que vécue à Jérusalem et la vie agricole des cultivateurs hébraïques. Chaque propriétaire arrivant avec ses prémices et prélèvements à Jérusalem vient expérimenter dans sa personne les principes de l’économie sacrée et sociale du Judaïsme. Cette expérience est constitutive et transformative ; c’est sans doute le sens de l’expérience religieuse de la joie et de la crainte décrite dans le verset. Le propriétaire va vivre sur le mode du psychodrame tantôt l’expérience du propriétaire, tantôt l’expérience du défavorisé. Sa rencontre face-à-face avec la sainteté représentée par le Temple et ses fonctionnaires éveillera en lui le besoin de prendre de la distance par rapport à la propriété privée et à mieux intégrer le statut de distributeur. Fort de cette expérience qui constitue pour lui à la fois une inspiration mais aussi une confirmation de la véracité et de la possibilité d’application concrète du système, il rentre à présent chez lui en instaurant ces mêmes règles à son champ, qui devient en quelque sorte un microcosme de Jérusalem. Il sera ainsi capable de ressentir pleinement ses atouts et ses responsabilités ainsi que la condition précaire des nécessiteux. Cette lecture s’appuie sur la correspondance quasi parfaite des principes des économies sociale et sacrée que nous avons relevés, et les fondements juridiques et économiques qui gèrent la vie de Jérusalem. Les injonctions concernant la fréquence élevée des déplacements vers Jérusalem tendent donc à conserver la tension face à un monde économique dénué de caractère social et sacré et porteur d’une tentation incessante. Reprenons à présent les principes des deux économies afin de tracer les contours de cette similitude. Le premier principe de l’économie sacrée affirme que le droit à la consommation n’est pas conditionné par l’idée de propriété et que la distance qu’instaure le sacré envers la récolte mène à l’idée de consommation modérée. Le deuxième principe indique quant à lui que l’acte de propriété ou de production n’est que l’émanation de l’impératif de distribution et que le propriétaire lui-même n’est au fond qu’un maillon dans cette chaîne. Encore une fois, cette idée est introduite par la médiation du sacré. Ces deux principes se retrouvent dans la logique économique de Jérusalem. Le Talmud discute du statut de Jérusalem et de ses lieux saints (le Temple et son intérieur) et établit un rapport immédiat entre la souveraineté sur ces lieux et la sainteté qui y règne. Deux avis sont présentés : « Qu’y avait-il dans le territoire de la tribu de Juda ? Le mont du Temple, les loges et les cours. Qu’y avait-il dans celui de Benjamin ? Le parvis, le heikhal et le Saint des Saints. Un autre Sage (de l’époque de la Michna) considère que Jérusalem n’a été attribuée à aucune des tribus, tel qu’il en ressort d’un enseignement : on ne peut louer des maisons à Jérusalem (lorsque tout le peuple y vient pour les fêtes de pèlerinage, M.B.) car elles ne sont pas la propriété de leurs habitants. Rabbi Eliezer Bar Zadok ajoute : Pas même les lits » (T.B. Meguila 26a). La discussion consiste donc à définir à quelle tribu appartient Jérusalem : selon le premier avis, les deux tribus de Benjamin et Juda se partagent le sol et la frontière passe au sein même du Temple ; pour le second rabbin, Jérusalem n’a pas été attribuée aux tribus et elle forme une sorte de « corpus separatum » [23]. Le caractère sacré de Jérusalem ne permet pas d’utiliser le langage de la souveraineté et de la propriété et le Talmud cherche à établir cette distance avec le sol. Notre agriculteur va intégrer durant son séjour à Jérusalem cette idée de distanciation face à la propriété du sol par le biais du sacré. La conséquence immédiate de cette non-propriété est d’ordre juridique : impossibilité de louer une maison ou même un lit. Dans son ouvrage sur le statut de Jérusalem, le rabbin Y.M. Tokachinsky résume ainsi la position halakhique : « Il ressort de notre étude talmudique et halakhique que la terre de Jérusalem a été nationalisée et appartient au peuple juif dans son intégralité. Il n’existe pas de propriété foncière sur Jérusalem, uniquement un droit d’utilisation du sol et des bien. C’est pourquoi, lors des fêtes de pèlerinages, toute personne arrivant à Jérusalem en était également propriétaire d’une certaine façon et rentrait dans les maisons comme chez soi [24]. » Cette idée rejoint le deuxième principe concernant l’impératif de distribution puisque les maisons et lits apparemment propriétés des habitants du lieu sont mis, suivant la logique distributive, à la disposition des pèlerins. Cette expérience retentissait sans doute également dans le for intérieur de l’agriculteur qui s’en imprégnait et l’emportait avec lui lors de son retour chez lui. Les principes de l’économie sociale se retrouvent également dans ses grandes lignes dans le rapport à Jérusalem. Ainsi, le principe prônant la nécessité du don quasi permanent se retrouve dans l’injonction de se rendre à Jérusalem quatre années sur six du maaser cheni, ainsi qu’au temps des prémices. Cette expérience de la constance dans le voyage vers Jérusalem, et cela malgré l’effort considérable requis, rappelle l’idée de la permanence temporelle du don. Le deuxième principe qui porte sur l’importance de la solidarité mais également sur les méfaits de l’assistanat est vécu par l’agriculteur, puisque son passage à Jérusalem est caractérisé par son statut d’étranger, assimilable au glaneur, qui cherche un minimum pour vivre tout en conservant son statut d’homme autonome. Le malaise de l’agriculteur face à ce statut précaire qu’il expérimente à Jérusalem lui permettrait d’assimiler la problématique de l’assistanat. Enfin, le troisième principe dont l’essentiel est de briser la logique hiérarchique qui domine le don et tendre à des échanges dans lesquels le donataire ne se trouve pas amoindri, retentit dans l’oreille du propriétaire-errant-glaneur dans les rues de Jérusalem. Mais il trouve aussi son parallèle dans la législation de la Michna à propos du maaser cheni à Jérusalem. La Michna interdit de procéder à toutes formes d’échange commercial (troc, vente, caution, gage) sur la base de ce prélèvement ; en cas de besoin, il doit être échangé sans aucune contrepartie (maaser cheni 1, 1 ; 3, 1). Cette idée d’un échange qui ne relève pas du registre de la transaction économique préconise la disposition mentale à donner, distribuer sans attente une contrepartie. La Michna couronne cette expérience de l’agriculteur d’une économie hors norme en décrivant l’arrivée et l’entrée triomphales des cultivateurs à Jérusalem. Alors que les habitants de la ville auraient pu être agacés ou irrités par le déversement de ces vagues d’étrangers en son sein et pas la sollicitation incessante à laquelle ils sont exposés, alors qu’ils seraient susceptibles de développer la convoitise et la crainte du manque, la Michna décrit la montée à Jérusalem en termes de fraternité : « Nos frères, habitants de tel endroit, soyez les bienvenus » (Bikourim 3, 3). La venue des pèlerins était sans doute aussi une source de moyens de subsistance mais il nous semble que cette expérience générale vécue par l’agriculteur lors de ses séjours à Jérusalem agisse comme un rempart contre le scepticisme éventuel envers le système tout entier et comme une expérience d’ordre éducatif qui l’accompagne de retour à son champ. Son champ devient alors le microcosme de Jérusalem et les lois de l’un se retrouvent dans l’autre. L’expérience vécue à Jérusalem est intégrative ; elle mélange dans un même temps et lieu les principes des économies sociale et sacrée. Cet enchevêtrement empêche de créer des cloisons entre les deux économies. Elles ont certes des modes de fonctionnement et des finalités différentes mais elles ne sauraient être distinctes, et laissent ainsi penser qu’il est possible de s’acquitter de sa dette dans l’économie sacrée sans remplir son devoir dans l’économie sociale et inversement. Il n’est pas anodin de noter que les propriétaires fonciers sont les destinataires de ce système, sans doute car la gérance et l’application de ces normes reposent sur leur décision et qu’ils sont les plus prompts à accepter ou refuser le système. En acceptant ces lois, ils acceptent l’idée qu’un échange économique n’est pas uniquement une occasion de maximaliser le gain personnel mais qu’il est bien le support d’échanges symboliques basés sur l’ascension spirituelle et l’instauration d’une société plus juste. L’économie de la Michna peut être donc qualifiée d’économie éducative.


Date de mise en ligne : 04/06/2014.

https://doi.org/10.3917/parde.054.0057

Notes

  • [1]
    M.A. Ouaknin, Introduction à la littérature Talmudique, in Aggadot du Talmud de Babylone, Éditions Verdier, 1982, p. 12.
  • [2]
    L’agriculture en Israël au temps des Sages était très développée tant dans les techniques agricoles que dans la variété et la richesse des cultures locales. Les versets bibliques sur la Terre où coulent le lait et le miel n’étaient pas que des rêveries. Voir à ce propos les recherches du professeur Yehuda Felix, L’agriculture en Israël au temps de la Bible, de la Mishna et du Talmud, Jérusalem 1964 (en hébreu), Le monde du végétal au temps de la Bible, Ramat-Gan 1957 (en hébreu), La végétation de la Mishna, Jérusalem 1967 (en hébreu). Voir également les conclusions du professeur Daniel Sperber concernant le déclin de l’agriculture en terre d’Israël à partir du troisième siècle, D. Sperber, Roman Palestine 200-400, The Land, Bar-Ilan University, Ramat-Gan, 1978 p. 11-29.
  • [3]
    Le terme « économie » ainsi que les fonctions de cette dernière recouvraient dans le monde antique des réalités différentes que celles désignées par l’économie dite moderne. Voir à ce propos M.I. Finley, L’économie antique, Paris 1975.
  • [4]
    Talmud de Babylone Chabbat 31a.
  • [5]
    L’exclusivité de la motivation morale présentée par Kant comme l’unique critère de la moralité a été fortement critiquée. Dans leur essai Religion et Moralité (Jérusalem 1993, p. 223-231), A. Sagi et D. Statman montrent bien la compatibilité entre deux motivations d’ordre différent dans l’accomplissement de la loi morale. Ils soulignent la place minimale que prend la théorie kantienne, reprise et travaillée par Y. Leibowitz, au sein du monde juif.
  • [6]
    La racine du mot « asser » (prélever la dîme) se lit aussi « ocher » (richesse).
  • [7]
    Sur l’idée du don désenchanté voir M. Godelier, L’énigme du don, Paris 1996.
  • [8]
    Mishnat Eretz Israel, Traité Pea, commenté par Shmuel et Zeev Safrai, Jérusalem 2012, introduction, p. 5. Il faut mentionner le travail monumental des auteurs qui proposent un commentaire sociohistorique de l’ensemble de la Michna qui s’étale sur une quinzaine de volumes et qui représente aujourd’hui l’ensemble des recherches historiques et archéologiques sur les sujets abordés.
  • [9]
    Je ne différencierai pas dans cet article le saint du sacré. La différence est fondamentale dans la réflexion du Judaïsme mais elle n’est pas centrale dans le cadre de notre propos.
  • [10]
    Exode 23, 19 ; Id. 34, 26 ; Nombres 18, 13 ; Deutéronome 26, 1-11 ; Ezéchiel 44, 30 ; Néhémie 10, 35-36.
  • [11]
    Un autre prélèvement, le maaser cheni, doit également être consommé à Jérusalem par son propriétaire mais, comme nous le verrons plus tard, il est à comprendre dans un univers conceptuel différent.
  • [12]
    Lévitique 22, 4-16 ; Nombres 18, 8-22 ; Deutéronome 12, 5-6 ; Malachie 3, 8-11 ; Néhémie 10, 35-40.
  • [13]
    Voir également Lévitique 23, 22 ; Deutéronome 14, 28-29 ; Id. 26, 12-15.
  • [14]
    Mikhaël Benadmon, Les figures de l’étranger dans la Bible, le Talmud et la Halakha, in S. Trigano (dir.), La fin de l’étranger ? Mondialisation et pensée juive, Éditions In Press, 2013, p. 118-119.
  • [15]
    Peret et olelot ne s’appliquent qu’à la vigne et aux olives (comprises comme extension d’une vigne de raisins) et non pas à tous les arbres fruitiers. Les Sages se livrent à des discussions détaillées sur les arbres et les espèces concernés.
  • [16]
    Voir Pea 3, 6.
  • [17]
    Si pour une quelconque raison les nécessiteux n’ont pas pu prélever la pea, ils peuvent le faire ensuite (T.B. 6a ; tossefta pea 4, 1). Le non prélèvement des sons de l’économie sociale n’interdit pas la consommation des récoltes ; ils ont le même statut que fruits ou légumes desquels ont été prélevé les teroumot mais pas les masserot.
  • [18]
    Voir la solution prônée par T.B. Houlin 137b établissant une différence entre la pea sur la terre d’Israël par rapport aux autres pays. Voir Z. Safrai, introduction au Traité Pea, p. 8.
  • [19]
    Les textes de Ruth (2, 6-17) illustrent bien cette réalité et le midrash (Ruth rabba 4, 8) peint les qualités positives de Naomi, contrairement aux autres glaneuses dans le champ.
  • [20]
    Z. Safrai, Introduction au Traité Pea, p. 20-40.
  • [21]
    « Tu ne pourras pas consommer dans tes villes la dîme de ton blé, de ton vin, de ton huile, les premiers-nés de ton gros ni de ton menu bétail, les dons que tu auras voués, ceux que tu offriras spontanément ou que prélèvera ta main ; mais tu devras les consommer en présence de l’Éternel, ton Dieu, dans le lieu qu’il aura choisi, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, et le Lévite qui sera dans tes murs ; et tu jouiras, devant l’Éternel, ton Dieu, de ce que tu possèdes. »
  • [22]
    Armand Abécassis, L’univers hébraïque, Paris 2003 p. 229.
  • [23]
    Les commentateurs discutent du lieu exact auquel cette discussion fait référence – la ville de Jérusalem ou l’endroit le plus sacré du Temple uniquement – ce qui permet de penser à des versions intermédiaires entre deux avis bien tranchés. Il sera ainsi possible de soutenir par exemple que seul le lieu du Temple n’appartient à aucune tribu en particulier, contrairement à Jérusalem qui, elle, est la propriété de telle ou telle tribu (Ritba sur T.B. Yoma 12a). L’avis selon lequel Jérusalem n’a pas été attribuée aux tribus est partagé par beaucoup de commentateurs et Maïmonide considère qu’il est à retenir (Lois sur le meurtrier 9, 4).
  • [24]
    Y.M. Tokachinsky, La ville de la sainteté et du temple (en hébreu), tome 3, Jérusalem 1969 p. 133.
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