Notes
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[1]
Les maîtres du Talmud considéraient comme évidente l’acceptation d’une loi morale élémentaire comme base indispensable pour toute vie sociale. Ils ont rattaché cette conception à un verset de la Gn 2 : 16 : « Hashem Élohim ordonne à l’homme, disant : de tout arbre du jardin tu mangeras. » Voir T. B. Sanh. 56b. Voir B. Epstein, commentaire Torah temimah sur Gn 2 : 16.
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[2]
« On appelle guér toshav un non-juif qui accepte de ne pas se livrer à l’idolâtrie et à accomplir les préceptes imposés aux noa?ides, mais qui n’est pas circoncis et n’a pas passé par le bain rituel » (Code, Hilkhot Issouré biah 14 : 7).
-
[3]
Voir J. Dienstag, « Natural Law in Maimonidean Thought and Scholarship », in Jewish Law Annual, vi (1987), p. 66-77. Voir également A. I. Kook, Igrot (Lettres I) p. 99-100, Jérusalem 5722 et J. Levinger, Maïmonide comme philosophe et décisionnaire, (hébreu), Jérusalem 1989, p. 21-28.
-
[4]
Ou l’union avec l’Intellect Agent.
-
[5]
Guide 3 : 51 : parabole du roi qui réside dans son palais.
-
[6]
T. B. Shabbat 146a ; Yevamot 103b.
-
[7]
Guide 2 : 36 et 37.
-
[8]
Id., chap. 36. Voir également Code, Livre de la connaissance, 7 : 1 selon T. B. Nedarim 38a. « L’inspiration prophétique n’échoit qu’à un homme éminent en sagesse, pleinement maître de soi, ne se laissant dominer à aucun égard par ses passions, mais au contraire triomphant sans cesse par sa pensée de la partie passionnelle de son être et possédant une vaste et très sûre intelligence. »
-
[9]
Guide 3 : 27.
- [10]
-
[11]
Dans Code 7 : 1, l’auteur déclare : « L’un des articles principaux de la religion nous oblige à savoir que Dieu accorde aux hommes le don de prophétie », ce qui laisse entendre que la prophétie est un phénomène universel et non exclusivement réservé à Israël.
-
[12]
Voir Guide 1 : 36.
-
[13]
Code, 4e section, chapitre 1.
-
[14]
Cf. Guide 1 : 63 ; « Que quelqu’un se prétendit prophète, disant que Dieu lui avait parlé et l’avait envoyé, c’est ce qu’on n’avait jamais entendu avant Moïse, notre maître ». Voir également Guide 3 : 29 : « Car la base de toute notre loi et le pivot sur lequel elle tourne, c’est d’effacer des esprits ces opinions [idolâtres]. »
1Après avoir affirmé qu’il est du devoir des autorités juives de faire respecter sur leur territoire, fût-ce par la contrainte, les sept lois noahides [1], Maïmonide poursuit :
Quiconque accepte les sept lois [noa?ides] et veille à les accomplir, fait partie des justes des nations et a droit au monde futur. Et ce, qu’il les accepte et les accomplisse parce que le Saint béni soit-il les a ordonnées dans la Torah et nous a fait savoir, par notre maître Moshé, qu’elles furent prescrites originellement aux fils de Noa?. Mais s’il les accomplit parce que dictées par la raison, il n’est ni un guér toshav (un résident non juif légalement accepté [2]), ni un juste des nations, ni un de leurs sages.
3Cette opinion est difficilement acceptable, vu d’une part la primauté généralement accordée dans le judaïsme à l’acte par rapport à l’intention et le désaveu de la bonne volonté et de l’autonomie du sujet d’autre part.
4Aussi ce texte a-t-il fait l’objet de nombreuses contestations. Spinoza en tire des conclusions non seulement par rapport à la pensée de Maïmonide mais les étend à celle de la pensée juive en général.
5Pour lui, quiconque parvient à la voie de la vérité, même sans avoir recours aux Écritures, a droit à la béatitude. Cependant, affirme-t-il, « tel n’est pas l’avis des juifs. Selon eux, des opinions vraies et un mode de vie conforme ne sont d’aucune utilité pour le bonheur, tant que ces options sont prises en fonction de la seule lumière naturelle, sans référence à la loi révélée prophétiquement à Moïse. Maïmonide ose l’affirmer explicitement dans le Code » (Traité théologico-politique, chap. 5).
6Cette réflexion critique semble avoir été reprise également par Moses Mendelssohn (1729-1786), défenseur au moment de l’émancipation, de la liberté du droit naturel, de la libre-pensée elle-même, inscrite dans l’essence de l’homme.
Ces paroles me semblent durement admissibles. Est-ce que tous les habitants de la terre de l’est et de l’ouest sont condamnés à la disparition et à la dérision ? Que peuvent faire les peuples qui n’ont pas reçu la lumière de la Torah ? Peut-on imaginer que le Saint béni soit-il cherche querelle à des créatures innocentes jusqu’à les anéantir ? Peut-on tenir ces affirmations comme participant d’une saine logique ?
8En fait, il apparaît que ces critiques ne sont nullement justifiées. Elles sont fondées sur une erreur de copiste ; il faut lire : « Mais s’il les accomplit parce que dictées par la raison, il n’est ni un guér toshav, ni un juste des nations, mais (pas lo mais ela), un de leurs sages [3]. »
9Cette conclusion s’imposant d’ailleurs logiquement, et étant désormais acceptée par tous, on notera que cette remarque de Maïmonide semble en effet avoir pour but essentiellement d’attirer l’attention sur la différence à établir entre « juste des nations » et « sage des nations ». Comment faut-il la comprendre ? En quoi consiste-t-elle ? Comment s’inscrit-elle dans la conception de l’auteur de la perfection humaine sur le plan intellectuel et spirituel ? On sait que celle-ci, qui correspond à la plus haute connaissance de Dieu [4], dépend de l’étude des sciences naturelles, de la connaissance parfaite de la métaphysique, et qu’au-dessus de ces savants et au sommet de cette hiérarchie se trouve le prophète [5]. Cette qualité suprême est-elle accessible à tous les êtres doués de raison, à tous les êtres humains sans distinction ?
10Pour répondre à cette question, examinons d’abord un texte du Guide, 2 : 30, proche de notre propos, que l’auteur nous invite à méditer :
Voici encore un de ces passages étonnants, dont le sens littéral est extrêmement absurde, mais dès que tu auras parfaitement bien compris les chapitres de ce traité, tu admireras l’allégorie pleine de sagesse et conforme à la nature de l’être. “Au moment où le serpent s’approcha d’Ève, il l’entacha de souillure. Les Hébreux s’étant présentés au mont Sinaï, leur souillure a été enlevée ; quant aux gentils, qui ne se sont pas présentés au mont Sinaï, leur souillure n’a pas été enlevée” [6].
12Le sens de ce passage (du Talmud) semble être le suivant : selon ce rationaliste, la faculté imaginative, en éveillant les passions, entache l’homme raisonnable de souillure et entraîne l’homme dans les perversions de l’immoralité. Israël, en recevant la Loi du Sinaï qui lui permet d’endiguer dans la mesure du possible la concupiscence et les autres passions, s’est purifié de cette souillure, dont les gentils restent toujours entachés. Dans ce texte, ce ne sont pas les individus, et considérés comme tels, qui sont en cause, mais des collectivités, l’ensemble des Hébreux, et tous les peuples païens. Le fait social et l’histoire dans laquelle il s’insère remplissent un rôle primordial dans l’accession à la perfection. Quel rôle la Torah joue-t-elle dans ce processus ? Quelle est sa fonction et en quoi consiste son apport dans l’acquisition d’une qualité qui relève essentiellement d’un effort soutenu pour parvenir à un haut degré d’intellectualité ?
13Rappelons en effet que, selon l’auteur du Guide, la prophétie est une émanation de Dieu, qui se répand par l’intermédiaire de l’intellect actif, sur la faculté rationnelle d’abord, et sur la faculté imaginative, ensuite. La perfection intellectuelle rend l’être humain savant, et la perfection de la faculté imaginative qui s’y rajoute, le rend prophète [7]. Pour parvenir à ce plus haut degré de perfection, des mœurs pures et équilibrées et une conduite morale sont une condition indispensable pour que l’individu ne perçoive que des choses divines, ne voie que Dieu et ses anges, que la science qu’il acquiert n’ait pour objet que des opinions vraies et des règles de conduite embrassant les bonnes relations des hommes les uns avec les autres [8].
14Pour la réalisation effective de ce but, la loi divine constitue le moyen le plus idoine et la garantie la plus certaine d’une réussite équilibrée, stable et durable. Tandis que la loi naturelle n’a d’autre but que de régler d’une manière acceptable la vie sociale de limiter la violence et de restreindre la volonté de puissance qui anime les hommes, la loi divine vise également la perfection dernière, qui est celle de l’âme, l’acquisition d’idées vraies afin que l’homme puisse remplir sa véritable vocation d’être rationnel.
15L’ensemble de la Torah a pour but deux choses : le perfectionnement de l’âme ainsi que le perfectionnement du corps. Si l’acquisition des idées saines est sans nul doute d’un ordre plus élevé et plus noble, elle ne peut s’obtenir cependant qu’après le perfectionnement du corps, qui la précède dans l’ordre de la nature et du temps. Ce n’est qu’après avoir atteint ce second but que l’on peut parvenir au premier. Le perfectionnement du corps s’entend au sens large : gouvernement juste et équitable de la société et réduction des obstacles dus à la constitution corporelle de l’homme [9]. Les diverses règles du comportement ont pour but d’empêcher tous les excès ou à y mettre fin. Tous les préceptes concernant l’alimentation, les relations sexuelles, les vœux, de caractère quasi médical, ont pour objet essentiel de régler au mieux les passions du corps [10]. Ils sont la condition pour permettre à l’esprit de prendre son envol, d’acquérir des connaissances et de s’élever d’une manière progressive et soutenue vers l’union avec l’Intellect agent. Les juifs qui sont élevés dans cet esprit, collectivement et individuellement, lorsqu’ils se soumettent à ces obligations, sont préparés à orienter leur intellection vers la connaissance du divin et jouissent d’une législation efficace et équilibrée pour dompter leurs passions.
16Sur la base de ces données, il semble légitime de conclure, même si aucun texte ne le confirme explicitement, que tout être humain doué de raison puisse théoriquement parvenir à accéder au degré suprême de la prophétie [11]. Contrairement à ses prédécesseurs, R. Saadia Gaon, R. Yehuda Halevy et même R. Abraham ibn Daud, Maïmonide semble admettre que la prophétie est un phénomène universel, non exclusivement réservé à Israël. Cependant, ne disposant pas de la Torah et de ses préceptes, il lui sera beaucoup plus difficile pratiquement de parvenir à cet idéal et de réaliser pleinement sa vocation.
17La loi de la Torah, initiée par Moshé, transmise à la collectivité d’Israël et acceptée par elle, est la garantie insérée dans l’histoire, contre la retombée toujours possible dans l’idolâtrie. On ne peut appeler « juste » que celui qui pense et agit en fonction de cet impératif catégorique, l’expérience ayant prouvé que des individus, mêmes sages, ne sont pas à l’abri de cette tentation récurrente. Accomplir un précepte sans connaître la réalité de celui à qui s’adresse ce culte l’empêche de parvenir à une connaissance exacte de Dieu, et de la nécessité de lutter d’une manière constante contre les passions pour parvenir à cette connaissance [12].
18Cette analyse rejoint le célèbre développement que l’auteur du Guide consacre, dans le Code, au sujet de la naissance de l’idolâtrie, suivant les récits de la Genèse [13].
19Après avoir été monothéiste, l’humanité glisse vers l’idolâtrie en imaginant des intermédiaires entre le Créateur et l’homme. De faux prophètes prétendent que la divinité leur avait enjoint d’adorer telle étoile ou l’ensemble des astres. Avec le temps il ne reste que peu d’hommes qui ont une connaissance claire de Dieu, du Rocher de l’Univers.
20C’est alors que surgit Abraham, le pilier sur lequel repose la civilisation humaine. À la suite d’incessantes recherches et méditations et grâce à la justesse de son esprit, il parvint à concevoir qu’il n’était qu’un seul Dieu dans l’univers entier et que c’est Lui qu’il convenait de servir. Il enseigna cette vérité autour de lui, à ses contemporains et à ses proches : ils formèrent la « maison d’Abraham ». Une communauté fondée sur le bon usage de la raison.
21Mais celle-ci ne réussit pas à résister à la vie agitée et aux tentations perverses de l’Égypte, et les fils de Jacob allaient revenir aux égarements des nations. Mais le Seigneur, fidèle à la promesse faite à Abraham, dépêcha Moïse, notre maître. « Quand Moïse eut prophétisé et que le Seigneur se fut choisi Israël pour sa part consacrée, Dieu couronna les Israélites des commandements qu’il leur imposa ; il leur révéla la manière dont ils le serviraient et le jugement prononcé contre l’idolâtrie et contre tous ceux qui se laissaient égarer par elle. » Le fondement de l’autorité de cette communauté est la prophétie de Moïse, qui prescrit, au nom de Dieu, le comportement à tenir pour éviter l’idolâtrie [14]. Ignorer ce message, c’est se priver d’un aspect essentiel de la connaissance de Dieu et de l’impérative obligation de lutter contre le retour toujours possible des tentations idolâtriques.
22C’est, me semble-t-il, la raison pour laquelle quiconque accepte d’accomplir les lois noa?ides sans reconnaître pour autant la source de cette obligation est un sage des nations, mais non un juste (?assid) des nations.
Notes
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[1]
Les maîtres du Talmud considéraient comme évidente l’acceptation d’une loi morale élémentaire comme base indispensable pour toute vie sociale. Ils ont rattaché cette conception à un verset de la Gn 2 : 16 : « Hashem Élohim ordonne à l’homme, disant : de tout arbre du jardin tu mangeras. » Voir T. B. Sanh. 56b. Voir B. Epstein, commentaire Torah temimah sur Gn 2 : 16.
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[2]
« On appelle guér toshav un non-juif qui accepte de ne pas se livrer à l’idolâtrie et à accomplir les préceptes imposés aux noa?ides, mais qui n’est pas circoncis et n’a pas passé par le bain rituel » (Code, Hilkhot Issouré biah 14 : 7).
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[3]
Voir J. Dienstag, « Natural Law in Maimonidean Thought and Scholarship », in Jewish Law Annual, vi (1987), p. 66-77. Voir également A. I. Kook, Igrot (Lettres I) p. 99-100, Jérusalem 5722 et J. Levinger, Maïmonide comme philosophe et décisionnaire, (hébreu), Jérusalem 1989, p. 21-28.
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[4]
Ou l’union avec l’Intellect Agent.
-
[5]
Guide 3 : 51 : parabole du roi qui réside dans son palais.
-
[6]
T. B. Shabbat 146a ; Yevamot 103b.
-
[7]
Guide 2 : 36 et 37.
-
[8]
Id., chap. 36. Voir également Code, Livre de la connaissance, 7 : 1 selon T. B. Nedarim 38a. « L’inspiration prophétique n’échoit qu’à un homme éminent en sagesse, pleinement maître de soi, ne se laissant dominer à aucun égard par ses passions, mais au contraire triomphant sans cesse par sa pensée de la partie passionnelle de son être et possédant une vaste et très sûre intelligence. »
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[9]
Guide 3 : 27.
- [10]
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[11]
Dans Code 7 : 1, l’auteur déclare : « L’un des articles principaux de la religion nous oblige à savoir que Dieu accorde aux hommes le don de prophétie », ce qui laisse entendre que la prophétie est un phénomène universel et non exclusivement réservé à Israël.
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[12]
Voir Guide 1 : 36.
-
[13]
Code, 4e section, chapitre 1.
-
[14]
Cf. Guide 1 : 63 ; « Que quelqu’un se prétendit prophète, disant que Dieu lui avait parlé et l’avait envoyé, c’est ce qu’on n’avait jamais entendu avant Moïse, notre maître ». Voir également Guide 3 : 29 : « Car la base de toute notre loi et le pivot sur lequel elle tourne, c’est d’effacer des esprits ces opinions [idolâtres]. »