Note
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Le cas de l’Islam n’est pas fondamentalement différent de celui du christianisme, puisque tous deux préconisent une conception moniste de l’universalité. Leur dynamique consiste à gagner l’ensemble de l’humanité à leur théologie ainsi qu’à leur axiologie. En sorte que la différence y est comprise comme infidélité ou dérogation subalterne à l’ordre théologico-politique souhaité.
1Le concept d’universel dont les langues romanes sont imprégnées constitue un chapitre de l’histoire du sens commun qu’il serait intéressant d’étudier pour lui-même. Le sentiment linguistique, même lorsqu’il est peu informé, use donc de ce concept comme d’une donnée immédiate. Force est cependant d’admettre qu’il s’agit d’un legs, qui a ses déterminations propres, et ses incidences. Mais il s’agit d’un legs naturalisé.
Universalité : une définition et ses enjeux
2Ce même concept forme un microsystème avec son opposé, en sorte que le distinguo universel/particulier peut être tenu pour l’un des partages fondateurs, sinon organisateurs, de la pensée occidentale. À ce titre il s’agit d’une distinction normative, au même titre que la distinction du vrai et du faux, du beau et du laid, de l’utile et de l’inutile, etc.
3À travers les usages de cette opposition, ce qui est en jeu ce sont des formes de catégorisation, et nécessairement des sortes de jugements, évaluatifs ou non.
4Le domaine de référence des catégories de l’universel et du singulier varie du juridique au philosophique, du culturel au politique. Mais lorsque nous parlons de legs naturalisé, nous voulons souligner un mécanisme d’évidence qui le plus souvent sert de critère de classification.
5Dans le registre du droit, l’universalité de la règle désigne le champ de juridiction d’un principe, dans le domaine de la pensée, l’universel pointe en direction de ce qui est commun à l’ensemble des groupes humains ; dans le domaine de la culture, le concept est d’un emploi plus délicat, car, sitôt érigé en idée-lige, il devient d’un emploi contraignant : ses usages peuvent emporter une dimension d’ethnocentrisme encore insoupçonné. Il est vrai que les groupes humains d’une civilisation autoproclamée universelle auront bien du mal à reconnaître sous ce terme l’identité de marque d’un particularisme triomphant. Assurément, la catégorie de l’universel appartient à l’ensemble des notions pièges du langage vernaculaire dont il convient de soumettre le schème notionnel à l’analyse.
L’universalité grecque
6Il est d’usage de rapporter à l’horizon grec la formation du concept d’universel. Encore convient-il de préciser que l’humanisme philosophique affirme la commune dignité des hommes devant la vérité (aletheia). C’est donc dans l’ordre de la connaissance (épistémè) que l’universel grec s’impose comme la première brèche dans le particularisme des mondes antiques, à l’aune de l’expérience du connaître.
7Platon affirme cette idée toujours actuelle au cours du Ménon, dialogue dans lequel Socrate sollicite un esclave, établissant avec lui l’universalité d’être sujet-de-savoir. Cette perspective, profonde entre toutes, fait fi des discriminations, autant que des statuts juridiques et sociaux : tout être humain est capable d’accéder à la vérité par ses seules aptitudes naturelles.
8À l’instar du Beau, le Vrai est simple. Leur essence respective se reflète dans le visible, le mortel et le contingent. C’est en bien peu de mots la leçon d’universalisme léguée par Athènes, et c’est une conquête pour la vie de l’esprit, autant qu’une ouverture exemplaire dans le champ de l’anthropologie générale.
9Mais la générosité grecque qui rencontre en chaque homme la dignité de pouvoir connaître le vrai, borne sa compréhension de l’universalité dès lors que la pensée aborde le vaste domaine de la diversité politique. Dans la perspective antique, l’humanité se partage entre Grecs et barbares. Homère témoigne du fait que ce terme désigne d’abord le langage des Cariens, inintelligible aux oreilles hellènes. De proche en proche, le barbare fut, par extension, tout homme ne parlant pas la langue grecque, et plus précisément, tout homme ou tout peuple vivant en dehors de l’ère d’hégémonie des Cités grecques.
10Ce partage originaire constitue une première forme de catégorisation culturelle qui ne laissera de s’avérer productif, puisqu’il pose les bases de la distinction entre civilisés et non civilisés. Quelle civilisation échappe, demandera-t-on, à l’autodéfinition ? Et quelle autodéfinition culturelle ne s’accompagne pas de la valorisation de soi ? Dans la distinction barbare/grec, annonciatrice de l’opposition barbare/civilisé, se tient sans doute l’une des expressions les plus durables de la posture ethnocentriste. Dans cette optique, l’universalité se heurte fondamentalement à la mise en œuvre de deux manières d’être homme, et peut-être de deux régimes de l’humain. Ce schème est préfigurateur de partages à venir, aux termes desquelles cette division première continuera à informer une échelle de valeur omniprésente, explicitement ou implicitement signifiée.
11En instituant la mesure de l’humain civilisé à l’horizon d’une différenciation entre le supérieur et l’inférieur, la civilisation grecque instaure peut-être le modèle de tout universalisme à prétention exclusive. Selon cette élaboration notionnelle, il n’y aurait pas deux moyens d’être pleinement humain, non plus que deux manières d’être tenu pour un authentique alter ego. En sorte que la désignation tacite de l’homme autre, au lieu de qualifier une philosophie ouverte de l’altérité, engage un cycle conceptuel, puis historique, d’interpellation évaluative de la différence. Dès lors quiconque n’étant pas « grec » et aspirant à la véritable civilisation devra se hisser à cette norme préalable. On peut tenir que cette catégorisation forme l’invariant de toute civilisation qui tend à devenir hégémonique. La revendication par l’Europe de ses racines grecques, et plus précisément la revendication par la chrétienté de la médiation grecque a sans doute eu pour effet de consolider ce schème de pensée, surtout dans un contexte théologique qui, en dehors de l’Église, ne conçoit pas le salut.
L’universalité chrétienne et sa mutation laïque
12La distinction barbare/civilisé, lourde des connotations morales afférentes à la représentation des réalités liées à ces termes, a connu nombre de transformations, mais aussi de déplacements. Les invasions des ive et ve siècles, qui ont vu la submersion puis la réorganisation du creuset romain, ont donné lieu à de nouvelles spécifications.
13Dans le contexte de l’évangélisation de l’Europe, la chrétienté assume pleinement le legs gréco-romain, investissant ainsi la « place » de l’instance civilisée, en sorte que le terme de « barbare » s’appliquera désormais à la figure du « païen », c’est-à-dire du non chrétien. Quant au signe juif, avec le type humain qu’il désigne, il est requalifié comme infidèle au sein de la nouvelle configuration idéo-théologique.
14À ce stade, il convient d’insister sur le point d’articulation où convergent les notions de civilisation et d’universalité. Ces deux notions deviennent incidemment analogues. La proclamation de la « catholicité » du message évangélique romain finit d’asseoir le substrat d’un partage lointainement hérité des Grecs. L’universel se conçoit désormais dans la perspective d’une vision morale du monde. Il faut du reste insister sur l’origine ecclésiastique du terme d’universalité, avec l’accentuation particulière de son sémantisme, à partir du xiiie siècle : « Dont la juridiction s’étend à la terre entière. L’Église universelle. »
15Au demeurant, l’injonction onto-théologique : « Ni Juif, ni Grec » prend une résonance particulière dans la perspective de cette histoire des notions. En effet, cette double négation consiste moins dans l’annulation pure et simple de deux modalités identitaires spécifiques – du point de vue des legs civilisationnels respectifs – qu’elle appelle un troisième terme, synthétique et récapitulatif à la fois, autant qu’un dépassement. « Ni Juif, ni Grec donc chrétien », tel est l’indice inexprimé de cette nouvelle formule d’universalité, simultanément emblématique d’un nouveau devoir être au monde et d’une nouvelle formule d’humanité civilisée.
16Avec cette ultime reformulation, on peut affirmer que la théologie du salut (dont serait exclu celui qui n’y adhérerait pas) pose les cadres élargis d’une conception de l’universel qui se veut aussi dynamique qu’inclusive. Mais dans le même temps, en reculant les limites originaires d’un partage fondateur (barbare/grec, base notionnelle de la distinction civilisé/primitif), le dépassement catholique pose les conditions d’un humanisme indifférencié, peu à peu érigé en norme du sens commun.
17Les révolutions politiques modernes, loin d’amender la logique de ce schème interprétatif, induiront sa sécularisation, c’est-à-dire sa systématisation. L’universalisme européen ne se conçoit pas autrement qu’à la manière d’un standard à vocation planétaire. La dynamique de l’Occident dont Norbert Elias a analysé en détail la double économie, institutionnelle et pulsionnelle, se supporte symboliquement des lignes de partages longuement étayées à travers l’histoire de la mutation grecque dans le moment chrétien, prolongé par ses sécularisations successives, laïque-bourgeoise, ou laïque-communiste. Jusque dans la mise en crise postmoderne des « grands récits », cette même logique transversale continue d’exhiber les invariants de sa trame : il n’est pas une métamorphose idéologique qui n’en rappelle in fine les origines [1]. Le nouveau récit altermondialiste en est l’ultime attestation historique. Tissée d’une prétention à légiférer l’ensemble humain compris comme un ensemble unique, l’hyper-universalisme postmoderne proclame, sourdement, son allergie à une différence qui ferait mentir sa norme. Force est d’admettre que ses partisans, autant que ses doctrinaires, parmi les plus convaincus, sont loin de se douter qu’en préconisant ce monisme, il font l’éloge pratique d’un particularisme dominant qui se méconnaît comme tel. Il peut être parlant de souligner que dans cette fièvre du généralisme, c’est la vigilance du signe juif qui tient lieu d’inquiétante étrangeté.
L’universalité hébraïco-juive
18Nombre de penseurs ont distingué Athènes comme moment de la rationalité scientifique pour lui opposer Jérusalem, foyer de la rationalité éthique. Cette dialectique vaut aussi bien pour David-Samuel Luzatto, que pour Léon Chestov ou Emmanuel Levinas.
19Cependant, autant l’hellénisme persiste à être perçu comme le parangon de toute universalité, dans la mesure où le christianisme s’y est greffé avec son arrière-plan hébraïque, autant la conception hébraïco-juive de l’universalité est-elle foncièrement méconnue. Pour le commun, qui avec ses préjugés et ses généralisations abusives se fait l’écho du poncif philosophique, il est admis que la « judaïté » est l’antithèse de l’universel, autrement dit le lieu même du « particularisme ». On peut s’étonner de tant de méconnaissance. On peut aussi interpréter cette méconnaissance comme l’effet d’une stratégie d’effacement concertée du narratif juif.
20Parmi les philosophes juifs contemporains, c’est à Élie Benamozegh que l’on doit d’avoir exposé dans toute son ampleur l’architectonique de la rationalité éthique, c’est-à-dire de la contribution de la civilisation hébraïco-juive à une pensée conséquente de l’universel. Dans son maître ouvrage Israël et l’humanité, le penseur et kabbaliste livournais montre que la tradition morale d’Israël envisage sans exclusive l’ouverture de l’humanité à des valeurs d’abord reconnues par Israël, sans que ces mêmes valeurs lui appartiennent en propre.
21La pensée rabbinique, qui sur ce point s’articule à l’anthropologie biblique, développe une réflexion des plus précises sur l’existence d’invariants éthiques appelés à définir la charte morale commune de l’humanité. Ces invariants éthiques consistent dans les préceptes donnés par Dieu aux enfants de Noah. Le Talmud de Babylone (traité : Sanhédrin 56a) déduit sur un mode analogique les lois suivantes : la nécessité d’établir des tribunaux (justice civile), l’interdiction du blasphème (ce précepte définit en fait l’interdiction du faux témoignage), le rejet de l’idolâtrie, la prohibition de l’inceste (ainsi que de l’adultère), l’interdiction du meurtre, l’interdiction du vol, enfin l’interdiction de commettre des actes de cruauté envers les animaux. Dans l’optique rabbinique, chrétiens et musulmans sont considérés comme assumant de plein droit le statut d’« enfants de Noah », dans la mesure ou leurs révélations respectives comporte ce dispositif éthique. En vertu du respect effectif de ces préceptes, tout être humain est considéré comme faisant partie des hasidé oumot ha-olam (pieux des nations du monde). D’un point de vue théologique et métaphysique, il a droit au « monde futur ».
22Ces sept lois noahides définissent, on le conçoit aisément, des minima moralia, c’est-à-dire un ensemble de règles morales qui font obligation à toutes les fractions de l’humanité. Elles comptent de fait au nombre des 613 commandements qui, quant à eux, définissent le code moral du judaïsme.
23Cette dernière spécification indique bien que la distinction entre Israël et les nations ne se fait pas sur la base d’une discrimination ou d’une exclusion, mais sur la base d’une différenciation inclusive.
24Les sept lois noahides définissent à la vérité un point d’intersection entre Israël et l’humanité, puisqu’elles contraignent aussi bien l’un que l’autre. Néanmoins elles ne gomment aucune spécificité. Le judaïsme n’est pas prosélyte, il n’affirme pas que le « salut » n’existe pas en dehors de la synagogue, il ne tient pas que les non-Juifs sont des infidèles, ni que l’humanité entière doive se « convertir » aux lois de Moïse. En revanche, le judaïsme fixe comme norme moyenne de toute humanité la conformité pratique aux lois noahides.
25Cette perspective est proprement révolutionnaire, puisqu’elle permet de juger l’histoire des hommes à l’aune d’une charte éthique fondamentale qui est la mesure même de l’humanisation. Lorsque l’on prétend donc opposer Athènes et Jérusalem, en identifiant la spécificité de l’apport respectif de chacune de ces deux civilisations, il convient de pousser cette distinction dans ses ultimes conséquences. Jérusalem n’a pas seulement défini la « rationalité éthique » pour les seuls Hébreux, ni pour les seuls Juifs, elle a déterminé le principe éthique universel en fonction duquel il est possible de juger de l’humanité ou de l’inhumanité d’une conduite, que cette conduite soit individuelle ou collective.
Conclusion
26La dialectique de l’universel et du particulier demande un examen approfondi non seulement de la définition de l’universel, mais encore des implications historiques de ce concept en fonction des définitions qu’il admet. Nous avons esquissé à grands traits la provenance du concept occidental de l’universel, en marquant les étapes de sa constitution. Il est apparu que la Grèce antique lui assigne sa première extension, en présumant le partage fondateur du barbare et du civilisé. Par suite, le christianisme confère à ce partage une acceptation différente, sans pour autant revenir sur le bien-fondé de ses prémisses. Le seul changement significatif vient du déplacement que la culture d’Église fait subir à la figure du civilisé, et incidemment à la notion de civilisation dépositaire de l’universalité. Cette mutation sera à son tour mise au travail, avec des infléchissements nouveaux, notamment dans les contextes de ses différentes sécularisations. Ensemble, cette historicité longue, que double une ample diachronie sémantique, définissent une conception moniste de l’universalité, à la fois évaluative, exclusive et hiérarchique. La différence y est, par effet de système, perçue comme une entité à assimiler, c’est-à-dire à réduire ou à séduire, selon la dynamique de l’englobement ou de l’inclusion. Par contraste avec la conception moniste de l’universalité, le judaïsme préconise une conception à la fois différentialiste et égalitariste. Cette détermination appelle une harmonisation des cultures à l’aune d’une norme morale accessible (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas porter de faux témoignage, avoir le souci d’une justice équitable, etc.), en aucun cas une uniformisation, moins encore une assimilation au profit d’une instance régulatrice prétendument détentrice de la vérité morale. L’universalisme d’Israël ne suppose et n’implique ni substitution, ni usurpation, ni réduction des identités autres.
27Sa dimension différentialiste tient en ce que l’anthropologie du judaïsme, si elle présuppose des traits communs à tous les membres de l’espèce humaine, admet les différences culturelles et ne les juge pas, elle ne cherche pas non plus à les assimiler à sa perspective. À l’inverse, elle reconnaît ces différences comme autant d’identités comprises comme des contributions ou des expressions spécifiques de l’image de Dieu en l’humain. À cet égard, le Judaïsme distingue entre la charte éthique d’Israël (les 613 commandements, répartis en obligations à l’égard du prochain et obligations à l’égard du Créateur) et les lois données aux enfants de Noé (ensemble de sept préceptes). Dans cette perspective, la dimension égalitaire de cette conception consiste à poser une exigence éthique au moins égale pour tous les enfants d’Israël, regardant le respect de leur propres lois, mais aussi une exigence non moins grande à l’égard du reste de l’humanité, compte tenu de sa responsabilité concrète à l’égard de l’observance des préceptes noahides. On observe que ces derniers comptent par ailleurs au nombre des lois données à Israël. C’est notamment dans la reconnaissance de ce dénominateur commun que se comprend l’universalisme différentialiste propre à la sagesse d’Israël. On n’insistera jamais sur le potentiel de subversion de ces attentes éthiques quand on considère que plus de cinq mille ans après leur édiction, elles demeurent des « idéaux » dont la plupart des individus et des collectivités se tiennent fort éloignés.
Note
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[1]
Le cas de l’Islam n’est pas fondamentalement différent de celui du christianisme, puisque tous deux préconisent une conception moniste de l’universalité. Leur dynamique consiste à gagner l’ensemble de l’humanité à leur théologie ainsi qu’à leur axiologie. En sorte que la différence y est comprise comme infidélité ou dérogation subalterne à l’ordre théologico-politique souhaité.