1Socrate a soixante-dix ans, il vient d’être condamné à mort par le pouvoir athénien. Platon a vingt-neuf ans. Comment philosopher dans une cité qui vient de condamner le philosophe ? La philosophie est une condamnation de la violence, de l’injustice. La tâche est urgente. Il faut réformer la cité, réformer les mentalités. Qui est compétent pour réformer les mentalités, autour de quels enjeux se situe la réforme ? Ainsi se pose le problème essentiel de la transmission avec pour question préalable : pourquoi, pour qui transmettre ?
2Pour Platon, le problème de la transmission est intimement lié au problème de l’élection. Seuls « les élus », les philosophes qui ont accompli le long travail de « décrassage », de « dépoussiérage » sont aptes à transmettre. Quel est ce long chemin que les dits philosophes semblent avoir parcouru ?
3Celui de la réminiscence.
4Ils se souviennent qu’ils ont séjourné dans le monde parfait donc indestructible, incorruptible : « le monde intelligible, le monde des Idées » où le Beau, le Bien, le Vrai coexistent pour ne pas dire s’identifient. L’hypothèse de la réminiscence va assurer et légitimer les fondations de la transmission. Sans la théorie de la réminiscence, il n’y a rien à transmettre de proprement humain.
5L’humanité n’est pas réductible à l’animalité. L’humanité est de l’ordre du divin, c’est-à-dire incorruptible. La théorie de la réminiscence suppose une vie intellectuelle de l’âme, antérieure à notre existence présente. L’âme, qui connaît les idées, est de nature divine. La simplicité de son essence implique l’impossibilité de sa dissolution (cf. Phèdre 76 E). L’âme antérieurement à son union avec le corps a contemplé le monde intelligible. La raison qui atteint les choses éternelles est elle-même éternelle et divine.
6Ce qui constitue essentiellement le moi de chacun n’est pas seulement semblable aux choses divines, c’est vraiment une divinité. L’âme du sage saisit tout ce qui est éternel et parfait. L’éternité est le sceau de notre humanité.
7Ainsi l’antériorité du monde intelligible, substance du Bien Absolu, est une forme de transcendance immanente puisque chaque être humain a baigné dans les eaux éternelles. Peu le savent. « L’inconscient » ne connaît ni le temps, ni l’espace, ni la mort : telle est la croyance, l’exigence de la philosophie de Platon.
8Pour Platon, l’inconscience est une certitude, un savoir. Nous savons que nous sommes éternels. Le nous s’adresse ici à ceux qui ont accompli le « connais-toi toi-même » ; nous devons nous connaître pour ne pas nous lancer dans des entreprises inutiles, nous devons apprendre à évaluer nos forces, notre « conatus », notre puissance d’être. Ce connais-toi toi-même nous révèle ce que nous sommes, ce que nous pouvons devenir, comment nous pourrons nous transformer et vers quoi. C’est une pratique, source féconde de « devenirs » donc de créations. Le connais-toi toi-même est le seul mode qui peut mettre fin à la violence sur soi-même et celle qui est déportée sur les autres.
9Il ne s’agit nullement d’une réduction individualiste en un enfermement nombrilique qui crie « tout pour moi ». « L’égoïsme malade et débile qui dit tout pour moi » mais de « l’égoïsme saint et sacré de l’homme qui donne » (Nietzsche). Le connais-toi toi-même est l’unique objet de transmission qui donne tout son enchantement à l’existence humaine.
L’homme à l’image de Dieu
10C’est l’affirmation d’un Bien Absolu commun à chacun tissé dans ce mixte qui est l’être humain. Pour Platon, il y a un Bien Absolu qu’il ne s’agit pas de construire, d’édifier ; il s’agit de le retrouver. Chacun en est porteur. Tel est notre patrimoine « génétique » d’être humain. Il est accessible, il faut se sentir happé par ce Bien.
11Pourquoi ne recherchons-nous pas tous, chacun, ce Bien ? Quels sont les obstacles à cette anamnèse qui semble être la texture, le texte même de l’humanité dans sa diversité ? Qui nous empêche de courir chacun à notre manière vers ce Bien Commun ? D’où vient cet état léthargique qui fait de beaucoup d’entre nous aujourd’hui des désenchantés, des craintifs, des fatigués, pour ne pas dire des impuissants ? Qui a intérêt à nous plonger dans « cet amorphe » ? Les mêmes qui condamnèrent Socrate, les amnésiques : ceux qui ne se souviennent pas, ceux qui sont emmurés, entassés en leurs « désirs de pouvoir, de richesse ».
12Avons-nous le temps d’attendre que chaque humain accomplisse cette plongée dans l’inconscient ? Non ! dit Platon, car l’ignorance de soi-même n’est pas neutre, elle est pétrie de frustrations, de violences destructrices, explosives. Il faut accepter que certains « se fassent élus ». Platon pense-t-il que la vision du Bien ne sera jamais à la portée de tous, de chacun. Et pourtant le Bien étend sa sollicitude vers tous ceux qui le cherchent…
13Est-ce l’urgence de la situation dégradée qui précipite Platon vers une cité aristocratique et sa terreur de la « démocratie » qui pour lui ne peut être que l’antichambre de la tyrannie ? Y a-t-il, selon lui, une nature philosophique, aristocratique ? Platon aurait-il pensé comme certains sociobiologistes qu’il y a « un ordre naturel, génétique », que les gens sont faits dès la naissance. Et pourtant Platon consacre toute sa philosophie à l’éducation. L’éducation n’est-elle que la mise en exergue des « élus par nature » séparés des « ignorants par nature » ?
14Pour Platon, la démocratie est cet espace d’ignorance ; ce n’est pas le gouvernement du peuple éduqué selon l’Émile de Rousseau (livre IV de la Profession de foi du Vicaire savoyard) ; c’est le gouvernement de la foule, de la plèbe. Dans cette démocratie de la foule, toutes les opinions se valent, puisque la parole est le savoir-faire, la technique des techniques, celle qui permet à chacun, à l’assemblée, dans les procès, de faire valoir son point de vue. C’est cet enseignement sophistique qui conduit Socrate à boire la ciguë. Il s’agit de bien parler de tout, de n’importe quoi, de défendre avec persuasion, sans conviction, n’importe quelle cause. C’est le règne de l’agitation langagière, vide qui n’est que la manifestation des particularismes, des intérêts privés, des passions, des caprices. C’est le règne de l’opinion, véritable idéologue où les « croyances » s’affrontent en un combat aveugle et où la violence devient le seul critère. L’opinion croit s’appuyer sur des faits, des évidences, des vérités premières. Elle est la substance même de « la démocratie », c’est elle qui est à l’origine de tous les maux, de toutes les injustices que subit la cité. Les maîtres à penser de toutes les sphères flattent l’opinion ; pour Platon, ils commettent le crime d’autant plus grand qu’ils déshonorent l’outil même de l’être humain, le verbe, qui ne doit être qu’au service de la Justice, du Bien.
15Platon refuse la démocratie, cet impérialisme de l’opinion des habitudes qui durent (Nietzsche). L’opinion ne dit rien qui vaille mais elle dit, elle se croit obligée de dire, de légitimer ses passions, des intérêts.
16Or, les dialogues socratiques prouvent que le discours de l’opinion ne saurait se légitimer, il donne des réponses alors qu’il n’a même pas l’idée des questions qui y correspondent. Comment résister à ce totalitarisme de l’opinion qui brise « l’amour de soi » et le transforme en « amour propre » (Rousseau). Platon va construire un discours qui lui permet de répondre efficacement aux questions théoriques et pratiques qui se posent à lui. Y a-t-il un discours de « l’universel » ? Peut-on dépasser la variabilité des préférences et des intérêts ? Platon répond affirmativement. L’alternative est claire : ou bien l’homme accepte le règne de la violence, de l’injustice commise ou subie, les jeux de violence, ou bien il cherche à exprimer ce qui le spécifie : le logos, la raison qui est l’inscription de l’incorruptibilité.
Quelle est la tâche de Platon ?
17Il s’agit de lutter contre le « sens commun » ; donner au verbe toute sa force, toute sa sacralité. Il faut expliquer comment l’opinion occulte « le sentiment océanique de l’existence ». Les opinions n’expriment que les intérêts et les caprices des individus et des groupes. L’homme de l’opinion évolue dans un espace de fascinations, de manipulations. Or pour Platon, l’homme peut et doit se libérer de l’opinion grâce au savoir. Quel savoir et quelle maîtrise de sa conduite peut-il revendiquer ? Il s’agit de la dialectique ascendante, mouvement par lequel l’esprit s’arrache peu à peu à l’opinion pour accéder à la science. Il s’agit d’une mutation de l’existence tout entière ; c’est le corps lui-même, l’affectivité qu’il faut transformer. Nul mépris de la sensation, de la perception ; partir du corps « éphémère » pour accéder au corps « éternel ».
18Le Banquet, discours sur l’amour, montre qu’au sein du désir charnel et de ses caprices se dessine un projet qui vise « l’idéal ». Alcibiade, riche, beau, séduit Socrate qui ne lui a jamais cédé. Socrate montre que l’amour est déjà connaissance ; il pressent l’ordre qui est au-delà du chaos empirique. L’amour expérimente l’éternité. « Dans la joie, nous expérimentons que nous sommes éternels », dit Spinoza dans l’Éthique. Le savoir est une pratique. Platon va mettre en œuvre la pratique de ce savoir : la transmission. La transmission est la question cruciale. « Quoi » transmettre et « qui » est digne de transmettre ?
19La République pose les questions essentielles : comment fonder un monde sans violence, sans injustice. À quel type de conduite l’homme doit se conformer pour que se réalise l’ordre, la justice en lui-même et dans la cité ? Pour Platon, il y a une correspondance entre l’organisation du cosmos, celle de la cité, et celle de l’âme. Justice est ordre, rationalité, efficacité. Le thème de la République est de partir à la recherche de la justice dans l’homme et dans la cité.
20La construction de la cité juste, cité réussie, va déterminer les conditions de la conduite individuelle juste, adéquate. Il y eut un âge d’or au cours duquel les hommes étaient directement régis par les dieux, ils étaient naturellement justes. Hélas, il y eut un cataclysme et l’humanité dut élaborer les fondements de l’organisation de la cité. Platon expose la genèse de la cité. Au début, il y eut une vie élémentaire au service des besoins nécessaires. Glaucon dira à Socrate : ta cité est une « cité de pourceaux ». D’accord dit Socrate, allons vers la multiplication des besoins, la cité « enfle » de désirs insatiables et matériels.
21La civilisation exige des compétences ; or la cité oligarchique spartiate et la démocratie athénienne méconnaissent l’exigence de la compétence. L’oligarchie confie le pouvoir aux gens bien nés ; la démocratie confie le pouvoir aux élus d’« un peuple ignorant et versatile ».
22Pour Platon, il s’agit d’édifier une nouvelle éducation au service du Bien commun, à savoir du Bien de chacun (cf. Rousseau). Il faut des gardiens qui assurent la sauvegarde du Bien commun. Comment les sélectionner dès l’enfance. Tout sera en commun, le mien, le tien ; le sens de la possession n’est pas inné mais acquis. La propriété est exclue pour que l’intérêt privé ne se trouve pas en conflit avec l’intérêt commun. L’autre obstacle est la famille. Les enfants seront élevés en commun, par les soins de l’État. Les femmes sont présentes au même titre que les hommes. Des agriculteurs, des artisans qui assurent la subsistance. Des philosophes qui éduquent, qui transmettent le « savoir ».
23La cité juste est la cité où chaque homme peut exprimer ses compétences. C’est une cité hiérarchisée où les philosophes éduquent, les gardiens veillent à la gestion de la cité, où les artisans agriculteurs assurent l’infrastructure.
Le philosophe, gardien de l’universel
24Qui est le philosophe ? De quel droit la philosophie s’arroge-t-elle « le » savoir ? La philosophie se donne comme connaissance. En réalité elle n’est que re-connaissance, anamnèse. Le philosophe, par le chemin du « connais-toi toi-même », accède au monde de la réalité, qui seul nous permet de décrypter le monde de la caverne où nous nous agitons avec frénésie. Il existe donc une réalité qui inscrit ses lettres d’or sur notre cerveau. L’âme a déjà vu, entendu ce qu’elle découvre. La solution au problème de la conduite politique et morale et celle du savoir sont totalement intriquées. La question de la cité juste débouche sur l’existence d’un fondement ontologique.
25Qu’est-ce qui vaut et qui vaut au point de vouloir être transmis ? Platon fait un constat effrayant dans le mythe de la caverne, mais justement s’il est capable de décoder, de pousser un cri d’alarme devant la devise « Travaillez plus pour gagner plus », c’est qu’il sait qu’il y a le monde des Idées, et que si les Idées n’existent pas, si le monde intelligible n’est pas, alors tout est chaos, désordre et la question posée est « où est la césure entre l’animalité et l’humanité » ? Comment saisir l’avènement du sixième jour ?
26Nietzsche écrit : « L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhumain. » Si le philosophe est dit gardien de l’universel, la question se pose. Platon croit-il au « tout génétique » qui fera naître trois types d’hommes ? Les caractères de bronze soumis à l’immédiateté, au court terme, excellents consommateurs. Les caractères d’argent, irréfléchis, irascibles qui n’hésitent pas à prendre des risques inconsidérés. Les caractères d’or qui n’ont de plaisir que dans la pensée spéculative opérationnelle.
27Ne pouvons-nous pas dire plutôt que, pour Platon, chaque individu a les trois dimensions avec une dominante et que l’éducation a pour fin de déterminer la dominante de chacun ? La cité juste est l’expression de l’excellence de chacun ; elle est la reconnaissance du meilleur blotti en chaque être.
28La justice est l’organisation des vertus. La cité juste n’est pas égalitaire ; elle n’est pas démocratique. La hiérarchie est fondée sur la compétence ontologique ; elle ne dépend ni de l’hérédité, ni des habitudes sociales. Chacun sera vertueux, chacun pourra vivre selon ce qu’il est. « Deviens ce que tu es », écrit Nietzsche. Platon propose une vie proprement humaine. La cité aristocratique est juste car elle est liée à une théorie du « savoir », à une conception de l’homme « à l’état d’ébauche empreinte de l’image de Dieu ».
29Ce qui « vaut » en soi et qui vaut d’être re-découvert et transmis, c’est la dimension qui ne s’altère pas, c’est l’expérience de l’incorruptibilité. L’enjeu du politique dans son exigence de justice se déploie autour de la croyance, de la certitude du monde intelligible. Seul le monde intelligible du Beau, du Bien, du vrai peut être le socle d’une société juste où l’éthique et l’efficacité se conjuguent ensemble. Platon ne peut que trembler devant notre exigence effrénée de « démocratie » où l’ignorance, la méconnaissance de soi-même domine au nom d’une pseudo-liberté, qui est la porte ouverte à toutes les tyrannies identitaires et victimaires actuelles.
30La crise du Bien Commun n’est-elle pas due à tous nos intellectuels staliniens, maoïstes, qui ont mis toute leur énergie à enterrer le Bien Commun, à savourer la défaite momentanée de ceux qui croient toujours que l’homme est à l’image de Dieu. Avec Platon est ouvert un champ de possibles qui s’inscrivent dans notre modernité, en traçant des lignes, des flux pour nous réenchanter et résister à tous ceux qui érotisent le manque et le malheur.
31À ce moment clef, tout à fait extraordinaire que nous traversons, nous tous humains, nous devons nous enraciner dans ce qu’il y a de meilleur en chacun, en chaque culture.
32Nous devons, car nous avons les outils technologiques fabuleux, extirper à l’aide de grands tamis nos grumeaux individuels et collectifs. Il y va de notre humanité. La démocratie n’est-elle pas amnésique de l’image de Dieu ? N’a-t-elle pas pactisé avec le non être, le goût du néant, l’héroïsme de la finitude ? En ce sens, l’existentialisme athée n’a-t-il pas contribué à cette idolâtrie du néant ? Sartre écrit : « Si j’ai supprimé Dieu Le Père, il faut bien quelqu’un pour inventer les valeurs… » L’homme est libre, l’homme est liberté, l’homme est seul sans excuses. Le génie de notre espèce est de saisir toutes nos filiations, phylogénétiques, et autres.
33Nous portons l’héritage de la vie. Nous avons tellement de reconnaissance de naître le sixième jour et non le premier. Notre complexité est un tissu de réseaux mis en exergue par notre fabuleuse technologie. Comment ne serons-nous pas reconnaissants de porter notre humanité au plus haut d’elle-même, au-delà d’elle-même.
34Nous n’acceptons pas que toutes les valeurs se valent. Dès lors, comment concilier notre soif de justice et extirper de la démocratie ce qui peut la sauver ? Je veux parler ici des conditions démocratiques à l’échelle planétaire. Le gouvernement mondial démocratique est d’exiger que chaque enfant qui naît ait droit à tous les outils matériels et immatériels qui lui permettent d’aller vers son excellence singulière. En ce sens, je parlerai bien davantage d’exigence de justice que de désir démocratique. Cette exigence de justice, fondamentale pour Platon, doit être le socle de la mondialisation, de l’humanisation du sixième jour.