Notes
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[1]
Je me permets de renvoyer à mes commentaires, aux éditions du Cerf, où cette perspective sert continûment la lecture, allant de la Genèse au récit du schisme (I Rois, ch. 14).
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[2]
La même généalogie royale du chapitre 5 de la Genèse comporte une irrégularité d’un autre type : la notice du septième personnage, Hénoch, ne suit pas le patron royal des autres.
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[3]
L’importance de l’histoire de Joseph n’en fait pas un quatrième Patriarche. Elle s’inscrit dans les toledot de Jacob, avec un impact prophétique bien déterminé.
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[4]
Les deux mentions de l’affaire des cinq héritières encadrent la dernière partie des Nombres, ce qui lui confère une portée morale de premier plan.
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[5]
Pour éviter que l’on crie haro sur tel ou tel roi nommément, fût-ce Roboam, le rédacteur ultime de Samuel-Rois a semé suffisamment de notations, déjà du temps de Saül, où l’on devine en pointillés, et où l’on voit même parfois en clair, la coexistence de deux parts d’Israël, Sud et Nord.
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[6]
Que penser de l’attribution à un document dit « sacerdotal » l’intérêt pour les noms, les listes, comme s’il s’agissait de minutes factuelles, mortes ou décoratives, semées ici et là par une sorte de manie d’archivistes ? Il faut présumer au contraire qu’en leur début, ou en leur milieu ou à la fin, les listes relèvent de la prophétie.
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[7]
Ce qu’elle est substantiellement et avec une portée métaphysique prodigieuse, mais par un détour que nous ferons, précisément. Le résumé des catéchismes donne trop souvent une séquence triomphaliste, de politique immédiate, courte, commode : sortie d’Égypte – marche dans le désert, tant bien que mal providentielle – arrivée en une Terre promise (limitée à l’ouest du Jourdain, d’ailleurs), conquête et installation couronnée par David, le présumé saint et grand roi. Voilà une épopée fascinante. C’est compter sans la lettre du texte ; c’est suivre le mouvement d’abstraction qu’amorçait malencontreusement le titre grec, “exodoï ”
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[8]
En dramaturgie plus superficielle, l’obstination de Pharaon a cet autre intérêt, de nous préparer à la violence du dernier coup, même si cette vigueur a sa raison suffisante dans le caractère absolu de l’enjeu, être ou néant.
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[9]
Ce mot commode traduit la lenteur de l’événement. Nous sommes habitués à toutes ces péripéties, mais un lecteur neuf et naïf peut bien se demander à quoi bon ces retards, ces détours, ces intérêts qui semblent éloignés de l’objectif apparemment simple, la libération politique. Bien entendu, l’errance de quarante années dans un désert de trois cents kilomètres sera la plus folle de ces complications !
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[10]
Sachant (c’est à peine une autre histoire) que ce Caleb rapporté des Nations sera encore vigoureux comme un jeune homme quand Josué sera déclaré vieux, sur le point de trépasser (Josué, ch. 13, v. 1 ; et ch. 14, v. 11), et que le clan de Caleb passera en premier dans la distribution du Cadastre, lorsqu’on appellera en premier la Tribu de Juda (id. ch. 14, v. 6-15).
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[11]
Le Veau est sans doute une appellation péjorative du Taureau.
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[12]
Soit dit en passant, le rôle plus prégnant que le tableau du règne quasi eschatologique d’Ézéchias selon II Chroniques, ch. 29?32, donne aux lévites distingués des cohanim entérine peut-être ce scandale d’un Aaron prévaricateur, et dans un tel contexte.
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[13]
David pouvait se tenir à ce premier signe sans équivoque et dont il avait tiré lui-même la leçon, disant qu’il ne pouvait pas faire entrer chez lui la Présence du Seigneur. Mais à tort il avait préféré tirer encouragement du signe ambigu que lui fournissait ensuite la prospérité d’Obed-Édom chez qui il avait entreposé l’Arche.
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[14]
La longue visite de la reine de Saba où Salomon fait montre de son savoir et de ses richesses (I Rois, ch. 9) permet de rapprocher ironiquement la sagesse présumée de Salomon des richesses et de la gloire qu’il avait récusées en même temps à Gabaon (I Rois, ch. 3).
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[15]
Quant au mirage de l’or, surtout à propos des Veaux d’or de Jéroboam, plus profondément que la duperie ou le divertissement des yeux, on peut y dénoncer l’orgueil des yeux : les statues et la puissance du roi qu’elles portraiturent plus ou moins directement épuisent dans les sujets le désir de l’Image de Dieu que la Loi veut dessiner. Les autres Commandements exigent quelque chose de l’homme, quand celui du milieu, du Chabbat, dit bien les mains ouvertes devant la grâce purement reçue. En mystique juive, l’Image n’est pas simple à recevoir : les préceptes actifs sont à la forme négative, tu ne feras pas…, et le précepte de démission, celui du Chabbat, est positif, Tu garderas le Chabbat, selon une inversion des signes qui donne à penser – lentement.
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[16]
Dans le contexte des livres de Samuel-Rois, l’investiture effective de David est due au peuple (d’ailleurs, Juda à Hébron, pour commencer, puis Israël, soit ici les Tribus du Nord – fâcheuse ambiguïté), l’onction donnée jadis par Samuel à la sauvette étant restée sans effet. L’élection est évidemment inférieure à l’onction prophétique, comme le montre le souci qu’auront Salomon et Bethsabée d’assurer à Salomon l’onction des prophètes et des prêtres, pour contrecarrer l’élection d’Adonias, un coup d’État personnel et populaire (lequel Adonias, comme par hasard, s’est donné chars et chevaux). Dans la charte imposée par le Deutéronome, au contraire, l’élection est préférable à l’onction, parce qu’elle ramène le pouvoir au peuple même et à la Loi. Mais, ironie de Samuel, mystique du Deutéronome, c’est la royauté à l’instar des Nations qui est deux fois également reniée.
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[17]
De même, si, dans le dernier épisode du livre des Juges, la femme violée était partagée en neuf morceaux ou en treize, il faudrait parler d’un horrible fait divers ; mais si elle est partagée en douze, c’est la théologie profonde d’Israël qui est en cause.
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[18]
Génial raccordement de la volonté personnelle et de l’œil du contrôleur éventuel.
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[19]
Ce qui ne signifie pas qu’historiquement il y ait eu une influence directe de l’Égypte.
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[20]
Ce qui nous ouvrirait une question délicate : en réservant la malédiction originelle à Canaan, soit aux premiers occupants de la Terre promise, le prophète ferait-il aux futurs occupants un cadeau empoisonné ? Comme il est difficile de banaliser une maison hantée ! Voir l’impressionnante exécration qui solde la ruine de Gog (Ézéchiel, ch. 39, v. 11-20).
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[21]
Nous savons que la tradition d’Isaïe s’est opposée à l’alliance que Juda tentait régulièrement de nouer avec l’Égypte pour faire face aux menaces de l’Est, Assur ou Babylone. Au début du chapitre 30 puis du chapitre 31, nous trouvons les formules stéréotypées qui stigmatisaient ces alliances : descendre en Égypte ; se confier aux chevaux, aux chars, aux cavaliers (voir Exode, ch. 15 ; et s’y opposant, notre Deutéronome, ch. 17, v. 16).
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[22]
Ch. 20, v. 1-6, un épisode qu’au demeurant l’on peut facilement dater, de 711, mais sans que cela ajoute grand-chose à l’oracle.
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[23]
Peut-être Héliopolis. Ville du Destructeur, soit d’Apollon, Dieu du soleil, mais aussi de la peste ?
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[24]
Je reviendrai sur cette valeur en conclusion.
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[25]
Une réplique de la Pentapole philistine des livres de Samuel.
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[26]
Ce brusque tournant est précisément localisé, dans la République, livre II, 372. Jusque-là, les convives avaient disserté sur la justice de façon quasi désintéressée, et Socrate avait évoqué un petit paradis campagnard, dont la fadeur dégoûtait Glaucon… Socrate de tourner casaque, et de repartir sur l’idée que la société est malsaine, que toute recherche doit viser la guérison. Maintenant, les interlocuteurs vont bâtir de façon concrète la cité idéale. Ce ne sera plus à partir des principes métaphysiques, mais à partir de la société effective, donc viciée. Et désormais, la recherche s’intéressera aux moyens pratiques. Naturellement, les difficultés iront en s’accumulant.
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[27]
Le premier réunissant l’œuvre du sixième Jour de la Création au modelage de l’Adam.
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[28]
Précision du vocabulaire : au v. 20 les deux extrêmes se croisent, avec au sommet, Pharaon, et à la base, chaque paysan ; et l’on dit alors que Pharaon avait acquis toute la terre d’Égypte, chacun vendant son champ. Au Prince va le mot politique, èrets, soit la somme abstraite de tous les champs d’adamah ; mais à chacun, le terme concret, sadéh, soit sa parcelle d’adamah. Et n’est-ce pas pour avoir cru à l’oracle menaçant leurs champs (le mot revient plusieurs fois), que ceux des Égyptiens qui abritèrent leurs troupeaux les sauvèrent de la grêle, tandis que le fléau épargnait la terre de Goshen (Exode, ch. 9). Ce moment unique, remarquable, bref comme l’éclair, où le scénario des plaies ouvre le salut à l’Égypte, est en relation avec les champs, c’est-à-dire avec l’adamah.
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[29]
Caïn donne à sa ville le nom de son fils, qui, plus est, tente de combiner la dynastie et l’espace sacré, ici sacrilège, puisqu’il les appelle Dédicace.
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[30]
Un décalage de type sapientiel : Joseph n’est pas mort de leur main ; ils n’ont pas volé. L’enjeu de conscience est visé, mais il n’est pas brutalement touché.
1Note préliminaire. — Le terme de Cadastre reviendra souvent dans ces pages. Il désigne tout d’abord le document précis assurant la répartition des héritages que Josué confia à chacune des familles d’Israël dans le clan, selon les douze Tribus, une fois achevée l’entrée en Canaan. Les longs et précieux chapitres 13 à 21 de Josué établissent ces héritages respectifs, transmuant d’ailleurs la liste en une savante dialectique. Ces lots ainsi attribués dessinaient une tunique à la fois bigarrée et sans couture, jusqu’à l’irréparable déchirure dont Roboam, le fils de Salomon, fut le responsable, laissant une Tribu et demie affronter dix Tribus et demie. La belle Constitution des fils d’Israël en douze Tribus reposait donc sur ce Cadastre, et l’on sait comment le Lévitique fait culminer la série des Chabbats sur le Jubilé, où les terrains et propriétés et personnes reviennent à l’état premier, c’est-à-dire entre autres dispositions aux bornages définis par le Cadastre de Josué. L’épisode-clé de Samuel, ch. 8 nous oblige à considérer que l’institution ultérieure de la royauté à l’instar des Nations s’est fatalement accompagnée d’une centralisation et d’un pouvoir discrétionnaire du Prince qui ont brouillé ces humbles bornages. Il est loisible d’observer que tous les livres de la Torah et des Prophètes Premiers sont bâtis de telle sorte que les principes de la royauté s’y voient critiqués, et qu’en réparation utopique, des Testaments, vingt épisodes hauts en couleur créent une sorte d’obsession des Douze Tribus. Parlant donc plus largement, en évitant toutefois d’en faire des catégories trop conceptuelles, il est loisible d’opposer le Cadastre et la royauté, comme deux visions antagonistes dont le souci organise la majeure partie de la littérature biblique : la royauté symbolise la volonté de puissance, mais inscrite en chacun de nous, quand la forme politique des Douze, soit le Cadastre, symbolise la fraternité idéale, mais sans rien qui soit assuré mécaniquement [1].
Les hardiesses de la généalogie
2Quel ne serait pas notre ennui de voir une généalogie amputée dès le deuxième maillon ! Tout le monde connaît Caïn et Abel. Or, la solide généalogie des patriarches d’avant le Déluge commence par ces mots, Adam vécut cent trente années, et il engendra un fils, et il appela son nom Seth (Genèse, ch. 5, v. 1-5). Où donc Caïn et Abel sont-ils passés ? Et quel autre ennui, hélas, d’imaginer que c’est seulement en s’adressant à des Juifs que cette interrogation trouvera un écho... Il se trouve que ce premier déhanchement en annonce d’autres, au bénéfice du mystère de la Genèse [2]. Et, qui sait s’il ne s’agira pas de Miçraïm, par un biais quelconque. Miçraïm ?
3Certes, considérée globalement, l’histoire des trois Patriarches Abram-Abraham, Isaac et Jacob-Israël, nous conduit de l’Égypte à l’Égypte. Car, à peine en Canaan, Abram glisse en Égypte, sauf à en remonter avec de l’or, telle la puissante cohorte des Hébreux de l’Exode ; à la fin, mourant, Joseph prie ses frères de ramener ses ossements d’Égypte en Canaan. Ce jeu longe deux fois le paradoxe : une possible amitié de l’Égypte, puis le congé de l’Égypte amicale… Abram descendant en Égypte et remontant d’Égypte esquisse aussi bien l’histoire de Joseph, reçu en Égypte mais désireux in extremis de la quitter, que celle des Hébreux, un temps acclimatés en Égypte, puis entraînés par Moïse à la quitter lorsque le Pharaon organise le génocide. Ainsi, l’auditeur de la Torah enregistre d’abord une image favorable de l’Égypte, et c’est grâce en particulier au récit démesuré de l’aventure de Jacob et de Joseph en Égypte. Mais, même logés en des places remarquables, certains autres effets de composition ou de style ne sont pas toujours aussi faciles à repérer, étant donnée leur apparente modestie. En voici deux, qui complètent savamment et justifient le constat précédent, notant la présence paradoxale de Miçraïm au début comme à la fin de l’histoire des trois Patriarches [3]. Remontant dans la même Genèse, scrutons le testament de Noé, avant de revenir à celui de Joseph. Car la saga des trois Patriarches est encadrée par deux notations de même nature, mais infimes, deux sauts de génération, précisément. L’un intéresse la présence d’Israël aux Nations, à l’extérieur ; l’autre, la question intérieure de l’unité des Tribus, par le biais du Cadastre, inattendu à cet endroit-là – et inattendu tout court pour nombre de lecteurs.
41) La fin de l’histoire de Noé rapporte le crime de Ham, mais sans faire tomber la malédiction ni sur Ham le coupable, ni sur tous ses fils, mais sur le seul Canaan, de sorte que Miçraïm, qui est un autre fils de Ham, échappe à la malédiction. Encore faut-il ajouter que Canaan, le maudit, sera bien esclave des deux autres fils de Noé, Sem et Yaphet, mais que des formules retorses venant compléter l’étrange saut de génération adoucissent considérablement la sévérité de ce servage. Canaan est bien l’esclave de Sem, mais d’un Sem qui n’est pas exactement béni, comme on s’y attend par contraste avec Canaan. Le blason de Sem dit en effet ceci : Béni le Seigneur, Dieu de Sem, d’une expression où Sem est pris indirectement, de haut, par le biais du Nom qu’il a prononcé, sans doute. Sem en est donc comme sublimé : du fait même, sa maîtrise sur l’esclave ne sera pas mondaine. Continuons : Canaan est ensuite déclaré esclave de Yaphet également, mais ce Yaphet mondain (son nom parle d’élargissement, de large tablature, ce qui évoque de soi une surface dans ce monde) est pris dans les tentes de Sem, et donc repris dans l’horizon moral de Sem, tout de sublimation. Sous de tels maîtres, l’esclavage de Ham serait presque enviable. Surtout, de principe, la relation d’Israël, neveu de Sem, avec les Nations se joue sur un mode dialectique, assez subtil mais nécessaire et en tout cas plus complexe que l’amour ou la haine. Sans doute faut-il ajouter que si Yaphet est élargi, c’est-à-dire de ce monde, Sem transfiguré d’emblée n’est plus exactement promis aux possessions de ce monde.
52) Passons à la conclusion de l’histoire des Patriarches. La fin de l’histoire de Jacob en celle de Joseph joue d’un même saut de génération, mais cette fois pour une ouverture bénéfique et promise de fil en aiguille à des développements de première importance pour Israël. Le texte nous dit que Joseph sur sa fin commence par adopter les fils et petits-fils d’Éphraïm, son cadet passé naguère au rang de premier, mais sans qu’on donne leur nom. L’on s’attend à ce qu’il adopte de même les petits-fils de l’aîné devenu second, Manassé. Or, Joseph ne voit pas « les fils de Manassé » comme il a vu les fils d’Éphraïm, mais littéralement il voit les fils de Makir, lui-même fils de Manassé. Le regard de Joseph passe au-dessus de la tête de Manassé pour se poser sur la génération suivante. Ce déhanchement calculé de la phrase où l’on attendait un parallélisme tout simple a bien un sens d’annonce prophétique, surtout pour qui se souvient du procédé identique employé à propos de Canaan. Qui est donc Makir ?
De fil en aiguille…
6Ce Makir ainsi mis en lumière n’est autre en effet que le père de Çelophéhad, lequel Çelophéhad laissera plus tard sur son héritage cinq filles, mais sans le nécessaire héritier mâle. L’héritage va-t-il passer au voisin, faisant que le saint Cadastre soit déchiré en cet endroit ? Moïse résoudra la question : bien que femmes, ces héritières garderont tel quel l’héritage du père, et c’est donc au bénéfice du Cadastre. Cette affaire de détail, infime au regard du tout Israël qui se présente alors aux portes de Canaan, engage pourtant à ce point l’essence d’Israël qu’elle clôt le livre des Nombres, comme une belle enluminure finale. Mieux, dans ce même livre des Nombres elle a déjà été évoquée une première fois, bénéficiant ainsi d’un apparent doublet [4] – sans compter que le livre de Josué y reviendra. C’est dire son importance littéraire et donc morale, prophétique. De la sorte, voilà deux attaches, solides et présentes aux bons endroits, pour assujettir le tout, ces deux passages discrets mais tellement efficaces : au début de la Genèse, avec Canaan maudit au lieu de Ham, il s’agit donc de l’extérieur, du rapport d’Israël et des Nations ; à la fin de la Genèse, avec le glissement de Makir en lieu et place de Manassé, il s’agit d’une illustration et défense du Cadastre intérieur. Affectant les deux registres, du dedans et du dehors, l’armature est extrêmement fine, mais d’autant plus solide, intraitable, contraignante.
7Pour le montrer par les conséquences qui vont en se ramifiant, ajoutons que la surprenante omission de Manassé, une deuxième fois laissé pour compte, n’aura pas été vaine. Car Manassé sera la Tribu capable de faire le pont entre les Tribus de la Cisjordanie et celles de la Transjordanie. Également objet d’une répétition et bien placée également, l’histoire d’une sécession évitée se lit, à la fin de Josué et à la fin des Nombres. L’on y voit Ruben et Gad flanquées aux bons moments d’une moitié de Manassé risquant de faire bande à part au-delà du Jourdain. Les palabres évitent le pire, et les douze Tribus assurent leur cohésion. Mais si Manassé est pour moitié à l’est du Jourdain, en compagnie de sécessionnistes potentiels, c’est aussi que l’autre moitié donne des gages en deçà du Jourdain. C’est donc par cette affaire, de plus grandes dimensions, cette fois, que la nécessité du Cadastre reçoit une nouvelle vérification. Et notre Manassé, apparemment oublié ou enjambé, reviendra par la porte la plus morale qui soit en Israël, celle de la fraternité sauvée. On le voit, tout se tient solidement.
8Or, ces deux déhanchements (il y en a trois, si l’on garde le tout premier, lorsque Seth remplaçait Caïn et Abel), soit l’enjambement qui nous fait passer de Noé à Canaan par-dessus Ham, puis de Joseph à Makir par-dessus Manassé, sont de même signe : ils annoncent la miséricorde. Déjà, oublier Caïn, le Mal en soi ; épargner ensuite Ham et donc Miçraïm, pour ce qui nous occupe ici, et donc éviter le manichéisme moral ; réserver enfin Manassé en vue d’une subtile dialectique ultérieure assurant la solidarité des Douze – à des titres complémentaires, ces manœuvres nous orientent vers la lumière, la vie et la plus large fraternité. Ajoutons encore qu’en raccordant ainsi le mystère d’Israël parmi les Nations, d’une part, et d’autre part, le Cadastre, sacrement du rapport des Tribus entre elles, ces deux effets de la Genèse nouent le nœud essentiel : c’est en effet pour avoir voulu un roi à l’instar des Nations qu’Israël a vu le Cadastre se défaire, laissant la place au pouvoir discrétionnaire du Prince et de son administration pyramidale, et du même coup la fin de la Fédération des douze Tribus, que le schisme de Jéroboam n’a fait que sanctionner [5].
L’exode : sortir d’Égypte
9Naturellement, parlant de l’Égypte, la mémoire immédiate se porte sur le livre des Noms, soit, résumé en grec, notre Exode, sachant que, tout grec qu’il est, le mot s’est incorporé à l’univers d’Israël, ne fût-ce, pour nous, que par la tragédie de l’Exodus, l’un des noms du vaisseau fantôme de Hambourg, à la suite des déplacements de fuite massive qui avaient accompagné les invasions. L’Exode rapporte le conflit majeur qui opposa Moïse à Pharaon, les Hébreux à la Corvée de Pharaon, l’esclavage et le génocide à la survie et à la liberté. Ce schéma immédiat et parfaitement valide ne doit pourtant pas faire conclure à une aventure simpliste et de tonalité manichéenne. Sans même faire intervenir les observations précédentes, par exemple, ou d’autres, le livre en lui-même interroge le fils d’Israël sur sa relation réelle avec l’Égypte. Il passerait simplement des soixante-dix noms des premières lignes, heureux en Égypte, à l’armée des 600 000 qui fuient l’Égypte, au prix de deux paradoxes : leur nombre, leur armement ne les empêchaient pas de trembler devant les chars de Pharaon ; et, de plus, le Seigneur leur avait ordonné de ne pas faire un seul geste… D’un nombre à l’autre, puis du grand nombre à l’attente de confiance, il y a déjà une ample matière à considération sur l’essence de cet Israël qui sortira. Le simple titre Les noms invitait à une interrogation sur la substance de chacun, avertissant d’avance qu’on ne devrait pas sombrer dans l’impression étouffante d’une masse d’esclaves, ni d’un danger massif, total, même en pays totalitaire. Les soixante-dix noms [6] sont des étoiles impérissables, placées avant et au-dessus des nuages les plus sombres – sinon, à quoi servirait un vrai titre ? Et l’Exode continue dans le Désert, où une tout autre dimension de la liberté, une interrogation sur sa nature même, relègue la libération au second plan, sinon à l’oubli. Le lecteur de l’Exode voit Israël s’enliser, pour ainsi dire – on dirait s’immobiliser noblement, sans ses refus et ses apostasies. Le Sinaï les retient ; l’immense séquence finale, un gros tiers consacré à l’Arche et à la Tente, impose une sorte de visée eschatologique à ce qui s’ouvrait comme une aventure de libération politique, d’un pays à l’autre [7]. Ce sont les surprises, les complications inutiles au tracé simpliste, les points durs, résistants, scandaleux, qui balisent un utile midrach de ces pages sans équivalent.
10Les complications de l’Exode montrent le détournement que la prophétie opère de l’idée de liberté ; ce détournement finit par polir une sorte de miroir où Israël se demandera ce qui est en lui d’Égypte, au moment même où ses pas plus ou moins chancelants l’éloignent de l’Égypte.
De merveilleuses complications
11Les yeux et les oreilles remplis de la belle aventure de Joseph, l’on ouvre l’Exode. Rapidement mis au fait de la terrible réalité, l’esclavage mortel des Hébreux, mais également informé de la venue de Moïse, sauvé de la mort, introduit à la Cour, comment ne pas imaginer qu’en dépit de son prologue plus que sombre, le scénario va se reproduire, et que, grâce à un nouveau songe quelconque, par exemple, qui lui ouvrirait la faveur de Pharaon, ce Moïse si bien placé pourra sauver ses frères, lesquels sans doute n’attendent que cela ? Or, pour commencer, au premier contact avec ses frères, Moïse peut se demander si les Hébreux songent tellement à être libérés. Plus cruellement, entre l’Hébreu et l’Égyptien la différence est-elle si grande, quand on voit la même violence exercée à un jour de distance par un Égyptien et par un Hébreu ? Pire, du point de vue de l’efficacité, Moïse est contraint à l’exil, et, une fois revenu, l’on sait les résistances venues de ses frères autant que de Pharaon qui freineront son action de libérateur. Au passage, quelle complication apporte à Moïse comme au projet simple de la libération l’épisode du Buisson toujours brûlant ! Le Seigneur met l’embargo sur l’affaire, et le lecteur sent vivement la différence entre les aventures de Jacob-Israël ou de Joseph et ce qui attend Moïse. Autant la présence du Seigneur, tout au long des pages que la Genèse leur avait consacrées, était discrète, intermittente, relayée par des instances naturelles et guidant vers un succès prévisible, autant désormais il faut s’attendre à une destination inouïe. Déjà, la mission annoncée à Moïse lui donne un programme d’avance harassant : on lui résistera ; pire : il devra réveiller dans les fils d’Israël la mémoire de leurs Pères et surtout celle de leur Dieu, au nom oublié, voire inconnu et pourtant nécessaire ! Où est passé le ressort tout simple d’une présence de Moïse à la Cour de Pharaon, si soigneusement monté ?
12Autant est grande l’utilité morale des neuf premières plaies (nous y reviendrons), autant elles sont techniquement superflues. Seule la mort des premiers-nés ouvrira la porte du Désert, et le caractère foudroyant d’un bon nombre d’interventions divines dans la Bible pouvait faire augurer d’un coup unique et décisif. Or, précisément cette séquence considérable des divers fléaux joignant d’ailleurs l’anodin au terrible complique l’événement de la Sortie, et ce n’est naturellement pas pour le simple plaisir de multiplier des narrations pittoresques. La complication permet de prendre lentement conscience de l’enjeu ; elle met en scène l’inertie, l’alourdissement de Pharaon, et ce n’est sans doute pas le seul résultat. En tendant un second ressort, en effet, celui de la rancœur qui s’accumule dans le lecteur à l’endroit du Pharaon obstiné [8], la longue séquence des neuf plaies prépare une rude surprise, un effet de boomerang à l’usage d’Israël même, nous le verrons.
13Enfin, une nouvelle complication marque la Plaie ultime : elle ne s’inscrit pas dans la série des neuf premières. Celles-ci relevaient du récit, de la farce en même temps. La dernière est au sens propre compliquée par le genre littéraire entièrement nouveau qui l’enveloppe dans une liturgie à perpétuité, la prophétie, un retour du drame sur les fils d’Israël, appelés à offrir leurs premiers-nés, à manger un repas de misère, à perpétuer la mémoire de leur servitude au moment où ils vont la quitter… C’est là certainement la complication [9] la plus poussée en même temps que la plus spectaculaire, d’autant qu’elle en vient à ruiner définitivement l’idée première de la libération. Nous voici plus près d’un détournement que d’une réalisation obvie.
Le détournement et le jeu de miroir
14Moïse avait bien dit à Pharaon qu’ils sortiraient trois jours pour s’acquitter d’une célébration de leur Dieu, mais le lecteur pouvait sourire en pensant qu’il s’agissait d’une ruse. Seulement, la ruse ne prend pas, et il s’avère au bout du compte que ce n’était pas ruse, mais vérité : le culte allégué occupe ensuite un volume bien capable de boucher l’horizon et de décevoir l’espérance d’une simple libération. Faut-il parler également de la dose d’ironie que comporte l’obligation faite aux 600 000 de ne pas lever le petit doigt pour résister à l’armée de Pharaon : leur destin prend une tournure sublimée qui n’annonce rien de bon pour la volonté de puissance ou pour un nationalisme à hauteur des nations ordinaires… Et que dire des stations prolongées autour du Sinaï et de l’espèce de piétinement sur place qui transforme la dernière immense partie de l’Exode, ses chapitres 25 à 40, en vision d’un atelier où sont ouvragés l’Arche, la tente, le mobilier, les vêtements, le tout destiné au culte, aux Tables de la Loi que Moïse, comme oublieux de la marche, met deux fois quarante jours à recevoir, et non sans une péripétie monstrueuse, le Veau d’or. Enfin, le lecteur de l’Exode va buter ensuite contre le Lévitique, immobile législation à l’usage du paysan de demain, alors que l’on n’a guère progressé dans la direction de Canaan.
15Et c’est bon gré mal gré que les fils d’Israël doivent ou séjourner ou avancer dans le Désert. Le retour vers l’Égypte est impossible. La liberté change alors de nature : ce n’est plus la disposition arbitraire ou polarisée par un mieux-être, mais la réponse à une proposition d’être tout court, et comment serait-on libre d’être ou de ne pas être, si la proposition en est faite ? Et donc force est de comprendre qu’en miroir l’Égypte – nous y voilà – l’Égypte était le pays du non-être, mais que les Hébreux y étaient contaminés par lui, anéantis.
16Aussi bien l’apprennent-ils d’une phrase qui est un merveilleux coup de foudre. À peine sortis, les voici révoltés, saisis par l’envie de boire (et bientôt de manger). Mais ils vont s’entendre dire exactement ces mots : Si vous faites mes lois et préceptes, Je ne ferai pas venir sur vous les plaies dont J’ai frappé Miçraïm. La phrase est retorse : le Seigneur ne dit pas selon l’hypothèse négative qu’on attendrait « Si vous n’observez pas la Loi (d’ailleurs à venir…), Je vous frapperai… » ; mais tout se passe comme si le fléau était prêt à tomber et qu’il ne soit plus question que de s’en abriter sous le bouclier de la Loi (Exode, ch. 15, v. 26). Le système du talion moral joue ici comme partout dans la Bible, faisant se tenir sur un même plan les trois données engagées par le mal, soit la faute, le châtiment et la rédemption. Si donc Israël mérite les mêmes fléaux que l’Égypte, c’est qu’il est lui-même Égypte, et que l’avenir va consister à se quitter en tant qu’Égypte morale aussi bien qu’à s’éloigner de l’Égypte physique. C’était bien une question d’« être » qui se profilait. La naissance d’Israël, appelé d’Égypte, n’était pas la sortie d’un corps étranger mais autonome, ni le simple geste de l’amant qui se lève du cercle où parmi tous les bruits il entend l’appel de l’amante, selon la sereine conclusion du Cantique, mais plutôt le passage volontaire, onéreux, allant d’une existence paradoxale de non-être selon l’Égypte à une nouvelle existence, celle du Peuple de la Loi et du Nom – que Pharaon ignorait, et il n’était pas le seul.
17Le caractère absolu de ce jeu de miroir sera mis en scène de façon sinistre, en usant d’une vérification par l’absurde : les cadavres des 599 998 Hébreux sortis en première génération joncheront le Désert parce qu’ils auront voulu revenir en Égypte (Nombres, ch. 11), ou équivalemment qu’ils auront tremblé devant les Anaqim, gardiens de Canaan (ch. 13). Et ce terrible résultat équilibre l’engloutissement des armées de Pharaon dans les eaux de la Mer. Simplement, au lieu de l’eau, ce sont le soleil et l’ardeur du Désert qui auront fait le compte : partis 600 000, il en restera deux de la première génération Josué et Caleb – un Qénite, qui plus est [10]. Un même désastre réunit les deux adversaires.
De l’esclave à l’artisan
18Heureusement, l’Exode achève presque heureusement la leçon du miroir. D’une manière à la fois simple et d’une profondeur étonnante, l’Exode apprend en même temps et ce qui a fait d’Israël l’Égyptien banal (ou, pire, le Couchite, comme le dira le prophète Amos), et la voie du salut, de l’être nouveau d’Israël. La définition du Mal se tire de la composition même de l’Exode. En effet, sa première partie offre une longue séquence où s’étale la visée totalitaire de Pharaon sous la forme précise de la corvée mortelle imposée aux Hébreux, que l’on voit alors comme victimes. La dernière partie, plus longue encore, raconte la confection du meuble portatif qui accompagnera les Hébreux jusqu’en Terre promise. À première vue, ce sont là deux développements sans relation de l’un à l’autre. Pourtant, voici deux ouvrages matériels qui, à distance, sont mis au compte des Hébreux. C’est une première relation. L’ouvrage égyptien est de briques, un matériau uniforme, répétitif, indéfiniment reproduit, tout juste apte à construire une ville amorphe, dont les esclaves ne savent rien et dont le récit ne détaille aucunement le plan ni un quelconque élément de variété : il ne nous offre même pas le spectacle d’une fourmilière ou d’une ruche. Cette brique est bien le signe et la réalité du totalitarisme, et le plus aveugle, puisque le Pharaon supprime la paille afin d’exténuer les ouvriers, ce qui prive le travail de son efficacité. Au contraire, le merveilleux récit de la confection de la Tente et de l’Arche par deux fois se complaît au détail, à la variété des artisans répartis en métiers complémentaires, des matières, toutes précieuses, ouvrées, subtiles dans leur saisie comme dans leur finalité. La finalité de chaque travail est en effet toujours en vue, à portée d’homme, car l’on sait où vont le lin, le byssus, à telle partie de l’Arche, de la Tente, aux vêtements ; on sait où se placeront les lampes et les beaux accessoires. C’est même une finalité à deux paysages, pour ainsi dire, celle du meuble concret et de ses entours bel et bien ouvragés, mais également celle d’une leçon de choses. Précieux, à la fois fini et si divers, en effet, le détail des éléments matériels de l’Arche invite à ruminer le détail minutieux de la Loi telle que la fera celui qui a bien entendu le Sinaï, en amont, puis qui, en aval et dans la foulée, entendra toujours volontiers les précieuses minuties du Lévitique.
19Je viens d’employer l’adverbe de manière volontiers. Or, c’est là le point névralgique. Le texte des chapitres 25 à 31 puis des chapitres 35 à 40 souligne que chacun des fils d’Israël donne son travail, ou son or, ou son industrie de sagesse pratique, et qu’il les donne de plein gré, par dévotion, par une bonne volonté, sans surveillance ni obligation du dehors ni embrigadement. Et, pour achever d’aérer le tout, si l’on peut dire, le texte peut nommer de son nom propre tel ou tel maître d’œuvre, Beçaléel, par exemple ; et surtout, on note bien que le Chabbat y est toujours solennellement gardé. Nous sommes aux antipodes du Camp de travaux forcés, absurdes, vains, serrés jusqu’à l’asphyxie, que les quinze premiers chapitres mettaient en fond de tableau comme la définition même de l’Égypte. La Corvée mortifère du début, pour lui donner son nom, s’oppose directement à la « bonne volonté » personnelle de la dernière partie, qui parcourt les champs diaprés de la vie, ou s’attarde comme à un banquet varié, substantiel, foisonnant, par lequel le fils d’Israël prend substance en effet de la Loi et de soi conjointement. Sans aucune formule abstraite, passant du début à la fin de l’Exode, nous allons de la vision de l’esclavage, d’un esclavage contagieux, capable de ruiner dans l’esclave le désir même de sortir, de risquer, d’entendre une voix, jusqu’à la vraie liberté, celle qui n’est pas antérieure au choix du oui ou du non, tel l’âne de Buridan, mais une liberté du mouvement éclairé par le sens du meilleur. Ce sera une liberté transmuée du dedans par la sensation quasi tactile de tous ces ateliers divers et heureux où l’éclat, l’éclatement respirable, le luxe en feu d’artifice, disent suffisamment que c’est vérité, substance, fraternité, joie et possession de soi, le tout sous la lumière pour laquelle chacun œuvre et se découvre, lumière qui est la présence du Nom révélé au Buisson. Mais, selon le système du talion, si la dernière partie de l’Exode célèbre l’existence, la liberté du cœur en chacun, si liberté et existence neuve sauvent ici Israël et non pas les Nations pour le moment, c’est bien que l’esclavage de la première partie avait anéanti Israël ; si le remède est dans la variété du travail, avec son aération, avec le Chabbat, c’est bien que les Hébreux étaient au début pris dans les non-valeurs contraires, qu’ils étaient Égyptiens, du côté de la mort – n’était leur Créateur, leur Père, Lui qui veillait.
20Alors, ici même, pourquoi faut-il que cette immense prairie de joie soit traversée en son juste milieu par le drame du Veau [11] d’or ?
La fêlure, image du schisme
21La réponse est nécessairement double. Tout d’abord, si l’on admet le principe de lecture que l’Exode se suffit comme texte clos, et si l’on se souvient que les Hébreux ne sont pas délivrés de leur Égypte intérieure d’un coup de baguette magique, le réalisme veut qu’entre le devis de l’Arche et sa confection, l’aveu descende jusqu’au fond de l’abîme, et cela sous la forme la plus radicale, celle de l’idolâtrie qui prend de toutes les façons possibles le contre-pied de l’ouvrage annoncé puis réalisé, avec l’oubli de la sublimité du Sinaï, le reniement du personnage de Moïse, la vérité bafouée du sacerdoce, puisque Aaron y prête plus que la main [12], enfin le retournement monstrueux du culte destiné au Seigneur, qui bascule soudain pour célébrer le Seigneur même sous l’image d’or de la fécondité baalisante ou égyptianisante, sous l’image visible quand la Loi vient de s’adresser exclusivement à l’oreille – la reprise du Deutéronome en inculquera l’usage de façon insistante, Chema, Israël. La descente aux enfers doit nous purger jusqu’au tréfonds. Et sans doute, première réponse, l’aberration du Veau d’or exprime-t-elle immédiatement le risque du culte lui-même, du beau travail lui-même, comme l’ivresse possible de la réussite morale. Voir soudain l’Arche dans sa splendeur les aurait conduits à cristalliser moralement, pour ainsi dire, à l’idolâtrer, à lui donner une valeur magique – on sait qu’Aaron dira comment, tous les bijoux à peine rassemblés et jetés au creuset, le Veau avait surgi, tout fait, d’un coup, par enchantement, sans plus aucun travail ni ouvrier, tout le contraire des deux volets mis de part et d’autre, le devis de l’Arche, puis sa réalisation. Enfin, le Veau d’or n’est-il pas créé des parures d’or que les femmes empruntèrent aux Égyptiennes, comme si ce cadeau empoisonné de soi finissait par révéler la nature égyptienne où qu’elle soit, y compris chez nos Hébreux ?
22Le deuil alors exigé des Hébreux est celui de la nécessaire repentance, de l’aveu, du sentiment de la tentation toujours présente dans le faire la Loi elle-même, dans la liberté, même si elle est parvenue à la pureté. Le Seigneur voulait créer l’Adam à l’image de Dieu. Cette image est burinée par la Loi. Mais comme il est facile de la chercher au-dehors, une fois oublié le Chabbat de démission ! Aussi bien, la disposition classique en Orient et vite devenue formelle, voulant qu’il y ait deux temps, et que le plan d’un temple soit d’abord donné en songe au voyant, lequel le fera réaliser ensuite, cette disposition est ici animée, productive et de salut. Le passage tragique imposé au fils d’Israël par le rappel de son idolâtrie transforme le second volet, soit la réalisation effective de ce Temple miniature, en une sorte de guérison, ou plutôt en une convalescence, lente, consciente, voulue « de bonne volonté ». Si bien qu’au terme de l’Exode, le vrai lecteur fils d’Israël n’attend plus rien avec fébrilité ni orgueil, sinon le détail de ce que la Loi modèle jour après jour, muscle après muscle, surprise du mal insidieux sur le mur, la peau ou l’âme, après surprise de même, et alors il entre dans le Lévitique comme le malade entre de plain-pied chez l’apothicaire en sortant de chez le médecin.
23Cette considération nous aurait-elle éloigné de notre propos, l’Égypte ? Apparemment, mais patience. Comme je l’ai répété, l’ouverture de la séquence appelant le Lévitique fait donc une première fois sortir l’Exode de son isolement. Mais voici une deuxième signification de l’épisode du Veau d’or trouant l’harmonie de son vaste contexte, le travail libre de l’Arche. C’est que l’objet de l’apostasie, soit ce Veau d’or, est en lui-même particulier. Certes, nous avons vu et nous verrons les Hébreux regretter l’Égypte, se révéler Égyptiens, en somme. Mais le vocable même de Veau d’or oblige presque le fils d’Israël à en chercher la réalité ailleurs que dans la seule Égypte. Car, plus loin selon la chronologie empirique, c’est Jéroboam qui instaura deux Veaux d’or, à Dan et à Béthel, pour fixer ses nouveaux sujets et donc pour éviter qu’ils continuent d’effectuer leurs pèlerinages à Jérusalem, au risque de les voir se rallier à Juda (I Rois, ch. 12?13). Cette affaire nous transporte comme par les cheveux du Désert jusqu’en pleine histoire de la royauté. Mais le détour en est à peine un, et il est nécessaire, qui va nous ramener de plein fouet sur l’Égypte. Ici s’engouffre en effet le grand vent qui soulève la conscience prophétique aboutissant à la rédaction de la Loi et des Prophètes Premiers, à savoir la critique de la royauté.
Jéroboam, Roboam, Salomon, ces égyptiens ?
24La dureté de Roboam, le fils de Salomon, donne prétexte à Jéroboam pour usurper le pouvoir sur la plus grande part des tribus d’Israël. Or, pour le fond comme pour la forme, c’est l’Égypte qui est en cause. Par le biais élémentaire de la Corvée, précisément. Si Jéroboam peut entraîner la majorité des fils d’Israël, c’est que Roboam menace de faire peser sur eux un joug encore plus rude que ne fit Salomon. La formule explosive de Roboam suppose que Salomon faisait déjà peser sur eux le poids de rudes travaux, et l’on apprend ainsi que le Temple fut édifié grâce à la Corvée, quelle que soit la précaution qu’entre-temps la vieille narration avait glissée, comme quoi seuls des étrangers y peinèrent. Si le grand ouvrage de Salomon, destiné à abriter l’Arche du Désert, avait l’air divin, si Salomon avait même au préalable demandé et obtenu la sagesse, il avait d’emblée épousé la fille de Pharaon ; il avait en cours de route bâti pour elle une Maison bien proche du Temple ; pour finir, il avait dans la foulée édifié des lieux pour les dieux étrangers à même l’enceinte du Temple. Ces trois rivets d’un métal pourri auront du mal à tenir une image décente du Temple et de Salomon lui-même.
L’étrange patronage de l’Égypte sur le schisme
25C’est qu’ici tous les « lieux » de la prophétie se trouvent noués, et c’est bien autour de la figure symbolique de l’Égypte. Salomon égyptianise à outrance ; Jéroboam, le maître d’œuvre du Temple, comme par hasard, s’exile en Égypte avant d’en revenir pour faire son coup d’État ; nous apprenons à retardement deux traits décisifs : la paix qui, soi-disant, était accordée à Israël durant le règne de Salomon n’a pas empêché l’Édomite, entre autres, de harceler le royaume, sachant que c’est en Égypte que ce trouble-fête avait fait ses classes, et d’autre part, et surtout nous apprenons que la Corvée a pesé sur les fils d’Israël et pas seulement sur des étrangers (déjà en I Rois, ch. 5, v. 27, en contradiction avec la notice apologétique du ch. 9, v. 15-22). Or, parler d’exactions, de servage, de rude travail forcé et pesant, c’est raviver le souvenir de la Corvée pharaonique, égyptienne. Une fois le Temple dûment édifié et consacré, l’oracle le menace radicalement, pour le cas où Israël prévariquerait, ce qui est malheureusement une certitude, mais en référence explicite à une Égypte que l’on aurait ainsi mal quittée (I Rois, ch. 9, v. 6-9). Ce faisceau d’allusions directes à l’Égypte a quelque chose d’obsédant et de manifestement délibéré. Et c’est précisément la Corvée qui déterminera le schisme de Jéroboam, mettant en cause le fils de Salomon, Roboam, décidé à appesantir le travail des Israélites. Ainsi, Temple, royauté, Corvée à l’égyptienne, les trois données complices se trouvent réunies et se contaminent les unes les autres, sachant qu’une quatrième n’est pas loin – l’or.
26Mais Salomon n’est jamais que l’héritier de David. Et c’est David qui eut le premier l’idée de la Maison de cèdre destinée à l’Arche, cette bâtisse faisant pendant à la Maison de cèdre déjà édifiée pour le roi (II Samuel, ch. 7). Mais si le Seigneur a refusé la Maison de cèdre à Lui destinée, c’est au nom de la Tente qui voyagea dans le Désert. S’il rappelle à David que Bethléem et le métier de berger valaient mieux que Jérusalem et une grandeur de roi, c’est bien que sa royauté comme telle et son signal, la Maison de cèdre, étaient déjà une fatale erreur. Au sujet de l’Arche, David n’avait pas interprété la brèche, l’avertissement tombé sur Uzza, foudroyé pour avoir porté la main sur l’Arche [13] : comment David pouvait-il exercer une mainmise sur elle, de cette façon non plus physique, mais morale ? Tout comme l’oracle de I Rois, Jérémie imaginera, que l’emplacement du Temple puisse bientôt se voir aussi dévasté que celui de l’Arche à Silo, là où David était allé la chercher (Jérémie, ch. 7) ; mieux le même prophète admettra qu’avec la restauration d’Israël, seront oubliées et l’Arche et la mémoire de l’Arche contenant les Tables de la Loi, qui est la finalité dernière du Temple, lequel peut donc s’en passer, comme une fin relativement indifférente aux moyens, soit dit sans risquer le paradoxe (Jérémie, ch. 3).
27Seulement, à son tour, David peut nous renvoyer en amont jusqu’au peuple des fils d’Israël qui demandèrent à Samuel de mettre sur eux un roi à l’instar des Nations (I Samuel, ch. 8). Maintenant, faisant une sorte de sorite pratique, si nous redescendons la chaîne des crimes que nous venons de remonter de Roboam et Jéroboam jusqu’au Peuple, pour aller selon le cours normal du temps depuis le Peuple demandant un roi jusqu’au schisme, en passant par les trois grandes figures de la royauté, Saül, David, Salomon ; si nous considérons que, selon le talion moral, l’issue fatale du schisme ne fait que révéler la nature même du péché d’origine, et si le schisme se révèle étroitement lié à l’Égypte de la Corvée, nous devons conclure logiquement à la réinvention souterraine de l’Égypte perverse à l’intérieur d’Israël entre le temps même de sa Sortie et l’heure du schisme – nous aura dit le prophète qui rédigea consciemment l’ensemble de la Torah et des Prophètes Premiers. L’effet en politique est aussitôt et complaisamment signalé. Car Jéroboam en mal de révolte rencontre le prophète Ahiyya (de Silo, comme par hasard), lequel déchire le manteau tout neuf en douze lambeaux, dont il donne dix à l’usurpateur. Le complexe qui a nom « Égypte » est de totalitarisme royal, dont Jéroboam vient d’aller se nourrir en Égypte, et le résultat est là : le tissu neuf et sans couture des Douze Tribus en est lacéré, et le Cadastre en sort déchiré. Paradoxe, la révolte de Jéroboam contre l’abus royal de Roboam ne fera que doubler la royauté, au lieu de l’abolir. Dans l’appel que Jéroboam lancera aux Tribus du Nord il passait comme un instant de raison où la vérité pouvait se faire jour et l’Histoire basculer. En criant À tes tentes, Israël, si Israël désignait tout Israël et si les tentes évoquaient le Désert, alors l’abdication de Roboam, par exemple, pouvait ramener Israël au régime politique idéal des Douze Tribus, régies par le sacrement du Cadastre.
28Nous retrouvons alors l’épisode du Veau d’or. À considérer dans un premier temps le livre de l’Exode comme un texte clos, les chapitres 25 à 40 symbolisent la vraie liberté, opposée à l’esclavage que la Corvée de Pharaon fit peser sur les Hébreux, selon la première partie, avons-nous dit. Ici, au lieu du roi, c’est chacun dans le Peuple qui œuvre ; au lieu de la réquisition, c’est la bonne volonté, le cœur de chacun qui soutient l’ouvrage, respecte le Chabbat, garde toujours devant les yeux la finalité à taille humaine, mobile, simple et luxueuse en même temps. Nous avons dit également que l’épisode médian du Veau d’or, plus cruel par sa position même, ouvrait à Israël le chemin de la mauvaise conscience nécessaire, de l’aveu qu’en Égypte il a été Égyptien et qu’il risque de le rester. Cet effet moral de première importance s’explique donc par une lecture du livre de l’Exode seul. Mais il faut également en sortir, pour songer aux Veaux d’or de Jéroboam, à la chaîne des causalités morales que le schisme signale rétrospectivement. En fabriquant les Veaux d’or, Jéroboam voulait fixer ses nouveaux sujets, mais ces images ne pouvaient les séduire que si elles étaient dans la ligne de ce qu’ils avaient vu à Jérusalem, en plus beau simplement. Il y a des chances pour que la condamnation des Veaux d’or de Jéroboam rejaillisse sur l’or de Jérusalem et du Temple lui-même – la chronique de Salomon insiste sur la richesse du pays et de son roi [14]. Aussi bien, la présence du Veau d’or dans la dernière séquence de l’Exode tend à épurer par sa monstrueuse irruption l’idée même du Temple. L’or diabolique de Jéroboam, clou du schisme, prolonge et dénonce le mirage déjà présent à Jérusalem, comme l’envers spécieux de la Corvée, le panem et circenses à l’usage du peuple opprimé [15].
29Ici, dans ces trois chapitres 32?34 de l’Exode, le constat est noir, alors que, de part et d’autre, la belle liberté qui accompagne la double description de l’Arche corrige heureusement l’esclavage de jadis. Dans l’ensemble des chapitres 25 à 40 tous les termes que nous avons réunis portent : la liberté du culte volontaire s’oppose à l’esclavage du début ; l’or du roi est un mirage, et c’est le cœur de chacun qui est or, pour ainsi dire. Cela est si vrai que, selon la conclusion de l’affaire même du Veau d’or, le visage plus que resplendissant de Moïse forme le remède réel à l’illusion des yeux du début, le Veau d’or surgi magiquement du foyer impur. Moïse brille parce qu’au lieu de voir la Gloire du Seigneur, il vient d’entendre la Loi comme renouvelée. C’est donc par ce biais indirect et d’autant plus pervers, de l’or cachant la Corvée de Salomon, que l’Égypte refaisait également parler d’elle dans l’épisode du Veau d’or. C’est bien à cause de la Corvée, origine du schisme, qu’au début de I Rois le récit de la transition fatale de Salomon à son fils Roboam réunit artificiellement tous ces liens avec l’Égypte, pays de la Corvée, la collusion de Salomon avec l’Égypte, les séjours en Égypte de l’ennemi extérieur de Salomon et de son ennemi intérieur, avec, en guise de point d’orgue, l’or.
La contre-épreuve : Deutéronome, ch. 17
30Daniel récitera au roi Nabuchodonosor le propre rêve du roi Nabuchodonosor : une pierre suffit à ruiner la statue aux pieds faits d’une argile mal raboutée au fer (Daniel, ch. 2) : petite cause, gros effet. Transposons. La charte qui définit la royauté en Israël dans le Deutéronome, ch. 17 commence par admettre le vœu du peuple d’avoir un roi comme les Nations qui l’entourent, formule qui reprend les termes mêmes jugés blasphématoires en I Samuel, ch. 8. Le programme de ce roi va suivre. Or, le premier mot qui introduit la charte du roi est un adversatif très énergique, d’un emploi assez rare, raq, soit seulement, disant : tu prendras un roi parmi tes frères, seulement, il n’aura pas nombre de chevaux… Le lecteur bute contre ce petit caillou, qui renverse comme le caillou de Daniel l’hypothèse orgueilleuse, fastueuse, guerrière, que l’on pouvait se faire du roi à l’instar des Nations. Déjà, le roi est ici choisi par le peuple, et l’on ne parle pas d’onction [16]. Mais surtout, le profil du roi admissible va contredire la façon dont la royauté est assise parmi les Nations : le roi d’Israël aura peu de chevaux, peu de femmes, peu d’argent et d’or, ni élévation au-dessus de ses frères. Les habitudes des rois (tels que Samuel lui-même les traçait dans sa charte ironique), et nommément de Salomon, se voient contredites de plein fouet. Mais surtout, la première injonction, de n’avoir pas trop de chevaux, est assortie de ce commentaire : Il ne fera pas revenir le Peuple en Miçraïm afin d’augmenter la cavalerie, et le Seigneur vous a dit : Vous ne retournerez plus sur cette route. Bien entendu, l’évocation de l’Égypte ne porte pas sur la seule cavalerie, mais elle s’inscrit en facteur commun pour le reste des interdits limitant les femmes, l’argent et l’or, l’orgueil ; et elle ne vise pas un retour physique, mais bien en toutes choses le recours au modèle égyptien. De la Corvée fatale, le Deutéronome est remonté à son origine, le pouvoir abusif, dont le modèle est donné comme égyptien.
31Or, une aventure de l’exégèse souligne involontairement l’intention conjointe du Deutéronome et des Rois. Parlant des chevaux de Salomon, le chroniqueur les fait venir d’Égypte (I Rois, ch. 10, v. 28). Mais, forts des enseignements de l’Histoire générale, certains interprètes modernes ont voulu corriger Miçraïm en Muçur, le nom ancien de la Cilicie, pays de l’actuelle Asie Mineure, qui exportait en effet ses chevaux. Le glissement est peut-être plausible en phonétique. Il y a même des chances pour qu’il ait d’abord été pratiqué par notre chroniqueur, mais dans le sens contraire de la restitution moderne. Trouvant naturellement Muçur, il aura préféré Miçraïm, en conformité avec la prophétie qu’il mettait en œuvre de bout en bout de son ouvrage pour en purger Israël. À ses yeux c’est bien l’Égypte le foyer, le miroir, l’origine du Mal installé en Israël. Les contradictions patentes, les bombes à retardement, les marques de l’obstination employée à mettre en cause l’Égypte, telles que le rédacteur les a disposées au long de la séquence narrant le règne de Salomon, avec sa prière de Gabaon, la construction du Temple, l’apostasie, puis le schisme (I Rois, ch. 3 à 14), montrent qu’il faut prendre ce coup de pouce comme une prophétie, loin de s’en scandaliser, ou qu’il faut alors se scandaliser de toute sa rédaction, ce qui ferait beaucoup trop.
32À méditer le geste du prophète déchirant en douze lambeaux sous les yeux de Jéroboam le manteau, qui est neuf en signe de son origine divine, on mesure que le schisme blesse mortellement la royauté, certes, mais qu’à travers elle et à cause d’elle, il atteint non pas l’Israël visible, empirique, telle masse de gens désormais partagée en deux camps, mais bien le tissu idéal d’Israël que le Cadastre délimitait, où chaque ferme, chaque clan, chaque Tribu subsistait en soi-même – tissu qu’il est mortel de défaire [17]. On mesure l’importance du long dernier tiers de l’Exode, mettant en lumière le travail de chacun ; on mesure l’impact de la toute dernière page du Lévitique, déjà si personnel, où, en même temps que des poids et mesures [18], il est question des vœux, c’est-à-dire de la bonne volonté de chacun marchant au-delà de la Loi ; on mesure la portée symbolique majeure de ce phénomène qui orne la première section des Nombres : là, tout en constituant l’invincible carré des Douze Tribus, le rédacteur a placé en son centre, conjointement à la position de Lévi, le protocole concernant le naziréat. Ce vœu prolongé reste de même sens que les vœux plus ordinaires du Lévitique. Il célèbre la dévotion personnelle, facultative, libre, mettant en avant la personne au moment même où Israël peut se voir comme une armée redoutable, carrée, précisément, une masse indistincte, aux antipodes de l’intuition du Judaïsme, aux antipodes de ce que le Cadastre a voulu instaurer pour barrer la centralisation royale. Celle-ci était mortelle et finalement déclarée égyptienne dans son principe comme dans son modèle [19], si l’on tient sous le regard le complexe de valeurs politiques et morales que nous avons exploré ci-dessus.
33Pourtant, l’image de l’Égypte ne peut pas se figer ainsi. Dans la mesure même où Israël s’est servi d’elle comme miroir pour se déchiffrer ; dans la mesure où Israël a absorbé le venin des Nations, soit la volonté de puissance et nommément la royauté (I Samuel, ch. 8) ; dans la mesure où Israël a reconnu en soi ce venin et payé pour lui ; dans la mesure où il a récrit son histoire en confessant en lui-même la forfaiture des Nations sur ce point précis, et en servant ainsi de creuset où purifier la conscience de l’humanité, il faut bien que le chemin inverse soit praticable et qu’en retour la rédemption d’Israël par l’aveu d’Israël purifie les Nations par l’aveu des Nations. Les Nations viendront se déchiffrer maintenant en Israël en y déchiffrant les termes de leur aveu. On le voit, le mouvement d’attraction qui fait de Jérusalem le centre du monde n’a rien de triomphant. C’est au nom du service fondamental.
Consolanda est ægyptus
34Comme si le rédacteur ultime de la Torah nous avait avertis qu’il existerait un chemin de lumière entre Israël et l’Égypte, il nous a permis de surprendre le jeu littéraire de la généalogie brusquée : il soustrayait Miçraïm entre autres peuples à la malédiction que méritait Ham, mais qui est venue sur le seul Canaan [20]. Naturellement, un tel signe, ou plutôt un tel signal, est infime. C’est dire qu’il sollicite un coup d’œil extrêmement avisé, comme s’il en appelait à la fine pointe de la conscience de chacun, par exemple, à celle du père Israélite disant la Torah à son fils. En revanche, c’est massivement que l’histoire de Jacob et de Joseph impose un préjugé favorable à l’endroit de l’Égypte, d’autant plus utile que la Genèse préface pour ainsi dire l’Exode, afin de prévenir l’horreur qu’on y contractera de la même Égypte.
35Plutôt que d’offrir une revue des passages prophétiques rachetant l’Égypte, j’ai choisi le prodigieux oracle d’Isaïe où Asur et l’Égypte seront reliées par une route royale passant par Israël (Isaïe, ch. 19, v. 16-24) [21]. Nous sommes dans le cahier des Oracles contre les Nations, et qui plus est, au beau milieu d’une séquence visant l’Égypte (ch. 18 – ch. 20). Deux malédictions y préparent un épisode vif : le prophète trois ans durant se promènera nu, pour signifier la victoire de Sargon l’Assyrien, emmenant nus les captifs égyptiens [22]. On ne peut faire plus rude contre l’Égypte ! Or, les deux malédictions préparatoires se terminent toutes les deux brusquement sur une vision annonçant au contraire la rédemption de l’Égypte (ch. 18, v. 7 ; et ch. 19, v. 16-25). Voici le second passage, plus développé, incluant la fin de l’oracle de condamnation :
Ch. 19, v. 16 En ce jour, l’Égypte sera comme les femmes : elle tremblera et sera en transe devant le geste de la main de Yahvé des Armées dont Il fera le geste sur elle. 17 Et sera le sol de Juda pour l’Égypte un effroi : quiconque le lui rappellera, elle sera en transe devant les décisions que Yahvé des Armées a décidées sur elle.
18 En ce jour, il y aura cinq villes en terre d’Égypte parlant la langue de Canaan et faisant serment à Yahvé des Armées : “Ville-du-Dévastateur”, dira-t-on de l’une [23].
19 En ce jour, il y aura un autel à Yahvé au milieu de la terre d’Égypte, et une stèle près de sa frontière, à Yahvé : 20 elle sera signe et témoin à Yahvé des Armées en terre d’Égypte. Lorsqu’ils crieront vers Yahvé devant les oppresseurs, Il leur enverra un sauveur qui défendra et délivrera. 21 Et Yahvé sera connu de l’Égypte, et l’Égypte connaîtront Yahvé, en ce jour, et ils feront culte de sacrifice et d’offrande, et ils feront des vœux et des vœux à Yahvé, et ils les rempliront. 22 Que Yahvé ait frappé l’Égypte et frappé, Il (la) guérira aussi, et ils reviendront jusqu’à Yahvé, et Il leur sera sensible, et Il les guérira.
23 En ce jour, il y aura une chaussée de l’Égypte vers Assur ; et Assur ira en Égypte, et l’Égypte en Assur, et feront le culte l’Égypte avec Assur.
24 En ce jour, Israël sera troisième pour l’Égypte et pour Assur : la bénédiction au milieu de la terre 25 que bénira Yahvé des Armées (sera celle-ci), disant : Béni(s), Mon peuple l’Égypte, et l’œuvre de Mes mains, Assur, et Mon héritage, Israël.
37La disposition de la page est régulière, balisée par six emplois de l’incipit En ce jour, répartis deux à deux. L’oracle central (v. 19-22) est encadré par deux groupes de deux brèves formules chacun : avant l’oracle prolongé, les deux premiers énoncés parlent d’un rejet de l’Égypte et ne parlent que du seul Juda, et curieusement en référence au sol, l’adamah (v. 16-18) [24] ; après l’oracle, deux nouvelles formules brèves prévoient, avec une conversion de l’Égypte, la bénédiction des trois puissances mises en cause par la conjoncture, l’Égypte, Assur et Israël. Mais ici il s’agit d’un Israël désigné cette fois comme un tout, d’après une idéale solidarité, et non plus du seul Juda (v. 23-25). Ajoutons l’effet d’une belle inclusion : au début, la main de Yahvé terrorise l’Égypte (v. 16) ; à la fin, reliée à l’Égypte, Assur se révélera comme l’œuvre de Ses mains (v. 25).
Renaître avec l’Égypte…
38Restons avec cette remarque : Juda rimant avec Israël. Aux yeux de qui s’est familiarisé avec la rhétorique des textes bibliques, il apparaît que de Juda à Israël une transformation radicale s’est opérée. Juda représente la réalité du moment selon l’Histoire, puisque seul subsiste le Royaume du Sud, Juda autour de Jérusalem. Mais la rime Israël qui lui est imposée en finale nous invite à percevoir par choc en retour dans le nom de Juda une autre valeur, d’ordre moral. Juda est alors seulement Juda. Et, qu’il faille ou non accorder à la mention de son adamah la portée symbolique d’un refus de l’Histoire passée des rois (v. 17), ou que cette unique Tribu de Juda colonise la frontière égyptienne en y fondant une Pentapole (v. 18) [25], la Tribu privilégiée pâtit de son privilège même et de sa solitude. Ou plutôt nous devons nous attendre à ce que d’elle naisse ou renaisse un Israël authentique, et donc celui des Douze Tribus qu’un seul nom signale, cet Israël du verset 25. Mais cette renaissance n’est pas immédiate. L’oracle central interpose sa propre dialectique. Du verset 16 au verset 22, l’affaire déroule tout uniment ses étapes : Juda fait trembler l’Égypte ; un début d’installation cananéenne, c’est-à-dire judéenne, neutralise l’Égypte ; la colonisation devient ensuite assimilation, puisque l’autel est placé en pleine Égypte, et que le cœur des Égyptiens se tourne alors vers Yahvé. Survient alors seulement la surprise : l’apparition d’Assur, jusque-là l’ennemi commun de Juda et de l’Égypte (v. 23). Le bienfait de la future paix se joue en dehors de Juda, et du côté de l’Égypte. L’oracle central fait donc un détour par l’Égypte, complet, soigneusement balisé. C’est l’Égypte qui est sauvée, convertie, même (v. 19-22). En apparence, du moins, entre le simple Juda du début, qui est ce qu’il est, et l’Israël idéal de la fin, l’évolution est même totalement éclipsée par celle de l’Égypte. Tout se passe au premier regard comme si l’intégration d’Israël était due à l’illumination de l’Égypte, dont on suit le processus.
39L’Égypte est donc sauvée, et sans discrétion, certes. Mais elle est comme le jouet d’une destinée préétablie. Son salut est calqué sur la libération de ces Hébreux qui furent jadis tirés d’Égypte. Car, opprimés comme ils opprimèrent les Hébreux, voici que les Égyptiens commencent par crier vers Yahvé ; voici que Yahvé leur envoie un sauveur ; voici que les Égyptiens apprennent à connaître Yahvé, auquel ils rendent un culte. Autant d’étapes qui ont jalonné l’expérience d’Israël : opprimé en Égypte, il a crié ; le sauveur Moïse est venu, et dans le Désert, il a reçu la Loi. On peut même poursuivre. Que Yahvé ait en effet frappé puis guéri, c’est là tout d’abord un souvenir des plaies qui ont décidé Pharaon, jadis ; mais ensuite et plus près de nous selon l’histoire, nous y retrouvons la séquence qui a valu pour Israël : bien après l’Exode, Israël a prévariqué, a subi les coups et il s’est vu guérir, ne fût-ce que durant la période des Juges (v. 22). De la sorte, grâce au détour par l’Égypte et à l’apparent oubli de Juda, l’Égypte est assimilée à Israël, et Israël à l’Égypte. Et d’ailleurs, en parlant ici d’Israël, il vaut mieux dire que c’est un premier Juda qui est en train de devenir Israël. Il mue à l’intérieur de cette chrysalide translucide sinon opaque, à savoir le récit de la conversion des Égyptiens qui reflète sa propre histoire… Si donc les dernières expressions de la page, frapper – guérir, sont d’emblée applicables à Israël, et c’est finalement sans trop de surprise que nous allons trouver un Israël comme ragaillardi, rentré en faveur et idéalement recomposé des douze Tribus. Nous pensions que la continuité se trouvait suspendue après le verset 22. Elle est là, plus subtile, mais claire. Elle noue entre Israël et l’Égypte une complicité plus forte que leurs histoires.
40Car l’Égypte empirique, l’Égypte nouvelle des Égyptiens réels qui vont se convertir a le destin des Hébreux. Ils sortent donc d’Égypte, eux aussi. Et la première Égypte devient comme une région insalubre, mortelle, blasphématoire, et en tout cas plus proche d’une catégorie morale que d’une réalité politique et sociale définie pour tel ou tel siècle. L’Égypte et Israël quittent ensemble l’Égypte, selon le même pas, les mêmes rythmes, les mêmes vertus. Leur mutation est simultanée. Elle est des mêmes fibres. Mais c’est l’Exode des Hébreux qui en impose la figure. Ainsi, le prétendu privilège d’Israël consiste à s’arracher à ce qu’il y a en soi de plus Égyptien, après avoir cru juger la folie égyptienne. Ainsi, l’Égypte apparaît en effet comme une « idée », puisque, pour être dans leur vérité, les Égyptiens doivent eux-mêmes s’en exiler.
Israël, un axe du monde original
41Le second procédé dont nous parlions n’est autre que la surprise créée par l’entrée en scène d’Assur. La transparence de la dernière expérience égyptienne, « Que Yahvé ait frappé l’Égypte et frappé, aussi bien Il (la) guérira, et ils reviendront jusqu’à Yahvé, et Il leur sera sensible, et Il les guérira » (v. 22), fait qu’en guise de surprise, il ne reste à vrai dire que l’arrivée d’Assur, En ce jour, il y aura une chaussée de l’Égypte vers Assur ; et Assur ira en Égypte, et l’Égypte en Assur, et feront le culte l’Égypte avec Assur. En ce jour, Israël sera troisième pour l’Égypte et pour Assur : la bénédiction au milieu de la terre que bénira Yahvé des Armées (sera celle-ci), disant : (Sont) béni(s), Mon peuple, l’Égypte, et l’œuvre de Mes mains, Assur, et Mon héritage, Israël (v. 23-25). L’omission apparente de Juda ou d’Israël jusqu’à la fin donne à l’Égypte le rôle de truchement visible. C’est d’Égypte que la grand-route s’élance en direction de la Mésopotamie des Assyriens, les envahisseurs actuels ; ce sont l’Égypte et Assur, communiquant dans les deux sens, qui font le culte de Yahvé (v. 23). Israël sera alors troisième, c’est-à-dire exactement en tiers. Assur et l’Égypte s’entendent d’abord comme indépendamment d’Israël, dont la présence n’est signalée qu’in extremis. Sa place en troisième ne signifie pas qu’il est inférieur, mais qu’il est donné en position de témoin, voire d’arbitre ou de clef de voûte du monde neuf. Témoin, clé de voûte, mais comme de fait, naturellement, telle la dernière pièce d’un puzzle, et donc sans aucune volonté propre : l’on ne voit point Israël convier les diplomaties assyrienne et égyptienne pour signer chez lui quelque traité d’alliance ou de non-agression. Il n’est pas suggéré que la chaussée unissant Assur et l’Égypte, l’Égypte et Assur, traverse Israël, ni que ce soit Israël qui l’ait damée. D’avoir suivi pour son compte l’itinéraire de l’Exode, l’Égypte rééquilibre le monde dans la paix : du fait même, Israël, où s’est réalisée la première expérience de salut, y assiste et paradoxalement en bénéficie. Ni l’Égypte, ni Assur, ni Israël, aucun des trois ne joue un rôle de premier. Le monde se trouve telle une mer qui se partageait violemment, et maintenant devenue étale.
42Or, l’Égypte, Assur, Israël se partagent les trois titres d’adoption majeurs d’Israël : pour l’Égypte, Mon peuple ; pour Assur, l’œuvre de Mes mains ; enfin, Mon héritage, pour Israël, qui se voit soudain explicitement nommé. L’espèce de plaine naturelle, praticable, aisée, qui, au mépris de la géographie et de l’histoire, surtout, réunit l’Égypte et l’Assyrie, symbolise cette égalité du plan moral qui réunit les trois pays à partir des trois surnoms divins. Il ne faudrait pas rétablir une hiérarchie entre les trois surnoms mystiques de nos trois régions du monde. Ils sont en effet de même intensité, de même rang. Ils expriment tous trois la même dépendance par rapport à Yahvé – d’Assur, ou même d’Israël, il n’est pas dit que Yahvé serait Son Dieu, par exemple, ce qui pourtant compléterait la formule de l’alliance, qu’amorçait le titre Mon peuple, qui consacre l’Égypte. D’autre part, les trois qualificatifs appartenaient d’abord au seul Israël. Mais ici, il ne les donne pas ; il ne les concède pas. Ils sont venus se poser sur deux Nations ennemies entre elles et formidables à tout l’Orient, sans explication autre que la paix, issue elle-même comme spontanément de la conversion israélite des Égyptiens.
43Or, bien que puisés dans le répertoire proprement israélite, non sans humour ou mystique (ce qui n’est pas incompatible), chacun des trois titres est adapté au pays qu’il décore et crée pour ainsi dire au bénéfice de l’Utopie. Ainsi, l’Égypte, ici appelée Mon peuple, reçoit ce titre revendicatif que jadis Israël dut porter pour se libérer de cette même Égypte, au prix des premiers-nés. Le pays d’Assur est appelé œuvre des Mes mains, et c’est en réparation de la terrible volonté de puissance et de conquête qui animait les Sargons de l’époque (voir Isaïe, ch. 20, v. 1, dans notre contexte) ; de plus, ces Mains produisent en valeur de création ce que la Main de Yahvé dispensait de terreur, au début, et si c’était l’Égypte que la Main faisait trembler, c’est maintenant Assur qui en est comme fabriqué. Un transfert de la Main, passant du premier destinataire au second, souligne le passage de la mort à la vie. Enfin, Israël est dit Mon héritage, un titre qui a sans phrase valeur de retour aux Tribus, et donc de critique des rois, surtout si l’héritage désigne originellement devant le notaire un bien terrien, et si donc le mot fait écho à l’emploi inattendu du terme spécifique, l’adamah, le sol fermier qui désignait Juda tout au début de la page. Ainsi, par ce miracle des nativités que symbolisent ces trois surnoms d’origine divine, les trois nations se lèvent subsistantes, à même leur communication symbolisée par la belle chaussée plane. Mais les trois titres étaient propres au seul Israël, avant de définir au plus profond chacun des trois astres du monde nouveau.
L’Égypte comme projection d’Israël
44Le caractère d’Utopie se voit naturellement au silence qui est gardé sur les moyens concrets assurant la coexistence de l’Égypte et d’Assur, c’est-à-dire sur les moyens de sublimer en chacun des puissants la volonté de puissance. Dans la République de Platon, par exemple, les moyens supposés applicables à une société pour la rendre idéale ne sont-ils envisagés qu’à partir du moment où l’on a admis l’existence du mal, de la compétition, d’une sorte de gangrène : la société est malade, elle a la fièvre qu’on voit en effet dans la réalité, et c’est à corriger, à guérir, que s’emploient tel « communisme », telle surveillance, telle inquisition, telle éducation [26]. À l’inverse, ici, pour rester efficace et lumineux dans les consciences des fils d’Israël, le rêve de l’harmonie ne peut comme tel envisager une quelconque action immédiate.
45C’est que la finalité du texte d’Isaïe est logée ailleurs. En subordonnant à la conversion israélite de l’Égypte l’histoire morale qui de Juda refait Israël, le prophète cherche d’abord à persuader ses auditeurs, des Israélites de Judée, de Jérusalem, qu’ils sont la plus noire Égypte. Ils le sont par leur Ville, leur Temple pharaonique, leur or (qui file actuellement vers les capitales étrangères, aux fins d’alliances achetées), leur volonté de puissance, leur royauté. La seule image de Juda qui puisse terroriser l’Égypte, paradoxe, c’est celle de son adamah et d’une population redevenue terrienne, donc, et parlant une langue de l’antique Canaan. De pharaonique, de salomonienne, Jérusalem est devenue selon la Loi, selon le Cadastre : le nom d’Israël, dernier mot du texte, renvoie à la fédération entière des Douze Tribus. Longer la neuve conversion de l’Égypte comme réinvention de l’Exode d’Israël, tel est pour Juda le prix à payer pour être Israël. Il se trouvera alors de plain-pied, sans « histoires », en pantoufles, et sur le même tapis que les deux tigres, humanisés comme lui-même, l’Égypte, Assur.
46La discrétion, le calme et le silence qui entourent ici le sujet Juda-Israël rappellent la modestie de la première traversée de Canaan : Abram faisait le trait d’union entre la Mésopotamie de Ur et l’Égypte, mais son passage par Canaan n’y laissait d’autre trace que celle de l’invocation du Nom de Yahvé, tel un caillou infime, mais incandescent, ce diamant perdu. Il y était passé comme en espérance et la sandale légère. L’adoption ultérieure qu’un Israël en Douze Tribus aurait dû faire du Cadastre aurait gardé au sol la même pureté. Ici, la mémoire de l’Exode que le prophète tente de réveiller est une mémoire recomposée. Loin de donner à Israël le sentiment de sa liberté et l’orgueil d’un peuple libéré, le souvenir précis de l’itinéraire moral et physique suivi jadis par les Hébreux, mais suivi maintenant et sans accroc par l’Égyptien, montre à Israël son esclavage présent et la collusion mortelle le liant à une Égypte que précisément il imagine comme une réalité extérieure et mortifère. Au beau milieu des Oracles contre les Nations, l’essentiel de cet oracle d’Isaïe n’était donc pas l’espérance d’une conversion effective d’une Égypte réelle, repérable sur les cartes de la région, mais la transformation de Juda en Israël, via l’Égypte. Cette Égypte est une Idée de pays, le fantasme dessinant la carte de la violence et de l’orgueil, mais en Israël, en Salomon – en Jéroboam, incapable de reconduire tout Israël à ses tentes, de ramener Juda à Israël, mais seulement capable de se vouloir roi en face d’un autre roi, ce qu’avait refusé Abram aux prises avec Lot, par exemple.
Le banquet aux deux tables
47Revenons sur l’emploi étrange du mot adamah, à la place de èrets, pour désigner la terre, le pays (Isaïe, ch. 19, v. 17). Serait-il tellement tendancieux d’imaginer que l’emploi du terme agraire, l’adamah, est intentionnel et qu’Isaïe désigne ici un Juda idéal, revenu à la Fédération et donc au Cadastre, fermier par définition ? L’adamah représente l’ordre de nature. Certainement en opposition avec la cité et la tour de Babylone, il est promis à Abram que toutes les familles de l’adamah seraient bénies en lui – sans doute faut-il qu’elles puissent exciper du titre de l’adamah, loin de Babel-Babylone. Ailleurs, il est dit que Yahvé empêchera les pas d’Israël d’errer loin de l’adamah donnée aux Pères, et ce sera pour réparer la souillure dont Manassé, le sinistre roi de Juda, a souillé le Temple (II Rois, ch. 21, v. 7-8), sachant que, comme par hasard, au même endroit, il est rappelé que Jérusalem a été choisie à partir de toutes les Tribus d’Israël – comme par gravitation, les valeurs se réunissent, adamah, les Tribus comme un tout, la condamnation du roi sacrilège ; enfin, l’expression même, errer loin d’adamah, se trouvait telle quelle dans l’histoire de Caïn, lorsqu’il allait bâtir sa ville paradoxale au pays d’Errance. C’était là le deuxième complexe littéraire [27] usant du terme spécifique, l’adamah, complexe allant du modelage de l’Adam à la vigne de Noé, qui se voit déclaré comme celui qui doit nous reposer de la malédiction d’adamah ou encore et plus étrangement l’homme d’adamah. On se souvient de l’emploi insistant et également original de ce même terme, l’adamah, qui, après une longue éclipse, revient en Genèse, ch. 47, v. 13?26. Il s’agit de la longue notice où l’on voit Joseph administrer l’agriculture de l’Égypte. Manifestement, l’épisode a été déplacé : il devait figurer lors de la première mention de la famine, quelque part entre le verset 49 et le verset 41 du chapitre 47 de la Genèse. Là, Joseph assurait la survie des paysans, du peuple, en ramassant toute l’adamah d’Égypte sous le bonnet ou le pschent du Pharaon, mais pour en restituer les quatre cinquièmes au peuple.
L’adamah, lieu de l’abdication
48L’on peut avancer l’interprétation suivante, en considérant le fond puis la forme de l’épisode. Pour le fond, la réquisition évitait deux abus : en bas, une jacquerie ou la lutte de paysan à paysan ; en haut, la mainmise totale du Prince : il valait mieux en effet que Pharaon possède un cinquième du sol que sa totalité, et ici, Pharaon sert de banque populaire… Si cela est vrai, l’on voit Joseph amorcer in fine pour Pharaon et pour lui-même une forme d’abdication. Et cela se passe en Égypte, cette Égypte qui est le modèle de l’absolutisme ! Mais à la fois qu’on dise et qu’on ne dise pas que cette Égypte est modelée par Joseph, c’est-à-dire par le fils d’Israël, et donc par Israël. En effet, Joseph est certes un administrateur de la paix, symbolisée par la nourriture du peuple. Mais en cela il épouse le mouvement qui est déjà celui de Pharaon. Pharaon reçoit des songes dont le périmètre est déjà celui des greniers, de la nourriture, soit du blé et des troupeaux, et l’on conclura qu’ils sont au premier rang de ses soucis de Prince éclairé. Joseph emboîte le pas, et c’est comme d’une même inspiration que le songeur et l’interprète donnent au pouvoir le sens d’un service étranger à la volonté de puissance, aux façons de guerroyer, l’ordinaire des rois de l’Orient.
49Pour la forme, maintenant, placé là où il est aujourd’hui, l’épisode qui devait régler les débuts de la famine permet au narrateur de mettre en valeur par sa position artificielle in fine ce mouvement d’abdication. Placée au début de la famine, la réquisition jouait le simple rôle d’une mesure pratique ; reportée en conclusion de l’activité de Joseph et à la fin de la Genèse, elle prend la valeur d’un symbole de bien plus grande portée. Or, c’est en tant qu’elle se rattache au respect de l’adamah, sachant que ce sol sert d’emblème au Cadastre rural d’Israël. Ici, le mot résonne douze fois, et l’on sait de plus que nos Égyptiens de la Genèse affectionnent le nombre cinq, et pas plus loin qu’au début de ce même chapitre 47, l’on voit Joseph présenter à Pharaon cinq de ses frères : établir la part de Pharaon sur un cinquième revient à prononcer une consécration officielle du système imposé par Joseph. Or ce système sauvait le sol arable des paysans, leur adamah [28]. Et il le sauvait de façon… israélite. Car c’est en troisième position que la mesure intervient, et Joseph a d’abord saisi l’argent ; il a ensuite saisi les troupeaux, et il ne reste plus aux fellahs que leur sol. Ne serait-ce pas une façon de prophétiser le renoncement du peuple lui-même à l’or, aux biens domestiques, sauf à se voir cantonné sur le domaine naturel de l’adamah.
50Il est possible de rattacher cette page emblématique d’une abdication du Prince et du peuple aux traits qui font de l’Égypte l’horizon où Joseph donne volontairement ou malgré lui l’exemple de la démission. Devenu le second personnage du royaume, sa fonction est de nourrir, et non pas de guerroyer. Devenu le héros de la famille de Jacob-Israël, paré de grandeur et de la noblesse du pardon accordé à ses frères criminels, il n’a pas la bénédiction majeure, qui ne vient d’ailleurs ni sur l’aîné, Ruben, ni sur l’autre préféré, Benjamin, tant s’en faut, mais sur Juda, l’homme de la palabre ; son regard se porte pour finir vers la Terre promise à Abraham, et il ne demande même pas dans la seconde formulation de son testament qu’on ramène ses ossements en cette terre, mais qu’on les fasse sortir d’ici, expression négative, hors toute possession, même mystique ; sa dernière vision n’est-elle pas celle de Makir, et non pas celle de Manassé, de ce Makir, aïeul des filles sans homme, mais destinées à illustrer le Cadastre… Et nous voici renouant par la force des textes avec le début de notre réflexion ! Voici le Cadastre assurant la tenure de chacun en l’adamah, et supposant le renoncement du Prince et du peuple à la royauté dans le style des Nations.
51Rattachons enfin l’emploi d’adamah dans l’oracle d’Isaïe à la note voulant que de la langue d’Israël y soit la langue de Canaan (v. 18). Si cet archaïsme est voulu pour signifier un retour à une époque très antérieure, voire contemporaine d’Abram-Abraham, l’emploi inattendu d’adamah dans l’oracle contribue à cet effet de nostalgie, aux fins d’Utopie. C’est l’époque des rois qui en fait les frais. Sans forcer le trait, peut-être peut-on songer à l’opposition de deux politiques, de deux « révolutions » possibles, revendiquant soit èrets, la terre, synonyme de notre terme plus abstrait, le pays, où la ville symbolise le domaine royal [29], soit adamah, le rouge sol arable où chacun travaille de ses bras et de son pied.
52Enfin et enfin, le midrach messianique qui forme le Prologue de l’Évangile selon Matthieu réactive ce complexe vital de la prophétie d’Israël. Il commence par une généalogie royale dont la rigidité est barrée par les femmes et bifurquant de Joseph à Marie, lorsque Joseph abdique – voilà la prophétie selon le temps. Il continue sur l’échange effectué entre la Jérusalem d’Hérode, réplique de Pharaon faisant périr les enfants d’Israël en terre d’Israël, et l’Égypte qui accueille Joseph, l’enfant et sa mère, afin que s’accomplisse l’oracle J’ai appelé Mon fils d’Égypte – et voilà la prophétie selon l’espace mystique de la Torah et des Prophètes.
53Au cœur de l’aventure de Joseph est fiché un moment de raison sublime, qui illustre la noble frontière morale séparant et réunissant les deux conceptions de l’Égypte, perverse et sauvée. Il s’agit du repas que Joseph sert à ses frères (Genèse, ch. 43, v. 32-34). Entre les Égyptiens et les fils de Jacob-Israël (moins Joseph, passé de l’autre côté) il y a l’incompatibilité des mœurs, et ils ne peuvent manger à la même table. Mais Joseph envoie à Benjamin cinq parts… Benjamin est le vrai frère de Joseph, tous deux seuls fils de Rachel, la préférée de Jacob-Israël. Est-ce de la part de Joseph le signe de son ambition pour ce frère ; ou une tentation égyptianisante, avec le nombre cinq – à l’heure de vérité, le Testament de Jacob-Israël ne donnera pas à Benjamin une bénédiction, mais quelque chose qui ressemblera plutôt à un désaveu, éloigné des cinq nobles parts. Peu importe en un sens. Le geste établit pour l’instant ce qu’on peut appeler un demi-pont symbolique entre les deux nations : Joseph est Égyptien sans cesser d’être fils d’Israël ; Benjamin participera de la symbolique égyptienne, aux cinq plats, mais c’est à demi, puisque rien ne transite en retour des Hébreux à l’Égyptien présumé.
54Pourtant, les deux groupes se font face, sans hostilité ni fusion, comme nous en assure le transfert des plats. C’est là une sorte de moment d’équilibre, d’hésitation prolongée et donc paradoxalement stable. Ainsi, l’hésitation qui saisit l’auditeur de la Bible à l’endroit de l’Égypte et de ses deux visages trouve ici une sorte de lieu, un instant immobile, aussi intérieur que paraît extérieure son occasion, le repas. On se souvient que ce repas est offert par Joseph à ses frères pris en flagrant délit de vol. Ils ont la conscience peu tranquille, mais à tort sur ce point, puisqu’il s’agit d’une ruse de Joseph. Surtout, en dessous, ils ont la conscience taraudée, avec raison cette fois, au souvenir du crime qu’ils ont cru avoir jadis perpétré en exposant leur frère Joseph à une mort qu’ils ont cru certaine [30]. Leur inconfort occasionnel rejoint celui de la conscience ordinaire d’Israël. Il ne brise pas l’harmonie de ce moment. Il en fait partie, comme celui de la marche de Jacob, une fois blessé à la hanche ; comme celui des Hébreux dans le Désert, hésitant entre soi-même et l’Égyptien, bénéficiaires du trépas des aînés d’Égypte, mais astreints à offrir les leurs. Il en fait partie, comme le déchirement de celui qui entend la Parole J’ai appelé Mon fils d’Égypte, la Parole, soit l’unique Loi de l’Unique, qui burine, pour dessiner en l’Adam de bonne volonté l’Image de Dieu – grâce à l’Égypte, contre l’Égypte en soi-même.
Notes
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[1]
Je me permets de renvoyer à mes commentaires, aux éditions du Cerf, où cette perspective sert continûment la lecture, allant de la Genèse au récit du schisme (I Rois, ch. 14).
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[2]
La même généalogie royale du chapitre 5 de la Genèse comporte une irrégularité d’un autre type : la notice du septième personnage, Hénoch, ne suit pas le patron royal des autres.
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[3]
L’importance de l’histoire de Joseph n’en fait pas un quatrième Patriarche. Elle s’inscrit dans les toledot de Jacob, avec un impact prophétique bien déterminé.
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[4]
Les deux mentions de l’affaire des cinq héritières encadrent la dernière partie des Nombres, ce qui lui confère une portée morale de premier plan.
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[5]
Pour éviter que l’on crie haro sur tel ou tel roi nommément, fût-ce Roboam, le rédacteur ultime de Samuel-Rois a semé suffisamment de notations, déjà du temps de Saül, où l’on devine en pointillés, et où l’on voit même parfois en clair, la coexistence de deux parts d’Israël, Sud et Nord.
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[6]
Que penser de l’attribution à un document dit « sacerdotal » l’intérêt pour les noms, les listes, comme s’il s’agissait de minutes factuelles, mortes ou décoratives, semées ici et là par une sorte de manie d’archivistes ? Il faut présumer au contraire qu’en leur début, ou en leur milieu ou à la fin, les listes relèvent de la prophétie.
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[7]
Ce qu’elle est substantiellement et avec une portée métaphysique prodigieuse, mais par un détour que nous ferons, précisément. Le résumé des catéchismes donne trop souvent une séquence triomphaliste, de politique immédiate, courte, commode : sortie d’Égypte – marche dans le désert, tant bien que mal providentielle – arrivée en une Terre promise (limitée à l’ouest du Jourdain, d’ailleurs), conquête et installation couronnée par David, le présumé saint et grand roi. Voilà une épopée fascinante. C’est compter sans la lettre du texte ; c’est suivre le mouvement d’abstraction qu’amorçait malencontreusement le titre grec, “exodoï ”
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[8]
En dramaturgie plus superficielle, l’obstination de Pharaon a cet autre intérêt, de nous préparer à la violence du dernier coup, même si cette vigueur a sa raison suffisante dans le caractère absolu de l’enjeu, être ou néant.
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[9]
Ce mot commode traduit la lenteur de l’événement. Nous sommes habitués à toutes ces péripéties, mais un lecteur neuf et naïf peut bien se demander à quoi bon ces retards, ces détours, ces intérêts qui semblent éloignés de l’objectif apparemment simple, la libération politique. Bien entendu, l’errance de quarante années dans un désert de trois cents kilomètres sera la plus folle de ces complications !
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[10]
Sachant (c’est à peine une autre histoire) que ce Caleb rapporté des Nations sera encore vigoureux comme un jeune homme quand Josué sera déclaré vieux, sur le point de trépasser (Josué, ch. 13, v. 1 ; et ch. 14, v. 11), et que le clan de Caleb passera en premier dans la distribution du Cadastre, lorsqu’on appellera en premier la Tribu de Juda (id. ch. 14, v. 6-15).
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[11]
Le Veau est sans doute une appellation péjorative du Taureau.
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[12]
Soit dit en passant, le rôle plus prégnant que le tableau du règne quasi eschatologique d’Ézéchias selon II Chroniques, ch. 29?32, donne aux lévites distingués des cohanim entérine peut-être ce scandale d’un Aaron prévaricateur, et dans un tel contexte.
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[13]
David pouvait se tenir à ce premier signe sans équivoque et dont il avait tiré lui-même la leçon, disant qu’il ne pouvait pas faire entrer chez lui la Présence du Seigneur. Mais à tort il avait préféré tirer encouragement du signe ambigu que lui fournissait ensuite la prospérité d’Obed-Édom chez qui il avait entreposé l’Arche.
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[14]
La longue visite de la reine de Saba où Salomon fait montre de son savoir et de ses richesses (I Rois, ch. 9) permet de rapprocher ironiquement la sagesse présumée de Salomon des richesses et de la gloire qu’il avait récusées en même temps à Gabaon (I Rois, ch. 3).
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[15]
Quant au mirage de l’or, surtout à propos des Veaux d’or de Jéroboam, plus profondément que la duperie ou le divertissement des yeux, on peut y dénoncer l’orgueil des yeux : les statues et la puissance du roi qu’elles portraiturent plus ou moins directement épuisent dans les sujets le désir de l’Image de Dieu que la Loi veut dessiner. Les autres Commandements exigent quelque chose de l’homme, quand celui du milieu, du Chabbat, dit bien les mains ouvertes devant la grâce purement reçue. En mystique juive, l’Image n’est pas simple à recevoir : les préceptes actifs sont à la forme négative, tu ne feras pas…, et le précepte de démission, celui du Chabbat, est positif, Tu garderas le Chabbat, selon une inversion des signes qui donne à penser – lentement.
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[16]
Dans le contexte des livres de Samuel-Rois, l’investiture effective de David est due au peuple (d’ailleurs, Juda à Hébron, pour commencer, puis Israël, soit ici les Tribus du Nord – fâcheuse ambiguïté), l’onction donnée jadis par Samuel à la sauvette étant restée sans effet. L’élection est évidemment inférieure à l’onction prophétique, comme le montre le souci qu’auront Salomon et Bethsabée d’assurer à Salomon l’onction des prophètes et des prêtres, pour contrecarrer l’élection d’Adonias, un coup d’État personnel et populaire (lequel Adonias, comme par hasard, s’est donné chars et chevaux). Dans la charte imposée par le Deutéronome, au contraire, l’élection est préférable à l’onction, parce qu’elle ramène le pouvoir au peuple même et à la Loi. Mais, ironie de Samuel, mystique du Deutéronome, c’est la royauté à l’instar des Nations qui est deux fois également reniée.
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[17]
De même, si, dans le dernier épisode du livre des Juges, la femme violée était partagée en neuf morceaux ou en treize, il faudrait parler d’un horrible fait divers ; mais si elle est partagée en douze, c’est la théologie profonde d’Israël qui est en cause.
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[18]
Génial raccordement de la volonté personnelle et de l’œil du contrôleur éventuel.
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[19]
Ce qui ne signifie pas qu’historiquement il y ait eu une influence directe de l’Égypte.
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[20]
Ce qui nous ouvrirait une question délicate : en réservant la malédiction originelle à Canaan, soit aux premiers occupants de la Terre promise, le prophète ferait-il aux futurs occupants un cadeau empoisonné ? Comme il est difficile de banaliser une maison hantée ! Voir l’impressionnante exécration qui solde la ruine de Gog (Ézéchiel, ch. 39, v. 11-20).
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[21]
Nous savons que la tradition d’Isaïe s’est opposée à l’alliance que Juda tentait régulièrement de nouer avec l’Égypte pour faire face aux menaces de l’Est, Assur ou Babylone. Au début du chapitre 30 puis du chapitre 31, nous trouvons les formules stéréotypées qui stigmatisaient ces alliances : descendre en Égypte ; se confier aux chevaux, aux chars, aux cavaliers (voir Exode, ch. 15 ; et s’y opposant, notre Deutéronome, ch. 17, v. 16).
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[22]
Ch. 20, v. 1-6, un épisode qu’au demeurant l’on peut facilement dater, de 711, mais sans que cela ajoute grand-chose à l’oracle.
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[23]
Peut-être Héliopolis. Ville du Destructeur, soit d’Apollon, Dieu du soleil, mais aussi de la peste ?
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[24]
Je reviendrai sur cette valeur en conclusion.
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[25]
Une réplique de la Pentapole philistine des livres de Samuel.
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[26]
Ce brusque tournant est précisément localisé, dans la République, livre II, 372. Jusque-là, les convives avaient disserté sur la justice de façon quasi désintéressée, et Socrate avait évoqué un petit paradis campagnard, dont la fadeur dégoûtait Glaucon… Socrate de tourner casaque, et de repartir sur l’idée que la société est malsaine, que toute recherche doit viser la guérison. Maintenant, les interlocuteurs vont bâtir de façon concrète la cité idéale. Ce ne sera plus à partir des principes métaphysiques, mais à partir de la société effective, donc viciée. Et désormais, la recherche s’intéressera aux moyens pratiques. Naturellement, les difficultés iront en s’accumulant.
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[27]
Le premier réunissant l’œuvre du sixième Jour de la Création au modelage de l’Adam.
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[28]
Précision du vocabulaire : au v. 20 les deux extrêmes se croisent, avec au sommet, Pharaon, et à la base, chaque paysan ; et l’on dit alors que Pharaon avait acquis toute la terre d’Égypte, chacun vendant son champ. Au Prince va le mot politique, èrets, soit la somme abstraite de tous les champs d’adamah ; mais à chacun, le terme concret, sadéh, soit sa parcelle d’adamah. Et n’est-ce pas pour avoir cru à l’oracle menaçant leurs champs (le mot revient plusieurs fois), que ceux des Égyptiens qui abritèrent leurs troupeaux les sauvèrent de la grêle, tandis que le fléau épargnait la terre de Goshen (Exode, ch. 9). Ce moment unique, remarquable, bref comme l’éclair, où le scénario des plaies ouvre le salut à l’Égypte, est en relation avec les champs, c’est-à-dire avec l’adamah.
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[29]
Caïn donne à sa ville le nom de son fils, qui, plus est, tente de combiner la dynastie et l’espace sacré, ici sacrilège, puisqu’il les appelle Dédicace.
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[30]
Un décalage de type sapientiel : Joseph n’est pas mort de leur main ; ils n’ont pas volé. L’enjeu de conscience est visé, mais il n’est pas brutalement touché.