Pardès 2009/1 N° 45

Couverture de PARDE_045

Article de revue

Un peuple peut-il prétendre à l'éternité ?

À propos de Netsah'Israël du Maharal de Prague

Pages 215 à 223

1La question qui se trouve posée par un tel intitulé n’est pas spéculative. Elle se rapporte au titre d’un ouvrage célèbre du Maharal : « Netsah’Israël », traduit généralement par « L’éternité d’Israël ». Et la question de se reformuler en se précisant : à supposer que cette traduction soit pertinente, n’y a-t-il pas beaucoup de présomption pour un peuple à se déclarer « éternel » ? Avant toute considération de caractère épistémologique concernant la notion même d’éternité, une telle assertion n’inflige-t-elle pas un sérieux coup de canif au contrat éthique qui lie le peuple juif à son Créateur et qui fait de son humilité, de sa ânava, un des fondements de son être ? Car à supposer encore que cette assertion soit validée il faut immédiatement en sonder les conséquences proprement théologiques. Si le peuple d’Israël est vraiment « éternel », n’est-ce pas là, au-delà même de la transgression d’une éthique de la mesure, de la midda, une dérive véritablement idolâtrique puisque l’on ne voit plus très bien ce qui différencierait le Créateur de la Créature ? À partir de quoi commenceraient d’autres mises en cause, plus radicales ou plus retorses : au fond, malgré ses grands airs, le peuple juif ne vaudrait pas mieux que les autres en surplomb desquels il prétend se placer. Il se dit humble mais une formidable volonté de puissance, sans terme assignable, l’habite dont il ne veut se départir pour rien au monde puisque c’est à la domination du monde et du Temps qu’au fond il aspire sans désemparer, quelles que soient les épreuves qu’il traverse et les vents contraires qu’il affronte. C’est donc dans le but de couper court à ce procès d’intention mais aussi de comprendre le sens de cette tension vers l’éternel (et l’Éternel...) qu’il faut d’abord revenir sur le concept même d’éternité : en hébreu donc de netsah’. Après quoi l’on reviendra sur quelques éclairages du Maharal à ce sujet.

Le concept de netsah’

2Même si l’exercice peut paraître scolaire, il importe de revenir sur l’idée – sinon sur le concept – d’éternité du point de vue épistémologique, autrement dit du point de vue de l’examen des processus même du connaître, soucieux également de déceler le fantasme qui peut parfois gésir sous le concept « pur ». En réalité l’idée d’éternité se refuse à la connaissance ordinaire. Comment « connaître » ce qui n’aurait ni fin ni commencement ? On connaît surtout la boutade de Woddy Allen : « L’éternité c’est très long. Surtout à la fin. » On pourrait déjà en récuser l’usage en considérant ce concept – si c’en est un – comme une de ces extrapolations ou l’une de ces hyperbolisations qui finissent par dissoudre leur sujet initial. Avant de s’y laisser aller, la prudence reste de mise. N’est-ce pas Platon qui, par exemple, faisait du temps une image mobile de l’éternité, ce qui conduit à considérer l’éternité non pas comme une extension dissolutive de l’idée de temps mais au contraire comme sa référence principielle ? Pour s’accorder une brève halte sur une image, l’on dira que le temps est à l’éternité ce que les nuages qui passent sont au ciel, un ciel moins immuable que constant. Quant à Aristote, l’idée d’éternité correspondrait chez lui à celle du Moteur immobile donnant sa consistance à l’Être autrement infiniment et irréversiblement corruptible. Alors plutôt que d’opposer le temps qui passe et l’éternité qui indéfiniment dure, il faut tenter de comprendre leur relation.

3Le temps désignerait l’aperception du concept d’éternité à partir de la finitude d’une vie humaine. Une vie qui, elle, a bien un commencement, la naissance, et une fin, la mort, un début et un terminus. Ces deux bornes-là incitent à inscrire tout événement, heureux ou malheureux, en termes d’apparence et de variation, plus ou moins intense, selon ce que l’on vit, tel un musicien qui tiendrait la note ou un poète qui lutterait contre l’éphémère : « Ô temps suspends ton vol ! » Mais le suspens n’est pas l’éternité, autrement dit, répétons-le, non pas seulement ce qui dure mais ce qui fait l’essence de la durée, qui serait, sinon, l’image seulement ralentie de l’éternel.

4Il faut à présent sonder le désir ou le fantasme qui s’investit dans une pareille idéation, dans une telle conceptualisation. Comme la durée permet de faire échapper le temps à sa fugacité et particulièrement le présent à son aporie fondamentale, entre ce passé qu’il est devenu sitôt qu’on y pense et ce futur qu’il va devenir aussitôt qu’on l’a pensé, le désir d’éternité dénote sans doute une résistance de l’esprit (et du corps intrinsèquement temporalisé sous les aspects de l’âge) au temps qui passe inexorablement, irréversiblement, quels que soient, par ailleurs, les investissements de la mémoire ; ce temps tellement source d’anxiété et parfois de peur, quand ce n’est pas de terreur puisqu’il nous achemine tous et toutes vers ce terme de la vie que l’on nomme d’un mot à l’étymologie incertaine dans toutes les langues humaines : la mort. À cet égard le concept d’éternité ne ferait que recouvrir un fantasme qui mettrait en œuvre un des mécanismes de défense de la subjectivité déjugée dans son principe même : le fantasme d’immortalité. Comme le déclare un personnage de Ionesco : « À quoi bon naître si ce n’est pour toujours… » Faut-il également rappeler le « générations, vous n’êtes rien » d’Œdipe accablé par le sort plus amer que la mort ? Dans ces conditions c’est le concept d’éternité qu’il faudrait manier avec grande prudence pour clairement en discerner la fonction de leurre pour ne pas dire les effets toxiques. La prétention à l’immortalité n’a jamais empêché pour quiconque la mort d’intervenir. Sauf à donner de l’immortalité des définitions purement conventionnelles comme dans la formule « le roi est mort, vive le Roi ». Les recherches de Kantorowicz, celles de Gisey ou de Vernant nous ont rendus attentifs aux liturgies de l’immortalisation – toujours symbolique pour ne pas dire métaphorique – par la dissociation du corps physique et du corps mystique du roi, l’un étant conduit en terre, parfois dans un état de décomposition plus que charognée, comme pour Louis XIV, et l’autre translaté fictivement sur la personne de son successeur. Ces liturgies pouvaient se prévaloir d’une très haute antiquité, romaine certainement, égyptienne probablement, lorsque « l’imago » du corps royal, et son effigie, étaient dissociées du corps charnel pour être exaltées en apothéose, autrement dit, étymologiquement, en quasi-divinisation. On doit toutefois remarquer que ces procédures ne concernaient pas le commun des mortels, voués à la disparition définitive, sauf à postuler qu’ils se survivaient dans le corps mystique de César ou de Pharaon. Une telle acception de l’éternité n’est sans doute guère recevable pour la pensée juive et pour l’éthique qui en procède même si, comme nous le verrons, il arrive que la mort y soit non pas déifiée mais défiée comme terme définitif de l’existence humaine.

5Anthropologiquement parlant, depuis la transgression commise par le premier couple de l’interdit affectant l’arbre de la connaissance, l’Humain (Haadam) est devenu mortel et s’il lui arrive de songer à l’éternité et même d’avoir l’intuition de l’éternité de l’éternité, d’une sur-éternité (netsah’netsah’im), selon l’expression du Birkat Hamazon, celle-ci ne peut que prendre le chenal d’un relais intergénérationnel : « le dor va dor » ou le « dor dorim », encore que ces deux expressions n’aient pas tout à fait le même sens ni la même incidence. Ces premières investigations nous conduisent à conclure que, dans l’acception juive du mot, éternité ne saurait signifier dénégation de la mortalité. L’aperception juive du temps est indissociable de celle du vivant, comme l’indique la formule de prière qui accompagne les grandes Liturgies à l’adresse du Créateur : « Qui nous a fait vivre (chééh’iyanou) et nous a maintenus et nous a conduits jusqu’à ce temps ci (lazeman hazé) ». Et pourtant lorsque le prophète Samuel évoque Dieu comme « L’Éternité d’Israël qui ne ment pas (Netsah’Israël lo ychaker » (I Sam, 15, 29), n’est-ce pas juste au moment d’avoir à faire passer de sa propre main le Roi amalécite Agag de vie à trépas, et cela devant un Saül jugé pusillanime au point d’en devenir suicidaire ?

6Il faut donc revenir à la signification originaire du mot netsah’en langue hébraïque. On doit remarquer en effet que si le mot éternité vient bien du latin aeternitas, l’étymologie latine est elle-même incertaine et fort conjecturale. Elle se rapporterait à ce temps singulier, nommé eon, qui serait non pas une négation de la mortalité mais la volonté d’en surmonter les limites, le désir de ne pas limiter le temps à la fugacité de l’actuel si rapidement inactuel.

7Les termes hébraïques désignant la temporalité sont toujours dynamiques ou dynamogènes ; par exemple ZMaN serait construit sur la racine MiN qui désigne la provenance, le genèse et la génération, toutes connotations qui démarquent ce vocable hébraïque d’une représentation fixiste du temps. À l’égard de l’acception platonicienne rappelée ci-dessus l’on dira que le temps est mobile en soi et qu’en soi, intrinsèquement, il est événementiel comme le souligne une nouvelle fois la prière juive lorsqu’elle affirme à propos de l’œuvre de la Genèse que « Dieu la renouvelle par sa bonté quotidiennement et perpétuellement ». De même le mot êth, qui accentue le mot eth, désigne un processus de véritable maturation, comme l’explique d’abondance L’Ecclésiaste. Cela admis, que signifie alors le mot netsah’auquel il faudra bien se confronter ?

8À son propos l’accent semble se porter non pas sur son infinitude, comme dans le mot éternité, mais sur sa « pulsionnalité » interne, si l’on peut user d’un pareil néologisme. Selon l’une de ses lectures possibles, NeTSaH’ semble condenser deux radicaux bilitères : NeTs’et TSah’. Or ces deux radicaux présentent une même signification au regard de notre hypothèse. Nts désigne le bourgeon ou plus exactement le bourgeonnement, ce qui, du dedans de l’hiver, fait apercevoir le travail de la sève, sa poussée. D’où sa résonance dans le Cantique des cantiques et donc dans Zohar : « Les bourgeons (hanitsanim) se font voir sur la terre, le temps du chant (êth hazamer) est arrivé et la voix de la tourterelle (kol hator) se fait entendre dans notre pays » (Ct, 2, 12). Ce verset connecte étroitement, au passage, les racines NeTs et Êth. Que signifie alors TsaH’ ? Le sens de cette racine s’éclaire par son inverse : H’eTs qui désigne la flèche ou plus exactement le mouvement de la flèche qui est de diviser. H’etsi en hébreu veut dire moitié mais quel est l’objet de cette division, ou même de ce clivage ? Le corps que la flèche atteint ? Certainement. Mais plus épistémologiquement encore l’espace qu’elle traverse, ce qui raccorderait cette hypothèse au fameux paradoxe de Zénon dont Bergson a donné de mémorables analyses. À l’inverse TsaH’désignerait un mouvement non pas de division et de subdivision à l’infini, confinant à une dissolution de l’objet et de la pensée qui s’y applique, mais un mouvement de suture, de connexion, d’intégration profonde. N’est-ce pas l’une des raisons pour lesquelles ce mot a une telle importance dans la terminologie de la Kabbala où il est question, à propos de la propagation de l’influx vital, de sah’seh’ot, d’impulsions vivifiantes, adéquates à la réceptivité de leurs réceptacles de sorte que – cette fois ! – ils ne se brisent pas. Et que dire, toujours dans ce contexte épistémologique et phonétique, des NiTsouTtsim, des étincelles émanées de l’influx divin au moment de la prime Création ? C’est probablement la même signification qui s’investit dans un terme qui semble infiniment plus familier : le mot menatséah’que l’on retrouve si souvent dans les Psaumes et que l’on traduit, au jugé, par « Au chef des chantres », ce qui laisse intacte l’interrogation : pourquoi un chef de chantres est-il ainsi nommé dans la langue hébraïque ? Les Psaumes de David ne sont pas seulement des élégies ou des manifestations d’allégresse personnelle, exprimées en images d’une insondable profondeur et d’une beauté poétique à couper le souffle qu’elles sollicitent par ailleurs. Les Psaumes sont aussi de véritables attestations des processus de la Création, de la Beria et très souvent il servent à éclairer le sens du Sepher Bérechit lui même. On sait aussi qu’il est deux sortes de psaumes, ceux qui commencent par Mizmor Ledavid et qui sont réputés provenir de sa propre inspiration et ceux qui commencent par Ledavid Mizmor et qui, eux, sont imputés à une inspiration, si ce n’est à une insufflation de provenance divine. On dira alors que le terme lamenatseah’se rapporte à cette thématique-là : il s’agit de projeter les paroles d’un psaume assorti d’une telle « clef » dans une perspective qui infinitise les circonstances qui les ont sollicitées.

9Par toutes ces voies l’on comprend mieux à présent les significations singulières de netsah’en hébreu et lorsque ce terme est pour ainsi dire affecté à Israël ce n’est certes pas pour revigorer à son propos le fantasme d’immortalité mais bien pour signifier que son histoire n’est ni aléatoire ni fatalisée : qu’elle est création. Telle est l’interprétation qui ressort le plus fidèlement du commentaire de l’Éternité, ainsi entendue, d’Israël, par le Maharal.

Ce que le Maharal a voulu signifier…

10L’éternité n’est pas une extrême hyperbolisation du temps mais son élévation qualitative. Il n’en demeure pas moins qu’il faut rendre compte de déclarations telle celle du Psalmiste, récitée dans le Hallel : « Je ne mourrai pas parce que je vivrai » (Ps, 118, 17). Une aussi présomptueuse futuration ne confirme-t-elle pas que le fantasme d’immortalité précédemment signalisé s’est également introduit dans la pensée d’Israël ? Comme le peuple juif n’est pas extérieur à l’Humanité, rien de celle-ci, dans le pire comme dans le meilleur, ne lui est étranger. Et ce dernier fantasme pas moins que le reste. Si tel était le cas il faudrait prendre connaissance de l’interprétation d’une pareille déclaration. Pour le Midrach Tehilim elle signifie que le peuple juif ne mourra pas sous les assauts de ses ennemis, qu’il leur survivra. Dont acte. Cette déclaration peut aussi s’étayer sur l’article de foi concernant la résurrection des Morts dont la prophétie d’Ezéchiel déploie l’exceptionnelle vision. Il est également possible de la comprendre comme l’affirmation que l’existence inter-générationnelle d’Israël survivra aux Empires qui prétendent l’effacer sur la terre et dessous les cieux. Quoi qu’il en soit, le Maharal développe une autre idée encore : l’éternité d’Israël se déduit de la relation d’Alliance, de la Berith, conclue avec Dieu et qui ne se réduit pas à ses expressions circonstancielles. La Berith, passée entre Dieu et Israël, récapitule celle passée entre le Créateur et Haadam, l’Humain, conçu et configuré en corrélation avec Lui. Dès lors cette relation devient une véritable relation d’inhérence. Pour le comprendre il faut rappeler la logique transcendantale, comme l’eût désignée Husserl, qui étaie la relation parentale, par exemple entre un père et un fils. Cette relation-là, par nature, conduit à ne plus en séparer les termes. Le père n’est père qu’en tant qu’il le soit de son fils. Et, réversiblement, le fils ne l’est qu’en tant qu’il le soit du père. Ce n’est pas simple fleur de rhétorique qu’alors Israël soit désigné par Dieu, au commencement de la Sortie d’Égypte : « Mon fils, mon aîné, Israël ». Par suite, les qualités du Créateur se translatent, si l’on peut dire, dans sa créature : pas plus que Dieu n’est contingent, versatile, inconséquent, l’existence qu’il promeut n’est aléatoire, conditionnelle, arbitraire. L’éternité d’Israël ne signifie pas qu’il soit immortel, comme si l’immortalité était le plus décisif des critères de la divinité. Son éternité signifie qu’il est bien partenaire de Dieu dans une Alliance qui ne passera qu’avec les Cieux et le reste de l’Univers si Dieu devait, en se déjugeant, en abroger les principes constituants et les modalités de renouvellement quotidien. Et cela, tant qu’il demeurera dans la fidélité à cette Alliance. Il faut alors noter que l’y maintenir, notamment par l’intervention prophétique, fait partie de l’économie de celle-ci, comme si Dieu y tenait lui même, de lui-même et par lui-même. Une Alliance qui peut prendre la forme juridique de deux Tables, ou celle, plus intime encore qu’exprime « Le Cantique des cantiques » car qu’est-ce qu’un pacte dénué d’amour et que serait un amour que l’on sacrifierait au moindre vent contraire ?

11L’inhérence qui découle de la Berith n’est pas que de principe. Elle se projette et se confirme dans des institutions qui, à leur tour, se confortent par des conduites. Ainsi en va-t-il de l’institution chabbatique, avec ses trois échelles chronologiques et ontologiques : le chabbat hebdomadaire, l’année sabbatique, la chemitta et l’année jubilaire, le Yovel. Dans ces trois cas, il ne s’agit pas d’échelles de temps autonomisées, comme si l’année jubilaire était un chabbat « au cube » si l’on peut ainsi s’exprimer. Ces trois échelles de temps déterminent des degrés ascendants de la disponibilité humaine : de chacun vis-à-vis de soi, de sorte que son âme apparaisse et se manifeste, et vis-à-vis d’autrui – autrui proche (karov) et autrui lointain (rah’ok) afin qu’il soit fait réellement droit à son être. De ce point de vue, les échelles du temps chabbatique ne se dissocient pas des échelles de temps ordinaires, celle de la quotidienneté dégagée de son rythme apparemment trivial et mécanique. D’où l’importance accordée par le Maharal dans ce domaine d’abord à l’accomplissement, à la chelemout, puis à la règle de péah. Pourquoi la chelemout ? Parce que la perfection n’est pas donnée. Elle résulte d’un travail toujours patient, qui s’accommode d’approximations intermédiaires à condition de ne pas perdre de vue sa finalité, son takhlit. De ce point de vue le temps, le zman, le temps courant, devient l’aliment d’une telle patience, véritablement créatrice. Et pourquoi la règle de péah ? La législation regroupée sous cette appellation concerne l’obligation pour tout propriétaire d’un champ ou d’une vigne à en laisser disponible un endroit accessible, mis à la disposition d’autrui. La finalité de cette législation peut se comprendre de bien des manières pour autant que l’on s’attache à vouloir comprendre la motivation sociale des obligations de source divine.

12La première peut être « banalement » économique. Il s’agirait dans le cadre plus général de l’économie chabbatique de ne pas s’adonner à l’agriculture ou à toute autre forme d’activité intensive ou même sur-intensive, exténuant les ressources premières qu’elle se propose de transformer et d’où elle tire son énergétique constante. La règle de peah s’intégrerait alors dans une économie politique de la prévention : il faut apprendre à s’arrêter avant que l’acte n’ayant d’autre finalité que lui-même, s’auto-entraînant, n’entraîne la pensée au-delà de la limite qui la préserve. Une autre finalité, qui se conjoint d’ailleurs à celle-là, se déduit de la double signification du terme peah qui désigne aussi la zone temporale de la chevelure qu’il est interdit de raser. En apparence, la finalité intrinsèque de cette règle n’est guère patente sauf à la considérer comme une projection corporelle de la règle précédente. En réalité il s’agit plutôt de symboliques intégrées, et donc déployant l’une par l’autre leur signifiance respective plus loin que celle de l’une et de l’autre prise séparément. On aura observé, en effet, que la zone qu’il est interdit de raser, autrement dit sur laquelle il est interdit de porter le fer au risque de la faire saigner, est celle où s’articulent la cage occipitale et la mâchoire inférieure, autrement dit l’aire de la pensée et celle de la parole qui est en même temps celle de la nourriture élaborée, celle d’une nourriture « pensée » et d’une pensée « nourricière », soutenues l’une et l’autre par une parole articulée. Dans le continuum ainsi conçu, de la pensée et de la parole au corps physique, puis au corps social, l’on peut mieux percevoir la signification biblique du concept de netsah’puisque par ce continuum la relation humaine, et par elle, la relation avec Dieu s’infinitisent. De sorte que l’on puisse imaginer que l’Éternité, loin d’être l’image immobile du temps, devienne la translation temporelle de l’infini, selon qu’il s’exprime par le « Ehyeh acher Ehyeh » divin entendu par Moïse au Buisson ardent ou par le « Lekh Lekha » enjoint à l’homme Abram afin qu’il remît l’Humain en mouvement et en chemin.

13Dans tous les cas il y faut une disposition de l’esprit. Et cette fois, tout en nous acheminant vers notre conclusion – toujours provisoire, car la règle de peah s’applique aussi et surtout dans le domaine de la pensée dont il faut savoir laisser un pan disponible pour les penseurs à venir – elle se trouvera chez Rabbi Nah’man de Bratslav dans l’un de ses commentaires sur l’humilité. Il faut toutefois justifier qu’il soit juste ici invoqué tant la thématique de l’humilité peut paraître convenue, l’éthique s’y réduisant après que la pensée tout entière aura été « contrainte » dans l’éthique, ou ce qui se présente pour telle. Elle est invoquée en ce point de l’analyse pour la raison précise suivante. Rabbi Nah’aman de Bratslav étaie par elle non pas le concept d’éternité, de netsah’, que l’on peut considérer comme un concept limite, indépassable sans risque de dissolution de la pensée, mais celui, encore plus générique s’il se peut, de nitsh’iout, que l’on ne peut traduire, à titre provisoire, autrement que par le terme d’« éternicité », autrement dit de cela qui confère à l’éternité son essence au niveau d’une possible perception humaine. Or, justement, l’humilité la ânava n’est pas seulement l’effacement de soi, la somme des renoncements dont un être humain peut se montrer capable. Au demeurant et comme on l’a maintes fois souligné à la suite du Maharal, il faut savoir ne pas confondre humilité, au sens biblique, et l’inconsistance au sens banal, ni le renoncement avec le désistement, autrement dit l’incapacité d’assumer ses droits lorsqu’il sont justifiés par leur bouturage à l’Arbre de vie, au Êts H’aym. La ânava, ne doit-elle pas se comprendre comme l’application de la règle de péah non plus seulement au corps tangible, ni à la surface du champ et bientôt des produits qui vont la recouvrir, mais à rien de moins qu’à la vie de l’âme, de la néchama ? Il serait question ici d’une véritable humilité d’ordre spirituel, celle par laquelle ce ne sont pas les processus physiques qui désormais peuvent se dérouler sans encombre, ni les argumentations langagières sans violence éristique, le tout préservant les échelles primaires du temps inter-subjectif ou des temporalités économique et sociale. Il serait question de l’humilité supérieure par laquelle le sens de l’Infini se préserve et se promeut, chaque être humain, conscient de sa vocation, étant désormais en mesure, pour reprendre ici une expression de l’écrivain japonais Takamura, de « regarder au-delà de sa tombe » et d’affirmer, à juste titre cette fois, sans emphase ni présomption, ni la moindre once de défi prométhéen : « Je ne mourrai pas car je vivrai » sans omettre la fin du verset : « et je relaterai les œuvres de Yah », le travail de Dieu, afin que l’Éternité ne se réduise pas à ce temps si interminablement vide qu’on en viendrait à en souhaiter… la fin. La vie éternelle n’est pas dissociable du « monde qui vient », pour peu qu’il vienne…

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions