1Ne désirer les héros que lorsqu’ils se tordent dans les affres d’une agonie fatale ; désirer les corps mutilés, provoquer des accidents pour retrouver le goût du désir, de la sensualité, n’est-ce pas inscrire comme l’écrivain Mishima, ou, plus proche de nous le metteur en scène, David Kronenberg, la jouissance du côté de la mort ? Cette jouissance liée à la douleur, au mortifère, que nous dit-elle ?
2Que le corps a partie liée avec la mort, avec le néant, que la mort est fondatrice d’Éros, qu’il n’y a d’Éros que dans et par la mort. La mort, la douleur, la souffrance sont objets, sujets d’érotisation.
3La mort, le néant peuvent-ils devenir de tels objets de fascination ? Éros, Thanatos appartiennent-ils à la même sphère ? Si tel est le cas, l’énigme de la jouissance mortifère se résout instantanément, puisque pulsion de vie et pulsion de mort ne sont plus que les deux facettes de mon existence qui se déplace tantôt sur le mode érotique, tantôt sur le mode thanatique.
4Le fonctionnement dualiste symbolisé par une hétérogénéité entre le corps et l’esprit, qui imprègne encore aujourd’hui notre culture occidentale nous rassure, nous sécurise en nous montrant que nous sommes à la fois « bête », « animalité », et ange. Nous naissons, nous grandissons, nous vieillissons, et nous mourons comme les autres espèces certes, mais nous avons une spécificité, notre conscience. Montaigne écrit dans les Essais, « l’animal périt, l’homme meurt ». Pascal dans les Pensées (347) écrit : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste en la pensée. Travaillons donc à bien “penser” » (Pensée 347).
5Que signifie bien penser ? Pour Pascal, bien penser, c’est s’interroger sur notre finitude, notre mortalité. De tout son être Pascal refuse le néant, la mort. Dieu ne nous a pas créés mortels. Dans une éloquente prosopopée, Pascal nous fait entendre la sagesse de Dieu qui nous explique enfin notre Nature : « J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait, je l’ai rempli de lumière et d’intelligence, je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent. Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. »
6L’homme a péché, le péché accompli par Ève et Adam est transmis de génération en génération, et croyant ou athée, nos cellules sont tissées d’un étrange sentiment de culpabilité. Dans Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus s’interroge sur le scandale de la mort, en produisant le concept d’absurde. Comment exister en sachant que nous sommes voués à l’inéluctable, à la finitude ? Camus, refusant le pari pascalien sur Dieu, proclame, à la suite de Nietzsche, la fidélité à à la terre ; pour Camus il n’y a qu’un monde et l’homme absurde dit oui à la vie et son effort n’aura plus de cesse. Ainsi Camus lance-t-il un défi à la mort, au néant en faisant de la mort le noyau même du sens de notre existence. La mort est notre destin, mais « les vérités écrasantes périssent d’être reconnues ». Sachant que nous allons mourir, nous devons exister dans la conscience aiguë de notre finitude ; aussi chaque instant doit-il être vécu intensément. L’intensité de l’existence ne peut s’accommoder du souci de la sécurité. Ce que Camus développe à travers les deux personnages de sa pièce Caligula : Caligula et Cherea.
7Heidegger dans L’Être et le temps va encore plus loin en affirmant que nous sommes des êtres pour la mort. Cette lucidité accompagnée de l’angoisse du néant qui ne doit pas se confondre avec la crainte de la mort constitue selon Heidegger le propre de l’existence humaine. Nous avons entendu : conscience de la mort, culpabilité, angoisse, constitueraient donc notre humanité. Confortablement « installés » dans ces catégories, nous les savourons, nous les esthétisons, nous les rendons parfaitement rationnelles, bien plus, en cette fin de siècle, nous devenons les « héros du néant ».
8Ainsi au moment même où Sartre supprime Dieu le Père, l’existentialisme « régurgite » le verbe du péché originel. Sartre écrit dans L’existentialisme est un humanisme. « Si Dieu n’existe pas, nous sommes délaissés, seuls, sans excuses ; l’homme est libre, l’homme est liberté, l’homme est condamné à être libre. » Cette liberté existentielle, errance sans fondations, ne peut être que source d’angoisse car elle entraîne la responsabilité vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres. « Quand je dis que l’homme est responsable, je ne veux pas dire que l’homme est seulement responsable de sa stricte individualité, mais qu’il est responsable de tous les hommes. »
9À travers ces grandes figures de notre culture occidentale, nous percevons que l’unique question qui se pose à l’être humain est celle-ci : Comment ruser avec la mort ? Notre culture – mais n’en est-il pas de même pour toute autre culture – est une protestation effrénée contre la décrépitude, contre la destruction du corps, contre la finitude.
10Cette intolérance, ce cri devant la finitude trouvent leurs éléments de consolation, de réconfort en produisant des mythologies, des croyances gravitant autour de trois notions essentielles : le paradis perdu, l’exil, la restauration ou la rédemption. Dans le mythe de la réminiscence, Platon nous dit qu’avant la naissance était le Parfait, la Plénitude, le Bien, le Beau, le Vrai, et puis les âmes eurent soif, et elles trouvèrent un fleuve, le Léthé, fleuve de l’oubli où elles burent et, alourdies d’oublis, elles atterrirent et prirent leur peau terrestre pour pouvoir s’adapter à notre planète. Nous sommes donc dans un état léthargique, amnésique du monde des essences, de l’océan des idées. Il s’agit donc de retrouver le monde intelligible en nous construisant une mémoire, mais cette mémoire n’est ni individuelle, ni collective, mais dirais-je cosmique, branchée sur l’inaltérable, l’incorruptible, sur l’éternité. Aussi la seule tâche de la philosophie est-elle de donner aux hommes les outils conceptuels pour re-trouver l’unité, la seule réalité, celle de l’éternité. L’amour n’est-il pas à travers la rencontre de l’autre cette quête de l’éternité perdue, de l’unité ? Ce que Platon développe dans le banquet où Socrate est initié par une femme, Diotime de Mantinée. Les retrouvailles avec l’éternité sont possibles pour Platon, car l’homme reste innocent au sens étymologique (il ne connaît pas le négatif, le mal), il est simplement in-conscient.
11Dans le mythe du péché originel, la dramaturgie se fait plus tragique. En effet il ne s’agit plus d’oubli, d’inconscience ; le mal devient une réalité puisque l’homme a volontairement fait le mal, ce qui entraîne notre exil sur terre ; mais nous ne devons pas perdre notre foi en une rédemption. C’est justement au sujet de cette rédemption que judaïsme et christianisme se séparent. Si ces deux constructions entérinent la notion de péché, d’exil, elles se séparent de manière radicale sur le problème de la restauration, de la rédemption.
12Le judaïsme, l’aîné, refuse la rédemption à travers la figure de Jésus. Il n’y a pas de médiateur, et la rédemption n’est et ne sera jamais sacrificielle, telle fut l’intuition d’Abraham qui comprit la parole du créateur : « ne tue pas ton fils, ne tue pas ». Dieu dit à Abraham : « Je ne veux pas d’amour fondé sur Thanatos. » L’amour, la grâce, la bénédiction ne sont pas, ne peuvent être liés à la mort. Le père n’immole pas son fils.
13Dieu est amour, le sacrifice ne dit pas l’amour, ne dit pas la joie.
14Le sacrifice ratifie la mort.
15Mais alors que veut nous dire Dieu à travers ce refus de l’offrande d’Abraham ? Pourquoi Abraham a-t-il pu imaginer une telle demande de la part de Dieu (notons que cette demande de Dieu arrive au moment même où Dieu comble Abraham et Sarah à travers Isaac). Dieu voudrait-il arracher Isaac à ses parents Mais quel est ce Dieu sanglant, qui ne peut jouir que du meurtre ? Abraham comprend enfin que ce Dieu meurtrier est impensable, que c’est sa propre fantasmatique qu’il a projetée sur Dieu. Dieu n’est pas sanglant. Si Dieu est amour, si Dieu est Éros, comment croire alors que nous sommes en exil de Dieu, du Paradis, que nous avons fauté ?
16La réponse paresseuse, ronronnante nous rassure : Dieu a voulu laisser l’homme libre de choisir. Mais que signifie cette liberté de choix ? Est-ce la grandeur de l’homme de choisir sans véritable connaissance de cause. Qui pourrait se contenter de cette définition de la liberté donnant l’illusion de la toute-puissance ? Qui pourrait affirmer avec délectation de la transgression « je vois le bien et je fais le mal ». Est-ce vraiment ce que Dieu a voulu en nous créant le sixième jour ?
17Quant à moi je crois qu’il n’en est rien. Toutes ces croyances me semblent être des constructions qui ont pu être nécessaires à la naissance de l’homme, paresseuses, ronronnantes, qui rappellent les habitudes qui durent contre lesquelles Nietzsche nous met en garde dans Le Gai savoir. Je refuse ces trois notions de péché, d’exil, de restauration, de rédemption. Car ce qui est grand en l’homme comme l’écrit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, c’est qu’il est un pont et non un but. L’homme doit prendre conscience de sa place, de ses potentialités ; l’homme est encore en balbutiement, inachevé, il n’est pas en état de perte, mais de quête. Sans nostalgie de paradis perdu menant à la désespérance, à toutes formes de masochisme, de sadisme. Sans se précipiter aveuglément dans des modèles futuristes, conduisant à toute forme d’idolâtrie dont est parsemée notre histoire récente.
18Dépouillons-nous des notions sclérosantes de faute, d’exil, de dette, de rédemption, sortons de la torpeur du dualisme Éros-Thanatos. Écoutons plutôt la parole messianique de Spinoza qui développe dans L’Éthique le messianisme sans incarnation, sans médiation, sans messie. Que nous dit Spinoza ? « Chaque chose s’efforce de persévérer dans son être autant qu’il est en elle. » « Nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause extérieure. » Nous ne serions donc habités que par une force de vie, un désir d’affirmation, d’expression. La destruction n’est pas inscrite dans ma chair ; ce sont les mauvaises rencontres, l’inadéquation des forces en présence qui engendrent une diminution de ma puissance d’Être, cause de ma tristesse, de ma mélancolie.
19Le problème n’est pas le péché, la faute, l’exil. L’unique question est de savoir comment à chaque instant fortifier ma puissance d’Être, comment passer de la tristesse à la joie. Nulle érotisation de la tristesse, de la dépression, nulle pactisation avec la mort. Notre nature n’est pas double, il n’y a pas de substance corporelle hétérogène à notre substance pensante. « L’âme est l’idée au corps » ne cesse de dire Spinoza, faisant ainsi exploser toutes les formes de dualisme ; nous sommes entiers ; nous n’y avons pas de double nature, et nous faisons partie intégrante de la Nature, du Cosmos. « Nous ne sommes pas un empire dans un empire » (Introduction à la troisième partie de L’Éthique). Nous n’avons pas à devenir maîtres et possesseurs de la nature, nous n’avons pas de projet de toute-puissance.
20La seule puissance, l’unique, celle qui concerne notre être et qui nous guide dans nos rencontres est la joie, la véritable joie qui ne peut s’accompagner que du sentiment d’éternité. « Dans la joie nous expérimentons que nous sommes éternels » (Spinoza). Travailler à la joie, c’est travailler à notre éternité. « Nous ne sommes pas des êtres pour la mort. » Non, Heidegger n’a pas raison. Nous sommes encore mortels, mais Dieu nous a créés pour être immortels. N’est-ce pas tout le sens du repos de Dieu le 7e jour.
21Croire à l’éternité charnelle, faire sienne l’expérience de l’éternité, c’est comprendre que toute forme de dualité est illusoire et dévitalisante. Le dualisme en affirmant la réalité du mal sépare, juge, hiérarchise, exclut. Dire que nous sommes voués à Thanatos, à la destruction et qu’il faut faire avec, vouloir renoncer, comme le prétend la tiédeur intellectuelle ambiante, à un avenir glorieux, à un monde ÉTHIQUE c’est-à-dire ÉROTIQUE, c’est n’avoir jamais éprouvé en son être, en son cœur, en sa chair le sentiment océanique de l’existence. Nul ne peut, selon moi, renoncer au sentiment océanique de l’existence, nous disons plus, nul ne doit y renoncer.
22Nous savons où mène ce renoncement à l’éternité, l’affirmation du néant, du manque, du vide, de la béance, qui n’y est en réalité qu’une inaptitude à la jouissance, ne peut s’accompagner que d’une néantisation du monde, de l’homme. Faire de Thanatos l’enjeu d’Éros entraîne la haine de soi, la haine de l’autre. Ayons la lucidité de voir que toute idolâtrie du manque, de Thanatos n’est en réalité que symptôme de frustration, d’incomplétude, d’insatisfaction. Notre culture s’est appesantie lourdement sur le désir comme manque, sur l’érotisation du manque, sur la dualité Éros-Thanatos, Amour-Mort. Le moment n’est-il pas venu de sortir de notre paresse pseudo-sécuritaire ?
23Notre société pressent, dans des soubresauts plus ou moins violents, que rien ni personne ne peuvent nous faire accepter la mort comme destin. C’est ce pressentiment de la non-mort, de la possibilité de l’éternité qui peut créer le désordre le plus total, le plus violent qui soit. En effet comment puis-je concilier la certitude de ma propre mort et l’expérimentation de l’éternité. N’allons-nous pas de nouveau retomber dans le dualisme que nous ne cessons de dénoncer. L’éternité de l’esprit contre la mort du corps, s’agit-il de cette éternité-là ? Non, encore une fois, il s’agit bien de l’éternité cellulaire, fibrillaire de tout notre être, de toute notre corporéité. Travailler à l’édification des joies, c’est créer des cellules éternelles. Comprendre que nous sommes aux aubes de l’éternité, c’est inventer une nouvelle Éthique, exigence de chaque instant, vigilance d’Éros, gardienne de la joie, de l’affirmation. Affirmer sa puissance ce n’est en aucun cas vouloir la destruction de l’autre puissance d’être, mais bien au contraire exiger l’affirmation de l’autre.
24Fortifier mon égoïsme, non mon égocentrisme, c’est fortifier nécessairement l’égoïsme de l’autre. La joie d’autrui ne peut qu’amplifier ma joie ; la joie amplifie l’univers d’ondées de rires, de lumières. Est-ce là une utopie, un fantasme ? Qu’importe. Le monisme fondé sur la certitude d’Éros, de l’éternité ne propose nulle idéologie, nul système. Chacun, chacune construit dans une patience rigoureuse, minutieuse Éros, construction balbutiante, parfois détournée d’elle-même, inversée, mais toujours affirmative, telle est selon moi l’exigence de toute parole messianique. L’Éternité n’est pas impatiente, aussi ne peut-elle conclure à aucune forme d’idolâtrie. La parole messianique barbotant en Éros ne peut vouloir de représentation, elle ne se délègue pas. Personne ne peut incarner l’éternité pour moi.
25C’est dans les traces de l’anamnèse fœtale que l’éternité tisse de nouvelles cellules aériennes, ouvertes, cellules d’accueil, de don, inhibant les modes d’adaptation, schèmes des cellules accapareuses, frileuses, adaptées qui ne conviennent qu’à un monde de pénurie, de manque.
26Dans cette perspective, nous pouvons réaliser que la technologie est là non pour nous détourner, pour nous entraver mais bien au contraire pour faciliter notre mutation. La technologie témoigne que nous sortons du monde du manque, mais nos attitudes, nos comportements, désir de pouvoir, d’appropriation, système concurrentiel excluant de plus en plus les trois quarts de notre planète, s’inscrivent encore dans une histoire cellulaire qui n’est déjà plus la nôtre. Ce désir de l’emporter sur l’autre, de se sentir exister par et dans le dépouillement d’autrui n’est-il pas la marque de l’insoupçon de l’idée messianique de l’éternité. Comment ne pas reconnaître dans la transparence actuelle du capitalisme l’idolâtrie du néant, l’idolâtrie de la mort et son cortège de violences, l’asphyxie de l’imagination. Renoncer à l’éternité, c’est être complice de toute forme de meurtre, de violence, d’exclusion, d’injustice. Nous affirmons avec force et conviction qu’il y a une autre voie, l’édification des cellules éternelles, cellules de joie, cellules lumineuses ; tissons Éros en développant nos cellules associatives, nos synapses.
27Ainsi ce qui meurt de moi, ce ne sont que des « déchets », ce que je n’ai pu encore muter ; ce qui est vibration éternelle est inaltérable, indestructible. Cette certitude de la joie, qui est exigence de justice, constitue selon moi le levain de l’idée messianique.