Notes
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[1]
Jürgen Habermas, Écrits politiques, Éditions du Cerf, Paris, 1990. Trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz.
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[2]
Cf. Devant l’Histoire – Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, par un collectif d’auteurs. Introduction de Joseph Rovan, et préfacé par Luc Ferry, Éditions du Cerf, Paris, 1988. Voir notamment les interventions d’Ernst Nolte et de Habermas (trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz).
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[3]
Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations, Éditions du Seuil, 1969.
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[4]
Pour l’analyse de cette stratégie, je me permets de renvoyer ici à mon article « L’Anti-Schmitt – Du discours de la guerre au discours de la peste » (Compte-rendu critique de André Glucksmann, Ouest contre Ouest, Éditions Plon, 2003) in Institut Hayek, 2003.
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[5]
Comme on le sait, à l’observation des Verts, la préoccupation pour les générations futures est un élément déterminant de la culture politique allemande contemporaine.
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[6]
Cf. également : Paul Ricœur, L’Histoire, la mémoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. Voir l’épilogue.
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[7]
À l’inverse, dans la tradition juive, le souvenir est enseigné comme un devoir : Zakhor ! « Souviens-toi ! » Le peuple juif se veut à la fois le gardien d’une mémoire et d’une promesse, à la fois d’une « fidélité » et d’une « utopie », comme dirait Gershom Scholem.
- [8]
-
[9]
Un bel exemple du droit d’accès désormais limité à cet aperçu historique sur l’horreur antisémite comme vérité du dernier siècle européen est la censure imposée par la chaîne de télévision TF1 à la retransmission, le 08-01-2004, d’une production télévisuelle américaine de Martin Winkler sur Hitler, la naissance du mal, qui a été soigneusement expurgée de toutes les parties mettant précisément en évidence l’antisémitisme de Hitler ! Manifestation exemplaire d’un droit d’accès limité des jeunes Européens à la mémoire européenne, une mémoire désormais soigneusement euphémisée et épouillée, comme je l’avais déjà constaté lors de mon analyse de la chaîne Arte.
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[10]
Cf. Historiker Streit, texte d’Ernst Nolte, trad. fr. p. 10. « Légende historique ou révisionnisme. Comment on voit le IIIe Reich en 1980 ».
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[11]
Schadensabwiklung, ce qui signifie : évacuation, règlement, liquidation des dommages, – cf. Habermas, Sur les tendances apologétiques dans l’historiographie allemande, dans le recueil sur la querelle des historiens allemands, trad. fr. Devant l’Histoire, Éditions du Cerf, 1988, p. 47-59.
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[12]
Un certain type d’herméneutique du « dialogue » et de la « médiation », de Hans-Georg Gadamer à Paul Ricœur, mériterait ici d’être interrogée dans son rôle d’occultation des menaces et de légitimation du statu quo international.
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[13]
Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, éd. Verdier, 2003. Dans ce livre, l’auteur prétend rendre compte en dernière analyse de la fatalité de l’exclusion d’Israël par l’Europe en vertu d’une métaphysique structuraliste du « pas-tout » qui proviendrait de ce qu’il appelle « l’impossible du rapport sexuel ». Pour une critique de ce genre d’explication « psychanalytique » des conflits géostratégiques, je me permets de renvoyer à mon article « Des limites des lectures psychanalytiques du conflit israélo-arabe », in Metula News Agency, 2004.
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[14]
Voir sur ce point mon article « Deux tabous de la Nova Lingua Diplomatica européenne » (publié in Metula News Agency, 2 janvier 2004).
1Depuis les années 1980-1990, au tournant de la chute du mur de Berlin et de la réunification des deux Allemagnes, certains observateurs attentifs prévenaient très lucidement de la montée d’un climat idéologique malsain au sein des élites dirigeantes allemandes – et par conséquent européennes –, marqué par une bizarre espèce de « révisionnisme », une espèce particulière, sensible chez les historiens allemands, à propos de la singularité ou de l’unicité de la Shoah. C’était ce qu’on a appelé le Historiker Streit, la « querelle des historiens ». Ce signal d’alarme était crucial dès les années 1990, parce qu’il diagnostiquait déjà dans les élites dirigeantes de l’Europe les prodromes de la situation qui allait se faire jour entre 2000 et 2004, et qui est toujours actuelle. Voilà pourquoi il semble important d’y revenir un instant, pour comprendre en quoi le soi-disant « nouvel » antisémitisme est bien issu des élites européennes, dans le cadre de la problématique de l’Europe, de son histoire et de sa construction, et mis en acte stratégiquement par elles, et non pas seulement le fait de marginaux politiques, de comiques frustrés ou d’immigrés islamisés des banlieues.
2Habermas, qui déclencha la controverse le 11 juillet 1986, dénonçait les tendances néfastes qu’il percevait, à l’époque, comme venant d’un « néo-conservatisme » culturel européen [1]. Soyons tout d’abord clair sur ce terme de « néo-conservateur ». Celui-ci, le Neukonservatismus allemand, n’a rien à voir avec celui des « neoconservatives » américains, qui sont juifs pour beaucoup (Leo Strauss, Allan Bloom, Irving Kristol, Nathan Glazer, Norman Podhoretz, Daniel Bell, etc.), pro-Israël, et pour la plupart issus de la Nouvelle Gauche, au point qu’on a pu les qualifier de « trotskistes de droite » car leur internationalisme démocratique offensif rappelle la « révolution permanente » de Trotsky ! Ces « néo-cons » américains sont également des néo-libéraux faisant, comme on le sait, « allégeance conditionnelle » à l’État libéral, et surtout ils ne sont absolument pas schmittiens – au sens d’une Machtpolitik euro-continentale, c’est-à-dire d’une Großraumpolitik théorisée par Carl Schmitt, qu’on appelle aujourd’hui la « construction » européenne – comme l’est le Neukonservatismus allemand (voir le débat Léo Strauss-Carl Schmitt). Donc, pas de confusion. Dans les nouvelles attitudes historiennes développées par le Neukonservatismus allemand, il ne s’agissait pas non plus de ce révisionnisme factuel et vulgaire, radicalement négationniste, qu’on connaissait en France avec les émules des Garaudy et Faurisson. Il ne s’agissait pas de « nier » les chambres à gaz et la politique de la « solution finale » de Hitler. Il s’agissait plutôt d’une forme de révisionnisme assez hypocrite, non pas factuel mais historico-moral, plus intelligent et « convenable », relatif à l’orientation de la mémoire plus qu’à la réalité des faits, déjà alors bien dans le ton de l’antisémitisme européen d’aujourd’hui, qui, sans se mettre frontalement en porte à faux avec leur existence, prétendait, par exemple, seulement rendre « compréhensibles » (et donc « rationnels » – quant aux buts) les crimes nazis – néanmoins toujours caractérisés comme d’horribles crimes…
3Ainsi, les ramenant à leur statut épistémologique d’objectivité historique, on parvenait à « réduire » ces faits définitivement troublants pour la conscience universelle. Ils devenaient intelligibles en tant que réaction à la terrible menace qui pesait sur l’Allemagne, c’est-à-dire, selon eux, au danger exterministe qu’aurait représenté alors l’invasion des hordes asiates-bolcheviques sur l’Europe civilisée. Dans ce type de révisionnisme, c’est l’objectivité même des faits de la mémoire qui sert à en désamorcer la virulence. On suggérait subsidiairement, qu’après une déclaration de Chaïm Weizmann selon laquelle les Juifs du monde combattraient avec l’Angleterre, Hitler n’était pas juridiquement injustifié de les considérer comme belligérants et de les interner. Et de toute manière, Auschwitz n’aurait guère été plus qu’une contre-copie de l’original en la matière, le prototype du camp d’extermination, qui était en réalité le Goulag, premier assassinat de masse pour raison d’appartenance à un groupe social ou national. Le Goulag, sans excuser Auschwitz, le relativisait ; le modèle primait la contre-copie. Bref, il s’agissait, en donnant la justification rationnelle rétrospective d’un regard historien apaisé et objectivant, de « désingulariser » la Shoah, et surtout de renouer les fils d’une l’Histoire allemande fâcheusement interrompue, par-delà la parenthèse refermée de la « guerre civile » continentale qu’avait été – d’un bloc – l’épisode nazi-bolchevique du xxe siècle [2]. Il fallait, autrement dit, absolument « réhistoriciser » le nazisme, c’est-à-dire le dissoudre dans la compréhension historique, et ainsi dé-moraliser sa condamnation, afin de lever l’insupportable stigmatisation de l’identité nationale allemande, laquelle n’avait que trop duré… C’était aussi, déjà, mettre en avant l’idée d’une continuité de l’identité culturelle européenne, qui franchissait le gouffre ouvert par la rupture de la « défaite » de 45, identité dont les Allemands se présentaient comme la sauvegarde et les défenseurs traditionnels et trans-historiques (parce qu’au cœur du continent, puissance du « Milieu » : Mittel), par-delà ses infortunes.
4On met ici le doigt sur l’un des enjeux les plus cachés de l’histoire actuelle de l’Europe, à savoir ce qu’il faut appeler la « guerre des mémoires », comme Paul Ricœur* parla jadis d’un « conflit des interprétations [3] ». Or l’histoire ne peut avancer que par des mécanismes à la fois plus subtils et monumentaux, qui mettent en jeu non seulement des « points de vue » – comme dans les conflits d’interprétation – mais encore la continuité du temps successoral, à travers l’« enchaînement » des légitimités et la captation ou le « détournement » des mémoires, ce qui implique parfois leur altération, défiguration, voire damnation. Car c’est la mémoire qui est le véritable matériau – un matériau identitaire – avec lequel travaille en réalité l’histoire.
Erase memory : le fardeau de la mémoire juive
5J’ai évoqué l’idée de parenthèse, et c’est effectivement de cette « humeur » et de cette vision historique initiée par le néo-conservatisme allemand que se réclament les partisans de la théorie « parenthésiste » concernant l’État d’Israël, théorie qu’on a pu évoquer traînant dans certains milieux proches du pouvoir en France. Ce n’est nullement par hasard, il s’agit des courants d’un souverainisme de grande puissance européenne [4]. Ils sont en effet d’essence franco-allemande. La théorie parenthésiste, lorsqu’elle ne concerne stricto sensu que l’État d’Israël, considéré comme une « entité sioniste », un corps étranger historiquement provisoire, voué à disparaître au bout de quelques années, à l’instar du Royaume franc de Jérusalem (1099-1291), cette doctrine implique logiquement une stratégie de délégitimisation de l’État juif en droit international, de telle manière qu’elle parvienne au point où elle peut détricoter sa « reconnaissance » par le vote de l’ONU en 1948, cette légitimité internationale étant considérée comme n’ayant eu qu’une portée limitée dans le temps (par exemple la période de la génération de l’immédiat post-Shoah). L’efficacité, ensuite, de la propagande assimilant la violence israélienne au nazisme, ce « travail » pervers sur la mémoire, se situe d’ailleurs exactement là, car pour défaire une légitimité tout spécialement ancrée dans la mémoire de la Shoah, c’est le crédit associé au statut spécifique de victime-de-la-Shoah qu’il faut épuiser, et même annuler ou – mieux – inverser si l’on peut.
6Mais pour comprendre toute la portée de la logique de ce parenthésisme, il ne faut pas l’isoler comme visant singulièrement l’État d’Israël. Il faut l’envisager comme l’attitude inhérente à la nécessaire réforme de l’auto-représentation d’une Europe ayant décidé de tourner la page d’un passé pour elle funeste, afin de se reconstruire à nouveau comme Weltmacht, comme « puissance mondiale ». Il s’agit d’abord d’un rapport de l’Europe à elle-même, avant d’être un rapport de l’Europe à Israël. Après avoir scellé la réconciliation des ennemis héréditaires franco-allemands (et ainsi « aboli » la guerre intra-continentale), et après s’être dûment acquitté des repentances d’usage et autres monuments et musées commémoratifs, l’Europe veut clore enfin la « parenthèse » regrettable de cette période criminelle de sa propre histoire, pour écrire enfin le chapitre tout neuf de l’Europe des générations nouvelles, innocentes, sur une nouvelle page vierge, la dégrevant d’une mémoire coupable et paralysante.
7Il y va, avec ce dégrèvement, de l’enjeu décisif que représente la nouvelle « conscience de soi » européenne, spécialement adaptée à la troisième génération après la Shoah (celle pour qui la mémoire n’a plus de supports vivants du témoignage). Cette période à parenthéser est d’abord et avant tout – mais pas seulement, comme on va le voir – celle d’un crime de masse, difficile à porter pour la mémoire des générations futures [5].
8L’éclatement au grand jour d’une attitude, jusqu’ici semi-officieuse et clandestine, consistant à vouloir enfin définitivement refermer et clore cette pénible parenthèse – ce pénible chapitre du récit – de l’Histoire européenne, est contemporain des déclarations troublantes de certains intellectuels qui s’insurgèrent contre ce que pouvait avoir pour eux d’insupportable la revendication juive d’un devoir de mémoire – selon l’expression de Primo Levi –, c’est-à-dire la perspective inassummable d’une perpétuation indéfinie de la culpabilité, du fardeau écrasant d’une perpétuité du souvenir traumatisant d’Auschwitz. Que n’appelle-t-on à la réconciliation, sinon à l’oubli ?
9Cela arriva aux alentours d’une conjoncture et dans un climat marqués par le procès Papon et l’éclatement du scandale des avoirs juifs silencieusement détournés par les banques suisses. Il semblait là que le Congrès juif mondial s’attaquait à l’Europe. On a commencé alors à suggérer qu’en s’attaquant ainsi à la banque européenne, en dénonçant les mensonges de la pseudo-neutralité helvétique, et en remettant en question les compromis douteux de l’administration de l’État français avec le personnel de Vichy, les Juifs dépassaient décidément la mesure, rompaient violemment le consensus européen, ils allaient trop loin, ils exagéraient ! C’est à cette période que les premiers signes du « nouvel » antisémitisme commencèrent à se manifester en Europe. Cela n’avait strictement rien à voir avec le « conflit » proche-oriental, et il n’y avait pas encore la moindre trace d’islamisme en Europe.
10Il faut d’ailleurs dire que cette expression de devoir de mémoire est ambivalente, car elle pourrait s’entendre de deux façons. À qui s’adresse le dit devoir ? Il pourrait aussi bien signifier que, pour le sujet moral universel, le devoir s’adresse à lui-même (au sens kantien : Tu dois), ou bien que, selon une tout autre signification, la vie et la culture européenne sont pour l’avenir chargées du fardeau d’une dette inextinguible que sa mémoire-obligation doit indéfiniment aux victimes (les Juifs). Devoir moral ou devoir-dette ? Parce que ce devoir de mémoire paraissait boucher l’avenir de l’Europe, il mettait déjà une certaine opinion européenne exaspérée, qui n’attendait plus que les « signaux positifs » de renforcement, en état de libre disponibilité pour l’exécration d’Israël.
11Le premier à avoir fait éclater cette « révolte » européenne contre le devoir de mémoire est Paul Ricœur, dans un… mémorable article publié dans Le Monde : « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », le 15 juin 2000 [6]. Ricœur y distinguait notamment trois sortes d’entraves à la mémoire, et trois types de mémoires : la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, et, last but not least, la mémoire obligée, et il mettait vivement en garde contre une obligation ou un commandement qui contraindrait la mémoire : « Je veux dire combien il importe de ne pas tomber dans le piège du devoir de mémoire », écrivait-il. Ricœur considère que le devoir de mémoire – la mémoire « obligée » – est donc un « piège » car, par la modalité de commandement et d’impératif qui la surplombe, ce devoir ferait violence à la liberté d’exercice de l’anamnèse historique, et risquerait d’en biaiser l’objectivité [7].
La descendance légère des européens et le principe d’irresponsabilité
12Avec ce cri du cœur, qu’on pourrait plus vulgairement reformuler et résumer d’une apostrophe excédée : « Lâchez-nous la mémoire ! », Ricœur exprime sa révolte contre le dit « devoir » revendiqué par les Juifs. Le piège que semble craindre Ricœur est que le peuple juif ne s’enferme dans la prison d’une identité obsédée par le souvenir – un souvenir unique dans les annales de l’humanité –, le souvenir d’un malheur absolu. Et aussi qu’il ne s’arroge, du fond – ou du haut – de cette singularité dans le malheur – laquelle l’amènerait subsidiairement à oblitérer celui d’autrui –, les privilèges exorbitants d’une position de victime définitive – de victime « absolue ». Car à partir de ce site moral unique que leur vaut la singularité (Sonderbarkeit) incomparable de leur malheur, les Juifs, craint-il, s’exempteraient des normes et valeurs communes de l’humanité, c’est-à-dire de la justice et de l’équité. Et surtout, ils pourraient exercer depuis cette position inexpugnable un ascendant moral-victimaire absolu sur la descendance de leurs anciens bourreaux. Terrible perspective : un ascendant moral juif sur la descendance européenne ! Entre la mémoire de la descendance des victimes et celle de la descendance des bourreaux, peut-il seulement y avoir un partage en commun, une mesure commune, ou une quelconque symétrie ? Comment cela peut-il faire une mémoire commune de l’humanité, sinon à partir d’une objectivation, certes désolée, mais définitivement dégagée et désengagée ?
13Ricœur formulait néanmoins sa crainte d’une façon strictement unilatérale, témoignant d’une scission et d’une divergence dramatique de ces deux mémoires. D’un côté, par ses effets, une culture de la mémoire du malheur formerait un « piège » qui se refermerait sur la descendance des seules victimes, murées de la sorte dans leur obsession singulière. Ricœur prophétise ainsi le danger : « refermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier, la figer dans l’humeur de la victimisation, la déraciner du sens de la justice et de l’équité » (il faut souligner le mot « déraciner » car c’est un mot lourd). Une (mauvaise) humeur juive « figée » ! Cela n’est pas sans rappeler certain schéma chrétien face au judaïsme… La question de l’humeur rejoint ici celle du ton ! Kant n’écrivit-il pas un opuscule intitulé « D’un ton grand-seigneur adopté naguère en philosophie » (erhobener Ton = qui le prend de haut, grandiloquent) daté de 1796 ? Ricœur lui, regrettant que les juifs ne figent leur raison dans le béton de leur passion douloureuse, redoute que, de là, ils ne haussent leurs jugements sur les hauteurs de ce qu’on pourrait appeler, en parodiant Kant, le « ton grand-malheur » de leur destin si funeste.
14Mais on voit que pour Ricœur, ce n’est pas tellement en tant que mémoire du malheur que celle-ci isole ses héritiers incapables de s’en libérer, comme d’une indépêtrable guigne métaphysique qui leur colle éternellement à la peau. C’est plutôt parce que, victimes redoublées car victimes de leur mémoire de victimes, les Juifs risqueraient de tomber dans ce second et vrai malheur – qui est le véritable piège celui-là ! –, c’est-à-dire d’être pris à leur propre piège de ne pas pouvoir oublier parce qu’incapables de pardonner, d’être victimes de leur propre mémoire comme inaptitude au pardon, et ainsi de s’exclure de la condition humaine commune (originairement coupable-et-pardonnée), et, comme dit Ricœur, se « déraciner du sens de la justice ». Tel est pris qui croyait prendre ! Nouvelle, et étonnante version du déracinement juif, Simone Weil est surclassée ! Car cette situation problématique dans laquelle on plaint les Juifs de sortir de l’humanité commune n’est pas encore sans rappeler un schéma de pensée dans lequel la commisération charitable à leur endroit est indissociable d’une grave accusation métaphysique. Cette fois, c’est la mémoire de leur malheur identifiée à un ressentiment [8], humeur figée qui exclut les Juifs des « normes et valeurs communes » de l’humanité. À l’injonction juive inconditionnelle : « Souviens-toi ! », le post-chrétien nietzschéen européen répond par une autre injonction inconditionnelle : « Pardonne ! Oublie ! » Deux inconditionnalités incompatibles. Ainsi, cette seule mémoire obligée dont ils seraient en fait seulement véritablement victimes entraînerait les Juifs hors de l’équité et de la justice ! (Hors de l’équité ? Hors de la justice ? Comment ça ? À quoi pense ici Ricœur ? Manquent-ils d’équité envers les coupables de la Shoah, ou bien était-ce en direction d’Israël et des Palestiniens que déjà, en juin 2000 (!), il fallait regarder en suivant le regard, ou le doigt allusif mais déjà accusateur de Ricœur ?)
15On n’est pas, en outre, sans noter ici la récurrence du schème de la « refermeture », qui vaut tout aussi bien de la mémoire, comme des pièges et des prisons, voire des « murs de la honte » (cf. le titre du livre de Jean Daniel : « La Prison juive »), et surtout des… parenthèses, entre et à l’intérieur desquelles un accès à l’horreur a été, très provisoirement, ouvert à l’aperception [9], pour être donc récemment refermé.
16Cette crainte d’un ascendant moral indéfini du peuple juif sur l’insoutenablement légère descendance des Européens s’exprime à demi-mot dans ce passage de Paul Ricœur, qui lâche son avertissement : « Il ne faudrait pas toutefois qu’une nouvelle intimidation venue de l’immensité de l’événement et de son cortège de plaintes vienne paralyser la réflexion sur l’opération historiographique. » L’opération historiographique ? L’historien allemand Ernst Nolte, qui pensait écrire après la « seconde phase de l’après-guerre » de l’interprétation historique condamnant moralement le nazisme, interprétation soupçonnée par lui d’avoir été « écrite par les vainqueurs », était partisan, en 1980, d’une reconception globale de l’histoire du IIIe Reich dans une « nouvelle perspective », qui en expulse l’écriture des vainqueurs (américains ou juifs… – ? –). Et il avait déjà mis l’accent sur sa volonté de supprimer ce qu’il appelait « la virulence négative d’un fait historique », dans la mesure où elle « représente une grande menace pour la recherche » [10]. Ricœur partage donc avec Nolte la crainte que « la plainte juive » ne menace la recherche historique. Cela ressemble fort – ou je me trompe – à une accusation inversée et « préventive » de… révisionnisme ! Mais par-delà l’occasion d’une défense jalouse des garanties de l’objectivité du jugement historique, il n’est pas difficile de voir s’esquisser ici la pensée, vite promise comme on le sait maintenant à un beau succès, selon laquelle la victime, en tant que victime, c’est-à-dire de sa place même de victime, se retrouverait bientôt le bourreau de son bourreau, en un renversement stupéfiant qui n’a rien à envier à la dialectique hégélienne du Maître et de l’Esclave. Cette figure permet de contourner l’impasse du révisionnisme pur et simple. Il suffit de dénoncer l’image tyrannique de la victime récriminatrice ! En voyant s’avancer cette image du Juif en « victime-bourreau », en victime persécutrice, persécuteur parce que victime élevant une plainte terrible, Ricœur recule d’effroi. La victime juive tyrannique… Il craint déjà, pour l’Europe (et l’humanité entière), l’intimidation morale des Juifs.
17Or que signifiait une telle brutalité dans la déclaration d’indépendance de l’objectivité de la part de l’historiographie de Nolte à Ricœur, et cet avertissement contre la plainte douloureuse montée de la mémoire des victimes et contre le droit de juger que s’arrogerait cette mémoire revendicatrice et vindicative des Juifs ? Ce que cela signifiait mérite d’être soigneusement pesé. Si ce n’est pas du vulgaire « révisionnisme », mais l’esquisse d’un retournement en tu quoque de l’accusation préventive de révisionnisme, cela converge cependant tout à fait harmonieusement avec la volonté et l’humeur de liquidation et de prise de distance – eine Schadensabwicklung à fonction évacuatrice et intégrative, comme dit Habermas [11] – qu’on a vu les Historiker allemands adopter vingt ans avant. Cette humeur de liquidation, c’est une nouvelle humeur qui se fait jour en Europe, et il y a une antipathie des humeurs comme il y a des conflits d’interprétations. Car là aussi, comme l’exigeaient les historiens allemands au nom de la continuité rationnelle de l’Histoire de l’Allemagne, le protestant Ricœur prétend vouloir combler l’abîme moral de la Shoah par une rationalité égalisatrice et dépassionnée de l’« écriture de l’histoire ». Désormais c’est à une prétendue raison morale générale (j’évite sciemment le mot « universelle »), celle des « normes et valeurs communes » (Ricœur, ibid.), qu’il revient selon lui de tempérer la virulence insupportable de la mémoire nécessairement particulière des victimes d’Auschwitz. Mais peut-on maintenant venir reprocher aux victimes leur particularisme, alors que c’était précisément cette particularité qui les désignait comme victimes ? Car autant leur reprocher la raison pour laquelle ils ont été victimes, c’est-à-dire adopter finalement le « point de vue » de leurs bourreaux ! Ricœur, qui s’y connaît pourtant en « conflit des interprétations », n’accepte désormais de mémoire que contrôlée par un partage intersubjectif, un sens commun gouverné par une raison réconciliée [12]. Or cela a un prix.
18Mais reportons-nous quelques années plus tôt chez les Historiker. Il suffit d’entendre leur défense d’une historiographie du IIIe Reich libérée de « l’écriture des vainqueurs », parce que celle-ci se heurte aux intérêts de ceux qui ont précisément besoin de cette « virulence négative ». Qui, selon eux, a besoin de cette « virulence négative » ? Comme y faisaient déjà allusion ces Historiker en 1980, « une telle virulence prend en effet la dimension d’un mythe […], et cela précisément parce qu’elle peut être utilisée par un État comme une idéologie fondatrice, ou du moins fortement déterminante » (E. Nolte, ibid., p. 10). L’allusion est transparente, cela signifie que c’est la Shoah utilisée comme « mythe fondateur » de légitimation de l’État d’Israël, qui constitue l’obstacle épistémologique central pour l’historiographie sereine du IIIe Reich (et donc pour l’histoire et la conscience de soi historique de l’Europe). Au point qu’il est légitime de se demander si l’« antisionisme » contemporain – et non seulement le révisionnisme – n’en constitue pas, en toute rigueur logique, le développement conséquent, c’est-à-dire la clé logiquement déductible de la mise à jour de la mémoire européenne. Car c’est cette mémoire fondatrice de l’État d’Israël qui semble incompatible avec la restauration d’un rapport « positif » à soi de l’identité européenne (ce qui ne revient cependant pas à la thèse de Milner) [13].
19Autrement dit, il apparaît bien que ce néo-révisionnisme – que je distingue, en tant que néo-conservateur européen, du vulgaire négationnisme – soit en quelque sorte constitutivement d’« humeur » anti-israélienne dès le départ, et cela dans l’intérêt, non seulement d’une historiographie prétendument plus sereine, mais surtout de la pérennité repositivée de la mémoire européenne et de sa bonne humeur allégée. Il est requis par le nouveau rapport positif à soi de l’identité européenne. Et il y a continuité entre cette attitude allemande et celle de Ricœur. Sa grande crainte semble être en effet que la mémoire juive virulente ne « capte » à son profit et n’effectue une « cannibalisation » de la mémoire européenne, ne l’empoisonne. Il craint, de la part des juifs, une captatio memoriae, un détournement d’héritage de la mémoire historique de l’Europe.
20Mais ainsi, du coup, la mémoire impossible d’un outrage inhumain finit perversement par en exclure précisément ceux qui en ont été les victimes, car la seule mémoire acceptable pour l’humanité européenne future doit en défalquer ce qui en rend la charge insupportable pour elle [14]. De même qu’on parle en écologie de « développement durable » ou « soutenable » (sustainable development) comme seul développement possible parce que n’obérant pas ses propres conditions de maintien dans la durée, il faudrait parler ici de « mémoire supportable » comme seule mémoire viable, n’obérant pas ses propres conditions de prorogation, dans la mesure où elle n’empêche pas les descendants des criminels de continuer à vivre avec elle, et donc de continuer à la « garder »… Mais garder la mémoire européenne de la Shoah contre les Juifs ?… Il serait d’ailleurs urgent d’examiner en détail ces conditions de supportabilité imposées au legs de la mémoire juive en Europe !
Le devoir et la dette
21En fait, cette crainte de Ricœur vient de ce qu’il confond le problème moral avec le problème de la justice. Évidemment, le devoir moral du souvenir – qui vaut universellement pour tout être moral et de façon inconditionnelle – est une injonction spécifiquement morale, qui doit être distinguée d’avec la dette envers les victimes (les Juifs), laquelle ne vaut évidemment que pour ceux ayant perpétré le crime, et dont la portée conditionnelle doit faire l’objet d’une entente, parce que c’est un problème de justice.
22Il n’est pas indifférent que Ricœur en vienne, dans la foulée de cette confusion, à inverser l’égard dû aux victimes et à leur mémoire, en une exigence de brider leur pression morale. Car, n’en déplaise à Ricœur, le couple indissociable que forment le devoir universel du souvenir de l’inhumain, valant pour tout être moral, avec la mémoire particulière de l’identité juive qui réclame justice, ce couple a bien une supériorité morale sur le bien-être et la bonne humeur des citoyens européens. Et elle ne saurait en tant que telle aucunement perturber la sérénité des historiographes. Quant à l’égard et au respect dus aux descendants des victimes et à leur mémoire, ils prévalent bien en effet sur la tranquillité et le confort de conscience des descendants des criminels. Cette « inégalité » n’est que justice et équité. Il n’y en a point d’autre.
23Pour distinguer ici la morale et la justice, c’est-à-dire le devoir de mémoire et la dette aux victimes, il est bon, me semble-t-il, d’en délimiter les « noyaux » respectifs. À mon sens, voilà ce que l’expérience humaine de la Shoah est en droit de réclamer :
241. Moralement, il y a les leçons universelles du génocide et du crime contre l’humanité. Si elles ont une validité universelle, c’est parce que ces leçons sont universalisables, c’est-à-dire valables pour toute l’Humanité. Le devoir d’en garder la mémoire historique est donc nécessaire, impératif, c’est un devoir moral, pour toute l’Humanité, et par suite cela implique une série de conséquences valables pour tout le monde, concernant l’attitude à adopter vis-à-vis du racisme, du terrorisme, du totalitarisme, etc. Attitude à adopter ne signifie pas seulement vis-à-vis du racisme des autres, mais vigilance y compris vis-à-vis de ses propres démons. Et ici, le cas juif n’est qu’un exemple parmi d’autres (Tsiganes, Arméniens, Tutsis, etc., et Noirs), sa seule particularité étant d’être exemplaire.
252. Du point de vue de la justice, il y a la dette d’une intransigeance rigoureuse concernant la sécurité à assurer aux héritiers des victimes juives du crime européen, à savoir la sécurité du peuple juif et d’Israël, et une absence de la moindre équivoque dans la lutte spécifique contre l’antisémitisme (non diluée dans un « antiracisme » général). L’Europe doit à Israël de contribuer à sa sécurité. Cela, à mon avis, ne relève pas d’un – seul – devoir moral général qui interpellerait une Europe semblable à cet égard à toute l’Humanité (c’est-à-dire relevant du premier point), mais d’une véritable responsabilité spécifique et d’une dette spécifique que l’Europe – et elle seule – a contractée vis-à-vis du peuple juif et d’Israël (qui est l’axe de son existence comme peuple). Il s’agit d’une relation particulière entre l’Europe et Israël en particulier. Ici le rapport aux Juifs n’est pas du tout d’exemplification ou d’exemplarité, c’est celui d’un objet de responsabilité.
26Ces deux « noyaux », universel et particulier, doivent être distingués. Mais l’universalisation (le point 1) n’abolit nullement la responsabilité particulière (le point 2), car s’il est vrai que les Juifs n’ont moralement aucun monopole de la morale, par contre, c’est à leur égard que l’Europe a contracté une dette unique. Or – et c’est tout le sens de cet article –, c’est précisément sur ce point que l’Europe n’a pas même commencé de « construire » son existence politique qu’elle paraît déjà être en faillite, elle qui a fait une guerre secrète à l’État juif. Elle est donc en défaut sur les deux points. Irresponsable et immorale. Il faut mettre cela en balance des récentes déclarations du président français et du chancelier allemand.
27L’expérience bouleversante qu’ont vécue les Juifs de France et d’Europe, depuis quatre ans de soutien européen à l’Intifada terroriste, ce que d’aucuns ont cyniquement nommé le « mal-être juif », est précisément l’expérience de cette trahison d’un devoir et d’une dette. En tant que Français et Européens autant qu’en tant que Juifs, ils peuvent ressentir l’amertume et la déception de cette trahison. Qu’un antisémitisme hypocrite et quasiofficiel ait pu resurgir en Europe soixante ans seulement après la Shoah, c’est une terrible défaite anticipée de l’Europe elle-même. C’est un signe de sa profonde corruption politique et morale.
Notes
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[1]
Jürgen Habermas, Écrits politiques, Éditions du Cerf, Paris, 1990. Trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz.
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[2]
Cf. Devant l’Histoire – Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, par un collectif d’auteurs. Introduction de Joseph Rovan, et préfacé par Luc Ferry, Éditions du Cerf, Paris, 1988. Voir notamment les interventions d’Ernst Nolte et de Habermas (trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz).
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[3]
Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations, Éditions du Seuil, 1969.
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[4]
Pour l’analyse de cette stratégie, je me permets de renvoyer ici à mon article « L’Anti-Schmitt – Du discours de la guerre au discours de la peste » (Compte-rendu critique de André Glucksmann, Ouest contre Ouest, Éditions Plon, 2003) in Institut Hayek, 2003.
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[5]
Comme on le sait, à l’observation des Verts, la préoccupation pour les générations futures est un élément déterminant de la culture politique allemande contemporaine.
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[6]
Cf. également : Paul Ricœur, L’Histoire, la mémoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. Voir l’épilogue.
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[7]
À l’inverse, dans la tradition juive, le souvenir est enseigné comme un devoir : Zakhor ! « Souviens-toi ! » Le peuple juif se veut à la fois le gardien d’une mémoire et d’une promesse, à la fois d’une « fidélité » et d’une « utopie », comme dirait Gershom Scholem.
- [8]
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[9]
Un bel exemple du droit d’accès désormais limité à cet aperçu historique sur l’horreur antisémite comme vérité du dernier siècle européen est la censure imposée par la chaîne de télévision TF1 à la retransmission, le 08-01-2004, d’une production télévisuelle américaine de Martin Winkler sur Hitler, la naissance du mal, qui a été soigneusement expurgée de toutes les parties mettant précisément en évidence l’antisémitisme de Hitler ! Manifestation exemplaire d’un droit d’accès limité des jeunes Européens à la mémoire européenne, une mémoire désormais soigneusement euphémisée et épouillée, comme je l’avais déjà constaté lors de mon analyse de la chaîne Arte.
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[10]
Cf. Historiker Streit, texte d’Ernst Nolte, trad. fr. p. 10. « Légende historique ou révisionnisme. Comment on voit le IIIe Reich en 1980 ».
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[11]
Schadensabwiklung, ce qui signifie : évacuation, règlement, liquidation des dommages, – cf. Habermas, Sur les tendances apologétiques dans l’historiographie allemande, dans le recueil sur la querelle des historiens allemands, trad. fr. Devant l’Histoire, Éditions du Cerf, 1988, p. 47-59.
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[12]
Un certain type d’herméneutique du « dialogue » et de la « médiation », de Hans-Georg Gadamer à Paul Ricœur, mériterait ici d’être interrogée dans son rôle d’occultation des menaces et de légitimation du statu quo international.
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[13]
Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, éd. Verdier, 2003. Dans ce livre, l’auteur prétend rendre compte en dernière analyse de la fatalité de l’exclusion d’Israël par l’Europe en vertu d’une métaphysique structuraliste du « pas-tout » qui proviendrait de ce qu’il appelle « l’impossible du rapport sexuel ». Pour une critique de ce genre d’explication « psychanalytique » des conflits géostratégiques, je me permets de renvoyer à mon article « Des limites des lectures psychanalytiques du conflit israélo-arabe », in Metula News Agency, 2004.
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[14]
Voir sur ce point mon article « Deux tabous de la Nova Lingua Diplomatica européenne » (publié in Metula News Agency, 2 janvier 2004).