Pardès 2005/1 N° 38

Couverture de PARDE_038

Article de revue

Figures de la barbarie

Pages 65 à 82

Notes

  • [1]
    François Hartog, Le Miroir d’Hérodote, Gallimard, Paris, 1980.
  • [2]
    Jean Starobinski, « Le mot civilisation », in Le Remède dans le Mal, Gallimard, coll. Essais, Paris, 1989.
  • [3]
    Cf. par exemple ses Migrations du récit sur le peuple Juif.
  • [4]
    Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969.
  • [5]
    Cf. Norbert Élias, La Civilisation des Mœurs, Calmann-Lévy, Paris, 1973.
  • [6]
    Cf. Joël Birman, « Aux frontières de la barbarie », in Civilisation et barbarie (sous la dir. de Jean-François Mattéï et Denis Rosenfield), PUF, Paris, 2002.
  • [7]
    Cf. Armand Zaloszyc, « Dégénérescences, une étiologie », in Le sacrifice au Dieu obscur, Z’éditions, Nice, 1994.
  • [8]
    Cf. Oswald Spengler, cité par Léo Strauss, in Nihilisme et Politique, Rivages, Paris, 2001.
  • [9]
    Cf. Charles P. Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle (1750), in Œuvres complètes (1820).
  • [10]
    Georges Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue, notes pour une redéfinition de la culture, Gallimard, Paris, 1971.
  • [11]
    Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, Paris, 1986.
  • [12]
    Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Le Seuil, Paris, 1972.
  • [13]
    Zygmund Bauman, Modernité et Holocauste, La Fabrique, Paris, 2002.
  • [14]
    Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, Gallimard, Paris, 1989.
  • [15]
    Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Albin Michel, Paris, 1996.
  • [16]
    Karl Jaspers, La Situation spirituelle de notre époque, Desclée de Brouwer, Paris, 1952.
  • [17]
    Wladimir Yankélévitch, « La loi d’avalanche », in Philosophie morale, Flammarion, Paris, 1998.
  • [18]
    Cf. Léo Strauss, op. cit.
  • [19]
    Cf. Jeremy Rifkin, Le Siècle biotech, La Découverte, Paris, 1998. Voir aussi La mystique de l’ADN de Dorothy NelKin et Susan Lindee, Belin, Paris, 1998.
  • [20]
    Cf. Émission TV, « Ça peut arriver ! », du 2 octobre 2001. Chaîne française de TF1.
  • [21]
    Cf. Le Monde, 6 mars 2001, entretiens avec les sociologues du travail Olivier Schwartz, Stéphane Beaud, Michel Pialoux.
  • [22]
    Notre article, « Le Trafiquant et ses caves », Travailler n° 7, revue internationale de psychopathologie et psychodynamique du travail, Paris, 2001.
  • [23]
    Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La Vie sexuelle, PUF, Paris, 1969.
  • [24]
    Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, Robert Laffont, Paris, 1981.
  • [25]
    Marc-Édouard Nabe, Une lueur d’espoir, Éd. du Rocher, Monaco, 2001.
  • [26]
    Charles Melman, « Enfin une jouissance nouvelle : la nécroscopie », in Art Press, mai 2001.
  • [27]
    Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, Grasset, Paris, 2000.
  • [28]
    Cf. Gabriel de Tarde, Les Lois de l’imitation, Kimé, Paris, 1993.
  • [29]
    Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, L’Âge d’homme, Lausanne, 1973.
  • [30]
    Pierre Legendre, De la Société comme Texte, Fayard, Paris, 2001.
  • [31]
    Cf. sa préface à Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, PUF, Paris, 1995.
  • [32]
    Lire ainsi le commentaire « Le Roman secret » de Marie Moscovici, en préface à L’homme Moïse et la religion monothéiste.
  • [33]
    Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Gallimard, Paris, 1970.
  • [34]
    Cf. Joël Birman, op. cit.
  • [35]
    La Rochefoucauld, Saint-Évremond, Mirabeau, par exemple.
  • [36]
    Cf. Joël Birman, op. cit.
  • [37]
    Paul-Laurent Assoun, L’Entendement freudien, Gallimard, Paris, 1984.
  • [38]
    Cf. son article de 1940 « Rational and irrational elements in contemporary society ».
  • [39]
    Sigmund Freud, Œuvres complètes, vol. XIII, PUF, Paris, 1988.
  • [40]
    Richard L. Rubinstein, The Cunning of History, Harper, New York, 1978.
  • [41]
    Cf. Jacques Lacan, « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », in Autres écrits, Le Seuil, Paris, 2001.
  • [42]
    Cf. Theodor Adorno, « Éduquer après Auschwitz », in Modèles critiques, Payot, Paris, 1984.
  • [43]
    Cf. Jean Pinatel, « Criminologie clinique et personnalité criminelle », in La personnalité criminelle, Éres, Toulouse, 1991.
  • [44]
    Cf. Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Minuit, Paris, 1967.
  • [45]
    René Girard, La Violence et le sacré, Bernard Grasset, Paris, 1972.
  • [46]
    Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, in Œuvres complètes, vol. XVI, PUF, Paris, 1991.
Veilleur où en est la Nuit ?
Isaïe, XXI, 11-12

Prolégomènes

1Tout commence avec Homère. Barbarie est un mot venant d’une onomatopée utilisée à l’origine pour décrire le langage incompréhensible des Cariens du sud-est de l’Asie mineure. Bien que nulle part Homère ne parle de « Barbares ».

2Plus tard le mot fut appliqué à tous les peuples qui ne parlaient pas le grec, et s’étendit aux Perses. Au début du ve siècle avant l’ère commune, le mot finit aussi par avoir une signification culturelle plutôt que simplement linguistique. Il s’appliquait à tous les peuples vivant hors des sphères de domination des Cités-États grecques, parlant ou ne parlant pas le grec [1].

3C’est à cette époque que commencent à s’établir les notions de Barbarie et de Civilisation, ne se définissant que par leur relation, dans une logique d’opposition et d’exclusion [2]. Logique qui les articulera durablement au cours de l’Histoire, comme une de ces régularités discursives, notées par Jean-Pierre Faye [3] et explorées par Michel Foucault [4]. Les Barbares, donc, n’étaient pas les Civilisés. Leurs traits étaient la « lâcheté », la « cruauté », la « traîtrise », et l’« incapacité de se maîtriser ». Le monde se divisait dorénavant entre les Grecs et leurs vertus et les barbares et leurs vices.

4Cette distinction demeura – malgré les remarques d’Eratostène (livre II, Geographia) qui avait proposé de ne pas opposer Grecs et Barbares, mais bons et mauvais : « Il y a des Grecs mauvais et des barbares bons. » Les Romains à leur tour adoptèrent le mot de barbare, et ils l’étendirent à tout ce qui n’était pas grec. Et romain, bien sûr !

5Puis vinrent les invasions « barbares ». C’est-à-dire étrangères, hors du limes, qui traversèrent les frontières romaines aux ive et ve siècles de l’ère commune, pour finir par abattre l’Empire romain d’Occident. Wisigoths, Ostrogoths, Vandales, Huns. Des invasions pas seulement étrangères, mais terriblement dévastatrices. Et chez les chrétiens « barbarus » équivalut dès lors à « gentilis » et à « paganus ». Le « civilisé » était dorénavant le « chrétien » pour de nombreux siècles.

6Avec la période des « Grandes Découvertes », l’opposition Civilisation/Barbarie va devenir un élément constitutif de la modernité de l’Occident. La « modernité » s’identifiant à la promotion du processus civilisateur et considérant la « barbarie » comme son contraire. Autour du xvie siècle à l’extérieur de l’Europe les incursions européennes se veulent civilisatrices des peuples du nouveau Monde, de l’Asie ou de l’Afrique, tandis qu’à l’intérieur de l’Europe la barbarie est conçue comme tout ce qui pourrait détruire la récente tradition civilisatrice de l’époque [5]. « Barbare » prend alors des valeurs figurées et affectives. On le dit de ce qui est « inculte » (1580), ou d’une personne « rude » et « cruelle » (1650). Au xixe siècle, après que le xviie siècle eut inscrit l’opposition Civilisation/Barbarie dans l’imaginaire théorique, la barbarie fut reconfigurée autour de la figure du Primitif. Articulée dans une lecture dorénavant hiérarchique de la Civilisation, et les autres traditions culturelles furent subsumées au registre de la Barbarie. L’homme blanc occidental s’autodécrétait supérieur. Mais en même temps la figure du « primitif » fut réintroduite dans le champ de la civilisation. L’excès affectif, l’impulsivité démesurée, en en devenant la marque phénoménologique. Ainsi la « femme », l’« enfant », le « fou », rejoignirent le « primitif » [6]. Selon le nouveau paradigme évolutionniste darwinien, la barbarie – comme primitivisme – fut formulée par les rhétoriques de la Raison et mise au registre de la Nature, en tant qu’opposée au registre culturel. Ce déplacement est concomitant de la construction de la théorie psychiatrique de la dégénérescence de Morel [7], définie comme involution de l’espèce. La notion de Civilisation est verrouillée dans la construction d’un milieu spécifiquement humain, œuvre immémoriale du processus évolutif. La Barbarie n’a plus sa place.

7Transposé aux sociétés humaines, ce schéma les polarisa entre sociétés inférieures et sociétés supérieures [8]. Ces dernières étant celles qui avaient été capables de développer leurs potentiels civilisateurs. Entendus comme ceux de la Raison et de la Prouesse technique.

8À ce stade la métaphore de « barbarie » empile les strates de ses significations dans ses différentes époques. Elle est étrangère, cruelle, inculte, mal élevée, primitive, involutive, et surtout pas moderne. Ce sont celles de notre usage commun, souvent de connotation morale. Sûrement étaient-elles celles de tous ceux qui n’ont pas vu venir le coup du nazisme et de ses conséquences épouvantables. Et sûrement étaient celles de ceux qui, frappés d’effroi et de stupeur, devaient constater qu’on pouvait lire Goethe, écouter du Bach, et aller chaque matin à son office meurtrier à Auschwitz. De ceux, encore, qui ne voulaient pas savoir ou avaient oublié que « le plus malheureux effet de la politesse d’usage est d’enseigner l’art de se passer des vertus qu’elle imite [9] ». « Les fondements de la Culture humaniste, écrivait Georges Steiner, sont remis en question. C’est au cœur de l’Europe que s’est révélé le degré ultime de Barbarie jamais atteint par l’homme [10]. » En 1938, en manière d’indication testamentaire, comme une missive lancée vers l’avenir, Sigmund Freud nous pointait déjà dans L’Homme Moïse et la religion monothéisme, cette déconvenue : « Nous vivons un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la Barbarie [11]. »

9Prendre en compte l’incontournable événement du nazisme ne laisse pas d’autre alternative qu’un dilemme : faire ou ne pas faire le deuil des candeurs étiologiques, ossatures de vent, sur lesquelles s’est construite la modernité occidentale. La Barbarie a maintenant à être construite comme un concept autonome.

Signes contemporains et signaux actuels

10La volatilisation de l’idéologie nazie, après la défaite du régime hitlérien, garantit-elle que les sociétés contemporaines se trouvent à l’abri de risques du même type ?

11L’assertion d’Hannah Arendt dans Le Système totalitaire[12], selon laquelle « le nazisme comme idéologie avait été réalisé de façon si complète que son contenu avait cessé d’exister comme un ensemble de doctrines autonomes », pourrait bien pécher par optimisme. Elle n’exclut pas, déjà, la possible rémanence, sous forme fragmentée de certaines de ses figures langagières « chosifiantes ».

12En fait, il y a tout lieu de partager avec le sociologue Zigmunt Bauman [13] son anxiété diagnostique devant le fait « qu’aucune des conditions sociétales – et ajoutons : culturelles – qui ont rendu Auschwitz possible n’a véritablement disparu et qu’aucune mesure efficace n’a été prise pour empêcher ces possibilités et ces principes de produire d’autres catastrophes de même nature ». Et il y a tout lieu de retenir l’avertissement de Primo Levi [14], et d’en explorer l’intuition : « De nombreux signes, font penser à une généalogie de la violence actuelle, héritière de celle qui a régné dans l’Allemagne hitlérienne. »

13Ainsi la question générique des langages mortifères et des imaginarisations sociales destructrices doit demeurer, depuis le nazisme, une question de veille permanente, y compris par l’observation des sociétés démocratiques, post-période totalitaire. Il suffit pour cela d’écouter de quoi bruisse le monde, en se plaçant dans l’enseignement de Victor Klemperer [15], de même qu’en se reportant aux pages consacrées, dès 1930, à la question du langage et de la culture et à la dévalorisation des mots par Karl Jaspers dans La Situation spirituelle de notre temps[16].

14On y entendra la prolifération erratique, en mille signaux épars qui se renvoient, se confortent, se contaminent, et s’épidémisent dans la culture de masse, d’inductions mortifères, de lexiques et de syntaxes de destructivités thanatophiles. D’inductions mortifères aussi anciennes que réactualisées.

15Elles se propagent et se dupliquent selon une logique dynamique réticulaire. Et se déclinent, selon ce que Wladimir Jankélévitch appela Loi d’avalanche[17], en schèmes fonctionnels, effets sémantiques, implants lexicaux. Jusqu’à faire des standards en roue libre, et des prêts-à-penser à disposition. Les médias s’en font tout à la fois les informateurs, les vecteurs, et les acteurs. C’est selon. Mais surtout, de par la fonction qu’ils occupent dans les habitus de l’homme contemporain – Hegel disait déjà que la lecture du journal faisait office de la prière du matin – les médias sont moins un quatrième pouvoir qu’un office ordonnateur de sens, directeur de ballet des déplacements acéphales des masses.

16Nous commencerons par le Discours que tient la Science depuis sa fonction moderne substitutive au religieux, et liquidatrice des ressources de réflexions normatives que possédait celui-ci [18]. En constatant son réaménagement général en « techno-sciences », et la montée en puissance des sciences dites – par antiphrase bientôt – « de la vie ».

17Ainsi, par exemple, il rôde, autour de la propagande « biotech », sous le voile de bénignité euphémisante qu’impose le lien démocratique, quelque chose comme une langue de souveraineté et d’omnipotence qui s’agrippe à la biologie, des incrustations d’images chosifiantes, des projections de dépeçages de corps. Des expressions d’éleveurs de bétail : « matériel vivant », « qualité de l’embryon », « tri embryonnaire ». Éléments d’un vocabulaire en charnière dans la langue nazie qu’on trouve enkystés dans le jargon biologique. Des situations de manipulations industrielles d’entrepôts : transports et « traçabilité » de gamètes et d’ovules, stockage d’embryons, congélations de paillettes. Des fantasmes de médecins SS : ainsi la propagande « biotech » propose-t-elle à l’horizon le plus bénin de ses recherches – entre autres – la disparition du nanisme, de l’obésité, de la myopie, de la dyslexie, de la prédominance gauchère [19]. Tous traités en anomalie dérangeante, à éradiquer du paysage de l’interface humain. Après l’industrialisation de la mort, on passe à l’industrialisation mercantile du vivant. On disait autrefois : stériliser, écarter, éliminer, on dit certes aujourd’hui : corriger, anticiper, éviter, mais toujours la toute-puissance déteste le fatum, et les handicapés. Ainsi cette « selektion medizin » se promet-elle, et promet-elle une nouvelle « Gnadentod », une « mort miséricordieuse » pour les handicapés potentiels. Si miséricordieuse, cette fois-ci, qu’elle promet de leur éviter même la peine de naître… Et même s’il n’est pas certain qu’à l’épreuve des faits, la biologie arrivera à réaliser ce que les furies de la propagande « biotech » croient devoir annoncer, du moins leurs discours implicites, considérablement aggravés par les sollicitations particulières de leur traitement médiatique, se donnent un monde où le « faisable » l’emporte d’office sur le « souhaitable » ainsi que le soulignait Cornélius Castoriadis. Et ce d’autant plus que les scientifiques du « vivant » n’hésitent pas à le tripatouiller (bioengineering), à manipuler les filiations (PMA), ou pire encore (fabrications de chimères). Ainsi les implicites de la Science, que le xixe siècle avait installés comme un vecteur du progrès social et un allié de l’émancipation citoyenne et démocratique – implicites tant réels que fantasmatiques – lui composent un profil d’agent chosificateur de l’humain, vecteur culturel d’anomie, et dans ce cas potentiel amorceur de violence. Chaque jour la presse nous informe sous le titrage apologétique des nouvelles audaces aussi incroyables qu’inquiétantes qui s’accomplissent dans les laboratoires. Mais encore nous transmettent de bien curieuses affirmations sur l’inutilité prochaine de l’homme dépassé par des « robots pourvus d’affects » ainsi que nous en informe le quotidien Le Monde. En attendant, on parle parfois déjà dans les hôpitaux de « techniquer » un patient.

18Si nous nous tournons maintenant vers les rationalités de la science et de la pratique économique – en laissant, faute ici d’espace, les manières du management social, du marketing, voire des sondages qui toutes ressortent, avec plus ou moins de brutalité des logiques instrumentales et dominent un champ de plus en plus large des activités sociales (dans l’audiovisuel, l’« indice d’écoute » a remplacé l’auditeur), nous constatons non seulement qu’en transformant la vie humaine en valeur économique, en remplaçant davantage chaque jour la fonction théologico-politique du pouvoir par la rationalité chosifiante de la gestion, se réalise et se retourne en cauchemar la formule saint-simonienne de « remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ». Mais de surcroît – par logique – elles poussent à la gangstérisation les pratiques entrepreneuriales.

19Ainsi les conseils d’administration des grandes entreprises défendent allégrement le « share older value », ou trafiquent dans la démesure les bilans comptables (cf. les sociétés Eron, Vivendi, etc.). Les patrons sont requis d’être des « winners », ce qui est bien dans leurs attributions, mais pour cela honorés d’être des « killers ». Et leurs employés trouvent leur promotion dans leur propre disposition à suivre cet étendard. Il arrive même que l’on recoure à des officines de « nettoyeurs » (on appréciera leur surnom…), chargées de harceler par la pression et le chantage (« ce qui marche bien, c’est la rumeur de pédophilie », dit un de ces « nettoyeurs ») [20], des employés à licencier, dont il est moins coûteux, pour la direction de l’entreprise, qu’ils finissent par abandonner leur poste, que de leur payer des indemnités de licenciement.

20Dans ce registre, le rapport que crut pouvoir s’autoriser de remettre au gouvernement tchèque, le producteur de tabac Philip Morris – par ailleurs fortement soupçonné d’organiser lui-même, avec des groupes mafieux des Balkans, la contrebande de cigarettes – en dit long sur le degré d’indifférence criminelle en vogue. Et nous laissons l’affaire du « sang contaminé », celle de « la vache folle », et le massacre du bétail atteint de fièvre aphteuse, avec ses images complaisantes de charniers et de bûchers en ouverture des journaux télévisés.

21Mais le mouvement ouvrier lui-même, qui autrefois n’envisageait aucun de ses combats revendicatifs sans construire autour d’eux des élans de solidarité identifiante (pensons aux grèves des mineurs de 1963, ou à la lutte des employés des horlogeries Lipp, après 68), pratique aujourd’hui facilement la « prise en otage » des usagers, dans certains de ses mouvements catégoriels comme levier de chantage vis-à-vis de la classe politique. Il faut prendre encore comme un symptôme de délitements que la même semaine durant laquelle à Londres sont arrêtés des terroristes préparant – paraît-il – un attentat à la ricine en perspective de réaliser un meurtre de masse ; dans les Vosges, les employés de Dawoo Orion, pour des motifs probablement justifiés, menacent néanmoins de déverser des produits chimiques très toxiques dans une rivière, le Chiers, alimentant en eau plusieurs agglomérations en aval. Sans doute les sociologues du travail décèleront là un effet de « l’ampleur du discrédit de la condition ouvrière » dans l’opinion, une « disqualification de la condition ouvrière, la « perte de visibilité collective et de la puissance collective du monde ouvrier », et par conséquent « une dégradation des solidarités ouvrières » [21]. Il faut bien observer que le décrochage du prolétaire de la galerie de portraits des princes du social – ce prolétaire qui fut, durant près d’un siècle, l’insigne social de l’héroïsme, l’emblème de la virilité bâtisseuse, le « serviteur souffrant » de l’exploitation, le mythique porteur des promesses de la réconciliation humaine – que ce décrochage se produit tandis que le trafiquant à l’horizon découpe sa silhouette de la multitude des anonymes interchangeables des démocraties de masse [22].

22Fort de l’incroyable énormité des flux de capitaux issus de l’« économie noire » des trafics internationaux (selon des évaluations du FMI : entre 800 et 2 000 milliards de dollars blanchis chaque année, recyclés dans les circuits économiques et financiers ordinaires ; porté par l’économie des imitations identifiantes de la « psychologie collective », dans le prolongement de l’attrait fasciné qu’exercent, dans l’enfance sur les autres les petites frappes de cours de récréation ; hissé parfois par la publicité au rang d’expert de la qualité de produits mesurés à l’étalon de ses prouesses, le trafiquant profile ses postures de plus en plus cernées. Côtoyé au bas des cages d’escalier des immeubles des banlieues des grandes cités ou au surplomb des ruelles des favelas, croisé aux coins des rues dont il bat le pavé, dans les fêtes de la jet-set et les cocktails du show-biz, ou les antichambres de la décision des Maîtres, imaginarisé à travers les productions cinématographiques de masse (cf. Le Parrain, Aniki mon frère) et des séries télévisuelles, le trafiquant – petit dealer délinquant, moyen caïd gangster, ou grand boss narco-capitaliste – habillé d’un charisme de violence, tend à incarner aujourd’hui ce criminel qui sait « tenir éloigné de lui tout ce qui amoindrit le moi », évoqué par Freud dans son essai sur le narcissisme [23]. Émergeant du brouillard infantile de la Culture du narcissisme[24], se subroge au héros messianique de la révolution sociale un criminel, assez visible et suffisamment clandestin pour pouvoir être magnifié. Au Mexique déjà, les hymnes populaires qui chantaient la gloire de Pancho Villa et d’Emilio Zapata ont réadapté leurs paroles pour substituer aux noms des héros de la révolution mexicaine, ceux des plus célèbres trafiquants du pays. Et tandis qu’on distribue en France, dans les lycées, des brochures de prévention contre l’usage des stupéfiants, l’essaimage lexical du vocabulaire lié au trafic de drogue affiche ses nouveaux référents. Sur les murs du métro parisien par exemple, pour la promotion d’une université d’été : « Cet été continuez à vous doper au savoir, passez aux sciences dures. »

23Nous pourrions encore dans un autre domaine évoquer la campagne de lancement du magazine parisien branché, « trash libertaire » : Technikart. Son affiche – insérée jusque dans le Télérama des chaumières du « political correct » – graffitait un « Place aux Jeunes », sur l’image d’une paire de ciseaux sectionnant le tube d’une perfusion. Évoquer encore le principe même du « Maillon faible », jeu télévisuel, et son animatrice habillée en maîtresse SM et son « korrekt » qui vient homologuer une bonne réponse d’un candidat, aux connotations sans équivoque. Ou bien l’écrivain français Guillaume Dustan, atteint par le sida, revendiquant dans Libération, en tribune libre des pages « rebonds », le droit inaliénable de copulation sans protection, dit : « barback ». Au risque sans importance pour lui de contaminer ses partenaires de rencontres. Ou aussi Renaud Camus, pourfendeur de la présence de Juifs à l’antenne de France-Culture, radio nationale, et simultanément de très libérale indulgence pour l’inceste, dans ses derniers écrits. Ou encore, cette juriste, Marcella Iacub, promue « Diva » à répétition de Libération et du Monde, bataillant, dans un formalisme ultra libertaire, pour le droit inaliénable à la prostitution libre, sans vouloir connaître la réalité mafieuse des trafics humains derrière ; revendiquant pour les femmes la liberté de consommer les hommes – le mot est clair et éclaire –, comme les hommes consommeraient les femmes, voire de multiplier en une fois le nombre de partenaires sexuels, tandis que pendant ce temps la rumeur des banlieues nous apporte l’écho de la pratique des « tournantes ». Qui soutient les virtualités de l’ » exogénèse » aux côtés des mouvements homosexuels radicaux, comme conquête à venir de la femme. Et qui dans un séminaire au CNRS, autour de la question du PACS, à la question de savoir comment les homosexuels revendiquant le droit de parentalité allaient nommer les parents géniteurs d’enfants à concevoir encore à ce jour entre un homme et une femme, proposa instantanément et très logiquement le nom : « les fabricants ».

24Ce relevé pourrait se poursuivre sur de nombreuses pages ; il est à somme ouverte. Juste pour clore cette partie ajoutons à cet inventaire non exhaustif, loin s’en faut, la déclaration, depuis Hambourg (16 septembre 2001) du compositeur Karlheinz Stockhausen, à propos du 11 septembre 2001. Il s’agissait pour lui de « la plus grande œuvre d’art jamais réalisée » (« Dast ist das grübte Kunstwerk über haupt »). Il fut relayé quelques jours plus tard sur la télévision française par Marc-Edouard Nabe – compétiteur en vue pour occuper la place du bouffon Jean-Edern Hallier. Nabe déclara, à son tour, après avoir enfilé la parure obligée : « Je suis du côté des opprimés, des faibles, des humiliés », que le 11 septembre 2001 « était une œuvre d’art ». « Les soleils de feu semblent faire saigner le ciel. Cet orange éclaboussant le bleu ! C’est vangoghien [25] » (sic !). Ce même Marc-Édouard Nabe, dont le site internet proposa à la découverte de ses consultants le syntagme antisémite de « Busherie Kasher »… Mais qu’est-ce qui pourrait faire obstacle à ces obscénités, qu’est-ce qui pourrait venir empêcher l’invocation de l’art, à propos du meurtre de masse de 3 500 personnes, puisque, aussi bien, on peut faire aujourd’hui des expositions itinérantes et à grands succès d’authentiques cadavres mis en scène, dont l’eau des cellules est remplacée par des résines époxy. Grâce aux bons soins du Dr Ghunter Van Hagen, une nouvelle perversion pourrait bien être née, à ajouter au Pathologia sexualis de Kraff-Ebing : la nécroscopie[26]. Perversion qui a sûrement de beaux jours devant elle, de snuff-movies en diffusion, « sous le manteau » du fanatisme politico-religieux, de cassettes vidéo d’égorgements et de décapitations d’otages. Les snuff-movies ne sont plus un délire de l’imagination, s’ils le furent, mais quelque chose d’aussi tangible que les polissonneries filmées des temps du cinéma muet.

De l’affectation rebelle

25Nous avons évoqué la figure émergente du Trafiquant, comme nouvel acteur social, et comme nouveau personnage mythologique en voie de se substituer à celui du prolétaire. Il en est un autre en cours de constitution mythique. Il ne s’agit pas du Terroriste, qui en est un troisième, et sur lequel s’il y a encore beaucoup à analyser, beaucoup commence à être dit. Nous nous contenterons de noter les connexions opérationnelles, mimétiques, avérées entre le terroriste et le trafiquant. Et d’observer les indulgences souvent secrètement fascinées, niées dans ce cas sous une hypocrisie de circonstance, qu’a pour le terroriste, le Rebelle, dans ses affectations.

26L’affectation rebelle est d’abord un ensemble de manifestations repérées par Christopher Lasch sous le nom de « Culture du narcissisme ». Elles signent une culture immature d’adolescence infinie, dont l’« enfant-maître » et vieux à la fois semble incarner la royale référence. Adolescence infinie transformée par ses capacités épidémiques dans les comportements sociaux en « adolescentisme généralisé ». De l’« anti-aging » des femmes qui se « shootent » les rides au Botox, aux gamines prépubères qui prennent des airs de « grandes » en arborant des postures de Lolita de pacotille, en passant par les hommes dont les attachés-cases s’accommodent des patins à roulettes et trottinettes qui en deviennent le complément dénégatif. C’est pourquoi les médias ont déjà créé le mot-valise – en label sociologisant – d’adulescents. Cette affectation rebelle se sustente de la flatterie permanente dont la jeunesse fait l’objet dans les publicités chaque jour à la télévision, dans les émissions genre « loft », et les clips vidéo de MTV. Elle se soutient de la disqualification, dans l’après-nazisme, du Principe d’Interdit, dans la confusion politico-historique entre la figure du Léviathan et celle du Béhémoth. Entre la figure de l’État total coercitif et celle du chaos intégral du désordre mortel de l’absence de Loi. Une distinction d’héritage hobbésien. Confusion qui conduit dans l’analyse du phénomène nazi le fréquent établissement d’Eichmann en figure emblématique. Oubliant que le nazisme est une constellation criminelle, dont Goebbels, Himmler, Goering, Borman, Mengelé pouvaient chacun incarner de non moins crucial. Confusion dont la pensée contemporaine du politique reste tributaire et empêtrée. Conception inhibitrice, par répulsion réactive, de toute conception positive de la Sanction. Elle s’abrite enfin d’une idéologie des « droits de l’homme » qui semble gommer toute conception des « devoirs ».

27Au résultat, elle s’abandonne aux affres de l’insupportable de la frustration, estampillé par le « Jouir sans entraves » de Mai 68 et à l’insupportable de la contrainte, qui peuvent pousser à tuer pour une remarque d’autorité, voire pour un regard : « il m’a traité », « il m’a regardé », « il m’a pas respecté ». Crimes de lèse-narcissisme, car il n’y a pas d’offense minime pour la toute-puissance, régalienne par excellence, qui dans les banlieues fait prendre tout uniforme, y compris celui des pompiers ou des conducteurs d’autobus, pour un signe honni de l’oppression.

28C’est cette « affectation rebelle » qui fait publier des articles, des campagnes pétitionnaires, contre toute forme d’incarcération, ou signer des écrivains, cinéastes, et universitaires contre la « réclusion criminelle ». C’est encore elle qui chaque fois qu’une question publique contient en elle-même l’implicite d’un interdit éventuellement à prononcer, ou simplement d’un « renoncement », fait apparaître sous la plume des journalistes ou des commentateurs le terme de « tabou ». Manière d’intimidation et de disqualification anticipée de ceux qui s’en montreraient partisans, réduits par la magie du mot au rang de « primitifs ». Ainsi on a pu lire dans Le Monde : « le tabou de l’embryon humain ». Manière de raillerie clôturant le débat avant qu’il ne commence sur la pertinence, l’opportunité et les enjeux normatifs et moraux, d’en faire un « matériau vivant » comme il se dit aujourd’hui dans les sémantiques de la biologie. On notera également, au passage, ce détournement de mots référenciés à un savoir anthropologique ou psychanalytique, aux fins d’intimidation des publics. Ainsi l’emploi du terme de « psychose », devenu commun : « psychose des attentats », « psychose alimentaire » (ESB), psychose de l’Antrax », psychose du SRAS », ou « psychose communautaire »… Comme si, dans chacun des cas, il n’y avait pas de quoi être légitimement inquiet.

29C’est elle encore qui fait de la « Gay Pride » le nouveau rendez-vous festif et grégaire courtisé par les politiques, en lieu et place du 1er mai des travailleurs, d’autrefois. C’est encore elle qui fait écrire par le postulant gourou soixante-huitard de la Politique du Rebelle, dans la Théorie du Corps amoureux : « en manière de plaisir, le grand anathème historique et inaugural en occident se repère incontestablement dans la pensée juive et plus particulièrement vétérotestamentaire. L’Ancien Testament, on le sait, fourmille d’imprécations contre la chair, les désirs et les plaisirs, il fustige le corps, les sensations, les émotions et les passions, sa haine de la vie n’a d’égale que sa détestation des femmes. […] Le projet mosaïque vise la fin de l’innocence du plaisir par la promotion exacerbée de la Loi, de l’interdit formulé par un Dieu violent. […] La réponse religieuse monothéiste à la question du plaisir évite les dentelles et fioritures : qu’on organise l’holocauste du vivant et que triomphe le règne de la mort… » [27] (sic !).

30C’est encore cette « affectation rebelle » qui dans une totale confusion politique et éthique rend indistincts : persécutés et voyous, débrouillards et crapules, revendicateurs sociaux et pègre. Une indistinction, remarquons-le au demeurant, qui est commune à la posture « rebelle » et à la rumination « réactionnaire », pour lesquelles seul le pôle de référence s’inverse. Véritable anomie lexicale qui par épidémisation acéphale fait, dans la presse, par son rayonnement imitatif, sous ce même lexème, désigner d’authentiques opposants politiques, tout comme des narcotraficants, ou des narcoguerilleros patentés, des groupes terroristes variés, des gangs de prédateurs, des bandits de « grands chemins », couvrir des combats nobles et des cruautés et atrocités sans nom. Écrasant toute possibilité d’évaluation morale, de repères éthiques, sur les motifs qui animent ces acteurs et leurs actions, brouillant les limites entre l’admis et le condamnable, le proscrit et l’acceptable.

31Et, tandis que Libération intronise la Conférence de Porto Alegre de janvier 2003, en « Internationale Rebelle », insurgés, résistants, guérilleros, révolutionnaires, opposants, révoltés, contestataires, mutins, frondeurs, dissidents, séditieux, etc., tout un vocabulaire aux nuances riches des combats d’opposition ou d’ouvertures vers un autre devenir disparaissent dans cette anomie lexicale.

32Mais le « rebelle » ne s’oppose pas à la société marchande, seulement à l’autorité reniflée ou désignée. Le « rebelle » aime d’une jouissance sans fin la société de consommation. Il boycottera Mac Donald puisque José Bové le lui a dit, mais il ne renoncera pas aux « Knike » ni aux « Reebok », fabriqués dans des conditions épouvantables de travail dans la Chine continentale.

33Le « rebelle », comme les grandes multinationales, comme les trafiquants, comme le terroriste, veut bien « tuer le Mandarin ». Le Rebelle est un faux réactif ». Ne lui dites pas qu’il est le dernier défricheur du Killer Kapitalismus, il croit qu’il est un révolutionnaire antifasciste.

34Conformément à sa posture narcissisme essentielle, l’« affectation rebelle » crée, avec les autosuggestions frivoles d’elle-même, et autopromeut son signal, à travers la trivialisation publicitaire. Magazines « people », automobiles, et autres produits de consommation, en sont nimbés : « Diva rebelle », « Femme rebelle », magazine « Rebel ». Des personnalités aux profils très éloignés, depuis d’insignifiants acteurs de l’entertainment jusqu’à d’authentiques créateurs, s’en trouvent couronnés. L’ensemble accompagné, voire initié, dans l’« éclat de la supériorité » [28] par des plumes célébrées du journalisme et de la philosophie médiatique. Ainsi encore ces toutes dernières années, voire derniers mois, a-t-on vu paraître des Encyclopédies des luttes dans le monde, sous le titre de « Monde Rebelle », de « Monde Rebelle junior », ou comme cadeau de fin d’année pour les tout petits, un « Dictionnaire du Petit Rebelle ».

35Mais depuis l’étude du cinéma allemand par Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler[29], on peut retenir combien le thème de la « rébellion » et la figure du « rebelle » dans le cinéma pré-hitlérien, avec ce qu’ils y véhiculaient d’effacement du désir de mûrir, prédisposèrent aux séductions hitlériennes. Nous y avons l’indication du destin ultime du rebelle. L’ardeur rebelle, c’est la quête d’un Maître méprisant. Les Caïds ont de beaux jours devant eux.

De la barbarie aujourd’hui

36Pour le sociologue ou le philosophe du politique, les « écrits » socio-anthropologiques de Sigmund Freud peuvent tous, d’une façon ou d’une autre, servir d’indicateurs de route, pour construire une pensée clinique de la Kultur et du Politique, sans qu’il s’agisse pour cela de porter l’interprétation freudienne hors du champ de la cure. De « Psychologie collective et analyse du moi » à « l’Homme Moïse et la religion monothéiste », de « Totem et Tabou » à « Malaise dans la Civilisation », de l’« Avenir d’une illusion » à ses « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », sans même exclure le portrait psychologique du « Président T.W. Wilson », parfois décrié. Et tous ces écrits, par un bout, un biais, un brin, peuvent être lus comme les pages de consignation de sa conception de la Civilisation et de la Barbarie.

37L’Inconscient, héritage de Schopenhauer, Carus, Von Hartmann, a constitué le nom déposé par Freud sur une lacune de la Connaissance, à la fois ouverte par le rationalisme et recouverte par le positivisme. « Discipline paradoxale, dit Pierre Legendre, la psychanalyse est construite autour d’un objet à statut négatif. C’est-à-dire qui ne peut être cerné que par ses effets [30]. » Ainsi non seulement avec son invention, la psychanalyse réintroduit la dynamique du Sujet dans la Science, contre le réductionnisme positiviste, mais, au passage, elle fait gagner au savoir, via la théorie de l’Inconscient, le repérage d’un Sujet structurellement divisé, scindé dans son être psychique, entre le su et le non-su de soi.

38La découverte freudienne constitua un décentrage de la perception du psychisme, elle rompit avec la lecture conscientaliste de celui-ci qui ne percevait ses dérèglements que comme des dérèglements neuro-fonctionnels. Le décentrage freudien, par rapport au registre du moi et de la conscience, présuppose un psychisme oscillant sans cesse entre le pôle de l’Inconscient et celui de la conscience. La subjectivité garde la possibilité de faire un mouvement progressif dans la direction de la conscience du moi et régressif dans l’Inconscient.

39Le décentrage freudien du psychisme, sa théorie des pulsions, ses remaniements topiques, son exploration de la Kultur, comme « Psyché collective », selon le psychanalyste Jacques André [31], ont pour conséquence de replacer la Barbarie avec la Civilisation, mais non plus sur le mode de logique d’exclusion d’où les deux notions s’étaient relationnellement construites. La Barbarie et la Civilisation s’inscrivent à l’intérieur d’un même processus traversé par un conflit. La Barbarie est une civilisation enfouie dans la Civilisation [32]. Ce dont Thorstein Veblen avait eu l’extrême intuition dans sa Théorie de la Classe de loisir[33], lorsqu’il traquait et débusquait les vestiges de la « prouesse barbare », dont il entendait l’écho jusque dans l’ostentation des activités ludiques, et manière de consommation, de cette « classe de loisir ». Tandis que la Civilisation s’inscrit profondément dans un terrain imbibé de barbarie [34]. Ce dont les essayistes moralistes français du xviiie siècle avaient eu l’intuition [35].

40Comme l’a bien résumé Joël Birman [36], la Barbarie est le territoire des pulsions réglé par le fantasme ; le monde de la civilisation est réglé par le principe de réalité.

41L’ordre humain, l’humanité dans l’homme est fondé sur une limite imposée à la jouissance absolue. Et ce qui sépare, ce qui fait partage entre la Barbarie et la Civilisation, c’est la consistance d’un principe d’Interdit, de limitation. Trop d’interdits écrase, leur absence détruit.

42Lorsque Sigmund Freud consigna sa surprise devant le « pacte conclu par le progrès avec la barbarie », au recoin de son dernier ouvrage, il poursuivait, là, ce qui avait constitué le soubassement politique de l’ensemble de ses incursions « socio-anthopologiques ». Il maintenait la barre de ce qui en avait constitué la trame éthique. Fort bien résumée par Paul-Laurent Assoun : « le pessimisme est le destin éthique de la théorie des pulsions » [37]. Ce que suggérait la « surprise freudienne » c’est qu’il n’y a pas d’involution barbare.

43Pas plus que la barbarie ne saurait être pensée comme un accident régressif, saisi dans un vecteur linéaire temporel d’une maturation culturelle à la façon dont l’attrape Karl Mannheim [38] ; pas plus la barbarie n’est un autre nom pour « primitif ». Les sociétés dites « primitives » observées par les anthropologues ne sont pas pour autant « barbares ». Freud observe dans ses « Actuelles sur la guerre et la mort » [39] que les « primitifs » ont une sorte de respect par rapport à la vie et à la mort que les civilisés n’ont pas ou bien qu’ils ont perdu. Les « primitifs » possèdent des règles de civilité. La barbarie s’inscrit elle au cœur même de la Civilisation. Elle en fait organiquement partie. La barbarie gît tapie, éternelle, dans les profondeurs de la Psyché humaine. Prévisionnellement, la barbarie est co-présente voire co-extensive avec le Progrès. Elle y force ses brèches. L’assertion, partiellement consolante, d’Hölderlin : « Là où croît le Mal, croît aussi le remède » vaut tout autant, simultanément à être renversée : là où croît le progrès croissent aussi les possibilités destructrices du Mal.

44La Leçon pourra s’écrire ainsi : toute authentique science politique nouvelle – de celle qu’invoquait autrefois impérativement Tocqueville, et qu’il convoquait comme une nécessité alarmée – ne s’amorcera dorénavant que d’une éthique de la Désillusion, portail des œuvres de lucidité. Il n’y aura probablement plus d’autre éthique pertinente aujourd’hui que celle qui s’amorce dans l’orientation de cet « axe ». Qui y établit ses bases. Qui ne dit pas le Bien, mais qui scrute d’abord le Mal. Ce n’est que depuis celle-ci, incitant à construire l’intelligence de veille sur les puissances mortifères qui rôdent, qu’il est possible d’espérer se dégager un peu des exultations de la « toute-puissance » ; qu’il serait possible d’approcher l’autre comme son prochain, embarqué dans la même galère.

45À ce stade, nous devons formuler une hypothèse : les Figures de la Barbarie seront toujours des Chimères. Car la barbarie est elle-même un trait.

46La chimère nazie était très probablement faite de gangstérisme de l’action, de geste paysanne, de biologisme médical, et de rationalité instrumentale. C’est cette chimère qui tissa la toile de l’extermination. Une telle chimère n’acquiert pas sa consistance par la rationalité. Elle la tient par l’arrimage de ses traits congruents de jouissances mortifères. Leurs collisions sont des collusions. La barbarie est une Civilisation de mort. Un précipité de destructivités thanatophiles. Elle s’accomplit dans l’hubris, elle fait ses œuvres dans le déchaînement mortifère.

47Rien n’est réglé. « La civilisation inclut à présent des camps de la mort et des muselmänner parmi ses produits matériels et spirituels », consignait Richard Rubinstein [40]. Mais encore, la rationalité instrumentale a étendu considérablement le champ de ses manufactures chosifiantes depuis la période nazie. Contaminant les différentes sections d’activité de la Culture contemporaine, elle continue d’y affermir son emprise.

48Tandis que l’« héroïsation de la violence » des « criminels du Moi » [41] découpe de nouvelles silhouettes des multitudes interchangeables des démocraties de masse. Et cependant que la compromission lente, la servitude volontaire, la veulerie grégaire, et la jouissance par procuration des violences déléguées, continueront de prendre leurs quartiers dans l’Espèce humaine. Toutes pourvoyeuses éternelles d’agents de services pour officines performantes du meurtre [42].

49L’Holocauste « témoigne du progrès dans la Civilisation » disait encore Richard Rubinstein. Craignons salubrement ce que nous désigne cet aphorisme, en amer oxymoron. Se pourrait-il que la marche de l’humanité moderne ne soit plus qu’un chaotique périple vers l’accomplissement de son propre désir de mort ? Retenue laborieusement aux basques, par un Éros trébuchant.

50Un nouvel assemblage à la mesure de ce que fut la chimère nazie n’est, en effet, pas du tout exclu. Ses possibilités demeurent, voire se renforcent. Quel que soit l’habillage sémantique et postural sous lequel elles pourraient se réaliser.

51En 1936, à l’occasion du 50e anniversaire de l’écrivain Hermann Broch, Elias Canetti, dans l’hommage qu’il lui adressa, déclara : « Il n’y a rien à quoi l’être humain soit aussi ouvert qu’à l’air. Là- dedans, il se meut encore comme Adam au paradis… L’air est la dernière aumône… Et si quelqu’un mourait de faim, il aura du moins, ce qui est certes peu, respiré jusqu’au bout. Et cette ultime chose, qui nous était commune à tous, va tous nous emprisonner en commun. Nous le savons ; mais nous ne le sentons pas encore ; car notre art n’est pas de respirer. L’œuvre d’Hermann Broch se dresse entre une guerre et une autre guerre : guerre des gaz et guerre des gaz. Il se pourrait qu’il sente encore maintenant, quelque part, la particule toxique de la dernière guerre. Ce qui est certain, toutefois, c’est que lui, qui s’entend mieux que nous à respirer, il suffoque aujourd’hui déjà du gaz qui, un jour indéterminé encore, nous coupera le souffle. »

52Jean Pinatel relevait quatre traits de la personnalité criminelle pour expliquer le surgissement du passage à l’Acte : l’égocentrisme, la labilité affective, l’indifférence, et l’agressivité[43]. Si nous les transposons à ce qui se maille dans la culture contemporaine, on pourrait dire que ces quatre traits sont déjà prépositionnés. D’une part par la propagation, l’extension et la réfraction de lexiques imbibés de jouissances agressives ou mortifères. Et d’autre part, par la substitution dans la culture de masse, en lieu et place des apprentissages pédagogiques, des « cléricatures » médiatiques, comme nouvelle résidence de la Force formatrice d’habitude[44].

53Serait-ce à dire que déjà nous respirons un air raréfié de vie et chargé des toxines d’un meurtre infiltré ? En tout cas, la Barbarie est communicative et gravement contagieuse. Les analyses de René Girard, sur la collusion entre « désir mimétique » et violence [45], sont là pour nous montrer la voie. Tout comme le décryptage des mécanismes d’adhésion des masses pour Freud [46], avec le repérage du charisme hypnotique et de la haine d’un objet comme unificateur de la Masse.

54Ni « progrès dans la vie de l’Esprit » dont Freud voyait la condition dans le renoncement à la jouissance absolue et aux instincts et dans le deuil des infatuations narcissiques ; ni érotisation aimante et respectueuse, intimiste et rayonnante, ne sont vraiment au rendez-vous de la Kultur aujourd’hui. Seulement plutôt : la cruauté, la perversité, le pousse-au-jouir sans limites.

55

« Et je puis connaître pis encore. Le pire n’est point tant
Que nous puissions dire : « Voici le pire ! »
William Shakespeare, Le Roi Lear

Notes

  • [1]
    François Hartog, Le Miroir d’Hérodote, Gallimard, Paris, 1980.
  • [2]
    Jean Starobinski, « Le mot civilisation », in Le Remède dans le Mal, Gallimard, coll. Essais, Paris, 1989.
  • [3]
    Cf. par exemple ses Migrations du récit sur le peuple Juif.
  • [4]
    Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969.
  • [5]
    Cf. Norbert Élias, La Civilisation des Mœurs, Calmann-Lévy, Paris, 1973.
  • [6]
    Cf. Joël Birman, « Aux frontières de la barbarie », in Civilisation et barbarie (sous la dir. de Jean-François Mattéï et Denis Rosenfield), PUF, Paris, 2002.
  • [7]
    Cf. Armand Zaloszyc, « Dégénérescences, une étiologie », in Le sacrifice au Dieu obscur, Z’éditions, Nice, 1994.
  • [8]
    Cf. Oswald Spengler, cité par Léo Strauss, in Nihilisme et Politique, Rivages, Paris, 2001.
  • [9]
    Cf. Charles P. Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle (1750), in Œuvres complètes (1820).
  • [10]
    Georges Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue, notes pour une redéfinition de la culture, Gallimard, Paris, 1971.
  • [11]
    Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, Paris, 1986.
  • [12]
    Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Le Seuil, Paris, 1972.
  • [13]
    Zygmund Bauman, Modernité et Holocauste, La Fabrique, Paris, 2002.
  • [14]
    Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, Gallimard, Paris, 1989.
  • [15]
    Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Albin Michel, Paris, 1996.
  • [16]
    Karl Jaspers, La Situation spirituelle de notre époque, Desclée de Brouwer, Paris, 1952.
  • [17]
    Wladimir Yankélévitch, « La loi d’avalanche », in Philosophie morale, Flammarion, Paris, 1998.
  • [18]
    Cf. Léo Strauss, op. cit.
  • [19]
    Cf. Jeremy Rifkin, Le Siècle biotech, La Découverte, Paris, 1998. Voir aussi La mystique de l’ADN de Dorothy NelKin et Susan Lindee, Belin, Paris, 1998.
  • [20]
    Cf. Émission TV, « Ça peut arriver ! », du 2 octobre 2001. Chaîne française de TF1.
  • [21]
    Cf. Le Monde, 6 mars 2001, entretiens avec les sociologues du travail Olivier Schwartz, Stéphane Beaud, Michel Pialoux.
  • [22]
    Notre article, « Le Trafiquant et ses caves », Travailler n° 7, revue internationale de psychopathologie et psychodynamique du travail, Paris, 2001.
  • [23]
    Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La Vie sexuelle, PUF, Paris, 1969.
  • [24]
    Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, Robert Laffont, Paris, 1981.
  • [25]
    Marc-Édouard Nabe, Une lueur d’espoir, Éd. du Rocher, Monaco, 2001.
  • [26]
    Charles Melman, « Enfin une jouissance nouvelle : la nécroscopie », in Art Press, mai 2001.
  • [27]
    Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, Grasset, Paris, 2000.
  • [28]
    Cf. Gabriel de Tarde, Les Lois de l’imitation, Kimé, Paris, 1993.
  • [29]
    Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, L’Âge d’homme, Lausanne, 1973.
  • [30]
    Pierre Legendre, De la Société comme Texte, Fayard, Paris, 2001.
  • [31]
    Cf. sa préface à Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, PUF, Paris, 1995.
  • [32]
    Lire ainsi le commentaire « Le Roman secret » de Marie Moscovici, en préface à L’homme Moïse et la religion monothéiste.
  • [33]
    Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Gallimard, Paris, 1970.
  • [34]
    Cf. Joël Birman, op. cit.
  • [35]
    La Rochefoucauld, Saint-Évremond, Mirabeau, par exemple.
  • [36]
    Cf. Joël Birman, op. cit.
  • [37]
    Paul-Laurent Assoun, L’Entendement freudien, Gallimard, Paris, 1984.
  • [38]
    Cf. son article de 1940 « Rational and irrational elements in contemporary society ».
  • [39]
    Sigmund Freud, Œuvres complètes, vol. XIII, PUF, Paris, 1988.
  • [40]
    Richard L. Rubinstein, The Cunning of History, Harper, New York, 1978.
  • [41]
    Cf. Jacques Lacan, « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », in Autres écrits, Le Seuil, Paris, 2001.
  • [42]
    Cf. Theodor Adorno, « Éduquer après Auschwitz », in Modèles critiques, Payot, Paris, 1984.
  • [43]
    Cf. Jean Pinatel, « Criminologie clinique et personnalité criminelle », in La personnalité criminelle, Éres, Toulouse, 1991.
  • [44]
    Cf. Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Minuit, Paris, 1967.
  • [45]
    René Girard, La Violence et le sacré, Bernard Grasset, Paris, 1972.
  • [46]
    Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, in Œuvres complètes, vol. XVI, PUF, Paris, 1991.
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