Notes
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[1]
Cf. Na’hmanide, sur Exode, 12, 22.
Cf. également nombre d’autres épisodes bibliques, par exemple celui de la naissance de Samson :
« … Au moment où la flamme s’élevait de l’autel vers le ciel, l’ange du Seigneur disparut au milieu de cette flamme. Manoah et sa femme, à cette vue, se jetèrent la face contre terre… Alors Manoah reconnut que c’était un ange de l’Éternel, et il dit à sa femme : “Nous sommes morts, car c’est un être divin que nous avons vu !” » (Juges, 13, 20-22) -
[2]
Cf. également, Sifri, Matot, 1, sur Nombres 30, 2 : « “Voici ce qu’a ordonné l’Éternel” : Tous les prophètes, et Moïse avec eux, ont eu recours à l’expression Ko Amar Hachem (“Ainsi parle l’Éternel”). Mais Moïse est le seul à avoir pu dire Zé Hadavar : “Voici ce qu’a ordonné l’Éternel”. »
-
[3]
Cf. Na’hmanide sur Exode, 13, 21.
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[4]
Voir également Sifri Zouta, Nasso, éd. Horovitz, p. 56 :
« Un premier verset nous dit que Moïse s’approchait de la Tente pour parler à Dieu (Nombres, 7, 89), puis un autre au contraire qu’il ne pouvait s’en approcher (Exode, 40, 34-35). Comment concilier les deux contextes ? C’est que Moïse ne pouvait s’approcher lorsque la Présence arrivait sur la terre, car permission avait alors été donnée aux destructeurs de détruire ; mais lorsque la Présence remontait de la terre, alors Moïse pouvait approcher. » -
[5]
Cf. Recanati (3,2) sur Na’hmanide (Genèse, 1,3 : Vayehi Or) : « Il est écrit, “Et ce fut, lumière”, et non “il en fut ainsi”, car il s’agit de deux lumières différentes (d’où la répétition du mot or, “lumière”), et ceci fait allusion à la lumière primordiale, occultée, qui est la lumière du miroir éteint, où il entre plus d’obscurité. »
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[6]
« Le Tsimtsum réalise la présence de la limite manifeste, et l’absence de l’infini. Il aide donc à faire voir la lumière et l’éclat qui l’ont précédé : car là où le Tsimtsum n’atteint pas, il n’y a pas d’apparence visible ni d’appréhension de la lumière. » (R. Chalom Ullman, Daat Elokim, Bené Berak, Tefoutsa, 1986, 4e éd., p. 16, « sod or neetsal » in Pit’heï Ho’hma, Peta’h 25)
-
[7]
« Mais étant donné qu’il est venu à Sa volonté simple de se révéler, ce qui est impossible en termes d’infini, insaisissable à la pensée, il a fallu qu’il réduise son action afin de la rendre limitée. » (Chlomo Maïmon, cité par Moshe Idel in « Al Toldot Hatsimtsum bakabbala oubame’hkar », Mehkerei Yerushalayim bema’hchevet Israël, t. 10, 1992, p. 49.)
-
[8]
La théorie du Tsimtsum (ou diminution de l’être) proprement dit est corrigée dans le sens phénoménologique par des tendances moins radicales, qui font du tsimtsum un problème de perception ou de point de vue : cabale post-lourianique, débuts du hassidisme. Cf. Moshe Idel, « Al Toldot Hatsimtsum bakabbala oubame’hkar », Mehkerei Yerushalayim bema’hchevet Israël, t. 10, 1992. Et par exemple l’extrait suivant :
« Le Saint Béni-Soit-Il étant parfait et source de toute réalité, il est impensable que sa réalité ait été manquante, ou ait nécessité quelque complément ; et donc le surplus apparent de la création ne peut être conçu qu’en termes de surplus de révélation. » (Chlomo Maïmon, cité par Moshe Idel, op. cit., p. 49.) Le nom de Chlomo Maïmon est associé aux débuts du hassidisme et à une conception épistémologique et non ontologique du Tsimtsum). -
[9]
La suite du texte précise : « Le sens final de cette dégradation et de cette descente ne peut être lié aux mondes supérieurs, puisqu’ils bénéficient d’une lumière inchangée : ce sens est à chercher plutôt dans le monde inférieur lui-même, où suivant Son désir les ténèbres se retournent en lumière… » Rabbi Chnéour Zalman Miliadi, Likoutei Amarim (Tanya), ch. 36.
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[10]
Ce n’est pas un hasard si le Zohar débat, dans le même contexte – la relève de Moïse par Josué –, de l’échange entre la prédestination vraie et la rencontre de hasard : « Lorsque l’esprit descend des mondes supérieurs, il apparaît sous forme de couple, masculin-féminin. » Dans le procès de son incarnation, cependant, la prédestination est exposée au chaos : alors « un autre homme épouse la femme, en attendant » (Zohar, II 283b ; éd. du Soulam, Véyéle’h, par. 7).
Le Zohar reconnaît le décalage, le défaut d’exactitude. Mais contre « l’étoile de justice », il authentifie le prenant place, il l’habilite comme médiateur, au titre même de sa vertu : « Et considère ce fait, que l’homme prédestiné peut se disqualifier par ses actes. Alors, bien que cette femme lui appartienne (selon la vérité ontologique), le mari effectif ne s’efface pas devant lui » (ibid., par. 9).
Dans l’opposition du vrai et du possible, dans la tension qui fait venir l’autre à la place du même – écran où se brouille le dessein fondamental –, la réalité peut l’emporter, au titre de l’éthique, contre l’absolu originel. -
[11]
On se souviendra ici de la célèbre controverse qui oppose les rabbins du Talmud à leur Père dans les cieux, et qui revient à l’antinomie de l’apparaître et du vrai. Dans les cas de litige, les rabbins prétendent garder leur pouvoir discrétionnaire dans l’interprétation et l’application de la Loi. (Cf. Baba Metsia, 59 b.) Si la néoménie par exemple a été décrétée par le tribunal, sur la foi de deux témoins, aucune preuve ultérieure ne pourra en invalider l’arrêt : contre l’évidence révélée, préséance sera toujours donnée à la procédure légale. Au risque de l’erreur, de la malveillance, ou de la confusion. On connaît les vertus humanistes et sociales de cette politique : elle emporte une audace plus grande encore sur le plan ontologique. Car dans cette fidélité à l’institution le Kippour peut tomber plus tôt ou plus tard que sa date authentique selon l’Idée. (Cf. Roch Hachana, 25 a.) Or ce jour, dit le Talmud, est singulier par nature : jour du pardon métaphysique, jour qui pardonne essentiellement. Qu’en sera-t-il alors d’une dérive temporelle, d’une sainteté instaurée par les hommes, selon le calendrier de l’apparence ? Semblance de lune dans le ciel, semblance de vérité dans les témoins : ces divers aléas, qu’aucune science ne peut surmonter, ces bougés de la juridiction humaine, le Talmud les assume, il nous dit qu’ils l’emportent, contre Dieu même, et que Dieu sourit de se savoir défait. (Cf. Baba Metsia, 59 b.)
-
[12]
Cf. Sefat Emet, Chemot, 4a, 1876.
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[13]
« Car il y a plusieurs sortes de flamboiement (d’après Zohar, Vaéra) : le feu inférieur, situé à la périphérie, consume ; mais le feu intérieur renvoie au miroir éclatant, et ne brûle point. C’est celui qui apparut à Moïse, à partir du buisson, et sans le consumer… En vérité, l’on ne peut accéder à cette forme supérieure avant d’avoir connu la forme inférieure. » (Sefat Emet, Chemot, 4a, 1875)
11. Sur ma couche, la nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime. Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé !
22. Je me lèverai donc, et parcourrai la ville. Dans les rues et sur les places, je chercherai celui que mon cœur aime. Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé !
33. Je me lèverai donc, et parcourrai la ville. Dans les rues et sur les places, je chercherai celui que mon cœur aime. Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé !
44. A peine les avais-je dépassés, j’ai trouvé celui que mon cœur aime. Je l’ai saisi et ne le lâcherai point que je ne l’aie fait entrer dans la maison de ma mère, dans la chambre de celle qui m’a conçue.
55. Je vous en conjure, filles de Jérusalem, par les gazelles, par les biches des champs, n’éveillez pas, ne réveillez pas mon amour, avant l’heure de son bon plaisir.
66. Qu’est-ce là qui monte du désert, comme une colonne de fumée, vapeur de myrrhe et d’encens et de tous parfums exotiques ?
7(Cant. III, 1-6)
8Tout a changé, et Dieu est mort. Tout a changé, l’homme apprend sa finitude.
9« Il n’y a plus de monde : plus de mundus, plus de cosmos, plus d’ordonnance composée et complète à l’intérieur ou de l’intérieur de laquelle trouver place, séjour, et les repères d’une orientation. » Nous marchons à l’aventure, dans l’exil pris pour demeure, dans l’oubli de l’exil et l’exploration de la demeure. « Il n’y a plus l’“ici bas” d’un monde donnant passage vers un au-delà du monde ou vers un outre-monde. » (Jean-Luc Nancy, Le sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 13). Le sens devient d’y renoncer.
10Et pourtant, en nous, quelque chose malgré nous persiste, la trace d’une attente autre, une étrangeté du dedans, qui s’obstine, comme si l’homme ne pouvait s’arracher à l’espérance, sans qu’on puisse comprendre pourquoi, ni comment l’absence en son fond se tisse de lumière, d’où vient l’effet de son exigence. Une négation de la mort, une « tentation de l’éternel », « qui conduit les hommes à ménager un espace de permanence où puisse ressusciter la vérité, même si elle périt » (M. Blanchot, L’Entretien Infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 46). Blanchot accuse en nous cette persévérance dans l’illusion, l’obstination à mentir, à nous redire la consolante histoire, où le malheur s’achève en repos. « Et n’est-ce pas une tâche importante, la réponse juste à un destin intenable ? » (Blanchot, ibid.)
11La Bible entre nos mains est le livre qui témoigne de ce vœu déraisonnable, de l’immense lové en nous qui gémit et qui invente. Elle se propose comme espace de révélation, comme livre de la parole, où s’échangent, dans la trame agitée de l’histoire, la finitude de l’homme et l’infinitude de la vérité. Par là elle continue de nourrir nos fantasmes, d’attirer en son texte le lecteur d’inquiétude, la douleur de sens qui n’est pas calmée.
12Est-ce à dire du même coup, en cette dérive métaphysique, que nous nous détournions du malaise contemporain, pour nous égarer vers l’au-delà référentiel, par quoi le monde se voudrait sauvé ? La Bible institue le rapport, et comme rapport semble rater le silence, la pure présence de l’immédiat. Elle nous ramène aux formes archaïques de la fable, échappant par le mythe aux âpretés de la chose même, de la vie à mains nues, coulée dans l’insignifiance.
13C’est sur ce drame de la révélation, au carrefour de nos refus, que j’ai choisi de centrer ma lecture. Sur ce moment de la rencontre, où derrière le phénomène quelque principe essentiel se veut caché, se profile comme un appel. Je prends la Bible en ce point de risque extrême, de régression, où l’anachronisme théologique vient s’engouffrer. Pour y chercher à partir du Midrach une pensée de l’absolu affrontant la contingence, mesurée au vivant. Une idée de la vérité fondée dans l’ici-même, qui n’en méconnaisse pas les détours, l’épaisseur, l’espacement. Un au-delà qui s’abstraie sans faire abstraction, parole tournée vers l’ici-bas, transcendance au présent, qui s’avère sous les espèces du périssable, et fonde sur le désordre sa raison.
La séparation obligée
« Moïse dit au Seigneur :… “De grâce, si j’ai trouvé faveur à tes yeux, daigne me révéler tes voies, afin que je te connaisse et que je mérite encore ta bienveillance.” »
15Moïse est le plus grand, qui s’approche au plus près de la faveur divine. Qui demande à voir. Mais l’infini se dérobe, se rétracte derrière son voile.
« Moïse reprit : “Découvre-moi donc ta gloire.” (L’Éternel) répondit : … “Tu ne saurais voir ma face ; car nul homme ne peut me voir, et vivre.” »
17Figure familière de l’incommensurable, du masque nécessaire. Première formulation, attendue, de la frontière, de l’impossible révélation. L’être est au-delà, insaisissable, qui demande notre foi. La transcendance toujours absente, supposable, inventée, toujours trace et maldonne, qui se présente en son retranchement :
« Or Moïse faisait paître les brebis de Jéthro son beau-père, prêtre de Madian. Il avait conduit le bétail au fond du désert, et était parvenu à la montagne divine, au mont Horeb. Un ange du Seigneur lui apparut dans un jet de flamme au milieu d’un buisson. Il remarqua que le buisson était en feu et ne se consumait point. Moïse se dit : “Je veux m’approcher, je veux examiner ce grand phénomène : pourquoi le buisson ne se consume pas.” »
19Moïse cherche la faille et l’ouverture, une secrète complicité, une compatibilité du buisson à la brûlure, qui permette le feu sans annuler l’existence. Mais cette concordance souhaitée semble n’être qu’un leurre, le temps d’un signal, un mirage de la pensée, qui nous appelle pour mieux nous repousser, pour mieux signifier l’interdit :
« L’Éternel vit qu’il s’approchait pour regarder ; alors Dieu l’appela du sein du buisson, disant : “Moïse, Moïse !” Il répondit : “Me voici.” Il reprit : “N’approche point d’ici ! Ôte ta chaussure, car l’endroit que tu foules est un sol sacré !” »
21Dans la réalité du dialogue, le feu qui manifeste détruit ce qui l’entoure. La flamme est médiation funeste, elle apparaît mais consume, elle donne à voir en dévorant le regard qui l’appréhende. N’approche pas, Moïse, car ici commence la vérité intenable. Le sacrement est rejet, relégation loin du centre. Ainsi, à travers toute la Bible, le leitmotiv revient de l’intervalle et de la flamme, qui commande de s’éloigner, de respecter l’infranchissable, le no man’s land de la rencontre inaccomplie. Au Sinaï, la scène se répète de cette mise à l’écart, de cette mise en garde contre le feu révélateur :
« Gardez-vous de gravir cette montagne, et même d’en toucher le pied : quiconque toucherait à la montagne serait mis à mort. »
« Le Seigneur lui dit : ‘Descends avertir le peuple : ils pourraient se précipiter vers le Seigneur pour contempler sa gloire, et beaucoup d’entre eux périraient. »
24L’injonction de la limite ne fait ici que reprendre une rupture essentielle. Car la montagne est fumante, sous l’âcre divulgation de la Majesté :
« Le Seigneur était descendu au sein de la flamme ; sa fumée montait comme la fumée d’une fournaise, et la montagne entière tremblait violemment. »
26À cette incandescence, l’âme de l’homme ne saurait résister. Métaphore du feu, réalité de la métaphore, par quoi la flamme répond à la flamme et dévore le cœur inquiet, par quoi la plénitude embrase, la splendeur incendiaire de la présence. On ne peut vivre et transgresser : trop avide, la conscience se détruit au bûcher de son extase. Et les fils d’Aaron, qui apportèrent un feu profane, au jour solennel de l’inauguration du sanctuaire, en seront consumés :
« Et un feu s’élança de devant le Seigneur et les dévora, et ils moururent devant le Seigneur. ».
28Ainsi la Présence dévaste, elle est chevelure de feu. Là où elle passe, elle s’auréole d’une magnificence mortelle. On comprend alors le geste de Moïse à Horeb, qui devant le buisson tente d’instinct de se protéger :
« Moïse se couvrit le visage, craignant de regarder le Seigneur. ».
30Comme si l’on ne pouvait, à l’orée du mystère, que vouloir se préserver, se calfeutrer, comme dans la nuit de la Pâque, chacun dans sa demeure, en attendant le jour. En attendant que passe la Présence, qu’elle nous épargne, sans irradier sur nous son éclat, son rayon ravageur [1].
L’éthique de la limite
31Ce n’est pas en ces termes, cependant, que le Midrach interprète l’attitude et le repli de Moïse, sous le pan de son manteau. S’il se couvre ainsi le visage, ce n’est pas dans la crainte d’être brûlé. Ce n’est pas, non plus, dans l’indifférence au savoir, ou le mépris de l’absolu. Mais par une humilité qui est sa vertu première, qui le fait consentir à sa vocation de finitude. Au nom de la nature que Dieu a voulue, qui lui fait surmonter l’épanchement de son désir.
32Le geste du retrait ou l’accueil de l’ombre, l’ajustement à l’impossible est imputé au prophète comme position éthique, comme libre choix de la ferveur. Alors sa fonction se retourne : reconnaissance de la finitude qui seule permet l’accès, un rapprochement asymptotique à l’au-delà. L’anneau de flammes dont se nimbe la présence, ce feu qui la prévient, ne doivent plus apparaître comme la marque seulement d’un mystère infrangible, comme l’interdit ou l’artifice, l’écran qui déforme et qui détourne, qui défend l’accès. L’enveloppement phénoménal est aussi ce qui mesure le consentement de Moïse, sa dévotion et son recul.
33Et ce recul même, nous dit le Midrach, est la clé d’un devenir autre, d’un dépassement vers l’infini. Car le Moïse qui prend honte et se détourne, Moïse se refusant à forcer le refus du Seigneur, est aussi le plus grand des prophètes, le seul habilité à la rencontre :
« S’il n’était que votre prophète, moi, Éternel, je me manifesterais à lui par une vision, c’est en songe que je m’entretiendrais avec lui. Mais non : Moïse est mon serviteur ; de toute ma maison c’est le plus dévoué. Je lui parle face à face, dans une claire apparition et sans énigme ; c’est l’image de Dieu même qu’il contemple. »
35Or ce passage à l’évidence est comme inscrit dans la dévotion de Moïse, produit précisément par son effacement et son repli, par sa reconnaissance d’un désir autre, qui contraint sa propre liberté :
« Rabbi Shmuel bar Na’hmani a enseigné : C’est par le mérite de ce retrait, par quoi Moïse a caché son visage, qu’il a pu atteindre à une autre visibilité, celle de la Face en son esquisse. »
37Dans son commentaire sur le Zohar, le Soulam reprend cette inversion, pour en souligner, à partir de l’éthique, le développement épistémologique :
« Car il est une ombre de sainteté, qui provient de la perception même de Sa grandeur. C’est pourquoi cette ombre a une action inverse, qui est de faire venir la lumière des mondes supérieurs, ainsi que nos Sages l’expliquent à propos de Moïse… Car cette ombre désirée et dont Moïse se recouvre, c’est elle justement qui le fait accéder à la parole divine et à l’image de l’Éternel. Ainsi l’occultation même se fait préparation et revêtement de la lumière supérieure à laquelle il eut accès par la suite. »
39La composante philosophique et la composante religieuse convergent ainsi vers une logique paradoxale, aux accents heideggeriens : l’être se donne à travers ce qui le cache, et le détour permet l’accès. On ne saurait mieux dire l’insistance du phénomène, la préséance du voile dans la thématique du dévoilement : mais indexée au libre arbitre, ressourcée au renoncement où se brise le désir de voir, où la vérité s’atteint dans le désistement.
40L’absolue supériorité de Moïse dans l’ordre prophétique se relie à ce geste d’enroulement sur soi, elle découle d’une insuffisance de principe qui en fonde la grandeur. Quelque chose se transmet, quelque essentiel imprenable, à travers cette nuit consentie. Quelque région de l’être que rien ne saurait aborder, sinon l’impuissance, qui ne se pressent que dans l’humilité du savoir, et dans son fléchissement. C’est là l’abnégation de Moïse, qui réduit son regard au néant, « Et nous, que sommes-nous ? », qui se fait rien, et reçoit l’influx dans la démission et l’ignorance, Moïse baigné d’ombre et s’y livrant.
41On comprendra en ces termes le parallèle établi par le Midrach entre Moïse et Bilaam, le magicien de Midian. Malgré une égale force prophétique, que reconnaît la tradition, le Midrach maintient une différence de nature entre les deux hommes, par quoi s’opposent deux types d’inspiration :
« “Il ne s’est pas levé en Israël de prophète tel que Moïse” (Deutéronome 34, 10)… mais chez les nations, il en fut un, et c’est Bilaam fils de Beor.
Il y a une différence, pourtant, entre la prophétie de Moïse et celle de Bilaam. Moïse ne savait pas qui lui parlait, alors que Balaam le savait. […] Moïse ne savait pas quand on lui parlerait, alors que Balaam le savait, lui dont le texte témoigne qu’“il connaissait les intentions du Très-Haut”. »
43Le présupposé d’excellence, dans la cohérence du Midrach, devrait naturellement aller vers Moïse : mais c’est pourtant Bilaam, prophète de l’exactitude, qui semble l’emporter dans l’effort de la divination. Il s’entend à calculer la présence probable, à capter en sa finitude le moment de la révélation. Lui et Balak, roi de Moab, déterminent combien de taureaux sacrifier, sur quelle montagne prononcer les mots de la malédiction : car la présence de Dieu est une sagesse qui s’apprend, qui se gagne, et se mesure. Bilaam est un scientifique, un maître des vérités spirituelles. Le Talmud témoigne de ce savoir qu’il est seul à détenir, celui du moment exact de la colère de Dieu. (Cf. Bera’hot, 7a) Car l’Éternel, chaque jour, perd patience un instant, mais son courroux ne dure qu’une infime fraction de seconde, et nulle créature en ce monde ne peut en déterminer l’occurrence – sinon Balaam le méchant, dont il est dit qu’« il pénètre les intentions du Très Haut » (Cf. Nombres, 24).
44Dans cet univers de maîtrise, Moïse apparaît comme l’aveugle voyant, qui ne prétend à rien. Et par là même, qui se trouve supérieur à Bilaam, puisqu’il vise cette lumière inconnue, que l’âme saisit dans l’incompréhension. Moïse ne savait rien, ni Qui lui parlait, ni quand Il lui parlerait. Sa disponibilité est permanente, qui ne fait pas le compte des temps ; qui consent aux ténèbres, une prophétie ployée qui atteint plus haut, de ce qu’elle est sans recours :
« Comment dire que l’homme ne peut Le voir et vivre – demande le Talmud –, ainsi qu’on le trouve écrit à propos de Moïse, alors qu’un autre prophète a pu dire (Isaïe, ch 6) : “et j’ai vu l’Éternel assis sur son trône de gloire” ? La Beraïta enseigne : c’est que tous les prophètes ont regardé par le miroir éteint, tandis que Moïse a vu par le miroir éclatant. »
46L’inversion se confirme : il se forme dans le miroir terni une image dont la conscience supporte le reflet, qu’elle contemple les yeux ouverts. Mais le miroir éclatant porte une lumière plus intense, qui brise le seuil de notre perception. L’incapacité de Moïse est celle d’une révélation supérieure, où ce qui s’annonce éblouit sous les espèces de l’obscur. La représentation par l’image est indirecte, stylisée, symbolique. Elle est l’autre de l’autre, et peut être dominée. Moïse seul reste face à face avec l’étrange, et cette posture même, cette droiture le dérobe à la conscience de voir. On rejoint ainsi le paradoxe de l’apparaître, fondé en éthique sur l’effacement de soi : c’est dans la déroute que semble se former la connaissance la plus pure, qui touche au bord insondable de la vérité. Le signe d’absolu procède du méconnaissable, comme son milieu même et son terrain de maturation.
Le risque de l’être
47Mais si la prophétie est d’autant plus intense qu’elle est mutilée, il faudra dépasser les termes formels du paradoxe pour le rapporter à une obscurité de nature, intrinsèquement liée à l’essence de l’être dans le mouvement de sa révélation.
48C’est ce que suggère une autre figure de la providence manifeste, complémentaire de la flamme, et qui est celle de la nuée. C’est par elle, nous dit l’exégète, que Dieu marche devant son peuple [3], c’est en elle qu’il se dévoile au Sinaï : « Je t’apparaîtrai au plus épais du nuage » (Exode, 19, 9).
49Opacité qui n’est plus parasitaire, mais peu à peu ressentie comme la condition même, et le fondement ontologique de la Présence.
50De prime abord, nous retrouvons ici, sous les espèces plus tamisées de la nuée, un apparaître analogue à celui de la flamme au buisson, qui creuse la distance entre l’homme et le divin. Même empêchement, même dévoilement, même réserve de Moïse devant la Souveraineté :
« Alors la nuée enveloppa la Tente d’assignation, et la majesté du Seigneur remplit le Tabernacle. Et Moïse ne put pénétrer dans la Tente d’assignation, parce que la nuée reposait au sommet et que la majesté divine remplissait le Tabernacle. »
52Derrière ce parallèle, pourtant, un étonnement plus subtil se prépare, un déplacement des fonctions. Car la nuée ne cache pas seulement, voile protecteur ou indicateur de l’être, elle ne renvoie pas au-delà : c’est par elle-même, qu’elle est splendeur, qu’elle participe de la majesté :
« Il faut comprendre le texte de la manière suivante : tant que la nuée résidait sur la Tente, Moïse ne pouvait entrer. Mais lorsque la nuée s’éloignait, il entrait et parlait avec Dieu. »
54La Présence s’identifie à la nuée, qui tient dans son brouillard l’excédent de lumière : comme s’il y eût une région de l’être qui se définît à partir de cet amoindrissement, dont l’obscurité fût part intégrante, et non plus la scorie qui limite et protège.
55On trouve ainsi, dans la mystique juive, un rapport à la lumière comme pénombre, la reconnaissance d’un soleil noir. « Le feu est appelé ténèbres, car il est sombre en son essence. » (Na’hmanide, sur Genèse, 1,1 [5])
56Cette notion renvoie d’abord à la lumière insaisissable et donc nocturne de l’origine :
« Sache que, antérieurement aux émanations et aux créatures, une lumière simple, suprême, baignait toute chose ;… On ne distinguait ni commencement, ni fin, mais tout était lumière, simple, égale ; et cette lumière est appelée Or-Eïn-Sof, la Lumière-Infinie (étant la Lumière de l’Infini). »
58Par définition, cette première émanation de l’être, infinie, est inconcevable et imperceptible. Lumière en soi, à son origine, dans sa splendeur première, et donc invisible, et donc obscure : elle a l’intensité, l’immensité de la ténèbre.
59À cet effet d’ombre absolue vient s’ajouter une seconde forme, plus classique, de clair-obscur : car l’amorce même du mouvement de la création, qui rendra le monde possible, impose un terme à l’infini débordement de l’être. Pour permettre un surgissement spécifique, que quelque chose soit, il faut l’insertion d’une limite, que le Sans-Fin s’assombrisse en différence : c’est-à-dire une manière d’épaississement, une brisure dans la transparence [6].
60Le Tsimtsum est ce rétrécissement, cet amoindrissement de l’éclat, il est marque et coupure, dans la rupture imposée au continu. Au commencement était l’excès, qui rayonne sans compter. Mais de cet invisible une existence doit se lever, une première discrimination dans l’impassible lumière : c’est le couteau de l’obscur, qui découpe un champ vital, qui pose les bornes de l’espace.
61Une réalité nouvelle alors se constitue, à partir de cette occultation, en un second sens d’embrumement, qui n’est plus expansion de l’invisible par excès de clarté, mais obstruction qui rend visible, opacité qui fait voir, réduction en soi de la lumière à sa forme éteinte, à sa modalité de veille. Que la lumière soit, et la lumière fut : autre que la première, manifeste et voilée, réchauffante parce que ternie :
« Ainsi, ce n’est pas l’absence de lumière en soi qu’il faut appeler obscurité, au sens où on l’entend dans la cabale, mais plutôt la lumière lointaine et diminuée, à la manière d’un flambeau qui éclairerait toute la maison… et dont l’éclat qui se répand est perçu comme obscurité. »
63Il y a là un point très net dans la conscience mystique juive, qui engage l’absolu dans le processus révélateur, où l’être se risque dans le même temps qu’il se manifeste. Comme si l’apparaître impliquait une mutation des essences, et qu’il altérât de quelque manière, à travers sa fonction de médiation, la plénitude de l’être qu’il contribue à révéler [7]. Comme si le dévoilement découvrait l’être sous une forme nécessairement assombrie, au sens de réduction ontologique. Et qu’il pût corrompre, par le jeu même de la manifestation, une intégrité qu’on croyait inviolable [8].
Le désir du monde
64Or cette réduction procède d’une volonté, qui est celle du Tout-Puissant à l’origine, de modeler en univers les puissances de la nuit. Non plus recouvrement qui garantisse la lumière et la protège, mais résorption qui la restreint et qui l’entame, qui lui porte atteinte, au nom d’un monde à inventer. La perception de l’être à travers l’occultation de l’être prend ici un sens original qui fait de l’ombre et de l’écran la condition d’émergence de l’existant, et le fondement de son royaume. Ainsi le principe s’inverse, de l’incommensurable : c’est au nom du vivant, par une humilité de Créateur, que l’infini se retire, qu’il s’entrevoit dans sa rétraction. Par un mouvement symétrique à celui de Moïse, l’Infini se contient et se cache, afin de générer cette modalité nouvelle, où commence le fini. Le geste du retrait, ici, s’interprète comme bonté, et semble inauguré par le divin même. Comme si la première impulsion de l’éthique venait d’en haut. Soleil qui se lève en sa face nocturne, non plus au sens de secret gardé, de mystère inviolable sous le masque brumeux de l’apparence, mais nuit d’abnégation, obscurité attentive qui protège le monde, qui veille à sa subsistance. Car la lumière à l’origine fait éclater les vases, elle les ramène au néant de l’indéterminable, elle est menace d’infinité. Pour exister malgré elle, l’univers cherche l’ombre et le fond des forêts.
65Et si quelqu’un devait perdre à cet échange, la perte s’annonce du côté de l’être : pour préserver l’étant, pour honorer sa limite, la lumière se réduit et se couvre, elle se fait à la mesure, non pour elle-même, mais aux fins de l’homme et de sa liberté. La bienveillance divine est donc d’abord complaisance à se voiler. Posture de repli, recul pour l’autre, où le Tout-Puissant s’anéantit, retient son être pour ne pas dévaster :
« C’est ma bonté tout entière que je veux dérouler à ta vue, et, toi présent, je nommerai de son vrai nom l’Éternel… l’ajouta : ‘Il est une place près de moi : tu te tiendras sur le rocher ; puis, quand passera ma gloire, je te cacherai dans la cavité du roc, et je t’abriterai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. Alors je retirerai ma main, et tu me verras par derrière ; mais ma face ne peut être vue. ».
67Moïse ne voit que d’être maintenu caché, aveuglé par la main qui le protège. C’est Dieu lui-même qui le recouvre ainsi de son ombre, qui l’empêche de contempler la lumière : non pour notifier seulement son infirmité, sa faiblesse à saisir, mais dans un geste d’enveloppement tendre, qui est abri ; afin que l’homme vive, en sa différence, dans l’oubli de l’être. C’est Dieu cette fois qui s’incline, se couvre la Face, afin que l’enfant Moïse soit sauvé, afin qu’en sa chair d’homme la finitude reste intacte.
68Ici se dispose une logique de l’obstacle, une philosophie de l’empêchement, qui est aussi hommage rendu à la réalité du monde en sa confusion. Car c’est au nom du réel que les ténèbres se forment, la gangue la plus épaisse, qui porte à son faîte l’opacité du vivant :
« Et nous savons par nos Sages que l’objet de la Création est d’aménager au Saint-Béni-Soit-Il un lieu de Résidence dans les mondes inférieurs… Et c’est là le sens de l’émanation des sphères et de leur descente, de niveau en niveau, par la multiplication des écrans qui en recouvrent la lumière… jusqu’à ce monde-ci, matériel et concret, le plus inférieur, qui ne connaît rien de plus inférieur que lui en termes d’occultation et d’obscurité la plus dense, chargé des écorces du mal… » [9]
70La plénitude est alors prise aux scories de la terre, invisible d’une invisibilité de chair et de matière, qui a son rôle à jouer dans l’économie de la Rédemption.
71C’est le leitmotiv de la littérature ‘hassidique, que de voir, dans cette dérivation et cette déperdition de l’être à l’origine, le projet le plus intérieur de la création :
« Car le recouvrement de la lumière, sa faiblesse et sa diminution constituent l’essentiel de la Réparation, selon les écrits du Ari. »
73Alors ce qui sépare éclaire, ce qui brûle protège. Tout ce qui prévient et réprime la lumière assure le monde en son obscurité :
« “Que la lumière soit”, et ce fut lumière. Que soit la lumière de l’âme et de la vie essentielle, qui est Sans-Fin dans l’unité. Mais alors le monde n’aurait pas eu la force de l’endurer. Voilà pourquoi la parole se continue : “Et ce fut, lumière”, une lumière de restriction et de rigueur, afin que le monde pût résister. Car les souffrances, l’affliction et la Rigueur sont les valeurs qui permettent à l’univers de subsister. »
75Le monde concret est celui des phénomènes, de l’illusion et de l’exil. Et pourtant, toute la tradition juive le souligne, c’est en lui que se joue le sens final, le pari d’éternité. Représentation au sens de coupure, de déficience et d’inadéquation. La création s’élance vers son terme impropre, décevant par nature, inaccompli, où l’essence déguisée, décalée et fondue, tombe et se dilue dans l’approximation. Mais cette déviation est nécessaire, afin que l’homme survive en son oubli, confié au dénuement désordonné de la matière.
76Il y a là, nous le verrons, comme une validation ontologique de l’éphémère et du néant, de l’immédiat sans valeur absolue, de l’être-là sans révélation. Quelque chose est à sauver, dans la lourdeur des choses, quelque lumière imparfaite et diminuée, une essentielle idée de l’imperfection.
77Cette fonction salvatrice du détour, qui marque la fécondité de l’inexact, fait l’enjeu symbolique de la passation des pouvoirs, à la fin du Deutéronome, entre Moïse et Josué. Le Zohar intervient pour repenser la nature de cette transmission, ressentie par le texte comme un moment de déclin, comme une perte dans l’être, où s’affaiblit l’absolu. Tandis qu’un projet progresse dans l’Histoire, que s’apprête la conquête à la fois militaire et miraculeuse du pays de Canaan, l’ère de Moïse touche à sa fin, avec ce qui fut son cortège de transparences et d’expériences absolues. C’est le temps du relais, et le Zohar s’interroge sur cette étrange nécessité qui arrête Moïse aux abords de la terre, pour remettre à Josué le flambeau des combats :
« Lorsque Moïse dut être rappelé, le soleil fut rappelé avec lui, et seule la lune éclaira, et Josué servait Dieu à la lumière de la lune. Pleurons cette honte. »
79Le propos est net : il y a quelque indignité, et non moins de tristesse, à traverser le temps de la lune, à s’enfoncer au royaume de la nuit. Sans qu’on puisse dire le sens de ce passage, sa valeur d’éclipse, et l’heureuse portée de cette pâleur stellaire. Comme si Josué seul, par son rôle second, plus feutré, par sa dépendance à Moïse, semblait apte, en son amoindrissement même, en sa plus faible clarté, moins sereine et moins sûre, à diriger la conquête :
« Moïse, voudrais-tu changer les lois du monde, as-tu jamais vu le soleil servir la lune, ou que la lune puisse régner tandis que le soleil brille encore ? Car le temps de la lune est arrivé, mais elle ne peut rien tant que tu restes en vie. »
81Ainsi l’univers n’arrive à lui-même que dans la crise où le ciel bascule vers son couchant. Derrière ce destin, pourtant, cet engrenage du déclin, un ordre souterrain se dessine, qui maintient la hiérarchie des vertus. Car si Moïse meurt, selon la métaphore de la lumière, c’est afin d’éclairer de sa mort le serviteur qui se lève en un plus fade firmament. Comme dans le geste du Tsimtsum, le soleil se retire vers son ombre primordiale, afin de rayonner du fond de son retrait :
« Le Seigneur dit à Moïse : “Voici que tes jours approchent de leur terme. Appelle Josué, et présentez-vous dans la Tente d’assignation, pour que je lui donne mes ordres […] Tandis que tu reposeras avec tes pères, ce peuple se lèvera et se laissera débaucher…” »
83Cette adresse à Moïse est relevée par le Talmud, et reprise par le commentaire du Zohar :
« Bien que tu reposes avec tes pères, tu te lèveras toujours pour éclairer la lune, ainsi que fait le soleil, qui ne se couche que pour offrir sa lumière, mais sous condition d’avoir lui-même disparu. Ainsi, toi, tu reposeras avec tes pères, afin d’en soutenir Josué. »
85Par ce retrait ultime, ce consentement à s’annuler, Moïse donne place et rend possible. Mais la nuit qui le recouvre a fonction active, elle fait lever des astres inconnus : c’est lui, du fond de son caveau, qui permet la conquête, sous la conduite substitutive de Josué. Fonction indirecte, dérivée, par quoi l’être s’abstrait pour féconder le vivant, ainsi le soleil baigne la lune, l’essence s’est voilée qui engendre le nouveau, qui le génère à force d’absence.
86Le raisonnement achève ici sa révolution : l’absolu mosaïque se démet au nom de l’Histoire, se retire pour l’inspirer : pour lui donner son mouvement, sa force de désordre et de nudité. Et son défaut n’est pas défaite ou déréliction, mais dans l’éloignement de la source invention du paraître, fondation insolite et mondaine, conquête de l’immédiat.
87Il faut vouloir la vie, à partir de l’être, et à ses dépens. Comme s’il était une « révélation du réel », inverse de la première, et non moins essentielle à la vérité. Une vérité du couchant qu’il faudrait atteindre, comme un niveau tronqué de l’être, érigé en vocation : c’est la vertu oblique de Josué, sa fonction parasitaire, que de se définir par cette éviction : nécessairement impropre, incomplet, élevé à la dignité de l’obscur [10].
88À ce jeu de qui perd gagne, un paradoxe se trouve pris, qui parcourt en filigrane toute la littérature rabbinique : s’il est bien un Ailleurs, avant le commencement, un soleil de l’idée, plus intense et plus vrai que tout visible, de cette vérité procède une réalité antinomique, une existence contre l’être, qui en dénature la portée. Qui dévie la lumière et la fragmente, qui l’occulte et l’appauvrit. Et pourtant qui la porte plus loin, par cette médiation même. Dieu en quête du monde : parce que s’y joue l’épopée de la finitude, l’aventure solitaire de l’inachèvement. Nouveauté du discontinu, liberté de la différence, que l’absolu par soi-même ne saurait inaugurer, et qui surgit de l’autrement. Toute une littérature abonde, qui tend à valoriser le phénomène, son actualité, contre l’idéalité des sphères supérieures. Il est une vérité du passage, contre l’Esprit : erratique, inauthentique, une dignité de l’à-peu-près. Il est une qualification parallèle, qui passe par l’être-là, une morale séculière, qui se sait par avance vaincue. Morale de l’humain contre l’éternel, qui s’efforce impuissante vers l’absolu, désir asymptotique, qui pose en ce monde son royaume [11].
89C’est le propre du hassidisme que d’avoir reconnu dans l’obscur cet effet d’éclairement, ce rayon singulier. Pensée de la révélation qui donne à voir dans la méprise : comme s’il y avait, dans l’étrangeté même, une vérité de l’opaque, une transparence à chercher ; ainsi la flamme n’est-elle visible qu’au centre du buisson [12], en sa masse touffue, faite d’écorce et d’épines, comme un écrin naturel. Lumière en quête de nuit : car son éclat le plus intense vient s’y loger, se délivre en sa noirceur :
« Le Seigneur lui montra ce phénomène étrange, au fond des ténèbres. Et c’est ce qui fit la surprise de Moïse : comment se pouvait-il que le buisson ne fût pas consumé, alors qu’il se trouvait placé au cœur même de la flamme, et comment l’écorce matérielle pouvait-elle subsister, alors qu’elle retenait l’éclosion de l’être en son immense éclat ?
Mais c’est là justement ce que Dieu voulait enseigner à Moïse : l’intensité de la lumière se mesure à l’ombre qui la cache. Et l’exil en sa profondeur est le signe propre de la délivrance… ».
91Il est un feu qui dévore la matière, colonne embrasée au-devant de Sa gloire, aura dévastatrice dans l’explosion de la Présence. Mais derrière cet écran d’incendie, une autre lumière se profile, une nuée plus dense et plus profonde, une flamme intérieure et lente, qui éclaire sans consumer [13]. Prise au piège de la nuit, elle luit d’une beauté plus ancienne, d’une transparence à l’origine, contenue, essentielle, que l’éphémère retient en ses branchages obscurs.
Notes
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[1]
Cf. Na’hmanide, sur Exode, 12, 22.
Cf. également nombre d’autres épisodes bibliques, par exemple celui de la naissance de Samson :
« … Au moment où la flamme s’élevait de l’autel vers le ciel, l’ange du Seigneur disparut au milieu de cette flamme. Manoah et sa femme, à cette vue, se jetèrent la face contre terre… Alors Manoah reconnut que c’était un ange de l’Éternel, et il dit à sa femme : “Nous sommes morts, car c’est un être divin que nous avons vu !” » (Juges, 13, 20-22) -
[2]
Cf. également, Sifri, Matot, 1, sur Nombres 30, 2 : « “Voici ce qu’a ordonné l’Éternel” : Tous les prophètes, et Moïse avec eux, ont eu recours à l’expression Ko Amar Hachem (“Ainsi parle l’Éternel”). Mais Moïse est le seul à avoir pu dire Zé Hadavar : “Voici ce qu’a ordonné l’Éternel”. »
-
[3]
Cf. Na’hmanide sur Exode, 13, 21.
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[4]
Voir également Sifri Zouta, Nasso, éd. Horovitz, p. 56 :
« Un premier verset nous dit que Moïse s’approchait de la Tente pour parler à Dieu (Nombres, 7, 89), puis un autre au contraire qu’il ne pouvait s’en approcher (Exode, 40, 34-35). Comment concilier les deux contextes ? C’est que Moïse ne pouvait s’approcher lorsque la Présence arrivait sur la terre, car permission avait alors été donnée aux destructeurs de détruire ; mais lorsque la Présence remontait de la terre, alors Moïse pouvait approcher. » -
[5]
Cf. Recanati (3,2) sur Na’hmanide (Genèse, 1,3 : Vayehi Or) : « Il est écrit, “Et ce fut, lumière”, et non “il en fut ainsi”, car il s’agit de deux lumières différentes (d’où la répétition du mot or, “lumière”), et ceci fait allusion à la lumière primordiale, occultée, qui est la lumière du miroir éteint, où il entre plus d’obscurité. »
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[6]
« Le Tsimtsum réalise la présence de la limite manifeste, et l’absence de l’infini. Il aide donc à faire voir la lumière et l’éclat qui l’ont précédé : car là où le Tsimtsum n’atteint pas, il n’y a pas d’apparence visible ni d’appréhension de la lumière. » (R. Chalom Ullman, Daat Elokim, Bené Berak, Tefoutsa, 1986, 4e éd., p. 16, « sod or neetsal » in Pit’heï Ho’hma, Peta’h 25)
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[7]
« Mais étant donné qu’il est venu à Sa volonté simple de se révéler, ce qui est impossible en termes d’infini, insaisissable à la pensée, il a fallu qu’il réduise son action afin de la rendre limitée. » (Chlomo Maïmon, cité par Moshe Idel in « Al Toldot Hatsimtsum bakabbala oubame’hkar », Mehkerei Yerushalayim bema’hchevet Israël, t. 10, 1992, p. 49.)
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[8]
La théorie du Tsimtsum (ou diminution de l’être) proprement dit est corrigée dans le sens phénoménologique par des tendances moins radicales, qui font du tsimtsum un problème de perception ou de point de vue : cabale post-lourianique, débuts du hassidisme. Cf. Moshe Idel, « Al Toldot Hatsimtsum bakabbala oubame’hkar », Mehkerei Yerushalayim bema’hchevet Israël, t. 10, 1992. Et par exemple l’extrait suivant :
« Le Saint Béni-Soit-Il étant parfait et source de toute réalité, il est impensable que sa réalité ait été manquante, ou ait nécessité quelque complément ; et donc le surplus apparent de la création ne peut être conçu qu’en termes de surplus de révélation. » (Chlomo Maïmon, cité par Moshe Idel, op. cit., p. 49.) Le nom de Chlomo Maïmon est associé aux débuts du hassidisme et à une conception épistémologique et non ontologique du Tsimtsum). -
[9]
La suite du texte précise : « Le sens final de cette dégradation et de cette descente ne peut être lié aux mondes supérieurs, puisqu’ils bénéficient d’une lumière inchangée : ce sens est à chercher plutôt dans le monde inférieur lui-même, où suivant Son désir les ténèbres se retournent en lumière… » Rabbi Chnéour Zalman Miliadi, Likoutei Amarim (Tanya), ch. 36.
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[10]
Ce n’est pas un hasard si le Zohar débat, dans le même contexte – la relève de Moïse par Josué –, de l’échange entre la prédestination vraie et la rencontre de hasard : « Lorsque l’esprit descend des mondes supérieurs, il apparaît sous forme de couple, masculin-féminin. » Dans le procès de son incarnation, cependant, la prédestination est exposée au chaos : alors « un autre homme épouse la femme, en attendant » (Zohar, II 283b ; éd. du Soulam, Véyéle’h, par. 7).
Le Zohar reconnaît le décalage, le défaut d’exactitude. Mais contre « l’étoile de justice », il authentifie le prenant place, il l’habilite comme médiateur, au titre même de sa vertu : « Et considère ce fait, que l’homme prédestiné peut se disqualifier par ses actes. Alors, bien que cette femme lui appartienne (selon la vérité ontologique), le mari effectif ne s’efface pas devant lui » (ibid., par. 9).
Dans l’opposition du vrai et du possible, dans la tension qui fait venir l’autre à la place du même – écran où se brouille le dessein fondamental –, la réalité peut l’emporter, au titre de l’éthique, contre l’absolu originel. -
[11]
On se souviendra ici de la célèbre controverse qui oppose les rabbins du Talmud à leur Père dans les cieux, et qui revient à l’antinomie de l’apparaître et du vrai. Dans les cas de litige, les rabbins prétendent garder leur pouvoir discrétionnaire dans l’interprétation et l’application de la Loi. (Cf. Baba Metsia, 59 b.) Si la néoménie par exemple a été décrétée par le tribunal, sur la foi de deux témoins, aucune preuve ultérieure ne pourra en invalider l’arrêt : contre l’évidence révélée, préséance sera toujours donnée à la procédure légale. Au risque de l’erreur, de la malveillance, ou de la confusion. On connaît les vertus humanistes et sociales de cette politique : elle emporte une audace plus grande encore sur le plan ontologique. Car dans cette fidélité à l’institution le Kippour peut tomber plus tôt ou plus tard que sa date authentique selon l’Idée. (Cf. Roch Hachana, 25 a.) Or ce jour, dit le Talmud, est singulier par nature : jour du pardon métaphysique, jour qui pardonne essentiellement. Qu’en sera-t-il alors d’une dérive temporelle, d’une sainteté instaurée par les hommes, selon le calendrier de l’apparence ? Semblance de lune dans le ciel, semblance de vérité dans les témoins : ces divers aléas, qu’aucune science ne peut surmonter, ces bougés de la juridiction humaine, le Talmud les assume, il nous dit qu’ils l’emportent, contre Dieu même, et que Dieu sourit de se savoir défait. (Cf. Baba Metsia, 59 b.)
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[12]
Cf. Sefat Emet, Chemot, 4a, 1876.
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[13]
« Car il y a plusieurs sortes de flamboiement (d’après Zohar, Vaéra) : le feu inférieur, situé à la périphérie, consume ; mais le feu intérieur renvoie au miroir éclatant, et ne brûle point. C’est celui qui apparut à Moïse, à partir du buisson, et sans le consumer… En vérité, l’on ne peut accéder à cette forme supérieure avant d’avoir connu la forme inférieure. » (Sefat Emet, Chemot, 4a, 1875)