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Article de revue

Introduction. Amérique latine. Les formes de la nation

Pages 5 à 9

Notes

  • [*]
    EHESS-CESPRA.
  • [1]
    Nous remercions Maria Teresa Calderón et Isabela Restrepo, les éditrices du volume où ce texte est d’abord paru en espagnol, de nous avoir autorisé à le publier en français.
  • [2]
    On trouvera de bien plus amples développements de ces thèmes dans le livre de Daniel Pécaut, Entre le peuple et la nation, les intellectuels et la politique au Brésil, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1989.
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1Comment se sont constituées au long cours les nations latino-américaines ? On a longtemps insisté sur la fragilité des imaginaires nationaux du fait des hiatus entre le peule et les élites. Les formes de la cohésion nationale semblaient précaires. On parlait de nations en gestation. On soulignait le poids des héritages des expériences coloniales ou, à rebours, les persistances d’identités amérindiennes. De même a-t-on volontiers mis l’accent sur les phénomènes de dépendance ou sur la persistance de traits oligarchiques dans le jeu social. Rares étaient les auteurs soucieux de penser le politique dans son rôle matriciel et qui tentaient de saisir ce qu’étaient dans leurs spécificités les régimes politiques latino-américains et, ce faisant, les formes de la nation. On pense bien évidemment aux études de Richard Morse, de José Luis Romero, de Tulio Halperin Donghi, de François Bourricaud, de François-Xavier Guerra, qui tous, par-delà leurs indéniables différences, partageaient ce souci de comprendre les formes du politique en Amérique latine.

2C’est à des réflexions de ce type qu’invite Daniel Pécaut dans deux textes portant sur des pays dont l’histoire est à bien des égards aux antipodes, la Colombie et le Brésil. La première incarne une histoire provinciale où le cadre national est marqué par la coexistence de deux sous-cultures partisanes, conservatrice et libérale, dont l’emprise et les rivalités ont à la fois rendu précaire l’image de la nation et paradoxalement évité au pays de connaître un éclatement à l’image de celui survenu en Amérique centrale au xixe siècle. Le second est un pays continent marqué par l’emprise de l’État qui s’est longtemps pensé en surplomb de la nation, qu’il s’agisse de l’Empire, de la première république, puis de l’Estado Novo, du régime militaire ou encore des gouvernements démocratiques apparus dans les années 1980.

3Si le doute a pu affleurer sur la consistance du peuple, sur le fait que la nation était en construction, l’État y a toujours été pensé comme un acteur central dans la mise en forme de la nation et du peuple qui la composait.

4Dans sa première étude, « Colombie, symbolique nationale, libéralisme et violence » [2], Daniel Pécaut retrace l’histoire colombienne de 1904 à nos jours. Scrutant tour à tour, le quart de siècle d’hégémonie conservatrice, la mise en place du modèle libéral, le Bogotazo et la Violencia, le Front national, la refondation démocratique, la violence de la sale guerre des années 1990 et, enfin, les mandats de Uribe et de Santos, il se fait non seulement le chroniqueur de la vie politique, mais il montre comment les mœurs politiques et leurs transformations ont façonné le social et pesé sur le cours des événements. On est invité à une histoire du politique où celui-ci n’est pas un domaine séparé du social ou de l’économique. Pécaut saisit sur un siècle d’histoire comment s’instituent des mises en formes politiques dans les luttes d’influences entre les groupes rivaux, tant entre les deux partis dont les luttes ont donné forme à l’histoire du pays, qu’entre les nouveaux venus surgis sur la scène socio-politique colombienne du fait de la modernisation accélérée du pays.

5Dans son deuxième article, « Les intellectuels, la nation et la démocratie au Brésil », Daniel Pécaut revient sur le rôle politique de l’intelligentsia brésilienne et sur les différentes formes qu’ont pris ses engagements des années 1930 aux années 1980. Dans les années 1930, les intellectuels ont prétendu se substituer aux élites défaillantes pour réorganiser la société par en haut. Vingt ans plus tard ils ont aspiré à incarner le peuple et se sont devenu les idéologues du développement national. Enfin tout au long des années du régime militaire, ils entendirent personnifier l’opposition au régime militaire et faire advenir la société. Pécaut explore la façon dont les intellectuels ont pu se vouloir les constructeurs d’un ordre corporatiste, les accoucheurs d’une révolution populaire et enfin les chantres de la société civile. Loin d’opposer absolument ces engagements, Pécaut souligne au contraire comment, par-delà ces différences au fil des époques, les intellectuels se sont pensés sans discontinuer comme la charnière entre l’État et le peuple3.

6Viennent en complément de ces deux premiers textes deux varia consacrés à la sociologie française. Le premier de Daniel Pécaut, « La sociologie à la sixième section », retrace la façon dont la sociologie s’est construite au sein du monde des historiens de l’École pratique des hautes études puis à l’École des hautes études en sciences sociales. Le second de Danilo Martuccelli, « Raymond Aron et le tiers-monde », relit l’ensemble de son œuvre sociologique et montre comment celui-ci ne fut pas seulement le penseur des affrontements est-ouest et des sociétés industrielles. Il fut aussi, comme chemin faisant mais sans jamais en faire un des objets affichés de ses préoccupations, un observateur avisé des mutations du tiers-monde, ce dès ses écrits de guerre, où il pressent l’avènement de la décolonisation, puis dans ses cours de la Sorbonne ou dans ses écrits sur la guerre. Ces deux essais sur la sociologie française permettent de mesurer les changements advenus depuis un demi-siècle. La sociologie s’est spécialisée et professionnalisée, elle use de méthodes de plus en plus raffinées. Mais a-t-elle pour autant gagné en clairvoyance dans sa capacité à saisir les mutations et les déplacements des lignes d’affrontements dans le monde contemporain, et plus encore à se faire entendre au-delà du cercle des spécialistes ?

Notes

  • [*]
    EHESS-CESPRA.
  • [1]
    Nous remercions Maria Teresa Calderón et Isabela Restrepo, les éditrices du volume où ce texte est d’abord paru en espagnol, de nous avoir autorisé à le publier en français.
  • [2]
    On trouvera de bien plus amples développements de ces thèmes dans le livre de Daniel Pécaut, Entre le peuple et la nation, les intellectuels et la politique au Brésil, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1989.
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