Notes
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[*]
IRD.
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[**]
Paris 8/CREDA
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[1]
Kathya Araujo, Danilo Martuccelli, « Individu et néolibéralisme : Réflexions à partir de l’expérience chilienne », Problèmes d’Amérique latine (88), 2013, pp. 125-143.
-
[2]
Catherine Paquette, « Mobilité quotidienne et accès à la ville des ménages périurbains dans l’agglomération de Mexico. Une lecture des liens entre pauvreté et mobilité », Revue Tiers Monde, 1 (201), 2010, pp. 157-175. Dans la ZMCM, entre 1994 et 2005 ont été construits 384 000 logements sur 6 303 hectares. Dans la ZMCM, entre 1994 et 2005 ont été construits 384 000 logements sur 6 303 hectares, Cf E. Duhau et A. Giglia, Las reglas del desorden. Habitar la metrópoli, Mexico, Ed. UAM Azcapotzalco-Siglo XXI, 2008, p.48.
- [3]
-
[4]
Egalement, Marie-France Prévôt-Schapira et Françoise Dureau, « Les villes du Sud dans la mondialisation. Des villes du Tiers-monde aux métropoles émergentes ? », in Chaléard J.-L. (dir.), Métropoles aux Suds. Les défis des périphéries, Paris, Ed. Karthala, 2014.
-
[5]
Leonardo Fernández, Censo 2010. Somos 14819137 en la Régión Metropolitana de Buenos Aires, Insituto del Conurbano – Universidad Nacional de General Sarmiento, 2013, 11 p.https://www.google.fr/#q=Leonardo+Fernandez+somos+2010
-
[6]
a population de l’Amérique latine, qui compte 581 millions individus en 2010, devrait continuer à augmenter jusqu’en 2050 et atteindre, avant de décliner, 735 millions d’habitants. CELADE, Estimaciones y proyecciones de población a largo plazo 1950-2100. Revisión 2012, CELADE – División de Población, http://www.eclac.cl/celade/proyecciones/basedatos_BD.htm, Santiago de Chile.
-
[7]
Olivier Dollfus, La mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007, 171 p, p. 26.
-
[8]
« un taux de croissance annuel de 3% multiplie le nombre d’hommes par 19,2 en un siècle, par 369 en deux siècles », O. Dollfuss, op. cit., 2007.
-
[9]
C. Quenan et S. Velut (dir.), Les enjeux du développement en Amérique latine. Dynamiques économiques et politiques publiques, Paris, Ed. IDA-AFD, 2e édition, janvier 2014.
-
[10]
Guzmán, José Miguel ; Rodríguez, Jorge ; Martínez, Jorge ; Contreras, Juan Manuel ; González, Daniela (2006) La démographie de l’Amérique latine et de la Caraïbe depuis 1950, Population, 61 (5-6), pp. 623-734.
-
[11]
En 2002, le taux d’activité des femmes en Amérique latine avait évolué de manière constante au cours 20 à 30 années précédentes, indépendamment des aléas de la conjoncture économique, Lena Lavinas, Francisco León (Eds.), Emprego feminino no Brasil: mudanças institucionais e novas inserçoes no mercado de trabalho. Volumen I, Santiago de Chile, CEPAL, 2002, 79 p. Tout indique que ce mouvement se poursuit au cours des années 2000.
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[12]
D’importantes différences régionales demeurent, parfois surprenantes, mais un mouvement de fond semble engagé.
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[13]
Beatriz Kara-José, A popularização do centro de São Paulo: Um estudo de transformações ocorridas nos últimos 20 anos, thèse de doutorat, Planejamento urbano e regional, USP, São Paulo, 2010, 264 p.
-
[14]
M. Janoschka, M. Sequera y L. Salinas, « Gentrification in Spain and Latin America- a Critical Dialogue », International Journal of Urban and Regional Research, 2013, DOI: 10.1111/1468-2427.12030.
-
[15]
Selon la formule de Beatriz Kara-José, A popularização do centro de São Paulo: Um estudo de transformações ocorridas nos últimos 20 anos, tese de doutorado, Planejamento urbano e regional, USP, São Paulo, 2010, 264 p.
1Après des décennies de bouleversements et de croissance intense, les métropoles latino-américaines sont entrées dans une phase de ralentissement : la population augmente mais à un rythme modéré et l’étalement urbain semble contenu. L’expansion urbaine, auparavant nettement orientée par l’autoconstruction, est aujourd’hui encadrée par le capital immobilier et les pouvoirs publics et, parallèlement, la valorisation foncière est devenue à la fois systématique et généralisée.
2Le contraste de la situation actuelle avec la période antérieure est tel que l’on serait tenté d’y voir une forme d’inertie des métropoles. Pourtant, entre densification, verticalisation et étalement, des changements sont à l’œuvre et s’ils sont moins spectaculaires, ils n’en sont pas moins l’expression des profondes évolutions des sociétés urbaines.
3Le premier changement majeur concerne l’inscription spatiale des métropoles qui désormais semblent mieux circonscrites et forment des aires urbaines plus stables. Parallèlement, la ville se densifie, dans certains espaces centraux comme dans les périphéries, sous l’effet de l’augmentation rapide du nombre des ménages et de la progression numérique modérée de la population. Concrètement, la réorganisation et la densification de l’espace impliquent des mobilités et des localisations résidentielles qui s’établissent suivant des perceptions de l’espace urbain et une urbanité qui ont changé.
4Certes, pour la grande majorité des habitants, maîtriser sa propre mobilité résidentielle intra-métropolitaine n’est à ce jour pas envisageable. Pour ceux-ci, les perspectives de mobilités spatiale et même sociale restent limitées en dépit du développement de la nouvelle classe moyenne dont un large segment se situe, somme toute, juste au-dessus du seuil de pauvreté. Par ailleurs, le marché immobilier a étendu son emprise sur les dynamiques urbaines et résidentielles qu’il oriente quels que soient les catégories sociales et les types de logement, des résidences fermées de luxe au logement social en passant par les immeubles résidentiels du péricentre pour classe moyenne. C’est ce phénomène qu’analyse, à Santiago du Chili, le texte de Rodrigo Cattaneo Pineda, en détaillant les mécanismes mis en œuvre par le secteur immobilier pour valoriser l’espace urbain, stimuler les investissements et générer d’importants profits dans la construction de logements.
5Pourtant, malgré la réalité de ce constat, on ne saurait ignorer les évolutions profondes des sociétés urbaines qui participent à la définition et à l’évolution du projet métropolitain. Ainsi, nombre de changements, tels que les progrès généralisés des niveaux d’instruction, le recul de la pauvreté extrême, l’augmentation du taux d’activité des femmes, la formation d’une classe moyenne – même modeste –, la diminution de la taille des ménages et le vieillissement de la population déterminent aujourd’hui les attentes et les choix d’effectifs croissants de populations en matière d’emploi, de résidence, d’éducation, de loisirs et de mobilité qui fondent l’organisation des villes et tracent leur physionomie. Cette évolution se produit dans des pays en émergence et dans le cadre particulier de sociétés néolibérales, matrice sociétale organisée autour de la promotion du marché et de la valorisation de l’individu [1]. L’émergence est une dénomination certainement discutable car largement fondée sur la réinterprétation « par le marché » de la stratification sociale des métropoles latino-américaines et l’identification d’une « nouvelle classe moyenne », la classe « C » qui correspond à la classe moyenne basse. Elle n’est pas le « miracle » économique des années 1960-1970, dont elle se distingue historiquement, mais elle établit un cadre intégrant les différentes dimensions démographiques, économiques et sociales des changements en cours dans la société, cadre qui nous permet d’interpréter la trajectoire urbaine actuelle.
6C’est dans ce contexte que nous proposons de mettre en perspective les évolutions générales et récentes de quelques grandes métropoles d’Amérique latine que les textes réunis dans ce dossier nous présentent.
7L’époque n’est plus, ni au doublement de la population métropolitaine en une vingtaine d’années, ni au surgissement d’innombrables quartiers périphériques alimentant l’étalement urbain sur de vastes étendues. São Paulo gagnait plus de trois millions d’habitants tous les dix ans entre 1950 et 2000. Au dernier recensement, la population n’augmente que de 1,8 millions entre 2000 et 2010, suivant un taux de croissance (TCAM) de 1,0% l’an, le plus bas taux enregistré depuis 1872, date du premier recensement de la population brésilienne, lorsque São Paulo était une ville d’environ 30 000 habitants. Aujourd’hui, la croissance de São Paulo obéit à des logiques de répartition spatiale qui changent. Le mouvement d’extension de la zone urbaine se réduit, et les excédents de la croissance intègrent des quartiers déjà existants, par densification du bâti. Dans les quartiers populaires auto-construits, les bâtisses gagnent un étage aménagé en logement. Soit il abrite un nouveau ménage issu du domicile principal, soit il est loué par des nouveaux venus. Le centre et ses environs attirent à nouveau les habitants qui s’installent dans les nombreux logements vacants ou dans des immeubles neufs. À Santiago, le volontarisme des autorités municipales et les concessions accordées au secteur immobilier dans le cadre du plan de repeuplement du centre sont venus à bout des réticences de ce dernier. Selon R. Cattaneo Pineda, « nulle part [à Santiago] la « financiarisation de l’immobilier » n’est aussi flagrante ». À partir des années 2000, le centre-ville se verticalise et la population connaît à nouveau une croissance positive. À Santiago comme à São Paulo, le secteur immobilier mise sur la demande « « des émergents » : jeunes diplômés, étudiants universitaires, couples de professions libérales ».
8Le ralentissement de l’expansion urbaine et la densification résidentielle sont à l’œuvre même à Mexico où depuis les années 1990 [2] d’immenses lotissements pavillonnaires d’intérêt social ont surgi aux confins de la zone urbaine. Mais les acquéreurs visés par ce type d’offre de logements sont venus à manquer, après plus d’une décennie de construction à tout-va de gigantesques ensembles (parfois plus de 10 000 unités) de logements exigus, de qualité médiocre, mal desservis en transport et faiblement équipés [3]. La demande évolue, affirmant une préférence pour d’autres localisations résidentielles, dans la zone urbanisée et non pas en limite de celle-ci. Par conséquent, entre 2000 et 2010, en rythme annuel, la surface bâtie de Mexico croît de 0,8% alors que la population augmente de 0,9% et le nombre de ménages de 1,7% (données INEGI, Antonine Ribardière et Jean-François Valette dans ce dossier). De même à Lima, comme le souligne Pablo Vega dans ce numéro, la récente densification est d’autant plus surprenante qu’elle interrompt une phase d’expansion territoriale initiée dans les années 1940. L’auteur précise comment la construction de logement (des tours d’appartement) par le secteur privé dans le cadre de programmes publics étend son emprise sur la production de l’espace urbain [4], notamment par la réduction de l’espace public ou sa privatisation au profit de groupes de résidents.
9À la différence des grandes métropoles d’Amérique latine, à partir d’une approche historique et culturelle, A. Gorelik analyse le rôle tout à fait singulier de la périphérie dans l’intégration des nouveaux venus à la métropole, durant les deux grands moments de la ville expansive. L’auteur montre en quoi la croissance de Buenos Aires, certes rapide et inédite, fut différente de celles de Mexico ou São Paulo. D’abord, elle s’est produite de manière anticipée, au début du XXe siècle lors de la grande migration d’outre-Atlantique, mais surtout, la phase d’expansion périphérique a rassemblé des populations aux origines migratoires et sociales diverses qui, malgré un contexte d’urbanisation rapide, ont fondé des centralités périphériques pourvues des services et attributs urbains (transport, éducation, emploi) qui leurs garantissaient les bénéficies d’une intégration citoyenne et métropolitaine. Dans la seconde phase d’expansion, entre 1938 et 1978, le nombre d’habitants double quand la surface bâtie est multipliée par quinze. Ce vaste espace aggloméré en quarante ans est qualifié de « territoire de la reproduction (dans des conditions toujours plus dégradées) de la hiérarchie urbaine, sociale et culturelle déjà consolidée ». En somme, tout au long cette seconde phase qui débute à la fin des années 1930 et se poursuit jusqu’aux années 1970, l’expansion périphérique de Buenos Aires « a maintenu une certaine homogénéité dans la distribution territoriale de l’hétérogénéité sociale ». Ce cycle « vertueux » prend fin avec la dictature et les réformes néolibérales des années 1990 qui cassent les liens de sociabilité politique et culturelle tissés entre le centre et la périphérie par l’État-providence. Aujourd’hui, la croissance se poursuit dans les municipalités de la deuxième couronne, mais dans des espaces appauvris, traversés par de profondes fractures urbaines et sociales (2000-2010) [5].
10À l’heure actuelle, l’étalement métropolitain ralentit nettement en dépit d’une population qui augmente, même modérément, et de la multiplication du nombre des ménages. Les métropoles évoluent différemment aujourd’hui, en premier lieu parce que le moteur de la croissance démographique et urbaine, la migration interne, a ralenti. Les migrants internes sont encore très nombreux dans les métropoles, mais leur nombre est en net recul depuis les années 2000. C’est désormais sur la croissance naturelle, modérée, que repose l’augmentation de la population des grandes métropoles. Celle-ci suit l’évolution des comportements démographiques et en tout premier lieu la baisse continue de la fécondité et du taux de natalité depuis les années 1960-1970. Dans les grandes métropoles, l’indicateur conjoncturel de fécondité, plus bas que dans le reste du pays, est proche de 2,0. Au cours des prochaines décennies, le repli de la dynamique démographique devrait toucher toute la région [6], et si la CELADE considère que les gains de population des trente prochaines années concerneront les villes (qui concentrent 80 % de la population), on peut supposer qu’ils toucheront avant tout les villes moyennes, qui connaissent des rythmes de croissance bien plus importants que ceux des métropoles. Les changements récents correspondent donc soit à une inflexion, soit à une pause dans des trajectoires urbaines tracées depuis quelques décennies. Davantage qu’à des évolutions majeures, nous assistons à la réorientation partielle de la dynamique urbaine, voire sa stabilisation passagère après plusieurs décennies de changements rapides et profonds qui définissent une séquence de transition.
11Il va de soi que des dynamiques centrifuges sont toujours à l’œuvre, mais l’importance du centre-ville demeure entière et détermine une part importante des déplacements dans l’espace métropolitain. Or, les difficultés de déplacement croissantes, qui relèvent de l’augmentation, année après année, du nombre de véhicules en circulation, influencent les choix résidentiels de nombreux habitants qui, dans le but de limiter leurs temps de transport quotidien, se rapprochent des centres-villes. Par conséquent, la revalorisation résidentielle des espaces centraux résulte en partie de l’adaptation des habitants à une organisation urbaine contraignante. Ainsi, dans les centres-villes, tandis que les classes moyennes supérieures ouvrent les fronts de la gentrification, à Santiago, Mexico, Buenos Aires ou São Paulo, des populations à bas revenus, notamment les travailleurs immigrés pour qui les ressources de la centralité sont indispensables et déterminantes dans l’orientation de la trajectoire sociale, s’installent dans les logements précaires et longtemps restés vacants (voir l’article consacré à São Paulo dans ce dossier).
12Ces reconfigurations spatiales ont donné lieu à de vifs débats sur la mesure et la radicalité du changement récent. Avec les méthodes de la géographie quantitative, l’étude d’Antonine Ribardière et Jean-François Valette met également en évidence qu’à Mexico, au cours des vingt dernières années, se dessine une certaine évolution urbaine touchant l’ensemble des sept types de peuplement de la typologie qui couvre la métropole. Qu’ils soient de formation ancienne ou récente, qu’ils soient plus ou moins riches, les ensembles types retenus ont une trajectoire commune, suivant les données sociodémographiques examinées. Pas de décrochage nous disent les auteurs, mais un mouvement de fond, qui partout se traduit (en fonction des variables retenues et de l’échelle d’observation qui s’impose) par un vieillissement de la population, une augmentation du nombre de diplômés du supérieur et une diminution du nombre d’analphabètes. Certes, ces changements suivent des cadences différentes, selon les formes de peuplement et en leur sein même, de sorte que la relative convergence observée à l’échelle urbaine n’implique pas nécessairement une réduction des écarts entre types peuplement et peut, à l’inverse, produire localement des situations de spécialisation. On peut donc faire l’hypothèse que dans certaines situations la différenciation éventuelle résulte de l’inertie d’une polarisation antérieure et non des facteurs de l’évolution récente. Cette analyse mériterait d’être étendue aux autres grandes métropoles de la région car des trajectoires socio-spatiales semblables à celles qui apparaissent à Mexico sont pressenties.
13Dans son ouvrage paru en 2007, O. Dollfus [7] considère que les transitions urbaine ou démographique sont des « croissances et changements » constitutifs de la mondialisation et à ce titre figurent parmi les évolutions majeures qui ont marqué le cours du XXe siècle. L’auteur précise par ailleurs l’ampleur du phénomène pour souligner son caractère exceptionnel [8] et en tirer les conséquences : les transitions démographiques et l’explosion urbaine sont à la fois inédites, uniques et de courte durée. Toutes ou presque s’achèveront plus ou moins brièvement dans la première moitié du XXIe siècle. Les grandes métropoles d’Amérique latine sont précisément au terme d’un processus de constitution et d’organisation de stocks urbains sans équivalent historique.
14Sur le plan économique, de nombreux pays d’Amérique latine accèdent dans la dernière décennie au statut des pays dits émergents, dynamiques que l’on ne peut dissocier de la stabilisation démocratique qui caractérise la région. C’est éventuellement dans ce contexte historique particulier que la transition métropolitaine actuelle peut être aussi analysée. Pour la saisir, il est nécessaire d’insister, au-delà des aspects économiques, sur l’importance de la transition démographique qui sous-tend les mutations des sociétés urbaines émergentes, et identifier les dimensions strictement spatiales du phénomène. Enfin, le caractère transitoire de la notion d’émergence, s’applique également au modèle métropolitain qui nous intéresse, avec sa part d’indéfinition et d’instabilité.
15Réduction de la dette, croissance des échanges commerciaux et notamment des exportations, augmentation des investissements étrangers, baisse du taux de chômage [9], développement du marché intérieur et de la consommation des ménages par l’accès massif au crédit, autant d’indicateurs macro-économiques qui forgent l’image des économies émergentes, réputées consolidées et en croissance. Cependant, au-delà des aspects macroéconomiques, l’émergence d’un certain nombre de pays latino-américains relève aussi de caractéristiques propres à la séquence de la transition démographique (et pas seulement de « bonus démographique ») qui dynamise les économies [10]. Tous s’inscrivent dans un mouvement global faisant évoluer l’organisation domestique et familiale vers une plus grande autonomie immédiate (celle des adultes) ou projetée (celle des enfants) de chacun des individus, et notamment des femmes. Ainsi, les femmes sont-elles de plus en plus nombreuses à occuper un emploi [11], évolution qui a pour origine la maîtrise systématique des naissances au sein des familles : la réduction de la fécondité donne de l’autonomie aux femmes et facilite les progrès de l’éducation, dès lors que les enfants sont moins nombreux. En effet, les niveaux d’instruction augmentent et peu à peu, accéder à un niveau d’étude supérieur devient un horizon commun à l’ensemble des classes sociales. [12].
16Ces évolutions illustrent en quoi la situation démographique actuelle joue sur l’organisation sociale (les structures familiales) et économique (marché du travail), tout autant et peut-être même davantage que les aspects économiques, car ce que nous décrivons est un mouvement de fond qui progresse indépendamment de la conjoncture, notamment économique.
17Les changements que nous identifions dans les sociétés émergentes se concrétisent dans l’espace, se déploient dans l’environnement urbain et participent à son évolution. Habiter une ville, c’est en effet agir quotidiennement sur son espace, en procédant par choix, sous la contrainte ou par habitude, dans des situations relatives notamment au logement, au travail ou aux loisirs. Or, l’autonomisation des individus, sous ses diverses formes – accession à la classe moyenne pour les uns, sortie de la pauvreté pour d’autres, ou encore accès au travail ou à une qualification supérieure, produit des effets spatiaux qui relèvent de deux logiques. D’une part, elle favorise l’apparition de demandes spécifiques à laquelle les pouvoirs publics ou le secteur privé tentent de répondre par la production d’une offre de services plus ou moins accessibles (logements, universités ou écoles accueillant les élèves toute la journée (service en temps dit « intégral ») pour faciliter le travail des femmes, transports publics, etc.). D’autre part, elle génère tout un ensemble de comportements individuels et collectifs plus ou moins identifiables. Combinées, ces logiques deviennent déterminantes dans l’évolution des grandes métropoles.
18Le regain d’intérêt pour le centre-ville observé dans de nombreuses grandes villes latino-américaines (Cymbalista et al. et Cattaneo dans ce numéro) peut illustrer ce point. Il concerne différentes populations, les étudiants issus des classes moyennes sont l’une d’elles [13]. Or, s’ils s’installent dans les quartiers centraux, c’est parce qu’une kyrielle d’universités privées investissent dans les centres-villes pour y implanter des unités d’enseignement. Pour ces opérateurs privés, choisir le centre-ville permet de rationaliser les investissements et de cibler précisément la demande car ces universités sont de petites tailles (ce ne sont pas de gros investisseurs), elles s’intègrent donc facilement dans le tissu urbain dense en bâti du centre. Par ailleurs, elles doivent être accessibles à une clientèle aux revenus modestes. Le centre là encore est avantageux : en phase de dégradation depuis plusieurs décennies, de nombreux immeubles vacants étaient ou sont disponibles à bas prix. Les opérateurs y réduisent donc leurs coûts, ils bénéficient par ailleurs de l’effet de centralité. Enfin, du point de vue des étudiants, mais aussi des universités qui souhaitent remplir leurs formations, le centre dispose d’un parc de logements à la location aux caractéristiques assez spécifiques, de nombreux appartements sont en effet bons marché, car petits et situés dans des immeubles souvent dégradés et dans des quartiers dévalorisés.
19Le retour au centre, ou plus précisément au péricentre, touche également une partie, même très minoritaires des populations aisées. Il est porté par l’activité du capital immobilier qui, à partir des années 1990, stimulé par les politiques publiques de repeuplement comme à Santiago ou à Mexico, investit ces espaces longtemps délaissés qu’il dispute désormais aux classes populaires. Ce mouvement est d’autant plus marquant qu’il contraste fortement avec le modèle de résidence dans des aménagements d’exceptions dispersés dans des banlieues isolées (combinant logement, loisirs et mobilité dans l’association condomínio fechado, mall, voies express) où les inégalités sociales atteignent un haut niveau et polarisent l’espace métropolitain, produisant une ville archipel selon l’expression de A. Gorelik. Ce nouveau modèle urbain ne se réduit pas à la construction d’ « enclaves » sécurisées, pas plus « qu’il ne suppose l’existence d’un modèle dualiste, conforme aux vieux schémas structuralistes », mais il marque la fin du modèle public de ville et d’un imaginaire urbain partagé qui, à Buenos Aires, avaient caractérisé la ville expansive.
20Cependant, avec l’accession d’une partie des catégories populaires à la classe moyenne, l’étau spatial semble se desserrer, facilitant les mobilités résidentielles qui, on peut en faire l’hypothèse, se développeraient pour limiter les mobilités quotidiennes toujours plus contraignantes. D’une manière générale et compte tenu de la diminution de la croissance naturelle et du ralentissement des apports migratoires, les mobilités résidentielles et les déplacements quotidiens des habitants sont de plus en plus importants dans l’organisation de l’espace urbain. Les mobilités quotidiennes et leur pendant, l’engorgement de l’espace urbain, comme le souligne à propos de Lima Pablo Vega dans ce numéro, sont sous l’influence de l’augmentation du nombre de voitures individuelles, l’un des premiers achats des ménages accédant à la classe moyenne et au crédit bancaire (le crédit atteignant jusqu’à 50 mois). Or justement, les difficultés de déplacements entraînent des mobilités résidentielles pour des populations jusqu’il y a peu très contraintes financièrement. Celles-ci se rapprochent du centre et génèrent une demande de biens immobiliers différente, d’appartements souvent moins spacieux.
21Enfin, comment ne pas rapprocher également les dernières contestations qui ont eu lieu à São Paulo puis dans tout le Brésil et les recompositions sociales d’une métropole de pays émergent ? Elles émanaient d’une vaste classe moyenne consolidée craignant le déclassement social qui rapidement fut rejointe par des populations issues de la classe moyenne plus récente et des couches populaires. Or, toutes revendiquaient un droit à la mobilité urbaine, et remettait en question un urbanisme servant une minorité. Elles expriment l’aboutissement, l’épuisement d’un modèle spatial de la transition démographique et urbaine. De même, à Santiago, R. Cattaneo Pineda observe que les populations urbaines retrouvent une expression contestataire et interviennent à nouveau dans le débat urbain, mais sur la base de revendications plus générales qui témoignent des préoccupations de redéfinir le modèle citadin après des décennies d’excès néolibéraux.
22Le contexte de l’émergence dans les pays latino-américains fixe les orientations des changements auxquels nous assistons dans les grandes métropoles sud-américaines et dont les articles présentés dans ce dossier rendent compte. Il faut désormais considérer l’évolution urbaine en accordant une place croissante aux dynamiques internes de la population en matière de structure démographique et de composition sociale. Elles se traduisent par des formes de mobilité sociales et spatiales qui recomposent le paysage urbain selon les orientations que nous avons mentionnées : ralentissement de l’étalement urbain, revalorisation de la centralité traditionnelle, verticalisation du centre et du péricentre, densification des banlieues populaires, évolution de la composition des ménages et la demande de logements, etc.
23La situation que nous observons apparaît cependant transitoire pour différentes raisons, le terme même d’émergence suggère le dépassement d’une situation et l’entrée dans un nouveau cadre, mais si les traits de la situation urbaine initiale sont identifiables, il est difficile de cerner précisément les évolutions qui prennent corps. Ainsi, les premières vagues du retour au centre ont tout d’abord été analysées à partir du modèle théorique de la gentrification, mais les recherches actuelles sont plus nuancées et le modèle, hérité des villes du Nord, est aujourd’hui jugé en partie inadapté à la situation des métropoles latino-américaines [14].
24Par ailleurs, l’apparente accessibilité résidentielle du centre ou de quartiers péricentraux à des populations des classes populaires ou des classes moyennes récemment constituées est-il pérenne ? La valorisation foncière rapide des centres villes permet d’en douter. Dès lors, la « popularisation du centre » [15] ne serait que passagère, à mesure que se reconstitue le tissu urbain dans des villes qui justement font facilement peau neuve.
25En définitive, l’action des pouvoirs publics sera déterminante dans la trajectoire du modèle métropolitain. Les contours et la conduite des politiques du logement seront sûrement très importants, à mesure que de nouvelles revendications apparaissent notamment en faveur du développement d’un parc de logement à intérêt social dans les centres villes ou de l’accès des populations immigrées à ce type d’habitat dès lors que leur présence est en augmentation dans les grandes métropoles, en particulier dans les espaces centraux. La question des transports et des mobilités quotidiennes rattrapent également les pouvoirs publics, car elle cristallise les difficultés inhérentes à tout modèle de transition : les grandes métropoles des pays émergents sont à la fois porteuses d’inégalités socio-spatiales bien ancrées et suscitent espoirs mais aussi frustrations auprès de celles et ceux dont l’élévation dans l’échelle sociale fait naître des attentes nombreuses mais encore peu accessibles.
Notes
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IRD.
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[**]
Paris 8/CREDA
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[1]
Kathya Araujo, Danilo Martuccelli, « Individu et néolibéralisme : Réflexions à partir de l’expérience chilienne », Problèmes d’Amérique latine (88), 2013, pp. 125-143.
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[2]
Catherine Paquette, « Mobilité quotidienne et accès à la ville des ménages périurbains dans l’agglomération de Mexico. Une lecture des liens entre pauvreté et mobilité », Revue Tiers Monde, 1 (201), 2010, pp. 157-175. Dans la ZMCM, entre 1994 et 2005 ont été construits 384 000 logements sur 6 303 hectares. Dans la ZMCM, entre 1994 et 2005 ont été construits 384 000 logements sur 6 303 hectares, Cf E. Duhau et A. Giglia, Las reglas del desorden. Habitar la metrópoli, Mexico, Ed. UAM Azcapotzalco-Siglo XXI, 2008, p.48.
- [3]
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[4]
Egalement, Marie-France Prévôt-Schapira et Françoise Dureau, « Les villes du Sud dans la mondialisation. Des villes du Tiers-monde aux métropoles émergentes ? », in Chaléard J.-L. (dir.), Métropoles aux Suds. Les défis des périphéries, Paris, Ed. Karthala, 2014.
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[5]
Leonardo Fernández, Censo 2010. Somos 14819137 en la Régión Metropolitana de Buenos Aires, Insituto del Conurbano – Universidad Nacional de General Sarmiento, 2013, 11 p.https://www.google.fr/#q=Leonardo+Fernandez+somos+2010
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[6]
a population de l’Amérique latine, qui compte 581 millions individus en 2010, devrait continuer à augmenter jusqu’en 2050 et atteindre, avant de décliner, 735 millions d’habitants. CELADE, Estimaciones y proyecciones de población a largo plazo 1950-2100. Revisión 2012, CELADE – División de Población, http://www.eclac.cl/celade/proyecciones/basedatos_BD.htm, Santiago de Chile.
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[7]
Olivier Dollfus, La mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007, 171 p, p. 26.
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[8]
« un taux de croissance annuel de 3% multiplie le nombre d’hommes par 19,2 en un siècle, par 369 en deux siècles », O. Dollfuss, op. cit., 2007.
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[9]
C. Quenan et S. Velut (dir.), Les enjeux du développement en Amérique latine. Dynamiques économiques et politiques publiques, Paris, Ed. IDA-AFD, 2e édition, janvier 2014.
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[10]
Guzmán, José Miguel ; Rodríguez, Jorge ; Martínez, Jorge ; Contreras, Juan Manuel ; González, Daniela (2006) La démographie de l’Amérique latine et de la Caraïbe depuis 1950, Population, 61 (5-6), pp. 623-734.
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[11]
En 2002, le taux d’activité des femmes en Amérique latine avait évolué de manière constante au cours 20 à 30 années précédentes, indépendamment des aléas de la conjoncture économique, Lena Lavinas, Francisco León (Eds.), Emprego feminino no Brasil: mudanças institucionais e novas inserçoes no mercado de trabalho. Volumen I, Santiago de Chile, CEPAL, 2002, 79 p. Tout indique que ce mouvement se poursuit au cours des années 2000.
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[12]
D’importantes différences régionales demeurent, parfois surprenantes, mais un mouvement de fond semble engagé.
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[13]
Beatriz Kara-José, A popularização do centro de São Paulo: Um estudo de transformações ocorridas nos últimos 20 anos, thèse de doutorat, Planejamento urbano e regional, USP, São Paulo, 2010, 264 p.
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[14]
M. Janoschka, M. Sequera y L. Salinas, « Gentrification in Spain and Latin America- a Critical Dialogue », International Journal of Urban and Regional Research, 2013, DOI: 10.1111/1468-2427.12030.
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Selon la formule de Beatriz Kara-José, A popularização do centro de São Paulo: Um estudo de transformações ocorridas nos últimos 20 anos, tese de doutorado, Planejamento urbano e regional, USP, São Paulo, 2010, 264 p.