Notes
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[*]
Adeline Joffres est doctorante en science politique à l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle (IHEAL-CREDA) et présidente de l’association Groupe d’études interdisciplinaire sur le Venezuela.
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[**]
Paula Vásquez Lezama est chargée de recherche au CNRS (EHESSCESPRA).
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[1]
En France, voir O. Compagnon, J. Rebotier, S. Revet (dir.), Le Venezuela au-delà du mythe. Chávez, la démocratie, le changement social, Paris, Éditions de l’Atelier, 2009 ; J.-M. Fournier, L’autre Venezuela d’Hugo Chavez. Boom pétrolier et Révolution bolivarienne à Maracaibo, Paris, Karthala, 2010 ; ou au début des années 2000 : F. Langue, Hugo Chávez et le Venezuela. Une action politique au pays de Bolívar, Paris, L’Harmattan, 2002.
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[2]
Suite aux élections du 7 octobre 2012 et au support de Jean-Luc Melenchon au gouvernement d’Hugo Chávez, Marc Saint-Upéry a publié un texte dans Le Monde.fr et un dossier plus complet dans le Journal du MAUSS où sont traités de manière critique les points emblématiques de la réussite de la révolution bolivarienne. Cf. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article938 (visité le 12 novembre 2012).
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[3]
Voir notamment F. Langue et D. Recondo, « Venezuela, révolution dans les institutions », Problèmes d’Amérique latine, N° 65, été 2007.
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[4]
L. Gomez Calcaño et N. Arenas, « Los círculos bolivarianos: El mito de la unidad del pueblo », América latina hoy, Vol. 39, pp. 167-193.
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[5]
Ce glissement de la participation de secteurs populaires divers vers la constitution d’une unité identitaire du peuple a été l’objet de travaux récents en science politique, dont : A. P. Spanakos, « New Wine, Old Bottles, Flamboyant Sommelier: Chávez, Citizenship, and Populism », New Political Science, Vol. 30 (4), 2008, pp. 521-44.
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[6]
Pour répondre à la demande de soins spécialisés, le gouvernement a procédé à l’expropriation d’assurances privées (comme ce fut le cas de Seguros La Previsora en août 2010) ainsi qu’au transfert de patients à Cuba pour soigner les maladies chroniques.
1Depuis 2000, le Venezuela a régulièrement fait la une de l’actualité internationale et attisé la curiosité intellectuelle de la communauté des chercheurs [1], tout comme celle des politiques et des journalistes. Pour autant, la nature du régime instauré par Hugo Chávez en 1999 pose toujours question, notamment son caractère révolutionnaire [2]. Ainsi, après 14 ans d’un régime politique rapidement baptisé « chaviste », du nom de son leader, on peut se demander si le Venezuela est parvenu à mettre en œuvre les transformations radicales suggérées par l’instauration de la Révolution bolivarienne en 1998, approfondie par diverses phases de gouvernement et reconvertie en « socialisme du XXIe siècle en 2005 » ? Comment peut se poursuivre le changement sous l’autorité d’un même leader ? Les analyses contenues dans ce dossier entendent discuter des ambiguïtés de la politique chaviste et tout spécialement cerner les enjeux politiques induits par les modifications des règles du jeu démocratique depuis 1999.
2Si l’heure n’est pas encore au bilan définitif d’une expérience qui suit son cours - Chávez vient d’être reconduit pour six ans à la tête de l’État - on peut néanmoins analyser certains changements majeurs institués. Les électeurs ont ainsi entériné l’adoption de la Constitution de 1999 qui vise à instaurer un nouveau modèle de société [3] ; non pas en faisant table rase, mais en promouvant la démocratie participative, en prônant un retour en force des valeurs morales comme guides de l’action politique, et en mettant l’accent sur l’empowerment des secteurs sociaux les plus défavorisés ainsi que des minorités.
3Ensuite parce que le chavisme n’est pas une donnée en soi ni un régime politique dont les contours sont définitivement fixés, mais un populisme dont les ressorts continuent à faire débat parmi les chercheurs qui ont analysé son évolution depuis 1998. En outre, la Révolution bolivarienne, que le gouvernement a toujours qualifié de « processus », connaît des inflexions qui nous permettent de distinguer différentes phases jusqu’à aujourd’hui. La première, qui s’étend de 1998 à 2004 (avec deux sous-périodes de 1998-2000 et 2000-2004), est caractérisée par un triple phénomène : la promotion de la démocratie participative, alfa et oméga des principes fondateurs de l’État en gestation, mais également par l’action protestataire de divers secteurs sociaux refusant parfois de se plier aux desiderata présidentiels et jouant sur certaines divergences internes du chavisme et enfin par la montée en puissance d’une opposition en pleine reconstruction [4]. La seconde couvre la période 2004-2010 durant laquelle l’approfondissement de la Révolution s’accélère notamment par le biais des missions sociales instaurées en 2003 et du lancement du « socialisme du XXIe siècle ». Il est à noter que ces politiques se radicalisent alors que l’opposition se fait de plus en plus entendre. En effet malgré sa marginalisation institutionnelle, suite à son refus de participer aux élections législatives de 2005, l’opposition obtient l’organisation d’un référendum révocatoire, et suscite une majorité de « non » au référendum constitutionnel de 2007.
4Enfin la réapparition d’une opposition parlementaire en 2010 comme à l’issue des résultats de l’élection présidentielle d’octobre 2012 permet de penser que l’on assiste à une remontée en force d’une opposition naguère atone et dispersée. Celle-ci a certes essuyé un échec aux dernières élections présidentielles mais elle est dorénavant capable de se coordonner autour d’une candidature unique issue de primaires exemplaires. Mieux, elle a obtenu des scores bien meilleurs que lors des précédents scrutins. Au sein de la nébuleuse chaviste, les recompositions sont là aussi patentes. Ces indicateurs sont autant de signes des changements en cours au sein des deux grandes forces politiques qui structurent la scène politique. Dans ce sens, les dernières présidentielles pourraient bien représenter le premier moment d’un réagencement politique plus général qui demande à être confirmé par les élections régionales à venir.
5Il est un autre facteur clef qui remanie de fait la scène politique: la santé du mandataire vénézuélien. Officiellement malade d’un cancer, Hugo Chávez a déclaré durant la campagne électorale estivale qu’il était désormais en voie de guérison du fait de la rémission de sa maladie. Néanmoins le secret qui entoure la nature exacte de sa maladie et le traitement suivi par le président font le jeu de toute une série de spéculations qui pèsent sur le jeu politique.
6Nous avons choisi d’organiser ce numéro autour de trois questions principales : celle du leadership exercé par le président Chávez et de ses effets en termes institutionnels et de légitimité politique, celle des acteurs politiques et sociaux dans ce contexte de leadership dominant et révolutionnaire et, enfin, celle des pratiques en termes de politique publiques, de formation et de circulation des représentations politiques. Ces questions permettent également de saisir trois caractéristiques des gouvernements successifs d’Hugo Chávez, particulièrement pertinentes pour analyser les changements socio-politiques au Venezuela ces dernières années.
7La première concerne la modification des règles du jeu démocratique suite à l’issue favorable donnée par référendum au processus constituant en 1999 et signant l’acte de naissance de la République bolivarienne du Venezuela. En outre, les amendements successifs de la Constitution bolivarienne de 1999 ont introduit des changements significatifs dans l’idée de souveraineté populaire. Le peuple est désormais dépositaire de la souveraineté qu’il exerce directement par le biais du pouvoir populaire. Or si l’idée de souveraineté populaire est systématiquement mobilisée dans la rhétorique officielle, les médiations institutionnelles nécessaires à son exercice ne sont pas précisément définies, et souvent fonction du libre arbitre de l’exécutif. Cette première caractéristique nous conduit à une interrogation. Comment la modification des institutions et des règles de la participation a-t-elle créé un contexte favorisant un jeu politique marqué par un clivage ami-ennemi où tant Hugo Chávez que ses partisans et opposants lors du coup d’État d’avril 2002 se refusent à redéfinir un modèle de check and balances propre aux régimes politiques démocratiques ? Par ailleurs, en 2005, le mandataire vénézuélien officialise le tournant socialiste pris par sa Révolution bolivarienne. Ce projet amorce une tension nouvelle autour de l’idée de « l’unité du peuple » [5] qui s’accompagne pourtant d’une montée en puissance du pouvoir de l’institution présidentielle et d’un frein à l’expression de tendances divergentes au sein même de l’alliance qui soutient le projet politique chaviste.
8La deuxième caractéristique saillante de ce gouvernement fait écho à un passé politique marqué par une « dépendance au sentier ». Il s’agit précisément de l’affichage politique d’une volonté d’indépendance absolue (politique, idéologique, économique, alimentaire), alors que se consolide la dépendance économique aux revenus pétroliers. Tandis que la démocratie doit prendre vie au travers de la mobilisation et de l’organisation des communautés, l’État rentier intervient dans tous les secteurs de l’économie. Les tentatives de diversifications des partenaires économiques sont bien réelles mais cosmétiques en volumes dans l’économie globale du pays et sont parfois mêmes annonciateurs de nouvelles dépendances.
9La troisième caractéristique du régime bolivarien est la résurgence de la participation de militaires actifs ou retraités à la gestion des institutions gouvernementales. On peut observer un double mouvement à cet égard. D’un côté, depuis plus de dix ans, les cadres militaires ont largement investi l’appareil bureaucratique des institutions civiles alors que la Constitution oblige les Forces armées à mettre en œuvre des politiques de développement. D’un autre côté, l’image du « peuple en armes » se fait jour afin d’opérer une « défense intégrale de la Nation » où les ennemis internes et extérieurs sont des menaces potentielles à l’ordre établi. S’ajoute à cela la création de bataillons de réservistes (civils) depuis 2007 puis des milices bolivariennes en 2009 en marge de l’institution martiale à proprement parler, mais sous le commandement direct de l’exécutif vénézuélien.
10L’article de Luis Gómez Calcaño et de Nelly Arenas examine la conjoncture actuelle du chavisme et ses fractures internes à la lumière de l’histoire politique vénézuélienne. Ce texte met en lumière de manière inédite la manière dont se joue la dissidence au sein du bloc chaviste. Le travail de ces deux chercheurs vénézuéliens rend compte du processus politique de la dissidence interne. En effet, à partir de la réélection du président Chávez en 2006, on assiste à une centralisation du pouvoir à tel point que l’Assemblée nationale retire leurs prérogatives administratives aux municipalités où l’opposition a remporté les élections régionales de 2008. Cette volonté affichée de centraliser le pouvoir politique rencontre plusieurs formes d’opposition: a) celle des partis politiques d’opposition, traditionnels et nouveaux ; b) celle des partis associés qui ont abandonné la coalition chaviste (comme le parti Patrie pour tous ; PPT) qui avait refusé de disparaître en fusionnant avec le parti du président, le Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) ; c) et, enfin, celle de noyaux dissidents au sein de la nébuleuse qui soutient la Révolution. Ce travail éclaire tout particulièrement cette dynamique.
11Francine Jácome traite la question de la nature et de la composition de la société civile vénézuélienne ; question particulièrement « polarisante » et polémique depuis le début des années 2000. En effet, de par les modifications institutionnelles instaurées par la Révolution bolivarienne, les organisations de la société civile ont modifié leurs structures et leurs stratégies. D’organisations indépendantes et très locales, elles ont vu apparaître d’autres entités sous l’effet de la promotion de la démocratie participative, ont été appelées à exercer certaines fonctions régaliennes en « partenariat » avec l’État, et participent d’un maillage national de l’action publique. La question de la coresponsabilité et de la participation de la société civile à l’élaboration des politiques publiques est ainsi au cœur de son analyse. Les misiones, programmes sociaux gérés par plusieurs ministères du Pouvoir populaire et mis en place par le gouvernement d’Hugo Chávez à partir de septembre 2003 en parallèle des organisations classiques, sont ainsi questionnées, tant dans leur rôle, dans leur statut vis-à-vis de l’État et de l’exécutif, que dans leurs effets.
12S’intéressant plus particulièrement à ce type de politiques publiques assurant une présence de l’État dans les quartiers populaires du pays, Natacha Vaisset et Vincent Lapierre focalisent leur étude sur les misiones relevant de la santé et de l’éducation. La plus connue d’entre elles, Barrio Adentro, est un programme de santé publique principalement assuré par des médecins cubains. Les missions Robinson - ainsi nommée en l’honneur du pseudonyme de l’instituteur de Simón Bolívar - Rivas et Sucre, ont, quant à elles, été créées pour améliorer l’accès à l’éducation primaire et supérieure des Vénézuéliens. Les Mercal (acronyme de mercado de alimentos) visent quant à eux à la distribution de nourriture à bas prix dans des marchés populaires. Plus récemment, PDVal et les PDValitos, marchés alimentaires et épiceries populaires directement gérés par l’entreprise nationale Petróleos de VenezuelaSA (PDVSA), ont été mis en place pour contourner les problèmes administratifs et d’approvisionnement qui affectent les mercales de manière chronique. Vuelvan Caras - dont le nom fait allusion au cri de guerre prononcé par le général Páez lors de la bataille de las queseras del medio pendant la guerre d’indépendance - devait assurer l’insertion par l’emploi des chômeurs. Mais les polémiques concernant l’évaluation des misiones sont nombreuses. Par exemple, en ce qui concerne Bario Adentro, on peut se demander si le nombre de consultations est un bon indicateur de santé publique. En outre, le profil épidémiologique du Venezuela est complexe et la prise en charge des maladies chroniques reste la grande absente de Barrio Adentro [6].
13Le dernier texte du dossier signé par Federico Tarragoni et Clementine Berjaud répond aux autres articles en adoptant une perspective différente, celle des acteurs. Dans cette optique, il s’agit de tenter de mesurer l’impact des discours et actions des gouvernements Chávez successifs sur les représentations populaires du politique à l’horizon des élections présidentielles d’octobre 2012. Comment la rhétorique et les politiques publiques sont-elles interprétées par les habitants des quartiers populaires auxquelles elles sont destinées ? qu’en perçoivent-ils et en quoi leurs interprétations donnent à voir une autre réalité qui pose la question du maintien du leadership d’Hugo Chávez ? Basé sur plusieurs études de cas, cet article éclaire les mécanismes de compréhension et d’appropriation des discours politiques à l’œuvre chez les habitants des barrios vénézuéliens. Les auteurs y décortiquent en particulier la manière dont les différentes représentations de la démocratie se construisent au sein des barrios. Enfin, ils suggèrent que si le chavisme s’est toujours présenté comme un projet « contre hégémonique », son système de représentations est devenu, à son tour, dominant mais coexiste aussi avec celui du peuple.
14En somme, il existe une praxis politique au sein du chavisme à ce jour encore peu étudiée. Ce dossier offre certaines pistes de réflexions et résultats d’enquêtes de terrain utiles pour explorer cette praxis non seulement dans le contexte vénézuélien, mais aussi à l’échelle latino-américaine.
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Adeline Joffres est doctorante en science politique à l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle (IHEAL-CREDA) et présidente de l’association Groupe d’études interdisciplinaire sur le Venezuela.
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Paula Vásquez Lezama est chargée de recherche au CNRS (EHESSCESPRA).
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[1]
En France, voir O. Compagnon, J. Rebotier, S. Revet (dir.), Le Venezuela au-delà du mythe. Chávez, la démocratie, le changement social, Paris, Éditions de l’Atelier, 2009 ; J.-M. Fournier, L’autre Venezuela d’Hugo Chavez. Boom pétrolier et Révolution bolivarienne à Maracaibo, Paris, Karthala, 2010 ; ou au début des années 2000 : F. Langue, Hugo Chávez et le Venezuela. Une action politique au pays de Bolívar, Paris, L’Harmattan, 2002.
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Suite aux élections du 7 octobre 2012 et au support de Jean-Luc Melenchon au gouvernement d’Hugo Chávez, Marc Saint-Upéry a publié un texte dans Le Monde.fr et un dossier plus complet dans le Journal du MAUSS où sont traités de manière critique les points emblématiques de la réussite de la révolution bolivarienne. Cf. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article938 (visité le 12 novembre 2012).
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Voir notamment F. Langue et D. Recondo, « Venezuela, révolution dans les institutions », Problèmes d’Amérique latine, N° 65, été 2007.
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L. Gomez Calcaño et N. Arenas, « Los círculos bolivarianos: El mito de la unidad del pueblo », América latina hoy, Vol. 39, pp. 167-193.
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Ce glissement de la participation de secteurs populaires divers vers la constitution d’une unité identitaire du peuple a été l’objet de travaux récents en science politique, dont : A. P. Spanakos, « New Wine, Old Bottles, Flamboyant Sommelier: Chávez, Citizenship, and Populism », New Political Science, Vol. 30 (4), 2008, pp. 521-44.
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Pour répondre à la demande de soins spécialisés, le gouvernement a procédé à l’expropriation d’assurances privées (comme ce fut le cas de Seguros La Previsora en août 2010) ainsi qu’au transfert de patients à Cuba pour soigner les maladies chroniques.