Notes
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[1]
Directeur de l’Institut supérieur d’économie maritime, ISEMAR, Nantes Saint-Nazaire
-
[2]
Cf. Bruno Marnot, « La politique des ports maritimes en France de 1860 à 1920 », Histoire, Économie & Société, n° 3, 1999, p. 643-658.
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[3]
Cf. Alain Cabantous, André Lespagnol, Françoise Péron (éd), Les Français, la terre et la mer (XIIIe-XXe siècle), Paris, Fayard, 2005.
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[4]
Cf. Maurice Le Lannou, « Les ports et la révolution des transports de mer », Revue de géographie de Lyon, vol. 34, n°1, 1959, p. 1-16.
-
[5]
Cf. Anne Gallais Bouchet, Romuald Lacoste, « La réforme des grands ports maritimes, premier bilan », Note de Synthèse de l’ISEMAR, janvier 2010 ; Anne Gallais Bouchet, « La cession des outillages aux entreprises de manutention dans les Grands Ports Maritimes français », Note de Synthèse de l’ISEMAR, octobre 2011.
-
[6]
Cf. Paul Tourret, « Anvers, port de commerce européen » ; Note de Synthèse de l’ISEMAR, juin 2011.
1 Les ports constituent un des piliers de l’économie nationale. Les aménagements récents au Havre et en cours à Marseille, ainsi que la réforme portuaire de 2008, témoignent du souci de développement territorial et de modernisation fonctionnelle du tissu portuaire français. Cette adaptation est souvent perçue comme une forme de rattrapage vis-à-vis de la concurrence européenne. Ce sentiment de course-poursuite avec les autres ports européens habite l’évolution portuaire nationale. Depuis le milieu du XIXe siècle, les politiques portuaires avancent par vagues successives pour adapter les ports aux exigences du transport maritime et aux besoins de l’économie. Néanmoins et pour diverses raisons, le développement saccadé laisse toujours le sentiment de développements à demi achevés. On a longtemps demandé aux ports de fonctionner sur les standards européens de gouvernance, de fonctionnement et de performances sans forcément s’interroger sur le fond et les bases économiques à partir desquels fonctionnent nos échanges (productions, consommation, acteurs). Une nouvelle ère s’ouvre aujourd’hui. Sera-t-elle différente, alors même que le cadre économique de la production et des échanges est plus instable que jamais ?
PERSPECTIVES HISTORIQUES
2 Au XIXe siècle, l’ère industrielle et le climat libéral favorisent la croissance des échanges alors que les progrès technologiques ouvrent de nouvelles capacités aux transports maritimes. Le port de commerce doit se moderniser. Ces évolutions quantitatives, qualitatives et structurelles contraignent les ports à des changements spatiaux très importants : bassins, quais, môles et digues. Sous le Second Empire, le volontarisme est initié par le secteur privé parisien sous la houlette bienveillante de l’État. La modernisation portuaire, mais aussi ferroviaire et maritime, est alors à distance de l’entreprenariat local issu du mercantilisme colonial.
3 Sous la IIIe République, l’effort de modernisation portuaire touche de plus en plus de ports, mais si l’État appuie les projets de développement, il n’y a pas de coordination nationale. L’effort dépend du volontarisme des milieux locaux et consulaires. Le manque de moyens financiers rapidement mobilisables finit par ralentir la politique de modernisation portuaire bien que les besoins soient importants. Néanmoins, le premier programme national du ministre Freycinet en 1879 inaugure une vaste politique d’équipement ferroviaire, fluvial et portuaire. Ensuite, différentes politiques publiques, mais aussi l’effort de guerre allié (1914-1918) seront à l’origine jusqu’en 1940 d’une croissance régulière du tissu portuaire français.
4 Ce développement portuaire ne se limite pas aux sites d’accueil des navires, à la manutention mécanique et au stockage des marchandises (docks, entrepôts, frigo). Dans de nombreux cas, il passe par l’industrialisation périportuaire. Néanmoins, le mouvement n’est pas uniforme. Au Havre, la fonction de port du bassin parisien suffit à nourrir un développement uniquement portuaire, alors qu’à Dunkerque le bassin industriel du Nord est déjà dense. La transformation des produits coloniaux représente une base naturelle d’activité portuaire, notamment à Marseille. Au tournant du siècle, des forges sont installées autour de la plupart des ports de même que des raffineries dans les années 1930 après qu’une loi de 1928 aura organisé la filière pétrolière en France.
5 Après la Seconde Guerre mondiale, les ports deviennent les lieux stratégiques d’une nouvelle industrialisation massive autour de l’acier (aciéries, laminoirs) et du pétrole (raffinage, pétrochimie). La maritimisation des économies repose sur la recherche de la compétitivité par le recours massif aux importations océaniques de matières premières (charbon, fer, bauxite…) en fonction de leur qualité et de leur prix. Les ports doivent donc se développer encore une fois pour accueillir les nouveaux gabarits navals et les terminaux spécialisés. Gigantisme et spécialisation portuaires nourrissent une forte consommation d’espace, d’autant plus que le port devient un lieu de transformation et de production à une échelle jamais connue. Pour répondre à cette évolution, les ports sortent de l’espace urbain afin d’accueillir les nouvelles usines « pieds dans l’eau » et les terminaux spécialisés accessibles aux forts tonnages qui leur sont liés.
6 Dès 1952, un véritable port pétrolier fonctionne à Lavera près de Marseille pour fournir les raffineries locales puis le cœur du continent avec le pipeline sud-européen (1958-1962). En 1956, le port de Dunkerque décide le développement d’une vaste zone industrialo-portuaire (ZIP) qui se concrétise avec une raffinerie, une aciérie et un laminoir Usinor. Les ports français sont dans le rythme des grands ports du Nord-Ouest européen ; le volet chimique est seul absent dans une France à la fois trop concentrée sur la carbochimie intérieure et bénéficiant de faibles investissements internationaux, ces derniers étant concentrés sur Anvers.
7 Dans les années 1960, le développement industrialo-portuaire devient un élément de la politique économique d’État notamment au travers du Ve plan et par le biais de la DATAR. Au passage, l’État érige six ports en Ports autonomes détachés de toute influence locale directe incarnée dans les Chambres de Commerce et d’Industrie (CCI). D’une manière générale, l’industrialisation portuaire se fait avec les grandes entreprises françaises de l’époque appelées par la volonté publique : Usinor, Sollac, Ugine Kuhlmann, Pechiney, Elf, CFP. Les implantations internationales existent dans le pétrole et la chimie ainsi qu’avec le groupe Cargill dans la transformation agricole. L’industrie créée sur une base locale est relativement rare et souvent reprise dans le temps par des grands groupes (ex. Yara dans les engrais).
8 Les besoins de l’industrie portuaire en capacité de manutention entraînent une nouvelle vague de développements territoriaux de grande ampleur. Marseille engage la « conquête de l’Ouest » autour du golfe de Fos, Dunkerque s’étend le long du cordon dunaire et le Havre construit dans la plaine alluviale. Les nouvelles aciéries et raffineries symbolisent le renouveau de l’élan portuaire. On peut y ajouter les silos géants de Rouen, de Blaye et de Nantes venant servir les exportations céréalières et les terminaux gaziers de Montoir et Fos, symboles de la diversification énergétique. La crise des années 1970 stoppe la vague industrielle et, même si quelques usines vont encore sortir de terre, le surdimensionnement et la disponibilité foncière caractérisent les ports français.
9 D’abord uniquement américaine, la conteneurisation devient une activité internationale en 1968. Dans les années 1970, elle représente pour les ports un heureux relais d’activité et le tissu portuaire national s’y adapte rapidement avec des terminaux dédiés à Marseille, Fos, Le Havre, Dunkerque, Grand-Couronne, Radicatel, Le Verdon et Montoir. Dans les décennies qui suivent, Le Havre qui s’inscrit dans le Range Nord (européen, Northern Range) est toujours dans le rythme en termes de construction de terminaux à conteneurs jusqu’au récent Port 2000 (2006) situé sur l’estuaire. Le port normand a toujours le bon niveau de place disponible, de tirant d’eau et de rapidité d’accès demandés par le marché. Plus tardive et dès lors sans doute préjudiciable, l’extension de Fos pour Marseille livrée en 2011, mais déjà un autre aménagement est envisagé pour la fin de la décennie. Les deux extensions ont aussi été l’occasion d’un changement qui s’est traduit par l’engagement des acteurs internationaux (sociétés de manutention et armements) amorçant une normalisation du fonctionnement portuaire français.
À L’AUNE DE L’AUTRE
10 La question des moyens est aussi vieille que la modernisation portuaire française. Pour les observateurs des différentes époques, le tissu portuaire national souffre toujours d’une inconstance politique et d’un étalement géographique des investissements. La vocation pérenne et structurante des infrastructures l’emporte souvent sur l’adaptabilité aux marchés. Le colbertisme adapté au Second Empire ou au gaullisme reste une marque de fabrique française. L’État peut tout, l’État fait tout. Le postulat est que le développement de l’infrastructure tire le marché vers le haut, le port devant donc toujours s’étendre. Les investissements structurants de l’industrie portuaire et de la conteneurisation sont les sources de la croissance portuaire. Le cadre du « port d’État », à la fois autorité portuaire et gestionnaire de l’équipement portuaire, reste le modèle du développement, issu de la situation confortable de la rente des trafics énergétiques captifs (charbon puis pétrole).
11 La mesure du système portuaire français est souvent la concurrence étrangère. Déjà Freycinet constate que la politique française est loin d’être à la hauteur de celles des autres pays d’Europe de l’Ouest. En 1912, le rapport Larouche et Pegogne évalue un nombre plus réduit de quais et d’engins dans nos ports [2]. Globalement, la croissance de nos grands ports (mais aussi de leur cité d’appartenance) a toujours été plus faible que celles de tous leurs voisins nord-européens et italiens. De fait, l’économie française, riche de nombreux espaces économiques, n’a pas besoin de polarisation économique dans les cités portuaires qui restent de fait, en France, bien moins grandes que leurs consœurs européennes. L’industrialisation portuaire à l’échelle du pays est mineure.
12 La France a perdu la fonction de transit portuaire pour le Centre-Ouest européen. Les ports de la mer du Nord dominent dès le XIXe siècle cette interface, les États neutres belge et néerlandais (embouchures du Rhin) ayant la préférence d’une Allemagne souvent en tension avec la France. Cependant, la période d’intégration économique qu’ouvrent les accords économiques européens des années 1950 puis la CEE ne change rien. Les pouvoirs publics français n’ont pas vu l’enjeu que pouvait représenter le transit international via nos ports, le même qui faisait déjà la force d’Anvers, de Rotterdam, d’Hambourg et de Gênes.
13 Pourtant pleins d’ambition, les ports français sont dès lors condamnés à une dimension nationale elle-même corsetée dans un schéma ferroviaire national (« l’étoile de Legrand ») qui oblige les flux à passer par le Bassin parisien alors que le système fluvial de longue distance est de petit gabarit. À l’inverse, le spectre des « détournements de trafics » est ancien. Dès la fin du XIXe siècle, on se plaint de la concurrence d’Anvers sur les marchés du Nord et des Ardennes. L’adage faisant d’Anvers le premier port français est toujours une demi-vérité.
14 Le problème français ne touche pas uniquement à la dimension continentale. Si les ports de l’Atlantique manquent historiquement de fret de sortie, plus globalement et depuis longtemps les produits des industries françaises n’ont que peu ou pas de dimension internationale à la différence des produits allemands ou italiens. À l’inverse, la fonction coloniale a largement alimenté nos ports avec souvent une transformation industrielle des produits rapatriés. Le port n’était pas sans efficacité, mais il a évolué dans une interface nationale et protectrice. Le constat établi pour l’armement français reste valable pour les ports, l’outil ne visant pas le commerce international, mais la prospérité de « l’entreprise coloniale » [3].
15 En 1959, à l’heure de l’industrialisation portuaire un auteur peut se demander si la « géographie portuaire ne va pas être profondément basculée non seulement dans la hiérarchie, dans ses localisations » ; « L’heure de vérité va sonner », promet-il [4]. Mais le constat demeure : l’Europe maritime a la « tête au nord », le versant méditerranéen étant limité par l’absence de pénétration terrestre alors que la façade atlantique possède des arrière-pays économiquement trop modestes. De fait, le Benelux, drainé par les fleuves, possède un hinterland industriel formé de deux pays très denses (Belgique et Pays-Bas) et du couloir rhénan (Ruhr, Rhénanie moyenne, Alsace, Suisse) tout en continuant à capter des trafics français.
16 Si la France portuaire s’est développée, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne ont fait de même. Le développement massif des années 1960-1970 n’a pratiquement rien changé à la hiérarchie et à la donne concurrentielle européennes. Il va sans dire que ce qui se produit dans l’hinterland industriel relativement captif est maintenant démultiplié par la conteneurisation et dans un contexte d’ouverture totale du marché européen. Après trente ans de conteneurisation européenne, le bilan est simple. Seuls les grands ports du Range Nord ont engendré une croissance forte profitant de la croissance économique continentale, de l’émergence des pays de l’Est et de la Russie, des exportations allemandes. En parallèle, la France subit une évolution plus réduite, agitée de tensions sociales et de trafics détournés.
17 L’engagement dans les grands travaux de modernisation du Havre et de Marseille a été un premier signe positif. Néanmoins, le constat du mauvais état portuaire français, en définitive, s’exacerbe. Et entre les mouvements sociaux et le lobbyisme patronal, le changement sera pour finir lancé sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Ce qui aboutit à la réforme portuaire de 2008 autorisant le transfert des activités de manutention aux sociétés privées dans un contexte de gouvernance transformée [5]. La réforme de 1992 avait normalisé le statut des dockers, celle de 2008 ouvre la cession des équipements portuaires et des équipes de conduite et de maintenance aux gestionnaires de terminaux.
18 Elle doit permettre aux ports français d’État (baptisés Grands Ports Maritimes) de se retrouver au niveau de leurs concurrents européens en fonctionnant selon les mêmes règles de l’économie portuaire privée. La nouvelle gestion doit créer de la productivité et chaque euro gagné à la tonne ou au conteneur se traduit par des kilomètres de compétitivité dans l’hinterland. Cela passe aussi, pour certaines marchandises et notamment les conteneurs, par la valorisation logistique. Cette dernière apparaissant, avec les volumes colossaux de conteneurs importés, comme un moteur du développement et de la performance. Sa faiblesse est un des défauts du système portuaire français, car le port rapide doit à l’instar de l’organisation du Havre faire transiter le plus rapidement possible les conteneurs vers l’avant- ou l’arrière-pays.
19 Auparavant, le lien entre zones de production et lieux de consommation était essentiellement intracontinental. Les pôles logistiques se trouvaient alors basés près des grandes métropoles. Aujourd’hui, les gros volumes importés par les réseaux de distribution généralistes ou spécialisés (jouets, bricolage, sport) sont d’origine extra-européenne et entrent par les ports. La logistique passe donc par les zones portuaires pour le stockage, le reconditionnement et la réexpédition. Ici, la concurrence entre les ports allemands, néerlandais, belges et français est importante et dans ce contexte la place d’Anvers maîtrise très bien son sujet [6].
20 Néanmoins, l’évolution française est positive puisque des parcs logistiques se développent régulièrement dans tous les sites portuaires (Fos Distiport, Parc du Pont de Normandie…) et plus généralement dans l’espace national. Les pré- et post-acheminements se sont améliorés avec de nombreux services dédiés pour les conteneurs dans le ferroviaire comme dans le fluvial. Le réseau souffre encore de sa polarisation parisienne, le pays ayant besoin d’un contournement fret de Paris et d’une liaison adaptée Atlantique – Centre-Est.
DEMAIN…
21 Le conteneur reste un vecteur de croissance que ne peuvent ignorer les ports français, les travaux d’infrastructure et la privatisation devant leur redonner les outils de leur l’ambition. Face à la pression de Rotterdam, Zeebrugge et Anvers, la maîtrise du territoire passe par les réseaux terrestres et les plateformes intérieures (ports fluviaux, terminaux ferroviaires, ports secs). Historiquement tournés vers les « avant-pays » et leurs acteurs (chargeurs, armateurs) censés organiser les marchés, les ports sont obligés de « retourner » vers l’arrière-pays et son organisation des flux d’autant plus que ceux-ci sont entrés dans l’aire de la logistique globale par la conteneurisation.
22 Reste un élément plus culturel et aussi vieux que la France portuaire. Le Havre a été conçu comme un port rapide, à la fois du point de vue maritime (première escale continentale) et terrestre (250 km d’autoroutes pour Paris), et non comme une interface valorisée de l’économie territoriale laissant à Anvers la fonction de « port de commerce » plus traditionnel. Marseille n’a jamais réussi à devenir autre chose que le port du Sud-Est français dans une dimension méditerranéenne. Alors que les ports de l’Atlantique ne bénéficient que du rayonnement étroit de la métropole proche. La dimension nationale des ports français reste liée à l’hinterland peu productif en marchandises internationales océaniques (hors outre-mer et Afrique).
23 La seule critique qui ne fonctionne pas en France, c’est bien celle du manque d’espace. Le surdimensionnement des terminaux (notamment à conteneurs) est issu d’une culture portuaire tournée vers l’extension. Les ratios de longueurs de quai, de surfaces d’entreposage et de grues par rapport aux trafics réalisés sont toujours défavorables par comparaison avec l’Europe (pour les grands comme pour les petits ports). En parallèle, il y a aussi le foncier disponible à l’échelle du territoire portuaire. En gros restaient de vastes espaces non occupés, notamment ceux laissés vierges par l’arrêt de l’élan industrialo-portuaire des années 1970.
24 Néanmoins, au fil des années, les espaces vides portuaires se réduisent au profit de projets énergétiques (gaz), industriels (clinkers, fabrication de ciment, et biocarburants) ou logistiques (conteneurs, autoroutes de la mer). Plus récemment, les énergies marines renouvelables (éolien, hydrolien) trouvent des zones d’implantation facilitées dans les territoires portuaires. La construction de la filière nationale passera par des usines et des sites de construction à Saint-Nazaire/Montoir, Cherbourg, Brest et Le Havre.
25 Tous les territoires portuaires ne sont pas pour autant utiles. Parfois, les tirants d’eau sont trop faibles ; ailleurs, la disqualification entraîne le transfert de terrain à l’espace urbain dans le cadre des projets ville-port. L’aménagement portuaire a aussi perdu des territoires avec les obligations liées à la préservation de l’environnement, car si l’espace portuaire reste une opportunité économique pour la transformation industrielle ou la distribution commerciale, il est aussi soumis à des contraintes importantes pouvant finalement geler le champ portuaire resté vide. Le non-aménagement a préservé des espaces naturels rendant d’autant plus difficiles les projets nouveaux.
26 Quel est l’avenir des ports et de leurs territoires ? Cela dépend beaucoup de celui de nos industries. Aujourd’hui, les bas coûts salariaux hors d’Europe et d’Amérique, le prix encore abordable des carburants et la compétitivité (sociale, fiscale) du transport maritime favorisent les importations massives de biens manufacturés. Si ces trois paradigmes ne changent pas, on peut s’inquiéter pour l’industrie européenne d’autant plus que cela touche aussi les quelques industries lourdes que l’on pensait avoir réussi à préserver : l’automobile, la sidérurgie, le raffinage. Certaines unités ont déjà fermé dans l’intérieur du continent, et le tissu portuaire n’est pas à l’abri : Anvers a perdu une usine automobile, Barcelone a failli en perdre une. Une demi-douzaine de raffineries portuaires ont fermé définitivement ou pas en Europe, des unités de vapocraquage (fabrication des intermédiaires de première génération) pétrochimique devraient suivre. En Italie, l’usine sidérurgique de Tarente est très menacée, celle de Teeside (Grande-Bretagne) vient d’être reprise après un an de fermeture par un nouvel actionnaire. En France, les syndicats s’inquiètent à Fos et à Dunkerque.
27 Le raffinage du pétrole, le vapocraquage du naphta, la torréfaction du soja, la production d’acier en zone portuaire sont logistiquement et économiquement encore viables. Ces productions affrontent la concurrence des autres pays industriels (anciens ou nouveaux) mais celle aussi des pays producteurs de matières premières qui veulent eux-mêmes réaliser les transformations industrielles. Cela se produit dans un climat où, en Europe, les règles environnementales pèsent sur les industries polluantes (chimie), dangereuses (engrais) ou productrices de gaz à effet de serre (ciment). Les productions continuent donc à se déplacer vers les zones disposant des matières premières ou intermédiaires et les pays aux règles plus souples.
28 Les industries de première voire de seconde transformation s’installeront de plus en plus dans les pays disposant des ressources avant l’exportation. Cela ne change pas la fonction des ports qui conservent toujours leur rôle d’interface des relations commerciales, mais cette fois-ci uniquement sur des fonctions logistiques (stockage, distribution). Cela concerne les biens manufacturés et les marchandises générales, mais aussi les vracs liquides et secs. Déjà aujourd’hui, le succès des ports du Benelux repose sur la maîtrise de ces trafics de spécialité (métallurgie, bois, papier, fruits), ce qui est fait à l’export l’étant aussi à l’import. Le port d’Anvers importe de plus en plus de produits métallurgiques chinois.
29 Le port industriel fixait les marchandises autour de leur transformation (avec l’emploi et la valeur ajoutée attenants), mais l’avenir des entreprises est sans doute limité. La vocation industrielle des espaces portuaires est opportuniste, elle doit maintenant justifier le « bord à quai ». Il faut commencer à admettre la réversibilité des implantations portuaires. Le rôle commercial du port est plus pérenne : avec lui il s’agit des emplois (nombreux) de la logistique (et de la desserte terrestre pour les flux d’importation et des – quelques – exportations des spécialités industrielles conservées). Il faut aussi admettre que la destruction d’emploi et de valeur ajoutée industriels ne sera pas rattrapée par la création de nouvelles fonctions portuaires.
30 Les ports français ne manquent pas d’atouts ; chaque port possède un hinterland traditionnel et pour les plus gros une capacité à mener la concurrence sur le champ européen (Allemagne du Sud, Suisse). Les entreprises privées sont à la barre de la manutention ; armateurs, groupes logistiques et opérateurs ferroviaires ont des tailles critiques pour structurer le développement et engager la compétition. Les conteneurs doivent trouver la route la plus courte et la plus efficiente par la France sans passer par les ports du Benelux. Cela concerne aussi les marchandises moins réputées, mais qui font vivre les ports et leurs entreprises (bois, pâte à papier, produits métallurgiques, engrais, sucre, matières chimiques…).
31 La France avait engagé correctement le virage de la grande industrie portuaire des années 1960 avant que la crise des années 1970 ne réduise les ambitions. L’ère du conteneur a été trop cantonnée, pour diverses raisons, dans une simple dimension domestique et une croissance lente. L’histoire des ports de France permet de constater que les critiques envers le système français sont anciennes : le saupoudrage du développement contre la polarisation sur les plus grands ports, une dimension paneuropéenne quasi nulle alors qu’on subit la concurrence des voisins, de faibles investissements internationaux et un poids excessif des marchés captifs de la sphère d’influence française (Afrique, Maghreb, Outre-Mer).
32 Pourtant, l’effort de développement ne peut pas être contesté, car, à leur façon, la modernisation du XIXe siècle, la grande industrie portuaire et l’équipement de la conteneurisation ont été à la hauteur de la concurrence. Le poids de l’État et ses traditionnelles politiques d’accompagnement de l’économie française ont toujours permis d’avancer même si cela s’est effectué en raison de la faiblesse des acteurs locaux et du champ privé. Ce rapport souvent complexe entre centralité et localisme, entre privé et public est la source même du sentiment du « verre à moitié rempli ». L’État a toujours réussi à construire le contenant, mais le marché peine à le remplir et ce pour diverses raisons dont une principale : l’économie française est historiquement et géographiquement moins dépendante du fait maritime et portuaire que ne le sont les économies voisines. Il est probable que notre tissu industrialo-portuaire se délite alors même qu’il a créé des flux captifs. Toutefois, la fonction première du port de charger et de décharger des marchandises est appelée à perdurer mais dans un cadre plus instable et concurrentiel.
Notes
-
[1]
Directeur de l’Institut supérieur d’économie maritime, ISEMAR, Nantes Saint-Nazaire
-
[2]
Cf. Bruno Marnot, « La politique des ports maritimes en France de 1860 à 1920 », Histoire, Économie & Société, n° 3, 1999, p. 643-658.
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[3]
Cf. Alain Cabantous, André Lespagnol, Françoise Péron (éd), Les Français, la terre et la mer (XIIIe-XXe siècle), Paris, Fayard, 2005.
-
[4]
Cf. Maurice Le Lannou, « Les ports et la révolution des transports de mer », Revue de géographie de Lyon, vol. 34, n°1, 1959, p. 1-16.
-
[5]
Cf. Anne Gallais Bouchet, Romuald Lacoste, « La réforme des grands ports maritimes, premier bilan », Note de Synthèse de l’ISEMAR, janvier 2010 ; Anne Gallais Bouchet, « La cession des outillages aux entreprises de manutention dans les Grands Ports Maritimes français », Note de Synthèse de l’ISEMAR, octobre 2011.
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[6]
Cf. Paul Tourret, « Anvers, port de commerce européen » ; Note de Synthèse de l’ISEMAR, juin 2011.