Notes
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[1]
Maître de conférences, Université d’Aberdeen, codirecteur de l’Interdisciplinary Approaches to Violence programme.
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[2]
Cf. Gennaro Gervasio, Andrea Teti, « What a Difference a Day (of Anger) Makes : Lessons from the Arab Uprisings », Mediterranean Politics, 16, 2, 2011, p. 321-327.
-
[3]
Al-Wefaq (chiites) : 17 ; al-Asala (salafistes sunnites) : 8 ; al-Minbar (Frères musulmans sunnites) : 7 ; al-Mustaqbal (Sunnites modérés pro-gouvernement) : 4 ; sans parti : 4.
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[4]
Indicateurs d’UNDP-POGAR, <www.arabstats.org/countries.asp?cid=2&gid=11&sgid=45>.
-
[5]
Bahrain Corruption Perception Index and ranking, Transparency International, 2004-2010. Il est intéressant que le Bahreïn s’en sorte mieux sauf en 2007 que l’Italie avec une situation dans la péninsule empirant deux fois plus vite.
2010 2009 2008 2007 2006 2005 2004 CPI 4.9 5.1 5.4 5.0 5.7 5.8 5.8 Rank 48 46 43 48 36 36 34 Italy rank 67 63 55 41 45 40 42 <www.transparency.org/policy_research/surveys_indices/cpi>. -
[6]
<www.state.gov/g/drl/rls/irf/2010/148815.htm>.
-
[7]
CIA World Factbooks, 2007-2010.
-
[8]
<www.cio.gov.bh/StatPublication/11RecurrentRequest/AdjPop2001-2007.pdf>.
-
[9]
<www.state.gov/g/drl/rls/irf/2010/148815.htm>.
-
[10]
<www.cio.gov.bh/StatPublication/11RecurrentRequest/AdjPop2001-2007.pdf>.
-
[11]
Voir par exemple Reporters Without Borders, « Countries Under Surveillance : Bahrain », en.rsf.org/surveillance-bahrain.39748.
-
[12]
<http://blog.mondediplo.net/2006-10-19-Bandargate-et-tensions-confessionnelles#nh1>.
-
[13]
Par exemple Human Rights Watch, Torture Redux : The Revival of Physical Coercion during Interrogations in Bahrain, 8 février 2010, <www.hrw.org/en/reports/2010/02/08/torture-redux-0> ; Ian Henderson, responsable de la sanglante répression des Mau-Mau au Kenya et surnommé le « boucher du Bahreïn » fut durant plus de 30 ans à la tête des services de sécurité du royaume et démissionna seulement en 1998 après avoir brutalement réprimé les manifestations chiites pro-démocratie de 1996-98.
-
[14]
<www.freedomhouse.org/template.cfm?page=70&release=1237>.
-
[15]
Voir entre autres articles Human Right Watch, « Bahrain : Target of Retribution », juillet 2011, www.hrw.org/sites/default/files/bahrain0711webcover.pdf ; Amnesty International AnnualReport 2011 : Bahrain, www.amnesty.org/en/region/bahrain/report2-011 ; Matthew Taylor, « Bahrain told to respect students’ right to protest by UK government », The Gardian, 17 avril 2011.
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[16]
<http://wikileaks.ch/cable/2008/04/08MANAMA252.html>.
-
[17]
UNHCR, <www.unhcr.org/refworld/country, , , , IRN, , 4d7756a32,0.html>.
-
[18]
Cf. Toby Jones, “The Siege of Bahrain”, Foreign Policy, <http://mideast.foreignpolicy.com/posts/2011/02/18/the_siege_of_bahrain>.
1 Le soulèvement au royaume du Bahreïn et la répression sanglante qui a suivi ont constitué un vrai cas d’école pour les révoltes arabes. Que ce soit au Bahreïn ou en Tunisie, en Syrie ou en Égypte, un régime qui exerce une discrimination systématique entre de minces élites aisées et une majorité de la population ne peut que s’appuyer sur des mécanismes parallèles de marginalisation politique [2]. Ce qui a conduit le Bahreïn, comme certains de ses homologues arabes, à une impasse : d’une part, la libéralisation politique ne peut servir à alléger les pressions de l’inégalité économique ; mais les promesses touchant au développement et à la rente, d’autre part, ne dissuadent plus les gens de réclamer leurs droits. Pire : les stratégies mises en œuvre par les élites pour se maintenir au pouvoir – combinaison de mesures coercitives et attribution de privilèges à des groupes spécifiques – contribuent la plupart du temps sur le long terme à ébranler la cohérence et la légitimité des États.
2 La seconde impasse au Bahreïn comme ailleurs dans les pays arabes, s’illustre dans la politique extérieure. Le royaume, au lieu de lancer un nouveau « contrat » social et économique susceptible de remédier aux causes de déstabilisation à venir, perpétue l’exacerbation des problèmes existants et renforce vraisemblablement l’instabilité intérieure comme régionale.
MARGINALISATION POLITIQUE
3 Le refrain habituel des gouvernements du Golfe et d’une partie des médias de la région met explicitement ou implicitement en relief la nature chiite du soulèvement au Bahreïn. Mais comme en gros 80 % des citoyens du pays sont chiites, on ne voit pas – à part une confessionnalisation orientée – comment cela pourrait ne pas être le cas. Ce qui doit être souligné, c’est la discrimination disproportionnée sociale, économique et politique excercée par l’élite sunnite à l’encontre de la majorité chiite. De fait, les « durs » associés au prince héritier Salman Ben Hamad al-Khalifa poursuivent activement semblable discrimination, tout comme le pouvoir colonial britannique divisait pour régner en soutenant les al-Khalifa sunnites originaires d’Arabie saoudite contre la majorité chiite. La population du Bahreïn étanttrès diverse avec plusieurs groupes : les ‘Ajam (Iraniens ethniques, chiites et sunnites, parlant persan ou créole farsi-arabe), les Howala (migrants historiques rentrés d’Iran dont nombre d’Iraniens ethniques et qui parlent eux aussi persan ou créole) et les Bahârna (Arabes chiites ayant des affinités politiques naturelles avec l’Iran). La minorité sunnite au pouvoir a activement « confessionnalisé » la politique intérieure du royaume et ce d’une part pour jouer les uns contre les autres, d’autre part en réaction à et par peur de l’influence de l’Iran depuis le « tournant islamiste » de 1979 et la toute première phase de la guerre avec l’Irak, enfin pour amener les États-Unis à maintenir leur soutien à la « stabilité » du régime al-Khalifa. Alors que les protestations n’ont pas été l’affaire de la seule communauté chiite et que semblable opposition ne s’est pas exprimée en termes purement islamiques.
4 Premier axe de la marginalisation des chiites du Bahreïn, leur exclusion de la représentation politique concrète. De fait : bien que les événements de Tunisie, d’Égypte et aux quatre coins de la région aient contribué à déclencher les protestations au Bahreïn, celles-ci s’inscrivent dans le contexte plus large de troubles durant le plus clair de la décennie précédente, très largement à cause d’une absence de réforme politique promise. La montée sur le trône de l’actuel monarque en 1999, l’émir (maintenant roi) Cheikh Hamad Ben Issa al-Khalifa s’était accompagnée de l’attente d’une certaine libéralisation au sein de la monarchie absolue. Une libéralisation à laquelle appelait la majorité chiite du pays, mais qui était aussi perçue par certains secteurs de la famille royale comme la meilleure réponse pour désamorcer le potentiel de déstabilisation représenté par la marginalisation des chiites du royaume en termes tant politiques qu’économiques. Compte tenu de ces points de friction, une Charte nationale fut soumise et approuvée par les électeurs en 2001 et le Bahreïn proclamé monarchie constitutionnelle en 2002. Alors que la réforme avait été saluée, la Constitution accordait au monarque le contrôle sur les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, le droit de nommer aussi bien les ministres que les délégués à la Chambre haute de l’Assemblée nationale, soit les 40 membres du Conseil consultatif. La Chambre basse, soit le Conseil des représentants, se compose lui aussi de 40 membres élus pour un mandat de 4 ans, mais les lois qu’il promulgue peuvent être bloquées par la Chambre haute ou un veto royal. Des réformes qui étaient largement soutenues par la société bahreïnie en tant que première étape et fondement d’expectatives.
5 Cependant, au moment où se tenaient la même année des élections parlementaires, des secteurs considérables de l’opposition étaient déjà déçus par la manière dont la réforme politique avait été contrariée à chaque étape : tripatouillage géographique des circonscriptions pour s’assurer que les chiites n’obtiennent pas de majorité, restrictions de campagne électorale, liberté de la presse chèrement gagnée encadrée et indépendance récemment proclamée du judiciaire sapée. Une absence de substance des réformes combinée à l’impuissance législatrice de la Chambre basse excluaient l’Association islamique de concorde nationale, le principal groupe représentant la majorité chiite de la population, qui allait boycotter le scrutin. On enregistra une participation de 50 %, les candidats sunnites obtenant une majorité à l’Assemblée nationale après avoir banni les organisations de surveillance étrangères [3]. La plupart des groupes – chiites inclus – prirent part au scrutin suivant en 2006 avec le parti al-Wefaq gagnant 17 (40 %) des sièges.
6 Vu la structure institutionnelle et l’influence croissante des groupes de la ligne dure proches du Premier ministre, la participation plus élevée de l’opposition avait peu de chances d’améliorer sa capacité à peser politiquement ou la réactivité des tenants de la ligne dure, justement, aux exigences de cette opposition. La réalité consécutive à ces élections fut celle d’une répression gouvernementale qui commença en 2007 et se poursuivit en 2008 avec l’incarcération des principaux dirigeants et militants de l’opposition ainsi que des faits répandus de torture en prison. En janvier 2009, l’arrestation de trois leaders du mouvement islamiste al-Haq – Hassan Mashaimaa, Abdeljalil al-Singace, Mohammed al-Moqdad – provoqua une violente réaction qui se poursuivit tout au long du premier trimestre de l’année, période pendant laquelle les forces de police allaient tirer à balles réelles.
7 Le tripatouillage géographique des circonscriptions pour que les groupes d’opposition restent minoritaires, combiné à une répression féroce en particulier depuis septembre 2010, entraîna le boycott des élections d’octobre de la même année par différents groupes parmi lesquels avant tout la Société nationale d’action démocratique (Wa’ad) de gauche laquelle gagnait en importance et le mouvement al-Haq. Al-Wefaq obtint 18 sièges sur 40, 17 allant à des indépendants, 2 aux salafistes sunnites et 3 à d’autres islamistes sunnites. Dans ces conditions et bien que les élections se soient déroulées de façon relativement libre et équitable, il est clair que les « durs » avaient réussi à marginaliser les groupes d’opposition et à exacerber les tensions confessionnelles.
8 En résumé, il est clair que le Bahreïn restreint durement les libertés politiques – tout comme les droits civiques – de sa population citoyenne ou non citoyenne (quel que soit le standard adopté) et que l’autoritarisme y reste une source plus ou moins constante de déstabilisation. De fait : si le Polity IV index of Authority – mesure indicative des libertés démocratiques – présente un Bahreïn passant du score le plus mauvais possible de – 10 en 1992 à – 7 en 2008 et affichant une tendance à la « libéralisation conduite autoritairement d’en haut », Freedom House lui attribue actuellement un score droits politiques de 6 sur 6 et un score droits civiques de 5 sur 6 (6 représentant le rang le plus bas), ce qui lui vaut une retentissante appréciation de « Not Free » global. À l’instar du classement de Freedom House, la plupart des indicateurs de transparence et de participation à la gouvernance – en particulier du point de vue des libertés de la presse et politiques– traduisent une aggravation depuis 2002 [4].
MARGINALISATION SOCIOÉCONOMIQUE
9 Les racines sociales et économiques de l’actuel soulèvement ne sont pas moins importantes que les dimensions politiques décrites supra avec lesquelles il y a imbrication profonde. Avant que les soulèvements se répandent dans le Golfe, on entendait fréquemment les dirigeants politiques, les médias et les experts établir une différence clef entre les régimes du Golfe et leurs homologues d’Afrique du Nord ou du Levant : les premiers, au contraire des seconds, étaient pour la plupart à la tête d’États rentiers ; les fabuleuses richesses de la région permettait à des États comme l’Arabie saoudite et le Koweït – et dans une moindre mesure le Bahreïn – de « se payer » tout simplement les dissidences par un contrat social et le « no taxation without representation » (le principe selon lequel un territoire non représenté ne pouvait être taxé) de la révolution américaine avec signes inversés. La leçon des soulèvements au Bahreïn mais aussi à moins grande échelle en Arabie saoudite et au Koweït, tout comme à Oman est la suivante. Non seulement la « stratégie rentière » n’est pas une garantie contre les troubles politiques ; mais les régimes du Golfe l’ont appliquée de façon sélective, suivant en cela la vieille maxime impérialiste du divide et impera : conférer du pouvoir à certains secteurs de la société, en marginaliser d’autres et s’appuyer sur les premiers pour tenir les seconds en échec. Ce qui est paradoxal, c’est que précisément cette stratégie d’exacerbation des tensions internes allait rendre plus probable l’instabilité sur le long terme.
10 Le facteur qui a focalisé le ressentiment et la protestation, qui incarne et exacerbe les tendances les plus lourdes à la marginalisation économique au Bahreïn, c’est la corruption. En théorie, la corruption ne sévirait pas particulièrement dans le royaume lequel figure au 48e rang au Transparency International’s Corruption Perception Index (CPI) avec un score de 4,9 et surclasse régulièrement la plupart des pays de l’Est et du Sud européen, tout comme leurs homologues régionaux. Il n’empêche qu’elle y apparaît comme endémique et semble s’être aggravée durant les sept dernières années, le royaume ayant été déclassé par rapport à 2004 : 34e rang et 5,8 [5]. En outre, comme la classe marchande n’a pas été – contrairement au cas du Koweït – intégrée à l’élite au pouvoir, la corruption tend à favoriser les sunnites de façon disproportionnée, exacerbant par là les divisions confessionnelles. Qui plus est : certains épisodes particulièrement forts ont contribué à déclencher le processus de mobilisation de masse. Par exemple l’acquisition rapportée de la zone portuaire de Manama par le Premier ministre Khalifa Ben Salman al-Khalifa pour le prix d’undinar (1,90 euros). L’application des lois anticorruption à Bahreïn reste faible et sélective, les hauts fonctionnaires étant rarement sanctionnés.
11 Comme le gouvernement ne publie pas les données, les inégalités en matière de revenu et de chômage restent affaire de symptômes. Les dernières estimations du chômage qui remontent à 2005 indiquent un taux brut de 15 %, mais les données récentes – et encore moins une répartition par confessions – ne sont pas disponibles. Cela va de quelque 4 % à plus de 15 % sur les dix dernières années. Alors que les estimations du chômage dans la communauté chiite varient entre 15 % et 30 %. Tous ces chiffres étant d’une fiabilité discutable. Pourtant : il y a des preuves concrètes que les chiites font régulièrement l’objet de discriminations par rapport aux sunnites, le taux de chômage restant chez les premiers à ce qui est rapporté beaucoup plus élevé que chez les seconds. Selon le Département d’État, « La minorité sunnite jouit d’un statut privilégié puisque ses membres [ont souvent] la préférence quant à l’emploi dans les positions gouvernementales sensibles, dans les rangs de la fonction publique et dans l’armée. (...) Recrutement et promotion dans la fonction publique sont fréquemment à l’avantage des sunnites » [6].
12 Les chiffres de la démographie sont plus précis. Durant la décennie précédente, une immigration artificiellement gonflée a affecté les équilibres. Il suffit de considérer que la proportion des non-nationaux de 15 à 64 ans est estimée à 44 % [7], que la proportion des non-nationaux au Bahreïn est légèrement inférieure à 50 % du total et que la population en question a plus que doublé sur les dix dernières années [8]. Occidentaux, Arabes non-Bahreïnis – en particulier syriens – et Baloutches pakistanais ont été naturalisés à un rythme fortement accéléré. Cela pour différentes raisons, mais surtout pour redresser en partie les équilibres électoraux en faveur des sunnites et pourvoir en personnel les secteurs clefs de l’administration comme la police. L’effet net a été de marginaliser plus avant la population chiite autochtone, les immigrants bénéficiant d’une priorité dans toute une série de secteurs allant de la subvention à l’emploi au logement ; l’éducation, l’assistance sociale et les services municipaux « sont inférieurs dans les quartiers chiites à ce qui prévaut dans les communautés sunnites » [9].
13 En définitive, le profil démographique du Bahreïn indique que les tensions socioéconomiques vont s’aggraver sur le long terme : un peu plus de la moitié de la population a moins de 30 ans et 27 % se situe en dessous des 14 ans [10]. L’inflation est à quelque 7-8 % et la croissance n’atteint selon les chiffres rapportés pas plus de 3-4 %, ce qui n’encourage pas au demeurant les élites sunnites à négocier l’intégration de la majorité chiite qui serait synonyme d’une compétition accrue pour des ressources du secteur public se raréfiant.
INSTRUMENTS DE CONTRÔLE
14 Pour résumer, si les premières années de règne sous Hamad avaient présagé certaines évolutions positives, la tendance à la marginalisation économique avant tout de la majorité chiite coïncida avec un retranchement politique et des tensions confessionnelles croissantes. Les instruments par lesquels l’élite au pouvoir a tenté de conserver une mainmise sur la vie publique au Bahreïn sont bien connus des spécialistes des régimes autocratiques : contrôle des groupes politiques et de la société civile, contrôle des médias, restrictions à la syndicalisation indépendante et utilisation des forces de l’ordre pour harceler quelque mouvement d’opposition que ce soit.
15 Bien que le gouvernement autorise les associations et groupes politiques, les partis politiques en tant que tels continuent d’être interdits, de même que les associations politiques ne peuvent être fondées sur la classe sociale, la profession ou la religion. Qui plus est : la loi de 1989 sur les associations interdit à ces dernières comme à toute organisation non gouvernementale de fonctionner sans autorisation. Ce qui les force à s’enregistrer au ministère de la Justice et fournit au gouvernement un puissant instrument de collecte des informations et de répression de l’opposition. Les citoyens ont le droit de grève sur le lieu de travail, mais celui-ci n’est pas accordé dans plusieurs secteurs comme les infrastructures, la santé, les transports, les communications et la sécurité, de même qu’en sont privés les quelque 35 % de résidents non-citoyens bahreïnis. Mais même une fois formées les associations, il est extrêmement difficile de manifester son opposition publiquement : les citoyens doivent obtenir l’autorisation de manifester ; actuellement les manifestations sont interdites du lever au coucher du soleil dans les espaces publics ; les forces de l’ordre utilisent en règle la violence pour démonter les protestations publiques, la plupart d’entre elles ayant lieu à l’écart des projecteurs de la capitale, soit dans des villages à majorité chiite.
16 La loi de 2002 sur la presse garantit aux journalistes le droit d’enquêter dans l’indépendance, mais ils sont passibles de prison pour cause très vague d’offense – « insulte » au roi ou à l’islam – ou de menace sur la « sécurité nationale » ; de même que les autorités harcèlent systématiquement les militants qui se livrent à la critique ouverte. En outre, le gouvernement ne possède pas seulement toutes les chaînes médiatiques, les propriétaires des trois grands journaux de Bahreïn étant étroitement liés à la famille al-Khalifa. Certes, Internet et la télévision par satellite sont plus difficiles à contrôler, mais le royaume est signataire – comme presque tous les régimes arabes – de l’accord de Damas de 2005 sur la télévision satellitaire et il a acquis à l’instar de plusieurs pays du Golfe les moyens sophistiqués de bloquer ou de remonter à la source des contenus « indésirables » sur Internet. Résultat : l’autocensure est sans surprise générale. D’où encore une censure logiquement accrue sur Internet pendant les manifestations et les représailles qui se sont ensuivies [11].
17 Les stratégies qui mobilisent ces instruments sont de deux ordres, répressif et « productif ». En particulier les « durs » de la famille royale sont associés aux politiques d’exacerbation des tensions confessionnelles. Pour ce qui est de certains cas comme le scandale du « Bandargate » [12] des fonctionnaires gouvernementaux auraient été impliqués dans ce qui apparaît comme un tentative délibérée de manipulation électorale et d’incitation à la division confessionnelle. Des actions (s’il ne s’agit pas d’une véritable politique) qui semblent avoir eu des répercussions ou du moins un écho au-delà des frontières du Bahreïn, par exemple en Arabie saoudite dont la région nord-est avec son sous-sol pétrolier est majoritairement chiite. De même que le service arabe d’Al-Jazeera a été accusé de se focaliser beaucoup plus sur les soulèvements du Yémen et d’Afrique du Nord que sur le Bahreïn ou bien les protestations au Koweït et en Arabie saoudite. Alors qu’était établi un lien entre les groupes chiites libanais et irakiens d’opposition et ce qui se passe au Bahreïn, en Arabie saoudite ainsi qu’avec l’« ingérence » iranienne et le redouté « croissant chiite ». La dimension chiite de la protestation apparaissant comme une menace existentielle pour les sunnites. L’éminent leader religieux de l’Assemblée de l’unité nationale, Cheikh Abdellatif al-Mahmoud, allait par exemple galvaniser l’opposition sunnite au soulèvement bahreïni en défendant les violences exercées par le gouvernement au nom d’« une menace sur l’existence même des sunnites ». Semblables vues et la démonstration de force « sunnite » en face de la Grande mosquée Al Fateh dans le quartier huppé de Juffair ont nettement exacerbé les tensions. Jusque-là, la plupart des manifestants chiites pro-démocratie évitaient délibérément l’identification confessionnelle, la protestation restant encadrée comme en Tunisie, en Égypte et au Yémen dans un discours nationaliste. Le fait que les drapeaux noirs symboliques du chiisme soient apparus le long des marches de protestation du vendredi suggère que les provocations avaient fini par atteindre l’objectif souhaité. Et les politiques des quatre coins de la région – du Liban à l’Arabie saoudite, du Koweït à l’Iran et à l’Irak – s’étant empressés d’exploiter la rhétorique sunnites vs. chiites à des fins personnelles, la situation ne pouvait qu’empirer.
18 En fin de compte, pour conserver la mainmise sur les chiites du Bahreïn la coercition a été déterminante. Depuis le milieu des années 1990, la répression des groupes chiites d’opposition – si l’on met à part la relative détente des premières années du règne de Hamad – s’était poursuivie, les principales organisations humanitaires dénonçant l’utilisation systématique du harcèlement, de la détention sans jugement et de la torture [13]. Mary McGuire de Freedom House parlant à propos des événements les plus récents « d’actes de répression comptant parmi les plus dursdepuis des années » [14]. Après l’arrivée des troupes saoudiennes le 14 mars – à des fins prétendues de maintien de l’ordre – et la proclamation de la loi martiale le lendemain par le roi, les représailles n’ont plus cessé ; et ce malgré la levée de la loi martiale le 1er juin : les forces de sécurité du Bahreïn visent systématiquement les manifestants, leurs familles et les quartiers chiites ; elles sont engagées dans toute une série d’activités qui vont de l’arrestation aux actes de torture (en particulier infâme dans le cas de l’équipe médicale qui soignait les manifestants blessés par tir), au licenciement d’employés ayant participé aux manifestations, au déchaînement des mosquées sous des prétextes administratifs et à la prise à partie ciblée d’étudiants à l’étranger [15]. Les principaux instruments de répression étant l’armée et les services de sécurité.
19 Mais ces instruments de coercition sont également des atouts pour la conquête du pouvoir au sein du régime lui-même. L’armée bahreïnie compte 30 000 hommes commandés par le prince Salman Ben Hamad al-Khalifa et supposés loyaux au roi Hamad. Le prince héritier Salman, présenté par certains comme un modéré, est opposé à la démocratie aussi bien à l’intérieur du royaume que dans la région. D’après un câble en date de novembre 2007 sorti par WikiLeaks, il aurait indiqué à l’ambassadeur Ryan Crocker que si le soutien US aux autocraties régionales avait parfaitement fonctionné durant la Guerre froide il n’y avait pas de raison pour qu’il ne fonctionne pas tout aussi bien maintenant. Les forces de police et de sécurité, de même taille et où il n’y a pas de chiites, sont réputées contrôlées par la faction du Premier ministre Cheikh Khalifa Ben Salman al-Khalifa, tenant de la ligne dure et supposé proche à la fois des salafistes et de l’Arabie saoudite.
20 Ce sont les divisions à l’intérieur de la famille al-Khalifa et parmi les soutiens internationaux de celle-ci qui expliquent les changements de tactique à l’encontre des protestataires. Après la répression initiale et semble-t-il en raison de certaines pressions exercées par les Américains sur le roi, l’armée et la police eurent pour instruction de se retirer. Consécutivement à de nouvelles actions répressives, tant Hillary Clinton que, le 12 mars, Robert Gates allaient formuler un critique relativement voilée quant à un Bahreïn avançant à « pas de bébé » (baby steps) vers la réforme. En public, l’attention des États-Unis restait focalisée sur les événements de Libye et d’Iran, les résultats des pressions sur le gouvernement bahreïni peu perceptibles. En fait : peu après que le prince héritier Salman s’était déclaré prêt à discuter des exigences de l’opposition – démission du Premier ministre, réforme aussi bien politique qu’économique, la faction dure semble avoir été revigorée par le soutien de l’Arabie saoudite, du Koweït et du Qatar qui envoyèrent des troupes sur invitation bahreïnie de façon à « renforcer » l’ordre public dans le royaume. En particulier la présence saoudienne devait s’entendre comme un signal en directiondu roi et du prince héritier au cas où ces derniers seraient tentés de mobiliser l’armée contre les forces de sécurité intérieure contrôlées par le Premier ministre. Certains secteurs de l’Administration Obama semblent avoir été authentiquement en faveur de transition « en douceur » vers une libéralisation, alors que le Pentagone de Robert Gates, lui, penchait pour la poursuite du soutien à l’autocratie bahreïnie. Mais des deux côtés la répression brutale et publique qui allait s’abattre tout de suite après la visite de Robert Gates fut largement considérée comme une gifle en plein visage des États-Unis.
LEÇONS ET IMPLICATIONS
21 Le cas bahreïni est un important banc d’essai des révoltes arabes quant aux enseignements qu’on peut en tirer. Des enseignements qui sont pour l’essentiel de deux ordres : d’abord en ce qui concerne les racines des soulèvements ; ensuite par rapport aux implications internationales qui s’en dégagent.
22 Les racines de l’actuel soulèvement ne sont pas et n’ont jamais été d’ordre confessionnel. C’est au moins ce dont les acteurs ont toujours eu conscience puisqu’ils ont depuis longtemps identifié la privation socioéconomique combinée à la marginalisation sociale et à la contrainte politique sur les dissidents en tant que causes. Dans un câble de WikiLeaks remontant à 2008, l’ambassade américaine mettait en garde devant les origines des affrontements potentiels de chaque semaine : « La jeunesse des classes inférieures chiites [est] frustrée par les discriminations permanentes et ce qu’elle perçoit comme un rythme trop graduel des réformes » [16]. De même un rapport du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés conclut : « Les raisons majeures du soulèvement [actuel] des chiites, c’est que le gouvernement refuse de s’engager plus avant dans l’initiative de réforme de 2000 pour abolir les pratiques informelles et formelles de discrimination, ce sont les restrictions qui pèsent sur la formation de partis politiques en vue d’élections ou encore l’échec à traiter les problèmes socioéconomiques, spécialement le taux de chômage élevé » [17].
23 Les ramifications internationales de la crise bahreïnie résultent principalement d’une exacerbation des stratégies mises en place par l’élite au pouvoir pour y rester. Première chose à noter : les manifestants se sont attachés – en particulier dans la phase initiale – à exprimer un message explicitement anticonfessionnel et politiquement modéré, donc à suivre le modèle largement non-violent de l’Égypte et de la Tunisie, ce qui reste remarquable compte tenu d’un arrière-plan de croissante polarisation. De même que les manifestants égyptiens contrecarraient délibérément les tentatives du régime d’exploiter les tensions confessionnelles – fomentées par Moubarak tout comme les fomente al-Khalifa – entre musulmans et coptes, les Bahreïnisscandaient : « Ni sunnite, ni chiite, Bahreïni ». Et on n’ira pas sous-estimer l’étendue du mécontentement : quelque 100 000 manifestants à Manama le 22 février selon les estimations, soit 17 % d’une population de 600 000 citoyens. S’il y avait des interlocuteurs au sein de l’administration al-Khalifa (tout comme chez leurs homologues essentiellement saoudiens), des opportunités considérables se présenteraient en matière de démocratisation et de justice sociale.
24 Or, à l’instar de leurs homologues arabes, les dirigeants bahreïnis ne se sont pas maintenus au pouvoir en relevant les défis politiques, mais en tentant de les éviter. Au lieu de s’atteler aux racines des discriminations socioéconomiques et politiques dans la société du pays, ils ont cherché à les contourner en modifiant les équilibres démographiques et en fabriquant une nouvelle classe de citoyens naturalisés dont les privilèges ne font qu’accroître la méfiance et l’insatisfaction des groupes marginalisés. Une polarisation qui ne peut se maintenir qu’en combinant contrainte intérieure et patronage international – américain ou saoudien –, ce qui par contre affaiblit en définitive la cohésion, partant la légitimité perçue de l’État. Or, même semblable solution internationalise tout simplement la politique intérieure menée au Bahreïn, car elle offre aux acteurs régionaux l’opportunité – de fait tentante – d’exploiter le contexte local dans une perspective d’affirmation ou de défense de leur influence propre. Bien que pareilles stratégies n’aient des chances de succès que sur le court terme, les alliés régionaux du royaume et ses patrons internationaux ont jusqu’ici refusé ou bien été incapables de formuler des alternatives.
25 Tout comme l’Égypte et la Tunisie, le Bahreïn en dit précisément long sur la politique de Guerre froide vantée par le prince Salman : alors que la politique des États-Unis restait plutôt sceptique ou prudente quant à l’intérêt de semblables transitions du point de vue américain, les États-Unis ont perdu un capital politique précieux tant aux yeux des manifestants pro-démocratie qu’à ceux des autocrates régionaux. Les États-Unis se trouvent exactement dans l’impasse où mène une poursuite d’« intérêts » considérés comme indépendants de quelconques « valeurs ». Car il leur faut maintenant choisir entre le soutien aux autocraties lequel minera sur le long terme leur crédibilité politique et sapera du même coup leurs stratégies dans la région, d’une part, et l’appui à une démocratisation substantielle susceptible de mettre en place des gouvernements beaucoup moins proaméricains, de l’autre, justement en l’occurrence parce que les États-Unis ont largement épuisé leur crédibilité dans la région.
26 Il est possible que le Bahreïn devienne « un test de résilience pour autocrates s’accordant à garantir une issue favorable » [18]. Mais même pareille « issue favorable » restera sans impact tant que des problèmes de longue durée continueront de s’envenimer. Et il y a malheureusement peu de raisons d’être optimiste quant à un quelconque engagement des élites bahreïnies en faveur de réformes ou sur le désir de leurs alliés internationaux d’embrasser cet engagement. Dans ce contexte et au cas où les manifestations pro-démocratie seront simplement réprimées, des échos de 1848 ne tarderont pas à se faire entendre.
SITUATION I
SITUATION I
SITUATION II
SITUATION II
Notes
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[1]
Maître de conférences, Université d’Aberdeen, codirecteur de l’Interdisciplinary Approaches to Violence programme.
-
[2]
Cf. Gennaro Gervasio, Andrea Teti, « What a Difference a Day (of Anger) Makes : Lessons from the Arab Uprisings », Mediterranean Politics, 16, 2, 2011, p. 321-327.
-
[3]
Al-Wefaq (chiites) : 17 ; al-Asala (salafistes sunnites) : 8 ; al-Minbar (Frères musulmans sunnites) : 7 ; al-Mustaqbal (Sunnites modérés pro-gouvernement) : 4 ; sans parti : 4.
-
[4]
Indicateurs d’UNDP-POGAR, <www.arabstats.org/countries.asp?cid=2&gid=11&sgid=45>.
-
[5]
Bahrain Corruption Perception Index and ranking, Transparency International, 2004-2010. Il est intéressant que le Bahreïn s’en sorte mieux sauf en 2007 que l’Italie avec une situation dans la péninsule empirant deux fois plus vite.
2010 2009 2008 2007 2006 2005 2004 CPI 4.9 5.1 5.4 5.0 5.7 5.8 5.8 Rank 48 46 43 48 36 36 34 Italy rank 67 63 55 41 45 40 42 <www.transparency.org/policy_research/surveys_indices/cpi>. -
[6]
<www.state.gov/g/drl/rls/irf/2010/148815.htm>.
-
[7]
CIA World Factbooks, 2007-2010.
-
[8]
<www.cio.gov.bh/StatPublication/11RecurrentRequest/AdjPop2001-2007.pdf>.
-
[9]
<www.state.gov/g/drl/rls/irf/2010/148815.htm>.
-
[10]
<www.cio.gov.bh/StatPublication/11RecurrentRequest/AdjPop2001-2007.pdf>.
-
[11]
Voir par exemple Reporters Without Borders, « Countries Under Surveillance : Bahrain », en.rsf.org/surveillance-bahrain.39748.
-
[12]
<http://blog.mondediplo.net/2006-10-19-Bandargate-et-tensions-confessionnelles#nh1>.
-
[13]
Par exemple Human Rights Watch, Torture Redux : The Revival of Physical Coercion during Interrogations in Bahrain, 8 février 2010, <www.hrw.org/en/reports/2010/02/08/torture-redux-0> ; Ian Henderson, responsable de la sanglante répression des Mau-Mau au Kenya et surnommé le « boucher du Bahreïn » fut durant plus de 30 ans à la tête des services de sécurité du royaume et démissionna seulement en 1998 après avoir brutalement réprimé les manifestations chiites pro-démocratie de 1996-98.
-
[14]
<www.freedomhouse.org/template.cfm?page=70&release=1237>.
-
[15]
Voir entre autres articles Human Right Watch, « Bahrain : Target of Retribution », juillet 2011, www.hrw.org/sites/default/files/bahrain0711webcover.pdf ; Amnesty International AnnualReport 2011 : Bahrain, www.amnesty.org/en/region/bahrain/report2-011 ; Matthew Taylor, « Bahrain told to respect students’ right to protest by UK government », The Gardian, 17 avril 2011.
-
[16]
<http://wikileaks.ch/cable/2008/04/08MANAMA252.html>.
-
[17]
UNHCR, <www.unhcr.org/refworld/country, , , , IRN, , 4d7756a32,0.html>.
-
[18]
Cf. Toby Jones, “The Siege of Bahrain”, Foreign Policy, <http://mideast.foreignpolicy.com/posts/2011/02/18/the_siege_of_bahrain>.