Couverture de OUTE_027

Article de revue

Un équilibre balkanique : le Monténégro et les investissements russes

Pages 177 à 186

Notes

  • [1]
    Chercheur associé au laboratoire « Europe, Européanité, Européanisation », CNRS-université de Bordeaux 3.
  • [2]
    Cf. Brian Brininstool, « The Mineral Industry of Montenegro » [advance release], 2008 Minerals Yearbook, U.S. Department of the Interior, U.S. Geological Survey, décembre 2009.
  • [3]
    « Hydro power plants on Moraca river », ministère de l’Économie du Monténégro, <www.he-moraca.me/en/>.
  • [4]
    « Sofija : Speech of the President of Montenegro », 24 avril 2009, <www.predsjednik.me/eng/?akcija=vijest&id=2312>.
  • [5]
    Dans les dernières années de la décennie 1990, le Monténégro avait obtenu l’aide la plus importante des États-Unis dans leurs relations bilatérales, derrière Israël.
  • [6]
    Cf. Vujovic Goran, « Privatisations au Monténégro : danse dangereuse avec les géants », Le Courrier des Balkans, 25 octobre 2002, <www.balkans.courriers.info/article1586.html>.
  • [7]
    Cf. Tadic Milka, Zoran Radulovic, « Monténégro : tout un pays au service de la « famille » », Le Courrier des Balkans, 26 octobre 2007, <www.balkans.courriers.info/article9106.html>.
  • [8]
    Sur cette chaîne de production, cf. Louis Chabert, « Le combinat d’aluminium de Titograd (Montenegro) », Revue de géographie alpine, 1975, volume 63, n4. p. 543-548, <www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rga_0035-1121_1975_ num_63_4_1440>.
  • [9]
    « Petrol first-ranked in the tender for a partner of Montenegro Bonus. Joint venture with Slovenians », 31 mai 2007, <www.montenegrobonus.me/e/index.php?id=121>.
  • [10]
    Cf. Brian Brininstool, « The Mineral Industry of Montenegro » [advance release], op. cit. ; John Hooper John, « Deripaska in Montenegro - between a rock and a hard place », The Guardian, 3 novembre 2008, <www.guardian.co.uk/world/2008/ nov/03/russia-balkans-deripaska-aluminium-russia>.
  • [11]
    Cf. Rudovic Nedjeljko, « Privatisation Row Puts Montenegro Coalition Under Strain », Balkan Insight, 18 avril 2007, <www.birn.eu.com/en/79/10/2638/>.
  • [12]
    « En+ Group and government of Montenegro adopt Joint Bailout Plan for Aluminijuma Podgorica and Rudnici Boksita Nikši? », 5 juin 2009, SKRIN Market & Corporate News, <www.allbusiness.com/company-activities-management/company-structures-ownership/12497503-1.html>.
  • [13]
    Cf. Radulovic Zoran, « Privatisation de l’électricité au Monténégro : « Forza Italia ! » », Le Courrier des Balkans, 7 août 2009, <www.balkans.courriers.info/article13471.html>.
  • [14]
    Lukoil, via la filiale Lukoil Montenegro (fondée en 2006), a néanmoins acheté en avril 2008 les six stations-service de la chaîne Roksped et quatre emplacements pour en construire d’autres, pour 26,5 millions d’euros.

1 Le Monténégro est devenu indépendant à l’issue d’un référendum le 21 mai 2006. Il s’est séparé de la Serbie avec laquelle il avait formé en avril 1992 la République fédérale de Yougoslavie (RFY), issue de l’ancienne République socialiste fédérative de Yougoslavie. L’indépendance du pays a vu le jour alors que la question de son indépendance économique restait posée. Durant les années 1990, du fait des guerres dans l’espace ex-yougoslave, des sanctions internationales contre la RFY et des tensions entre Podgorica et Belgrade, le Monténégro a dû faire face à de grandes difficultés économiques. Il les a en partie surmontées à travers des pratiques qui ont valu au gouvernement monténégrin d’être mis en cause, notamment par la justice italienne, sur la question du « transit » des cigarettes. Puis, au cours des années 2000, le pays a ouvert ses portes aux capitaux de la Fédération de Russie, qu’ils proviennent d’entreprises ou d’hommes d’affaires. Si les investissements russes à l’étranger se concentrent généralement autour de l’énergie, au Monténégro ils ont concerné d’autres secteurs, l’industrie et surtout le tourisme. En fait, durant cette période, Podgorica s’est trouvé confronté à un certain nombre de difficultés et d’incertitudes, sur le plan intérieur et quant à l’avenir de ses rapports avec la Serbie. Jusqu’alors principalement tourné vers l’Union européenne (UE) et les États-Unis, le pays a opté pour une plus grande ouverture, illustrant les contradictions et les dynamiques du carrefour balkanique.

LES ENJEUX DE L’OUVERTURE AUX CAPITAUX RUSSES

2 La situation énergétique du Monténégro, tant au plan des ressources qu’à la place du pays dans les grands projets de transport régionaux, est relativement modeste. Les tracés des futurs grands gazoducs et oléoducs ne passent pas par ce pays situé en dehors des grands axes balkaniques de circulation. Quant aux ressources, les mines de charbon de Pljevlja (au nord du pays) y alimentent la centrale thermique ; il y a ensuite les deux centrales hydrauliques de Piva, sur la rivière du même nom près de Plužine, et de Peru?ica, près de Glava Zete, sur la Zeta ; le tout représentant en 2008 quelque 60 % de l’électricité consommée au Monténégro, le reste étant principalement fourni par la Serbie [2]. Lors du premier Sommet de l’énergie de l’Europe du Sud-Est en juin 2007 à Zagreb, le président monténégrin Filip Vujanovi? soulignait que son pays n’utilisait que 17 % de son potentiel hydraulique dont l’exploitation est devenue une priorité. Le gouvernement a adopté fin de la même année une Stratégie de développement énergétique à l’horizon 2025 et un Plan d’aménagement du territoire qui prévoient la construction de barrages et de centrales hydrauliques sur la Mora?a (deuxième plus grand cours d’eau du pays, alimentant le lac de Skadar) pour combler le déficit énergétique [3]. Le pays disposerait d’importantes réserves de gaz naturel et de pétrole, mais les explorations sous-marines menées par différentes compagnies étrangères n’ont jusqu’à présent pas abouti. En avril 2009 à Sofia, lors d’un Sommet de l’énergie consacré au gaz naturel, le président monténégrin a évoqué les projets de construction d’un terminal de gaz naturel liquéfié près du port de Bar et d’un réseau de distribution actuellement inexistant. Il a aussi affirmé que son pays souhaitait faire partie du réseau de transport régional de gaz et qu’il était très intéressé à la construction d’un gazoduc passant par le territoire monténégrin [4]. La situation du pays en matière d’énergie apparaît donc moins favorable que celle d’autres pays de la région. Cela n’a pourtant pas empêché à partir de 2004 un afflux de capitaux russes attirés par d’autres secteurs de l’économie monténégrine.

3 L’ouverture du Monténégro vers l’Est a trouvé pour une bonne part son explication dans les changements politiques d’octobre 2000 en RFY – chute de Slobodan Miloševi? – et dans les effets de ceux-ci sur la politique des grandes puissances. Or, les relations entre Belgrade et l’UE ont évolué radicalement. La RFY a rejoint le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est et souhaité s’insérer dans le processus de stabilisation et d’association. Le gouvernement serbe de Zoran Djindji? affirmant l’objectif principal d’intégrer l’UE et l’OTAN. Le soutien extérieur à l’indépendance du Monténégro a faibli, l’UE se déclarant clairement en faveur du maintien des Républiques de Serbie et du Monténégro au sein d’un État commun, avec validation de cette orientation par l’Accord de Belgrade du 14 mars 2002. La position de l’UE traduisait un attachement au statu quo régional face à l’avenir incertain de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo d’une part, aux conflits ouverts aux marges de cet espace (Serbie, Ancienne République yougoslave de Macédoine). La possibilité d’une sécession du Monténégro dans un délai de trois ans étant néanmoins ancrée dans l’Accord de Belgrade. Les autorités monténégrines ont semblé prendre acte de la volonté occidentale de temporiser sur cette question, ce qui ne les a pas empêchées de continuer à préparer l’avenir.

4 L’ouverture nouvelle du Monténégro vis-à-vis de la Fédération de Russie peut aussi s’expliquer par une volonté de s’assurer de sa neutralité dans la perspective de l’indépendance. Le développement de liens économiques par l’accueil des investisseurs russes pouvait contribuer à cette neutralité. En 2001, Moscou n’était pas favorable. Le ministre des Affaires étrangères russe, Serguei Lavrov, affirmant après les élections parlementaires serrées du 22 avril au Monténégro que les électeurs n’avaient pas donné aux partisans de l’indépendance le mandat clair qu’ils souhaitaient et qu’il était important de ne pas diviser une société déjà polarisée. À l’intérieur du Monténégro, le Parti démocratique des socialistes (DPS), emmené par Milo ?ukanovi?, alors président de la République, s’est d’ailleurs positionné dans un rôle d’arbitre entre fervents partisans et adversaires de l’indépendance. Au-delà de ces enjeux politiques, le ressort fondamental pour le pouvoir monténégrin était d’attirer des capitaux étrangers dans le pays pour soutenir et développer son économie, alors que le niveau des aides extérieures avait diminué, un rééquilibrage s’étant effectué au profit de Belgrade [5]. Mais les entrepreneurs occidentaux se méfiaient toujours de la petite république ; il y avait d’abord la question de l’indépendance laissée en suspens ; puis la situation juridique locale, marquée par l’absence de réformes et de transparence des règles. Au début des années 2000, les autorités monténégrines elles-mêmes, conseillées en ce sens par les diplomates occidentaux, restaient réservées à l’égard des capitaux russes. Elles tentèrent d’attirer les crédits en privatisant les entreprises d’État, mais de nombreux projets échouèrent tandis que d’autres débouchaient sur des litiges avec les investisseurs étrangers. L’une des premières grandes privatisations fut ainsi l’ouverture du capital de la société pétrolière publique Jugopetrol Kotor, principal importateur et distributeur de produits pétroliers au Monténégro ; Hellenic Petroleum acheta 54,5 % de ses actions en octobre 2002 pour un montant de plus de 105 millions d’euros (l’autre candidat était la compagnie russe Lukoil) [6]. Mais la firme grecque fut ensuite contrariée par la création en 2003 d’une nouvelle compagnie pétrolière publique monténégrine, Montenegro Bonus, qui entraîna un contentieux sur les biens et les propriétés (notamment les réservoirs de Bar et Bijelo Polje).

5 Les échecs et les litiges des premières privatisations ont contribué à convaincre Podgorica de se tourner vers de nouveaux investisseurs et la porte s’est largement ouverte aux hommes d’affaires russes qui avaient l’expérience d’un développement de leurs activités dans d’autres contextes troublés.

UNE VOLONTÉ DE DIVERSIFICATION PLUS QU’UNE RÉORIENTATION

6 L’appel du pied de Podgorica à Moscou a pris forme à l’été 2003. Milo ?ukanovi?, redevenu Premier ministre depuis novembre 2002, effectua d’abord en juillet une visite à Moscou. Après la mise en place des nouvelles institutions fédérales serbo-monténégrines, Milan Ro?en fut nommé ambassadeur de l’État de Serbie-et-Monténégro à Moscou où il prit ses fonctions en décembre ; il avait déjà servi dans la diplomatie yougoslave à Moscou de 1992 à 1997, avant de devenir conseiller politique de Milo ?ukanovi?. Autre acteur influent dans la sollicitation des investisseurs russes, Zoran Be?irovi?, un proche de Milo ?ukanovi? ayant vécu à Moscou avant de racheter des hôtels au Monténégro en tant que propriétaire de la compagnie britannique Beppler & Jacobson[7].

7 C’est aussi au cours de l’été 2003 que fut fondée à Kotor la société Montenegro Stars Hotel Group réunissant des capitaux locaux et russes. Son copropriétaire monténégrin, Žarko Radulovi?, était un ancien marin reconverti dans les agences de voyages durant les années 1990. À la fin de l’année 2003, sa société était devenue propriétaire de trois hôtels de luxe rénovés ou construits, le Blue Star à Budva, et le Montenegro et le Splendid à Be?i?i, jusqu’alors propriétés de la compagnie hôtelière et touristique Budvanska Rivijera (l’investissement pour ces hôtels s’élèverait à environ 100 millions d’euros). Le développement des affaires de Montenegro Stars a été le symbole de l’introduction massive des capitaux russes dans le pays à travers l’industrie hôtelière et l’achat de terrains et d’appartements sur toute la côte monténégrine, d’Ulcinj à Herceg-Novi. Des interrogations sont apparues quant à l’identité des partenaires russes de la compagnie qui ne se sont pas fait connaître. Une discrétion qu’on retrouvait chez beaucoup d’investisseurs russes. Certains apparaissant néanmoins publiquement comme le groupe Mirax, engagé dans la construction d’un complexe touristique au Cap Zavala, près de Budva.

8 Dans le secteur industriel, le rapprochement entre Podgorica et Moscou s’est concrétisé en décembre 2005 par le rachat du Combinat d’aluminium de Podgorica (KAP) et des Mines de bauxite de Nikši?, fournisseur du Combinat, par Central European Aluminium Company (CEAC), filiale d’En+ Group, appartenant à la compagnie d’investissement Basic Element de l’oligarque Oleg Deripaska. Le magnat de l’aluminium, à la tête du géant mondial Rusal, s’est alors emparé de 65 % des actions du KAP et de celles des Mines de Nikši?. Montant total de la transaction, 58,5 millions d’euros, une somme alors considérée comme très avantageuse pour l’acquéreur. Cette opération suscitant les craintes de nombreux observateurs au Monténégro et à l’étranger, compte tenu du poids direct et indirect du KAP dans l’économie monténégrine. L’entreprise influe sur toute une chaîne de production, de l’énergie électrique (le KAP consomme un tiers des besoins en électricité du pays) au port de Bar, en passant par les chemins de fer, les Mines de charbon de Pljevlja et d’autres sociétés [8]. Oleg Deripaska ne dissimulant d’ailleurs pas son intérêt pour les Mines de charbon et la Centrale thermique de Pljevlja.

9 L’ouverture aux investisseurs russes a montré la capacité des autorités monténégrines à trouver de nouvelles options pour faire face à leurs difficultés. Vis-à-vis des grandes puissances occidentales, le rapprochement avec Moscou a sans doute amoindri les pressions de l’extérieur sur les dirigeants monténégrins, y compris dans la perspective du référendum sur l’indépendance prévu et finalement tenu le 21 mai 2006. Vis-à-vis de Moscou, l’ouverture a aussi été payante puisque la Fédération de Russie a accepté le référendum et reconnu le Monténégro en tant qu’État indépendant et souverain le 12 juin 2006, invitant Podgorica à l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays.

10 Pour autant, les privatisations engagées par les autorités monténégrines durant cette période n’ont pas toutes été réalisées au bénéfice d’investisseurs russes. L’opérateur norvégien Telenor a acquis en août 2004 (pour 65 millions d’euros) les 56 % d’actions de l’opérateur de téléphonie mobile Pro Monte qui lui manquaient, devenant propriétaire unique de la compagnie monténégrine (investissement total de 116 millions d’euros). Telekom Crne Gore (jusque-là propriété du gouvernement) a été racheté (76,53 %) en mars 2005 par le groupe Matav (Magyar Telekom, filiale de Deutsche Telekom) pour 114 millions d’euros. Au printemps 2007, la compagnie pétrolière publique Montenegro Bonus (dont la création en 2003 avait entraîné un contentieux avec Hellenic Petroleum) a décidé de s’associer en joint venture avec un partenaire stratégique, et c’est la compagnie slovène Petrol qui a été choisie pour former Petrol Bonus, en apportant 154,5 millions d’euros [9].

11 Par ailleurs, le gouvernement monténégrin, après l’indépendance et dès la création en juin 2006 d’un ministère de la Défense, a fait savoir que l’objectif stratégique du Monténégro était de rejoindre l’OTAN et l’UE. En décembre 2006, le pays a rejoint le programme du Partenariat pour la paix et en juin 2008, l’OTAN a entamé un dialogue intensifié avec le Monténégro. En décembre 2008, le gouvernement monténégrin a déposé officiellement sa candidature d’adhésion à l’UE.

DE NOUVELLES COMPLICATIONS EN 2008

12 À partir de 2008, un certain nombre de nouvelles difficultés sont venues mettre à mal la politique d’ouverture du Monténégro à l’égard des investissements russes.

13 En août 2008, CEAC a déposé une plainte auprès du Tribunal international d’arbitrage de l’accord sur les dettes extérieures allemandes, réclamant 300 millions d’euros de dommages au gouvernement monténégrin pour ne pas lui avoir présenté la situation réelle et la juste valeur des biens du KAP lors de l’achat de l’usine. Le litige portait aussi sur le financement et l’exécution des travaux nécessaires pour limiter la pollution considérable de l’usine dans les terres et les eaux environnantes (plaine de reprise. L’approvisionnement à long terme et à des prix compétitifs en électricité du KAP était aussi au cœur du différend, les propriétaires se plaignant de l’augmentation programmée des coûts de l’électricité. La plainte de CEAC est par ailleurs intervenue alors qu’en juillet 2008 la Zeta), ainsi que sur les dettes de l’entle gouvernement monténégrin avait attribué une concession de dix ans pour l’exploration et l’extraction de la bauxite sur une zone située dans les environs de Nikši? à une compagnie concurrente, le groupe hongrois Magyar Aluminium (MAL) [10]. Sur la question des coûts de l’électricité, les projets de CEAC avaient déjà été contrariés en 2007 lorsque les deux partis politiques au pouvoir, le Parti démocratique des socialistes (DPS) de Milo ?ukanovi? et le Parti social-démocrate (SDP) de Ranko Krivokapi?, s’étaient opposés sur la question des privatisations. L’achat par CEAC de 31,1 % des actions détenues par l’État dans les Mines de charbon de Pljevlja et des avoirs de la Centrale thermique (produisant le quart de l’électricité consommée au Monténégro) s’en était trouvé bloqué. Le SDP voulait afficher son opposition à la cession des ressources et des actifs stratégiques du pays. Milo ?ukanovi? qui avait quitté son poste de Premier ministre à l’automne 2006 prit alors position en faveur de la vente : la perspective de voir une même compagnie russe posséder plusieurs leviers de l’économie du pays ne constituant pas, à ses yeux, un danger ; Ranko Krivokapi?, président du Parlement monténégrin, parvint cependant à l’empêcher.

14 Ce clivage au sein du pouvoir résultait de l’évolution politique du pays. Le SDP avait en commun avec le DPS l’objectif de l’indépendance du Monténégro, mais s’était déjà opposé par le passé à certaines privatisations, y compris celle du KAP ; il avait cependant toujours cédé, jusqu’au référendum de mai 2006, pour éviter une crise gouvernementale durant une période cruciale pour l’avenir [11]. Il tenta de promouvoir une solution alternative à la privatisation, celle de la fusion des mines de charbon et de la centrale thermique ; mais cette option gênait les principaux actionnaires privés des mines de charbon, intéressés à la vente.

15 La dégradation des relations entre le gouvernement monténégrin et le propriétaire du KAP est apparue au moment même où la crise économique mondiale se répercutait sérieusement sur les empires financiers des hommes d’affaires et l’économie du Monténégro. Depuis l’indépendance en 2006, le pays avait connu un fort développement économique avec plus de 10 % de croissance en 2007. À l’été 2008 la tendance s’inversa. Les importations et la consommation baissèrent fortement alors que les taxes douanières et surtout la TVA étaient les principales sources de revenu de l’État. En décembre 2008, En+ Group affirma envisager de fermer le KAP compte tenu des tarifs trop élevés de l’électricité et des effets de la crise mondiale, la production n’étant plus rentable. En 2008-2009, la part du KAP dans le produit intérieur brut du Monténégro s’élevait à 14-15 %, et l’entreprise représentait 40 à 50 % de ses exportations. Face au risque de faillite et des répercussions sur plus de 50 000 personnes en comptant les foyers et les emplois indirects – le KAP emploie 3 500 personnes et représente quelque 6 500 emplois indirects –, CEAC et le gouvernement monténégrin sont à nouveau entrés en négociation.

16 En juin 2009, un mémorandum fut signé entre En+ Group et le gouvernement monténégrin en vue de la réorganisation de la production et des finances du Kap et des Mines de bauxite de Nikši? [12]. L’accord allait être conclu en novembre afin que chaque partie renonce à ses plaintes respectives devant les tribunaux internationaux et que la production puisse continuer. Le gouvernement acceptait de garantir un prêt bancaire de 135 millions d’euros au KAP – paiement des dettes, financement d’un programme social et augmentation des liquidités – et de continuer à fournir de l’électricité à des prix subventionnés. En+ Group devait céder au gouvernement 50 % de ses parts dans le Combinat et les Mines de bauxite et pourrait les racheter plus tard. Le gouvernement devenait alors détenteur de 29 % des actions dans les deux entreprises et nommait des représentants au sein des directions respectives.

INCERTITUDES SUR L’AVENIR

17 Malgré cet accord, la situation des deux compagnies est restée très difficile en 2010, marquée qu’elle était par des manifestations des mineurs de Nikši? et des employés du Kap protestant contre les retards dans le versement de leurs salaires et par des plans sociaux. L’un de ces plans a touché environ 600 personnes à Nikši? (50 % des effectifs). Celui du KAP s’adresserait à quelque 60 % des effectifs, mais son application s’est révélée très délicate à mettre en œuvre, suscitant des manifestations violentes des employés et nécessitant la médiation du gouvernement.

18 Ce dernier, pour remplir les caisses de l’État, a lancé au printemps 2009 la privatisation partielle et l’augmentation du capital de la Compagnie d’électricité du Monténégro (EPCG). La compagnie italienne A2A a racheté 18,3 % des actions détenues par le gouvernement pour un montant de 192 millions d’euros [13] ; elle a aussi acquis des actions auprès de fonds de privatisation monténégrins et chez d’autres actionnaires minoritaires jusqu’à contrôler en septembre 2009 43,7 % du capital d’EPCG (le gouvernement conservant 55 % des parts).

19 La construction de barrages et de centrales hydrauliques sur la rivière Mora?a, adoptée en 2007 par le bais de la Stratégie de développement énergétique et du Plan d’aménagement du territoire, intéresse également les investisseurs italiens. L’appel d’offres pour ce projet a été lancé fin 2009 et doit accorder au vainqueur une concession de trente ans. Le Premier ministre italien Silvio Berlusconi, en visite au Monténégro au mois de mars 2009, avait annoncé l’intérêt des entreprises italiennes non seulement quant à l’entrée dans le capital d’EPCG, mais aussi pour la construction des centrales hydrauliques sur la Mora?a et l’installation d’un câble sous-marin véhiculant de l’électricité du Monténégro en Italie. Certaines ONG monténégrines critiquant le projet, qu’elles considèrent comme néfaste pour l’environnement et les populations locales concernées.

20 En matière de privatisations des ressources stratégiques nationales, les autorités monténégrines ont plutôt semblé veiller durant les années 2000 à diversifier leurs partenariats étrangers. Le secteur pétrolier a été partiellement attribué à un groupe grec, la porte étant ouverte à un associé slovène [14] ; les télécommunications ont été prises en charge par des groupes norvégien et hongrois (ce dernier majoritairement détenu par Deutsche Telekom) ; l’électricité est en partie revenue à une compagnie italienne. Les investissements russes ont certes été importants dans l’industrie du tourisme. Par contre, l’avenir du pilier industriel du pays, le KAP, apparaît sombre, l’accord signé en novembre 2009 pouvant s’apparenter à un moyen d’accompagner le plus progressivement possible la fermeture de l’usine. Par ailleurs, les mauvaises surprises et les litiges ayant émaillé la privatisation du combinat pourraient bien avoir incité l’investisseur à une certaine prudence.

21 La venue au Monténégro d’investisseurs plus « souples » que d’autres partenaires étrangers potentiels a sans doute retardé sur place l’évolution de l’environnement économique. Ce dernier reste marqué par un certain manque de transparence et des soupçons de conflits d’intérêts comme de connivences entre les milieux politiques et économiques. Mais l’afflux des investissements et des capitaux russes a correspondu à une période d’incertitude sur l’avenir politique du pays et à la nécessité impérative pour le gouvernement monténégrin de faire rentrer des devises dans les caisses de l’État alors que les entrepreneurs occidentaux étaient parfois réservés à l’idée d’investir sur place. Une fois l’indépendance acquise, le pouvoir monténégrin a affirmé un ancrage politique résolument tourné vers ses anciens soutiens occidentaux, affirmant ses objectifs stratégiques d’entrer dans l’Union européenne et dans l’OTAN. Un équilibre subtil entre les enjeux économiques et politiques, d’une part, les échelons locaux, régionaux (vis-à-vis de la Serbie) et internationaux, de l’autre, a donc été recherché.

CARTE ADMINISTRATIVE

figure im1

CARTE ADMINISTRATIVE

figure im2

Date de mise en ligne : 24/02/2011

https://doi.org/10.3917/oute.027.0177

Notes

  • [1]
    Chercheur associé au laboratoire « Europe, Européanité, Européanisation », CNRS-université de Bordeaux 3.
  • [2]
    Cf. Brian Brininstool, « The Mineral Industry of Montenegro » [advance release], 2008 Minerals Yearbook, U.S. Department of the Interior, U.S. Geological Survey, décembre 2009.
  • [3]
    « Hydro power plants on Moraca river », ministère de l’Économie du Monténégro, <www.he-moraca.me/en/>.
  • [4]
    « Sofija : Speech of the President of Montenegro », 24 avril 2009, <www.predsjednik.me/eng/?akcija=vijest&id=2312>.
  • [5]
    Dans les dernières années de la décennie 1990, le Monténégro avait obtenu l’aide la plus importante des États-Unis dans leurs relations bilatérales, derrière Israël.
  • [6]
    Cf. Vujovic Goran, « Privatisations au Monténégro : danse dangereuse avec les géants », Le Courrier des Balkans, 25 octobre 2002, <www.balkans.courriers.info/article1586.html>.
  • [7]
    Cf. Tadic Milka, Zoran Radulovic, « Monténégro : tout un pays au service de la « famille » », Le Courrier des Balkans, 26 octobre 2007, <www.balkans.courriers.info/article9106.html>.
  • [8]
    Sur cette chaîne de production, cf. Louis Chabert, « Le combinat d’aluminium de Titograd (Montenegro) », Revue de géographie alpine, 1975, volume 63, n4. p. 543-548, <www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rga_0035-1121_1975_ num_63_4_1440>.
  • [9]
    « Petrol first-ranked in the tender for a partner of Montenegro Bonus. Joint venture with Slovenians », 31 mai 2007, <www.montenegrobonus.me/e/index.php?id=121>.
  • [10]
    Cf. Brian Brininstool, « The Mineral Industry of Montenegro » [advance release], op. cit. ; John Hooper John, « Deripaska in Montenegro - between a rock and a hard place », The Guardian, 3 novembre 2008, <www.guardian.co.uk/world/2008/ nov/03/russia-balkans-deripaska-aluminium-russia>.
  • [11]
    Cf. Rudovic Nedjeljko, « Privatisation Row Puts Montenegro Coalition Under Strain », Balkan Insight, 18 avril 2007, <www.birn.eu.com/en/79/10/2638/>.
  • [12]
    « En+ Group and government of Montenegro adopt Joint Bailout Plan for Aluminijuma Podgorica and Rudnici Boksita Nikši? », 5 juin 2009, SKRIN Market & Corporate News, <www.allbusiness.com/company-activities-management/company-structures-ownership/12497503-1.html>.
  • [13]
    Cf. Radulovic Zoran, « Privatisation de l’électricité au Monténégro : « Forza Italia ! » », Le Courrier des Balkans, 7 août 2009, <www.balkans.courriers.info/article13471.html>.
  • [14]
    Lukoil, via la filiale Lukoil Montenegro (fondée en 2006), a néanmoins acheté en avril 2008 les six stations-service de la chaîne Roksped et quatre emplacements pour en construire d’autres, pour 26,5 millions d’euros.

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